LES CROISADES EN MEDITERRANEE Martin Pairault Guillaume Silhol 4ème année, Culture et Société (2011-2012) SOMMAIRE Partie Page Introduction 3 I- Les croisades en Méditerranée dans leur déroulement historique 5 A- Que sont les croisades ? 5 B- Approche chronologique des croisades 7 C- Valeurs, justifications, représentations et utilisations de la Croisade 10 II- Le système des croisades, échanges et organisation matérielle 12 A- Qui prend la croix ? 12 B- Préparer les croisades 14 C- Echanges pacifiques 16 Conclusion 18 Bibliographie 19 2 INTRODUCTION Les récits et études des croisades oscillent depuis l’époque de Voltaire entre une nostalgie souvent d’inspiration romantique pour les pèlerinages et des critiques acerbes1. Ainsi, le médiéviste Jacques Le Goff, affilié à l’Ecole des Annales, affirme que « les croisades n’ont apporté à la Chrétienté ni l’essor commercial né de rapports antérieurs avec le monde musulman et du développement interne de l’économie occidentale, ni les techniques et les produits venus par d’autres voies, ni l’outillage intellectuel fourni par les centres de traduction et les bibliothèques de Grèce, d’Italie (de Sicile avant tout) et d’Espagne […] » : le passif en tensions, en abus financiers et en exactions sur les routes d’Europe vers Jérusalem ne laisserait voir « que l’abricot comme fruit possible ramené des croisades par les chrétiens2. » Si elles semblent appartenir à un passé entièrement révolu, les croisades gardent un imaginaire important, nourri par la menace ottomane en Europe aux XVIème et XVIIème siècles, par la colonisation et la décolonisation3. À ce titre, la polysémie du terme même de croisade mérite l’attention. Dans son acception restreinte, la Croisade avec un C majuscule est un phénomène historique associé au Moyen Âge et aux voyages en Terre sainte, une succession de croisades singulières dont des aspects violents, religieux, économiques et culturels sont variablement soulignés selon les études. En revanche, dans son acception élargie, une croisade est une action militante pour une cause tenue pour morale ou juste, comme la Prohibition de l’alcool dans l’entre-deux-guerres aux Etats-Unis, ou comme les conflits dits « humanitaires » et contre le terrorisme des années 1990 et 2000, avec ou sans ironie. Cette superposition sémantique doit être interrogée dans la mesure où elle peut être reliée à des constructions intellectuelles historiques de l’autre et à des justifications érudites des croisades remontant parfois au XIIIème siècle4. 1 Said, Edward W., Orientalism, Londres : Penguin Books, 2003 (1ère éd. 1978), pp.168-169 2 Le Goff, Jacques, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris : Flammarion, 2008 (1ère éd. 1964), pp.53-55 3 Poumarède, Géraud, Pour en finir avec la Croisade, Mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux XVIème et XVIIème siècle, Paris : Presses Universitaires de France, 2009 (1ère éd. 2004), 702 p. 4 Tolan, John, Les sarrasins, Paris : Flammarion, 2003, pp.22-24 3 Les croisades médiévales concernaient des territoires très différents : la Terre sainte, l’Espagne, le pays cathare au nord des Pyrénées et les régions autour de la Baltique5. En considérant la dimension méditerranéenne des croisades, il s’agit essentiellement des voyages et des échanges vers des lieux aujourd’hui en Turquie, en Syrie, au Liban, en Irak, en Jordanie, en Israël, dans les territoires de l’Autorité palestinienne et en Egypte, dans une moindre mesure pour la Reconquista et la croisade des Albigeois. Pour la présente étude, l’acception des croisades se restreint aux expéditions médiévales, entre 1095 et 1304 vers la Terre sainte, avec la Reconquista espagnole jusqu’à la chute de Grenade en 1492 étant considérée comme une pré-croisade, davantage politique que religieuse, par la majorité des historiens. En replaçant ces éléments dans leur contexte médiéval, il convient d’interroger leur insertion dans la Méditerranée : les échanges, les oppositions, les pratiques