PHILONSORBONNE n°11 intégral

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Numéro 11
Année 2016-2017
Contributions des Doctorants
Le mythe du dehors. Sartre face à la philosophie digestive
Alexandre COUTURE-MINGHERAS
9
Le primat de la perception dans le concept d’hallucination
Mathieu FREREJOUAN
31
Diderot et la légitimation philosophique de la révolution
Kyosuke TAHARA
53
THÉMATIQUE : « CRITIQUE ET FÉMINISME »
La construction discursive du sexe par le genre :
Une question matérialiste ?
Audrey BENOIT
Performativité du langage et empowerment féministe
Mona GÉRADIN-LAVERGE
75
93
Doctorales 2016
Résumés des Doctorales de Philosophie (année 2015-2016)
107
Dossier
— RATIONALITÉ PRATIQUE ET MOTIVATION MORALE —
Présentation : rationalité pratique
et motivation morale dans les éthiques de la vertu
Olivier D’JERANIAN et Yoann MALINGE
137
Vertu éthique et rationalité pratique chez Aristote.
Note sur la notion d’hexis proairetikê
Pierre-Marie MOREL
141
La phronêsis d’Aristote : un sens moral ?
Laurent JAFFRO
155
Faiblesse cognitive et faiblesse morale chez les stoïciens
Olivier D’JERANIAN
173
PHILONSORBONNE
Revue de l’École Doctorale de Philosophie de Paris I
- PHILONSORBONNE est la revue de l’École Doctorale de Philosophie
de l’université Paris I, créée en partenariat avec les Publications de la
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Andrew ARANA, Isabelle AUBERT, Renaud BARBARAS, Jocelyn
BENOIST, Bertrand BINOCHE, Jean-François BRAUNSTEIN, JeanBaptiste BRENET, Philippe BÜTTGEN, André CHARRAK, Ronan
DE CALAN, Véronique DECAIX, Dimitri EL MURR, Jean FICHOT,
Frédéric FRUTEAU DE LACLOS, Marie GARRAU, Jean GAYON, Sophie
GUERARD DE LA TOUR, Bruno HAAS, Chantal JAQUET, Laurent
JAFFRO, Denis KAMBOUCHNER, Max KISTLER, Jean-François
KERVEGAN, David LAPOUJADE, Sandra LAUGIER, Éric MARQUER,
Quentin MEILLASSOUX, Pierre-Marie MOREL, Pauline NADRIGNY,
Albert NAIBO, Paul RATEAU, Marion VORMS, Pierre WAGNER.
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présentés avec l’accord du directeur de recherche qui s’engage à en
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SOMMAIRE
Contributions des Doctorants
Le mythe du dehors. Sartre face à la philosophie digestive
9
Alexandre COUTURE-MINGHERAS
Cet article vise tout d’abord à montrer la manière dont Sartre radicalise le concept
d’intentionnalité et le dissocie de la thématique de la constitution afin de lutter
contre la philosophie de la « représentation » ou, comme l’appelle l’auteur, la
« philosophie digestive » : si raisonner en termes d’intériorité conduit à manquer
le réel dans sa transcendance, c’est donc que le problème est mal posé puisqu’il
présuppose ce qui en rend la résolution impossible. Par suite, il tente de tirer une
conclusion quant à cette posture philosophique plus générale qui consiste à vouloir
tout mettre « au dehors », à « externaliser » la conscience. Le « dehors » risque en
effet de n’être qu’un « dedans » retourné comme un gant, l’externalisme l’envers
d’un internalisme non surmonté.
Mots-clés : dehors, intentionnalité, conscience, réel, réalisme, empiriocriticisme,
transcendantal, Sartre
Le primat de la perception dans le concept d’hallucination
31
Mathieu FREREJOUAN
L’hallucination a souvent été présentée par le philosophe comme mettant en cause
la réalité de nos perceptions. Pourtant, l’histoire de la psychiatrie nous montre au
contraire que l’hallucination, loin de nous dire ce qu’est une perception, ne peut être
appréhendée si nous n’avons pas déterminé au préalable ce que signifie percevoir.
