Grâce efficace et Grâce suffisante « C'est Dieu qui donne la vertu à la nature, Lui principe et cause de tout bien ; sans son concours et son aide, nous ne voulons ni ne faisons le bien. C'est à nous de demeurer dans la vertu, de suivre Dieu qui nous y invite, mais nous pouvons aussi la rejeter » . Jean Damascène De fide Orth. 2.30 1 Notions préalables • Les notions de grâce efficace et grâce suffisante développées par les scholastiques, sont l’application à des querelles scolastiques des notions déjà articulées par saint Thomas et la tradition. – La distinction entre la volonté divine antécédente et conséquente. (ST I 19.6 ad 1) – La distinction entre la volonté divine positive (volonté proprement dite) et la volonté divine permissive (volonté dans un sens métaphorique) (ST I 19.12) 2 La volonté divine : antécédente et conséquente • « Sachons que la providence de Dieu a des voies nombreuses et qu'on ne peut ni les comprendre en raisonnant, ni les saisir dans l’esprit. . . . Sachons encore que Dieu avant tout veut que tous soient sauvés, que tous trouvent son royaume. Il ne nous a pas pétris et façonnés pour le châtiment mais pour partager sa bonté, en tant que bon. En tant que juste, il veut que les pêcheurs soient punis. » s. Jean Damascène (676-749) De fide orthodoxa 2.29 3 La volonté divine : antécédente et conséquente • « La volonté antécédente (prohgou,menon qe,lhma), celle qui nous dirige et veut notre bien, vient de lui ; la volonté conséquente (evpo,menon qe,lhma) qui tolère et permet, est de notre faute. Celle-ci est double : l'une calculée pour instruire et pour notre salut, l'autre désespérée pour le châtiment final, comme nous l'avons dit. Cela concerne ce qui ne dépend pas de nous. • De celles qui dépendent de nous, il veut celles qui sont bonnes et les agrée. Celles qui sont sales et de pure malice, il ne saurait ni nous y pousser, ni nous y suivre, mais il les laisse à notre libre-arbitre. Ce que l'on obtient de force n'est pas le fait de la raison, ni de la vertu. Dieu voit à l'avance pour toute la création et à travers toute la création ; il fait le bien en instruisant, même au moyen des démons (voir Job, ou la scène des porcs). » s. Jean Damascène, De fide orthodoxa 2.29 4 La volonté divine : antécédente et conséquente • « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Tm 2,4) • « Selon le Damascène, ce texte se comprend de la volonté antécédente, non de la volonté conséquente. Cette distinction ne se prend pas du côté de la volonté divine elle-même, dans laquelle il n’y a ni avant ni après, mais du côté des choses voulues. – Pour le comprendre, il faut considérer que toute chose, selon qu’elle est bonne, et dans cette mesure, est voulue par Dieu. – Or, quelque chose peut être, à première vue, considéré en soi-même, bon ou mauvais, alors que dans sa connexion avec autre chose, ce qui est une considération conséquente, on voit les choses à l’inverse. ST I 19.6 ad 1 5 La volonté divine : antécédente et conséquente • « Ainsi, qu’un homme vive est bon, tuer un homme est mauvais, si l’on considère la chose en elle-même. • Mais si s’ajoute à cela, pour un homme déterminé, que cet homme est un assassin, ou qu’il est un danger pour la collectivité, à ce point de vue il est bon que cet homme soit mis à mort, et il est mauvais qu’il vive. • Aussi pourra-t-on dire d’un juge épris de justice : – de volonté antécédente il veut que tout homme vive ; – mais de volonté conséquente il veut que l’assassin soit pendu. • Semblablement, Dieu veut de volonté antécédente que tous les hommes soient sauvés ; mais de volonté conséquente il veut que quelques-uns soient damnés, comme sa justice l’exige. » ST I 19.6 ad 1 6 La volonté divine : antécédente et conséquente • « Cependant, même ce que nous voulons antécédemment nous ne le voulons pas purement et simplement (simpliciter), mais sous un certain aspect (secundum quid). – Car la volonté