et les institutions autour de cet espace maritime qui ont amené au durcissement des rapports entre les ensembles latin, grec et arabe. C’est aussi regarder les relations entre ces éléments sous la forme d’un système avec ses dynamiques et son déclin à partir de la deuxième moitié du XIIIème siècle. Dans quelle mesure les croisades, dans leur acception historique et restreinte, constituent-elles un système méditerranéen? Nous aborderons cette question en considérant, premièrement, la définition, la chronologie et les représentations mobilisées par les croisades. Ensuite, il s’agira de regarder, de manière synchronique et dans un découpage thématique, les échanges opérés, l’organisation humaine et matérielle dans les croisades en Méditerranée. 5 Le Goff, Jacques, op. cit., pp.49-54 4 I- LES CROISADES EN MEDITERRANEE DANS LEUR DEROULEMENT HISTORIQUE A- QUE SONT LES CROISADES ? En premier lieu, comme beaucoup de termes d’histoire médiévale, tels que la féodalité, la croisade est un label appliqué rétrospectivement à des phénomènes divers mais assimilés. Le terme de croisade, passé à postérité, apparaît sous la forme de croisiée, selon Jonathan Riley-Smith, seulement vers 1250. Auparavant, il n’est fait référence qu’aux crocesignati, en italien, ceux qui font le signe de croix6 : le croisé est un peregrinus qui accomplit un saint voyage. Autrement dit, il convient de garder à l’esprit l’imposition tardive de ce terme pour désigner des expéditions hétéroclites, dont la plupart avaient déjà eu lieu avant la fin du XIIIème siècle7. Le mouvement des croisades débute avec l’appel à la guerre sainte contre ceux qui restreignent l’accès des pèlerins à Jérusalem et menacent les chrétiens orientaux, entrés en schisme contre Rome en 1054 ; il s’agit des Turcs, mais les musulmans dans leur ensemble sont désignés par le pape Urbain II, lors du Concile de Clermont en 1095 : « Quelle honte ne serait-ce pas pour nous si cette race infidèle si justement méprisée, dégénérée de la dignité d’homme et vile esclave du démon, l’emportait sur le peuple élu du Dieu toutpuissant… D’un côté seront des misérables privés des vrais biens, de l’autre des hommes comblés des vraies richesses, d’une part combattront les ennemis du Seigneur, de l’autre ses amis8. » 6 Riley-Smith, Jonathan, Atlas des croisades, Paris : Autrement, 1996 (1ère éd. 1990), pp.8-9 7 Le Goff, Jacques, op. cit., p.56 8 Ibid., p.120 5 Le pape Urbain II prêchant à Clermont, enluminure issue du Roman de Godefroi de Bouillon. L’élément religieux est donc fondamental : la croisade est d’abord un pèlerinage en armes décidé par la papauté, avec pour contrepartie des privilèges matériels et spirituels, les attestations d’indulgences, le moratoire sur les dettes, ou encore l’hospitalité dans les propriétés de l’Eglise sur le chemin, accordés à ceux qui y prennent part. Le sentiment d’une offense faite à la chrétienté par un ennemi païen laisse cependant l’identité de l’ennemi variable, puisqu’il aussi peut être un païen nordique ou cathare du sud de la France9. Pour Alain Demurger, la coïncidence entre les objectifs des pèlerins et ceux des croisés n’est valable que jusqu’en 1187, avec la fondation des ordres militaires, Templiers et Hospitaliers, au XIIème siècle dans les Etats latins ; plus tard, des croisades se font sans pèlerins, des négociations sans prolongement des combats, et des expéditions ne dépassent pas l’Europe10. En revanche, les références aux croisades persistent jusqu’au XVIIème siècle, notamment lors des conflits entre les Etats absolus d’Europe et l’Empire ottoman11. 