Notre objet sera ainsi de montrer, par un parallèle entre philosophie et
psychopathologie, le caractère tautologique de toute démonstration qui prétend
déduire la perception de l’hallucination.
Mots-clés : hallucination, perception, illusion, philosophie de la perception,
réalisme naïf, représentationalisme, disjonctivisme, argument causal, expérience
de pensée, psychiatrie, histoire de la psychiatrie, psychopathologie, délire,
pseudohallucination
Diderot et la légitimation philosophique de la révolution
53
Kyosuke TAHARA
La réflexion du dernier Diderot sur la Révolution américaine se caractérise par une
double confrontation avec Hobbes : il s’agit à la fois de renverser la conception
absolutiste de l’État et de penser la politique légitime d’un peuple inscrit dans
l’histoire, au lieu de supposer un peuple sans histoire. C’est en effet en invoquant la
temporalité de la civilisation, qui diffère de celle du contractualisme, que Diderot
tâche de justifier la révolution ainsi que de déterminer ses conditions d’émergence
de facto. Nous examinons donc la façon dont il décrit cette histoire de la société
civile, dite « civilisation », et dont il greffe la révolution de jure sur cette histoire.
Une telle enquête révélera non seulement ce qui sépare Diderot de Hobbes, mais
aussi sa relecture radicale et critique de Locke.
Mots-clés : Diderot, révolution, civilisation, contractualisme, origine, inégalité,
souveraineté, Hobbes, Locke
THÉMATIQUE : « CRITIQUE ET FÉMINISME »
La construction discursive du sexe par le genre :
une question matérialiste ?
75
Audrey BENOIT
En 1990, la féministe américaine Judith Butler défend une thèse constructiviste
radicale sur la production discursive du sexe par le genre qui lie le sort des combats
féministes et queer dans une union contre le pouvoir des normes hétérosexistes.
Mais cette singulière convergence des luttes a-t-elle un sens matérialiste ? Nous
proposons ici de partir de la réception problématique de Butler par le féminisme
matérialiste français, afin de mettre au jour ce qui, dans la tradition marxiste,
a pu faire obstacle à l’intégration d’une perspective queer. Faut-il maintenir la
distinction des aspects symboliques et des aspects matériels de l’existence sociale,
qui place les questions de genre à l’extrémité culturelle de l’éventail des luttes ?
Point d’achoppement central pour les critiques de Butler, la matière demande à
être redéfinie, au prisme de la lecture althussérienne de Marx, comme matérialité
discursive.
Mots-clés : féminisme, matérialisme, sexe, genre, discours, Butler (Judith),
Delphy (Christine), Fraser (Nancy), Althusser, Marx
Performativité du langage et empowerment féministe
93
Mona GÉRARDIN-LAVERGE
Cet article explore une des pistes permettant de comprendre ce que peut être
une puissance féministe d’agir dans et sur le langage, et quelles peuvent être ses
conséquences sur les rapports sociaux de sexe. L’idée principale qui y est
développée est la suivante : le langage est une de nos prises majeures sur les
rapports sociaux, pour les analyser et les déstabiliser. D’abord, parce que contrer
la représentation du langage comme simple reflet ou représentation du réel (du
monde ou de la pensée) est un outil indispensable pour contrer l’illusion de la
naturalité des rapports sociaux et du binarisme de genre. Ensuite, parce qu’il existe
une véritable co-constitution du langage comme acte et des conditions sociales qui
permettent aux énoncés de réussir comme actes de parole.
Mots-clés : Performativité du langage, actes de parole illocutoire et perlocutoire,
puissance d’agir, empowerment, féminisme
Doctorales 2016
Résumés des interventions données au cours des Doctorales
de Philosophie organisées à la Sorbonne pour l’année 2015-2016
107
Avec les participations de Fernanda ALT, Alexis ANNE-BRAUN, Ángela Beatriz
ÁVALOS, Arash BEHBOODI, Audrey BENOIT, Nicolas BERTOLDI, Charles BOBANT,
Lyess BOUDERBALA, Julien BOYER, Alexandre COUTURE-MIGHERAS, Pierre-Luc
DESJARDINS, Florencia DI ROCCO, Mathieu EYCHENIÉ, Mathieu FREREJOUAN,
Sophie GALABRU, Timothée GAUTIER, Jean HACHE, Yumi ITO, Ekaterina
KUBYSHKINA, Victor LEFÈVRE, Ludmilla LORRAIN, Manfredi MORENO, Olivia
POIATTI, Etienne ROUX, Felipe SHIMABUKURO, Yu-Jung SUN, Sylvain THEULLE
et Yeonsik YOO.