se rapporte aux choses telles qu’elles sont en elles-mêmes : et en elles-mêmes elles sont particularisées. – C’est pourquoi nous voulons purement et simplement une chose quand nous la voulons en tenant compte de toutes les circonstances particulières, ce qui est vouloir de volonté conséquente. – Par conséquent on peut dire que le juge épris de justice veut purement et simplement (simpliciter) que l’assassin soit pendu ; mais sous un certain aspect (secundum quid) il voudrait qu’il vive, en tant qu’il est un homme ; ce qu’on peut appeler une velléité (velleitas) plutôt qu’une volonté absolue. • Cela fait bien voir que tout ce que Dieu veut de façon absolue se réalise (quidquid Deus simpliciter vult, fit), bien que ce qu’il veut de volonté antécédente ne se réalise pas. » ST I 19.6 ad 1 7 La volonté divine : antécédente et conséquente • « Tout ce que Dieu veut, il le fait. » Ps 115,3 • « Les thomistes affirment communément que la distinction de la grâce efficace et de la grâce suffisante se fonde, selon saint Thomas, sur la distinction de la volonté conséquente et de la volonté antécédente, exposée par lui (ST I 19,6 ad 1). – De la volonté dite conséquente dérive la grâce efficace, – et de la volonté antécédente la grâce suffisante. Garrigou-Lagrange La Synthèse Thomiste 8 La grâce efficace et la grâce suffisante • « Il est certain, d’après la Révélation, que bien des grâces actuelles accordées par Dieu ne produisent pas l’effet (du moins tout l’effet) auquel elles sont ordonnées, tandis que d’autres le produisent. » Garrigou-Lagrange La Synthèse Thomiste 9 La grâce efficace et la grâce suffisante • Les premières sont appelées suffisantes, et purement suffisantes, elles donnent le pouvoir de bien agir, sans porter efficacement à l’action même ; – l’homme résiste à leur attrait ; leur existence est absolument certaine, quoi qu’en aient dit les jansénistes : sans elles, Dieu commanderait l’impossible, ce qui serait contraire à sa miséricorde et à sa justice ; de plus, sans elles, le péché serait inévitable ; il ne serait plus dès lors véritablement un péché et ne pourrait par suite être justement puni par Dieu. – En ce sens nous disons que Judas, avant de pécher, pouvait réellement hic et nunc éviter la faute qu’il a commise, de même le mauvais larron avant d’expirer près de Notre-Seigneur. • Les autres grâces actuelles, dites efficaces, ne font pas seulement que nous puissions réellement observer les préceptes, mais elles nous les font observer de fait, comme il arriva pour le bon larron par opposition à l’autre. » Garrigou-Lagrange La Synthèse Thomiste 10 La grâce efficace et la grâce suffisante L’existence de la grâce efficace est affirmée en de nombreux passages de l’Écriture: – Éz 36, 27 : « Je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai en vous un esprit nouveau ; j’ôterai de votre corps le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai mon esprit en vous et je ferai que vous suiviez mes ordonnances et que vous observiez et pratiquiez mes lois. » – Ps. 134, 6: « Tout ce que Dieu veut, il le fait » – Esther,14,11 : « Alors Dieu changea la colère du roi en douceur. » – Pr 22, 1 : « Le cœur du roi est un cours d’eau dans la main du Seigneur, il l’incline partout où il veut. » – Si 33, 13 : « Comme l’argile est dans la main du potier et qu’il en dispose selon son bon plaisir, ainsi les hommes sont dans la main de celui qui les a faits. » – Jn 10, 27 : « Mes brebis entendent ma voix, je les connais et elles me suivent. Je leur donne la vie éternelle, et elles ne périront jamais, et personne ne les ravira de ma main. » – Jn 17, 12) : « J’ai gardé ceux que vous m’avez donnés, et aucun d’eux ne s’est perdu, sinon le fils de perdition, afin que l’Écriture fût accomplie. » – Ph 2, 13 : « C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire selon son bon plaisir. » 11 La grâce efficace et la grâce suffisante • Quelques