9 Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.8-20 10 Demurger, Alain, Croisades et croisés au Moyen Âge, Paris : Flammarion, 2006, pp.85-87 11 Poumarède, Géraud, op. cit. 6 B- APPROCHE CHRONOLOGIQUE DES CROISADES L’appel à l’aide du basileus byzantin Alexis Comnène, suite à la prise de la ville Nicée par les Turcs, n’est pris que comme prétexte pour le prêche du Concile de Clermont en 1095. Si les Byzantins, méfiants et méprisants envers des Francs et Normands qui leur paraissent grossiers, bavards et dangereux, demandent seulement un soutien militaire et diplomatique, les chrétiens latins, à la suite du pape, y voient l’occasion d’arracher les Lieux saints à la domination musulmane12. Cette première croisade comprend d’une part des pèlerins enthousiastes, massés en bandes sur les routes par des prédicateurs dont Pierre l’Ermite, et d’autre part des seigneurs, francs et normands par les terres, puis anglais et italiens, en minorité, par la mer ; ces deux mouvements ne font jonction qu’après le massacre des foules de pèlerins près de Nicée en octobre 109613. Trois vagues de croisés passent par Constantinople. Nicée est prise en juin 1097, puis Antioche et Edesse. La progression des croisés est lente, certains croisés s’installent dans ces villes sans aller jusqu’à Jérusalem, et des exactions sont commises en chemin, contre des juifs avant de passer Constantinople puis, souvent indistinctement, sur les populations assiégées. Enfin, Jérusalem est assiégée et prise le 15 juillet 1099, avec la perte des deux tiers des troupes des croisés et le massacre d’une grande partie de la population hiérosolymitaine. Godefroi de Bouillon devient avoué du SaintSépulcre14. 12 Oldenbourg, Zoé, Les croisades, Paris : Gallimard, 1965, pp.93-119 13 Ibid., pp.84-92 14 Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.36-37 7 En quelques années, des fiefs latins sont formés par les seigneurs croisés, contraints d’adopter une forme féodale, des cours de justice communes et des mesures pour limiter les effets des rivalités, notamment entre le fondateur de la dynastie franque du royaume de Jérusalem, Baudouin de Boulogne, qui devient Baudouin Ier, et Tancrède de Hauteville, seigneur d’Antioche15. Suite à la chute d’Edesse, une deuxième croisade part d’Europe pour être arrêtée à Damas, en juillet 1148. Or, la guerre du roi de Castille Alphonse VII contre les souverains musulmans voisins obtient l’autorisation du pape au même titre de guerre sainte, tandis que les chefs saxons sont similairement encouragés à l’expédition chrétienne contre les Wendes et les païens de la Baltique par le cistercien Bernard de Clairvaux16. Les Francs en Palestine sont tiraillés entre les convoitises de Byzance, la proximité du califat fatimide d’Egypte, sur le déclin, et le conflit latent ou ouvert avec les dirigeants musulmans, d’une part l’atabeg d’Alep Nur-al-Din, et d’autre part le sultan de Damas, Saladin17. Le royaume de Jérusalem alterne les conflits et les trêves avec ce dernier, notamment après la victoire à Montgisard du roi Baudouin IV contre Saladin en 1177, avant de perdre progressivement ses territoires. Les villes côtières tombent, et l’armée des Francs est défaite à Hattin en août 1187. La reddition conditionnelle de Jérusalem à Saladin en octobre de la même année, contre le transfert de la majorité de la population des vaincus en territoires chrétiens, marque la fin des fiefs latins d’Orient18. 15 Oldenbourg, Zoé, op. cit., pp.338-343 16 Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.48-53 17 Oldenbourg, Zoé, op. cit., pp.569-574 18 Ibid., pp.654-677 8 Suite à la grande consternation de la perte de Jérusalem, la troisième croisade est menée par les rois Philippe II de France et Richard Ier d’Angleterre, n’aboutissant qu’à la reconquête de villes côtières comme Jaffa et Acre, et à une nouvelle trêve avec Saladin en 119219. Ultérieurement, la quatrième croisade, prêchée en 1198 par Innocent II, est détournée par les croisés et les Vénitiens vers la prise de Constantinople, en 120420. En réaction, lors du quatrième Concile de Latran en 1215, le pape Innocent III renouvelle l’appel à la guerre sainte, non entre chrétiens, mais contre l’ennemi extérieur, le musulman, et à de fortes restrictions publiques sur les hérétiques, musulmans et juifs qui vivent en territoires chrétiens. La cinquième croisade, de 1213 à 1221, donne lieu à la