Dossier
— RATIONALITÉ PRATIQUE ET MOTIVATION MORALE —
Fruit d’un échange continu entre l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et
l’Instituto de Filosofia Pratica de Covilha au Portugal, opéré en 2014 et 2015
dans le cadre d’un projet intitulé « Rationalité pratique, jugement et motivation
morale », ce dossier présente les premiers résultats des recherches en s’intéressant
plus particulièrement à l’éthique des vertus, telle qu’elle se trouve notamment
développée par Aristote et les Stoïciens.
Présentation : rationalité pratique
et motivation morale dans les éthiques de la vertu
Olivier D’JERANIAN et Yoann MALINGE
137
Vertu éthique et rationalité pratique chez Aristote.
Note sur la notion d’hexis proairetikê
141
Pierre-Marie MOREL
Quel rapport instituer, chez Aristote, entre vertu éthique et décision, à partir de
l’expression « hexis proairetikê » ? Si cette expression constitue à elle seule un
condensé de l’éthique aristotélicienne, celle-ci pouvant être comprise à la fois
comme éthique des vertus dans leur dimension dispositionnelle et comme conduite
rationnelle orientée vers l’action, elle reflète également la tension entre une lecture
intellectualiste de l’éthique d’Aristote et les interprétations opposées.
Cet article examine les interprétations possibles de l’expression dans son contexte
d’énonciation, en montrant que la traduction forte (tendance, inclination) présente
l’avantage de mieux rendre compte de la dynamique interne de l’action
morale : celle-ci résulte d’une orientation positive du désir raisonnable (boulêsis)
de l’agent vers le bien. Raison et désir apparaissent, de ce point de vue, comme
inextricablement liés. Ainsi, l’insistance sur la dimension désirante de la disposition
morale conduit en fait à concevoir cette dernière comme un principe déjà rationnel.
On montre que ce qui peut passer pour un paradoxe traduit en fait l’unité et la
cohérence de la théorie aristotélicienne de l’action morale, au-delà du clivage
traditionnel entre la lecture intellectualiste et ses opposées.
Mots-clés : vertu, décision, Aristote, raison pratique, désir, inclination morale,
action morale, intellectualisme, disposition
La phronêsis d’Aristote : un sens moral ?
155
Laurent JAFFRO
La phronêsis d’Aristote est-elle un sens moral ? À partir d’une analogie avec les
sens externes, il s’agit de savoir si le jugement moral est de même nature qu’une
expérience perceptive. Cette thèse soutenue par des commentateurs, et qui est
très présente dans les reprises de la pensée aristotélicienne dans la théorie
morale contemporaine, est ici rejetée. En distinguant conceptuellement le vertueux
du prudent, il s’agit de montrer que le discernement correct dont est capable le
vertueux n’est pas intellectuel (au sens étroit). C’est la qualité morale de l’agent
qui conditionne sa capacité à ne pas se tromper sur ce qu’il est bien de faire. C’est
son désir, convenablement disposé, qui lui permet au phronimos de voir le bien.
A contrario, une forme importante d’erreur cognitive dans l’appréhension du bien
est due à la qualité morale de l’agent et non à un défaut d’intelligence pratique.
Cet article soutient ainsi que le prudent n’est pas le fondement de toute valeur, mais,
en tant qu’il est aussi moralement vertueux, le détecteur de toute valeur : il voit
juste. Cette discussion des interprétations d’Aristote permet ainsi de critiquer
les lectures sensibilistes de la conception du jugement moral. Elle suggère que
l’inscription dans l’ensemble de la délibération, plutôt qu’une analogie avec la
sensation, rend mieux compte du jugement du phronimos.