textes où s. Thomas fait cette distinction: – In Ep. ad Ephes. c. 3, lect. 2 : « ce genre d’aide [le don de la grâce] est double : Dieu donne une capacité en infusant la force et la grâce par lesquelles l’homme est efficace, devenant puisant et apte à l’agir; mais Dieu confère cet agir même dans la mesure où il opère en nous intérieurement nous mouvant et nous instiguant au bien. . . . dans la mesure où sa force opère en nous le vouloir et l’accomplissement (Ph 2,13) selon une bonne volonté. » (« Huiusmodi autem auxilium [donum gratiae] duplex fuit : Facultatem autem dat Deus infundendo virtutem et gratiam, per quas efficitur homo potens et aptus ad operandum; sed ipsam operationem confert inquantum operatur in nobis interius movendo et instigando ad bonum. . . . inquantum virtus eius operatur in nobis et velle et perficere pro bona voluntate. ») Voir Garrigou-Lagrange, La Synthèse Thomiste 12 La grâce efficace et la grâce suffisante • Quelques textes où s. Thomas fait cette distinction: – In Ep. ad Tim. 2.6 : « Le Christ est la propitiation pour nos péchés, pour quelques uns d’une manière efficace, pour tous d’une manière suffisante, parce que le prix de son sang est suffisant pour le salut de tous, mais il n’est efficace que dans les élus, à cause d’un obstacle. » – (« Christus est propitiatio pro peccatis nostris, pro aliquibus efficaciter, pro omnibus sufficienter, quia pretium sanguinis ejus est sufficiens ad salutem omnium, sed non habet efficaciam nisi in electis, propter impedimentum. ») • « A cet impedimentum, Dieu remédie souvent, pas toujours. C’est là le mystère. Dieu ne refuse de qui est dû (voir ST I, 23. 5 ad 3) ; « elle [la loi nouvelle] donne l'aide suffisante pour ne pas pécher » (ST I-II 106.2 ad 2: sufficiens auxilium dat ad non peccandum ). • Quant à la grâce efficace, ‘‘si elle est donnée à ce pécheur, c’est par miséricorde ; si elle est refusée à tel autre, c’est par justice’’ (ST II- II 2.5 ad l) ». [N.B.: c’est une citation d’Augustin (De corr. et grat. 5,6). Cette manière d’exprimer la question n’est pas complètement heureuse.] Garrigou-Lagrange, La Synthèse Thomiste 13 La grâce efficace et la grâce suffisante • « Du fait que la volonté divine est parfaitement efficace, il s’ensuit que, non seulement les choses qu’elle veut sont faites, mais qu’elles se font de la manière qu’il veut. – Or Dieu veut que certaines choses se produisent nécessairement, et d’autres, de façon contingente, afin qu’il y ait un ordre dans les choses, pour la perfection de l’univers. – C’est pourquoi il a préparé pour certains effets des causes nécessaires, qui ne peuvent défaillir, et d’où proviennent nécessairement les effets ; et pour d’autres effets il a préparé des causes défectibles, dont les effets se produisent d’une manière contingente. – Ainsi donc, ce n’est pas parce que leurs causes prochaines sont contingentes que des effets voulus par Dieu arrivent de façon contingente, mais c’est parce que Dieu a voulu qu’ils arrivent de façon contingente qu’il leur a préparé des causes contingentes. ST I 19.8 14 Dieu en tant que gouverneur de la création • La providence de Dieu – Le plan selon lequel les choses sont ordonnées à leur fin, c’est la providence. « il est nécessaire que le plan selon lequel les chose sont ordonnées à leur fin préexiste dans la pensée divine. Or précisément la disposition rationnelle des choses qui ont à être ordonnées à une fin, c’est la providence. » (ST I 22 . 1) • Le gouvernement de Dieu – L’application temporelle de la providence éternelle de Dieu, c’est le gouvernement divin de la création. Cette application se produit par la volonté divine. (ST I 22 . 1 ad 1 et ad 2) 15 Providence divine et prudence • La providence divine est analogue à la prudence humaine (ST I 22 . 