prise de Damiette, mais les croisés sont rapidement défaits en Egypte, alors que l’évêque Olivier de Paderborn et surtout François d’Assise, qui accompagnent les troupes, se rendent auprès du sultan Al-Kâmil pour le convertir, sans succès21. En 1229, l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen conclut un traité avec le sultan de Syrie pour l’accès à Jérusalem, mais sa querelle avec la Papauté réduit les occasions ultérieures de départs armés. Jérusalem est prise en 1244 par les Turcs, qui en interdisent l’accès aux pèlerins, et la présence des Mongols en Asie Mineure et en Syrie ajoute à l’instabilité politique dans la région. La croisade du roi Louis IX de France n’aboutit qu’à son décès en Tunisie en 1270. La chute d’Acre, de Tyr, de Sidon et de Beyrouth est définitive en 1291 et marque la fin des croisades. En Europe, les mouvements populaires de guerre sainte dégénèrent le plus souvent en émeutes et en massacres de juifs par les pastoureaux, des pèlerins citadins suivant des prêcheurs. « Jusqu’à la fin du XVème siècle, et par-delà, on reparlera souvent encore de partir pour la croisade. On ne partira plus22. » 19 Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.62-65 20 Ibid., pp.84-87 21 Tolan, John, op. cit., pp.264-272 22 Le Goff, Jacques, op. cit., p.56 9 C- VALEURS, JUSTIFICATIONS, REPRESENTATIONS ET UTILISATIONS DE LA CROISADE La Croisade en tant que phénomène guerrier du Moyen Âge central repose sur l’association d’un élément religieux et d’un élément violent, dans des équilibres variables. Les différentes croisades correspondent ainsi aux prolongements de la réforme de l’Eglise latine, en rivalité sur les nominations épiscopales avec l’Empereur romain germanique, et à une période de fondation de nouveaux ordres monastiques, tels que les cisterciens, les franciscains et les dominicains, souvent associés à la lutte contre les hérésies comme le catharisme23. Prendre la croix pour aller à Jérusalem, cela signifie se mettre au service direct de Dieu, pour le pèlerin comme pour le chevalier. Les valeurs de la piété se retrouvent dans l’expérience d’une « liturgie quasiment commune à la croisade et au pèlerinage. » Dès lors, la défaite est interprétée comme une occasion de repentir pour les fautes qui l’ont causée, et le roi de France Louis VII participe à la IIème croisade en 1148 et 1149 pour expier ses fautes, notamment l’incendie de l’église de Vitry par son armée24. Le point de contact consiste en la coïncidence des objectifs et de la morale de la classe chevalière et noble d’Occident avec celui du voyage religieux, suscitant une mystique de la guerre25. Selon le chroniqueur Raymond d’Aguilers, avant la dernière attaque du siège de Jérusalem le 15 juillet 1099, les croisés font le tour de la ville, à la manière de la prise de Jéricho par Josué dans l’Ancien Testament : « il fut ordonné que […] les prêtres se préparent à la procession, avec des croix et des reliques des saints, et que les chevaliers et tous les hommes robustes les suivent avec trompettes, bannières et pieds nus, et que tous les hommes en armes marchent pieds nus26. » Les croisades sont aussi l’occasion de la fondation des ordres militaires, notamment les Templiers en 1119 et les Hospitaliers en 1130, dans le but de défendre les pèlerins ou les routes vers Jérusalem27. La jonction entre la dévotion et la guerre conditionne ce que Jonathan Riley-Smith nomme l’idéologie de Croisade (the Crusading ideology) : en appelant à la défense de la Chrétienté contre ses ennemis, tels le comte de Toulouse Raymond VI, la maison Visconti de 23 Le Goff, Jacques, op. cit., pp.64-70 24 Demurger, Alain, op. cit., pp.83-84 25 Oldenbourg, Zoé, op. cit., pp.65-77 26 Cité par Tolan, John, op. cit., p.164 27 Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.92-97 10 Milan puis l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen, la Papauté étend la notion de croisade à la guerre personnelle, en s’exposant aux critiques de ses contemporains28. La