Mots-clés : jugement moral, Aristote, phronêsis, sensibilité, vertu, délibération
Faiblesse cognitive et faiblesse morale chez les stoïciens
173
Olivier D’JERANIAN
Les stoïciens sont connus pour avoir défendu un monisme psychologique rompant
avec les conceptions classiques de l’âme, en comprenant cette dernière comme
intégralement rationnelle. Ce faisant, ils rendent compte des émotions et des
passions au moyen de composants dogmatiques validés par l’assentiment. Mais
les célèbres résultats de l’intellectualisme stoïcien sur le phénomène pathologique,
irrationnel et excessif, occultent ceux de la faiblesse morale. Si les « faibles » sont
tels en raison d’une infirmité cognitive et non d’une irrationalité pratique, comment
les stoïciens définissent-ils et distinguent-ils l’absence de motivation de celle
de contrôle de soi ? Mais surtout, comment évitent-ils de fournir des excuses
aux faibles ?
Mots clés : responsabilité, faiblesse morale, stoïcisme, Épictète, Aristote, contrôle
de soi, Médée, acrasie, interprétation, passion
9/193
Le mythe du dehors.
Sartre face à la philosophie digestive
Alexandre C OUTURE -M INGHERAS
Introduction
L’expression de « philosophie digestive »1, mentionnée pour la première
fois dans un célèbre article de Jean-Paul Sartre de 1939, « Une idée
fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », et dans
la Transcendance de l’ego de 1936, ne constitue pas à proprement parler
un concept clair et délimité. Sartre se montre allusif, visant, sans plus de
précision, le néo-kantisme, le psychologisme et l’empiriocriticisme. Mais,
en dépit du peu d’importance qui lui est quantitativement accordée, il
s’agit, pour reprendre la distinction d’Eugen Fink, d’une catégorie non
pas thématique (ce que pense l’auteur) mais opératoire (à l’aide de laquelle
le philosophe pense mais qui reste en retrait de la thématisation qu’elle sert),
qui est absolument centrale, traversant l’œuvre de Sartre jusqu’à L’Être et
le Néant en 1943. Ce flou qui entoure le syntagme et la relative légèreté avec
1. Ou « alimentaire », cf. J.-P. Sartre, La Transcendance de l’ego. Esquisse d’une description
phénoménologique, introduction, notes et appendices par S. Le Bon, Paris, Vrin, 2012, p. 109.
Nous nous référons à cette édition pour les deux textes. Nous renvoyons cela dit à celle de
Vincent de Coorebyter, qui date de 2003. Elle offre une introduction stimulante qui éclaire
notamment l’histoire des rapports de Sartre à l’épistémologie d’Ernst Mach et d’Emile
Meyerson, mais aussi au courant « idéaliste » français d’André Lalande et de Léon
Brunschvicg, auprès desquels il s’est formé. Il s’agit moins ici de montrer la manière dont
Sartre récupère (en les critiquant) ces auteurs que d’éclairer son positionnement
philosophique et l’élaboration de son concept d’intentionnalité contre une « philosophie
digestive » qui, telle qu’elle est mentionnée dans les textes, a une valeur paradigmatique
(comme philosophie de la « représentation » qui fait fond sur la notion « d’intériorité »).
10/193
PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
laquelle Sartre rejette sans autre forme de procès des « traditions » (ce
qu’atteste le « -isme » généralisant) qu’il ne prend point la peine de discuter
et de nuancer (qu’est-ce que le « néo-kantisme » en général ?), relèvent sans
doute d’un choix significatif. Cette imprécision flagrante, de l’ordre de
la provocation, tient déjà au style philosophique de Sartre, lequel recourt
habituellement aux auteurs pour se dessiner une place dans l’espace de
la pensée et non pour en restituer fidèlement le texte. Mais une autre
raison s’ajoute à cela, qui tient à la valeur paradigmatique dévolue à la
« philosophie digestive », laquelle désigne le régime de la philosophie
représentationaliste qui interroge la fidélité de la perception à son objet, en
accord avec la définition scolastique de la vérité comme adaequatio rei
et intellectus, régime avec lequel Sartre s’efforce de rompre : en effet, cela
revient à construire le problème d’une telle façon qu’il en devient insoluble,
puisqu’il paraît impossible de sortir de l’image (ou percept) pour la comparer
à son dehors si ce n’est à recourir à un deus ex machina capable d’assurer
l’adéquation entre sujet et objet et dont le Dieu cartésien dans la quatrième
des Méditations métaphysiques est un exemple emblématique.