1) – La prudence humaine • Elle est une disposition de l’intelligence pratique • Elle est ce par laquelle nous ordonnons : – nos actes à leur fin (prudence personnelle) – les actes des autres à leur fin (prudence politique) – La providence est une espèce de prudence politique divine • Elle est habituellement présente dans l’intelligence divine • Elle est ce par laquelle Dieu ordonne tous les mouvements de la création vers leur fin ultime : Dieu lui-même 16 Providence divine et prudence • La providence divine et l’amour divin (ST I 22 . 1 ad 3) – La prudence humaine et l’amour • la prudence humaine réside dans l’intelligence mais présuppose des appétits ordonnés – La providence divine et l’amour • la providence divine présuppose l’amour de la volonté divine. • Sagesse et amour, intelligence et volonté sont un en Dieu : ils ne différent pas de l’essence de Dieu. 17 Providence et prédestination • La providence de Dieu appliquée à l’homme, c’est la prédestination – Si la providence est le plan par lequel Dieu dirige toute chose à sa fin, cet aspect du plan par lequel Dieu dirige l’homme à sa fin ultime (la vision béatifique de la Sainte Trinité) c’est la prédestination. • Le gouvernement divin, par la providence et la prédestination, dirige chaque chose selon sa nature – Il dirige l’homme selon le libre arbitre • Dieu dirige l’homme vers sa fin ultime (Dieu lui-même) d’une façon qui respecte la liberté et la dignité de l’homme (toutes les deux sont des dons aussi de Dieu) 18 Providence et prédestination « la créature rationnelle se gouverne elle-même par l’intelligence et la volonté, lesquelles ont besoin d’être régies et perfectionnées par l’intelligence et la volonté de Dieu. C’est pourquoi, au-dessus de ce gouvernement par lequel la créature rationnelle se dirige elle-même, comme ayant la maîtrise de ses actes, elle a besoin d’être gouvernée par Dieu. » (ST I 103 . 5 ad 3) 19 Dieu en tant que fin de la création • Chaque créature atteint Dieu par une activité (acte second) – Les créatures non-rationnelles : union de ressemblance : par leur activité propre elles atteignent une ressemblance de Dieu (ST I 93 . 2) – Les créatures rationnelles : union d’image : par l’activité de connaître et aimer Dieu dans la vision de Dieu, l’homme atteint l’union parfaite avec Dieu et l’image de Dieu est achevée en lui. (ST I 93 . 4) 20 Providence en tant que loi (ST I - II 91 . 1 , 2; ST I-II 93 . 1) • La providence a le caractère de loi parce qu’elle est un principe externe par lequel Dieu gouverne la création. – Plus spécifiquement, la providence est une ordonnance de l’intelligence pratique de Dieu en vue du bien commun et promulguée par Dieu lui-même en tant que chef de la communauté de la création. • « En vue du bien commun » parce que la providence ordonne toute chose ver Dieu lui-même, le bien commun suprême • « principe externe » parce qu’elle est logiquement distincte de la nature (acte premier) de chaque chose: elle ordonne l’agir (acte second) de la créature 21 Providence et loi éternelle (ST I - II 91 . 1) • Providence en tant qu’éternelle et en tant que temporelle – Le plan par lequel Dieu dirige toute chose vers lui-même n’est rien d’autre que l’essence divine, qui est éternelle. – Mais, l’action elle-même de diriger toute chose vers Dieu selon ce plan n’est pas éternelle. C’est-à-dire, le gouvernement divin se produit temporellement. – Bref : le plan (providence) est éternel; l’application du plan est temporel. 22 • Sagesse de Dieu par laquelle la Trinité gouverne l’univers La loi éternelle – Providence Divine en tant que plan par lequel Dieu gouverne toute la création en fonction du bien commun (en vue de lui-même, puisqu’il est le but de la création) « ratio gubernationis rerum » ou « ratio divinae sapientiae » « … de même que la raison (ratio) de la sagesse divine, par laquelle toutes choses ont été créées, a raison d’art, de modèle exemplaire ou d’idée, de même la raison de la sagesse divine qui meut tous les êtres à la fin requise a-t-elle raison de loi » ST I-II 93.1 23