Croisade mène également à la constitution d’images de l’autre appelées à durer. L’ennemi extérieur à l’Eglise est subsumé sous la figure de l’idolâtre, du polythéiste ou du Sarrasin, Mahomet est dépeint comme un païen puis comme un hérésiarque par les pèlerins et les auteurs apologétiques29. En revanche, Saladin est admiré comme un chef militaire magnanime. Au XIVème siècle, Dante Alighieri le place parmi les philosophes et les sages païens, dont Avicenne et Averroès, dans les Limbes, c’est-à-dire les marges pour les justes non-chrétiens de son Enfer, alors que Mahomet et Ali subissent d’éternelles mutilations dans le huitième cercle infernal30. À l’inverse, distincts des « Romains », soit des Byzantins, les croisés occidentaux sont nommés les Francs (Franj) par leurs adversaires arabes31. Ainsi, la période des croisades est ressentie comme un viol des terres d’islam par les contemporains musulmans et leurs descendants. Illustration d’un manuscrit du XVème siècle représentant Saladin et tableau La prise de Jérusalem par Emile Signol, peint en 1847. L’imaginaire croisé connaît un renouveau à l’époque romantique, dans les peintures et les romans orientalistes. En ce sens, si l’enfermement de l’autre oriental date pour Edward Said de la littérature et de la géographie de l’époque coloniale, il faut admettre que l’imaginaire, constitué réciproquement sur plusieurs points entre chrétiens et musulmans, est un legs majeur des polémiques et des représentations de la Croisade en Méditerranée32. 28 Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.76-83 29 Tolan, John, op. cit., pp.193-207 30 Said, Edward W., op. cit., pp.68-70 31 Maalouf, Amin, Les croisades vues par les Arabes, Paris : Jean-Claude Lattès, 1983, 318 p. 32 Tolan, John, op. cit., pp.367-369 11 II- LE SYSTEME DES CROISADES, ECHANGES ET ORGANISATION MATERIELLE A- QUI PREND LA CROIX ? L’appel de Clermont prononcé par Urbain II n’a été retranscrit qu’indirectement par des chroniqueurs comme Foucher de Chartres, et ces témoignages montrent que le discours s’adresse à toutes les personnes valides et aptes à se rendre à Jérusalem, à l’exception des vieillards, des non-valides et des moines. Malgré le fait que les chrétiens dans leur ensemble soient concernés par cet appel, nous ne pouvons pas dire qu’il ait été reçu partout de façon identique, et l’investissement dans la Croisade varie au sein des populations. Lors du siège de Nicée en juin 1097, les troupes rassemblent 40000 hommes, parmi lesquels des bourgeois, des artisans et des paysans, et 4500 nobles. Dans un contexte de dévotion publique influencée par le monachisme, les conditions difficiles du pèlerinage en armes sont supportées par une ritualisation stricte de la vie, et une ferveur collective33. Le Certaines familles nobles vont par exemple forger une véritable éthique de la croisade, chaque génération prenant part aux mouvements croisés. C’est le cas de la famille comtale de Flandre, dont la généalogie se mêle aux différents épisodes de la Croisade. Parti en guerre sainte comme dans une expédition pour son suzerain temporel, Robert de Flandre est un des chefs de la première croisade34, et son neveu Thierry part en Orient à quatre reprises tandis avec sa femme Sibylle. Leur enfant, Philippe, meurt au combat en Orient, tandis que le fils de ce dernier devient le premier empereur latin de Constantinople en 1204. Les croisades apparaissent à un moment où les réseaux vassaliques sont très puissants en Europe, et les vassaux dont les seigneurs partent en croisade n’ont d’autre choix que de les suivre. Notons que pour le vassal, le fait d’être auprès de son seigneur, lors de sa mort, est une condition nécessaire pour être présent sur le testament de ce dernier, généralement rédigé avant le départ. 33 Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.21-25 34 Oldenbourg, Zoé, op. cit., pp.80-81 12 En ce qui concerne la participation des femmes, beaucoup d’entre elles accompagnent leur époux, et il est rapporté que certaines combattent, comme au moment du siège d’Acre en 1191. 