Sartre, alors boursier à l’Institut de Berlin en 1933-1934, trouve en la
phénoménologie, alors quasiment inconnue en France (et dont Lévinas par
sa thèse sur La théorie de l’intuition chez Husserl, publiée en 1930, fut le
premier introducteur) un allié de taille contre « l’idéalisme » triomphant
dans l’université française dans les années 1920, avec au premier chef
Léon Brunschvicg. Sartre, on le sait, reconnaît à la phénoménologie, comme
« méthode descriptive », le mérite de proposer une manière autre de faire
de la philosophie, où la pensée se met au service d’un réel sur lequel se
calibrer plutôt que de soumettre ce dernier à l’aune de ses catégories :
le logos prend en charge la description du phanestai, et cette récupération
singulière, qui dissocie la phénoménologie de sa problématique
originellement épistémologique (celle d’une « science rigoureuse »), conduit
à un « réalisme phénoménologique ». La phénoménologie lui paraît en effet
offrir, avec son concept central d’intentionnalité, un argument de poids
contre toute forme d’idéalisme où le sujet sonde ses images pour s’interroger
par suite, dans une démarche que l’auteur juge vouée à l’échec, sur ce qui
atteste ou non de leur lien au réel2. À condition toutefois que le vécu décrit
n’ait plus rien de subjectif, sans quoi le descriptivisme pur (affranchi des
catégories métaphysiques) qui, de façon minimale, est définitoire de la
phénoménologie, retomberait dans une forme d’introspectionnisme.
Cette exigence descriptiviste engage ainsi chez Sartre une
externalisation du vécu, i.e. une manière de cesser d’enrégimenter
l’expérience dans la grammaire subjectiviste, c’est-à-dire de la concevoir
comme ce qui provient de l’extérieur pour entrer ensuite dans la sphère de la
subjectivité. Or, en partant de la déconstruction de ce que l’on peut appeler
le « mythe de l’intériorité », nous voudrions tirer une conclusion quant à
2. A. Guigot, Sartre. Liberté et histoire, Paris, Vrin, 2007, p. 13 : « La phénoménologie invite
à un recommencement en soi-même de l’aventure du vrai ».
Le mythe du dehors. Sartre face à la philosophie digestive
11/193
l’attitude philosophique qui, de manière plus générale, consiste à vouloir tout
mettre au dehors, s’appuyant sur une structure dualiste (de quoi serait le
dehors si ce n’est celui d’un dedans ?) à laquelle elle emprunte son lexique
pour affirmer immédiatement après que ce dualisme n’est que d’apparence
et qu’il n’y a jamais eu qu’un seul terme, le dehors.
Il s’agira donc, après avoir rendu compte de la refonte sartrienne du
concept d’intentionnalité, de tirer un enseignement général (pour le temps
présent) quant à la posture philosophique qui, voulant échapper à ce qui est
devenu aujourd’hui un lieu commun de la critique, le dit « mythe » de
l’intériorité, s’avère à nos yeux intenable. Si le « dedans » pose un problème
au sein de la théorie plus globale de la connaissance, nous ne croyons
pas, pour notre part, que cette « course » à l’externalisation suffise à tout
résoudre ni qu’elle se fasse sans prix à payer.