13 B- PREPARER LES CROISADES Le passage par la Méditerranée est une alternative à laquelle les croisés recourent largement afin de se rendre en Orient. Bien entendu, le choix de la voie maritime suppose une préparation matérielle particulière. Tout d’abord, le transport des croisés nécessite de trouver un nombre imposant de bateaux, ainsi qu’un moyen sûr et efficace pour la traversée des chevaux. Certains ports s’engagent pleinement dans la préparation des croisades : ainsi, Louis IX négocie la construction des navires avec Gênes tandis que Philippe II se tourne vers Venise. En raison du grand nombre de chevaux présents lors des voyages, un nouveau type de navire apparaît, le navire huissier, doté d’une ouverture latérale permettant aux chevaux d’accéder directement aux cales depuis le port. En-dehors des grands ports italiens, d’autres villes portuaires de la Méditerranée se voient également investies par la fièvre de la croisade et fournissent un grand nombre de bateaux : c’est le cas de Barcelone, Marseille, Toulon ou encore Nice. De manière générale, le commerce des bateaux fonctionne par contrats de location, les responsables des expéditions des croisades pouvant louer un ou plusieurs bateaux. Les bateaux transportant les croisés peuvent aussi faire transiter de simples pèlerins ou des marchands, ayant quant à eux acheté une place individuelle. Carte des itinéraires suivis lors des croisades successives. 14 Les Français partent généralement de Marseille ou de Gênes pour se rendre à Chypre, ce qui leur permet de se retrouver à égale distance de la Syrie et de l’Egypte, afin de tromper l’ennemi. De plus, des provisions nombreuses y sont disponibles, ce qui en fait une escale très fréquente. La multiplication des voyages en Méditerranée permet l’essor de la cartographie de cette région, et fait naître de nouveaux itinéraires, notamment à partir de Majorque35. 35 Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.132-133 15 C-ECHANGES PACIFIQUES Les échanges entre Orient et Occident au temps des croisades sont de natures très diverses. Si la violence y occupe une place importante, d’autres échanges, plus pacifiques, ont également lieu, et c’est sur ces derniers que nous allons nous arrêter. En premier lieu, les échanges commerciaux semblent avoir été renforcés par les croisades, de manière cependant inégale parmi les pays occidentaux. C’est de très loin la péninsule italienne qui tire le plus grand profit de cet essor commercial, en particulier ses cités maritimes comme la République de Venise et celle de Gênes36. En effet, les grands ports italiens, dont nous avons plus haut décrit l’importance, mettent en place de véritables flottes de guerre, leur permettant d’exercer un contrôle sur la Méditerranée et réduisant à la quasi-impuissance les flottes musulmanes, avant l’expansion turque. Certains événements directement liés aux croisades ont un grand impact sur la répartition des zones d’échange. La prise de Constantinople par les occidentaux par exemple permet de livrer le Bosphore aux Vénitiens, ce qui constitue une entrée sur la mer Noire, offrant des liaisons avec la Russie du Sud et l’Asie centrale. De même, certaines villes portuaires investies par les croisés connaissent un grand essor commercial : c’est le cas de Beyrouth, Tyr ou Acre. La puissance commerciale de l’Italie autour de la Méditerranée à cette époque passe aussi par la mise en place de comptoirs et de colonies dans certaines villes d’Orient. Les comptoirs installés à Alexandrie et à Constantinople accueillent essentiellement des marchands de passage et demeurent sous la souveraineté de la ville italienne d’origine, tandis que les colonies comme Acre possèdent un peuplement permanent et une certaine autonomie administrative. Certains historiens ont parlé, concernant ces comptoirs et colonies italiens, de pré-colonialisme. Notons cependant que dans les territoires occupés par les Chrétiens, la société musulmane ne s’est pas vue bouleversée, et la répartition des secteurs antécédente à l’invasion occidentale a été intégrée comme telle par l’administration latine, bien qu’aucun musulman ne soit présent dans cette administration. Nous pouvons également rappeler l’existence d’une coexistence sporadique des pratiques religieuses. En effet, de nombreux oratoires sont laissés aux musulmans, parfois même au sein des mosquées transformées en églises, comme la grande mosquée d’Acre par exemple, où peuvent prier conjointement chrétiens et musulmans. 36 Le Goff, Jacques, op. cit., pp.61-62 16 Le second volet des échanges pacifiques est celui des échanges culturels au sens large. Ces échanges sont de natures très variées. Se diffusent les techniques liées à la fortification, à l’exploitation des moulins, à la culture de la canne à sucre, ou encore du coton. Quant aux instruments de navigation, l’usage de la boussole se répand après 1200, tandis que les galères sont construites avec des plats-bords plus élargis37. Manuel d’ophtalmologie arabe du XIIIème siècle. En ce qui concerne les échanges intellectuels, peu de savoirs nouveaux émergent à cette époque, mais c’est une période riche en termes de diffusion des savoirs anciens ou contemporains. L’art de la chirurgie par exemple, largement pratiqué en Orient, sera rapporté en occident par les croisés, remplaçant peu à peu les saignées et les amputations alors quasisystématiques. En comparaison avec les échanges intellectuels dans les cours d’Espagne et de Sicile, ceux dans le contexte de la Croisade paraissent moindres. Il existe cependant un essor de la traduction, notamment des textes grecs et arabes en latin, permettant une réelle diffusion des savoirs. Les villes d’Antioche et de Pise deviennent également pendant plus de deux siècles de véritables centres culturels. Enfin, en contact avec les savoirs orientaux, les chrétiens se familiarisent davantage avec les mathématiques. 37 Riley-Smith, Jonathan, op. cit., pp.132-133 17 CONCLUSION Notion plurielle et malléable de 1095 à 1304, la Croisade l’est encore et davantage de nos jours. L’idée de croisade fait appel à une dimension avant tout religieuse, mais également politique ; elle s’insère dans la géographie de la Méditerranée avant d’en déborder sémantiquement. Il ressort de cette étude que la Croisade en Méditerranée ne constitue pas un système total et uniforme, mais bien plutôt un assemblage de sous-systèmes effectifs, en ce qui concerne le commerce, les représentations religieuses et les institutions politiques, qui ne sont pas toujours continûment mis en relation entre eux, bien que l’élément maritime semble les unifier. La période des croisades nourrit un nouvel imaginaire de part et d’autre, dont le legs est de bien plus longue durée que sa base matérielle. S’il est anachronique d’attribuer des intentions similaires dans les expéditions à celles de l’époque coloniale du XIXème siècle, il faut admettre que les perceptions propres aux affrontements dans l’espace méditerranéen, voire au-delà dans les années 2000, ne cessent de convoquer ces images de la Croisade38. 38 Tolan, John, op. cit., pp.367-369 18 BIBLIOGRAPHIE Demurger, Alain, Croisades et croisés au Moyen Âge, Paris : Flammarion, 2006, 409 p. Le Goff, Jacques, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris : Flammarion, 2008 (1ère éd. 1964), 366 p. Maalouf, Amin, Les croisades vues par les Arabes, Paris : Jean-Claude Lattès, 1983, 318 p. Oldenbourg, Zoé, Les croisades, Paris : Gallimard, 1965, 1010 p. Poumarède, Géraud, Pour en finir avec la Croisade, Mythes et réalités de la lutte contre les Turcs aux XVIème et XVIIème siècle, Paris : Presses Universitaires de France, 2009 (1ère éd. 2004), 702 p. Riley-Smith, Jonathan, Atlas des croisades, Paris : Autrement, 1996 (1ère éd. 1990), 192 p. Said, Edward W., Orientalism, Londres : Penguin Books, 2003 (1ère éd. 1978), 424 p. Tolan, John, Les sarrasins, Paris : Flammarion, 2003, 473 p. 19