Une lecture » réaliste » de l’intentionnalité
Mais revenons au préalable sur la métaphore filée de la « digestion »
dans le texte de 1939, qui, loin de se réduire à un simple trope, relève au
contraire de la stratégie que met en place Sartre et à l’aune de laquelle la
défense du « dehors » tire sa justification : la radicalité du dehors constitue le
symétrique inverse de la radicalité du dedans. Mais il en va également d’une
rhétorique qui sert la thèse de l’auteur, car, et cela est significatif, le texte est
d’emblée axiologique (il serait à cet endroit pour le moins difficile de
trouver quelque chose comme une argumentation en bonne et due forme, i.e.
sous la forme d’un texte qui se voudrait purement théorique), mettant en
balance d’un côté une extériorité joyeuse et riche, faite de villes, de chemins
de campagnes et d’hommes, et, de l’autre, une intériorité écœurante, dont
rendent compte les images de « moite intimité » et de « bave ». Qu’il
s’agisse là d’un texte de combat, et non véritablement d’une introduction, de
l’ordre de l’exégèse, de la phénoménologie husserlienne en France, c’est ce
que confirme cette note tirée des Carnets de la drôle de guerre où Sartre
déclare sans ambages que son adhésion à un certain type de réalisme, au
premier sens du terme, comme ce qui soutient l’idée qu’il existe une réalité
indépendante du sujet et de ses catégories, procède avant tout d’un parti pris
moral. « Le réalisme c’était aussi l’affirmation de la résistance du monde et
de ses dangers contre la philosophie dissolvante de l’idéalisme, l’affirmation
du Mal contre la philosophie optimiste de l’unification. Mais il avait,
j’imagine, une autre source : il venait de mon émerveillement devant le
monde et l’époque que je découvrais. Comment admettre que tant de
charmes, tant de plaisirs à conquérir et tant de beaux dangers étaient
seulement des ombres, des “représentations” mal unifiées (…). J’étais
réaliste par morale »3.
3. J.-P. Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Paris, Gallimard, 1983, p. 280-286.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
À l’inverse, la philosophie digestive a le tort, selon Sartre, de nous
faire perdre le réel, concevant la perception comme un processus
« d’assimilation » et de « nutrition ». Tout objet, du fait même d’être perçu,
perd la qualité qui en était définitoire, son extériorité, et devient un contenu
pour la conscience : le sujet désespère d’accéder au réel, et, croyant palper
quelque chose d’extérieur, ne fait au fond que jouer avec ses propres images.
Si Sartre juge le biffage du réel inévitable dans le cas d’un tel immanentisme
(ou « philosophie douillette de l’immanence »), c’est donc parce que ce
dernier, partant de la conscience, se trouve incapable de la dépasser, que
s’étant donné pour point de départ la subjectivité, il ne saurait en sortir. Il
est, pour le dire de deux mots, toujours sur le départ, la chose « même »
lui étant, une fois donnée, soustraite comme telle et transformée en « sa »
chose. Or si jamais d’une image ne sortira le réel, pas plus que de
l’intériorité la transcendance, c’est donc qu’il est absurde de tenter de réunir
artificiellement, pour ainsi dire de l’intérieur, deux pôles dont l’un est
radicalement extérieur, et qu’il faut, selon Sartre, cesser de partir du sujet,
point de départ qui, en effet, engage toute une problématique de l’accès au
réel – qui, du reste, suppose que l’on ne soit pas au réel, tant il est vrai qu’on
n’accède à quelque chose qu’en n’y étant pas. Aussi la déconstruction du
problème de l’accès a-t-elle partie liée avec la destruction de tout ce qui met
le réel à distance, à savoir l’intériorité, qui sépare, par toute l’épaisseur de
ses affects et de ses représentations, le sujet du monde. Si la « digestion », ou
l’internalisation de l’extériorité, se révèle en dernière instance adossée à
une conception substantialiste de la conscience (c’est parce qu’elle est une
res que la conscience peut contaminer l’extériorité et se l’approprier, que,
pour reprendre l’exemple sartrien, elle peut faire entrer « l’arbre » dans
ses « estomacs sombres »4), alors Sartre doit, pour redonner ses lettres de
noblesse au réel, se battre sur deux fronts : d’une part rompre avec le régime
représentationaliste qui pense la perception en termes d’inclusion, d’autre
part dissocier la conscience de la subjectivité, le sujet de la positivité qui
échoit quant à elle aux objets. Contre cette conscience assimilatrice, qui
emprisonne dans le circuit de son ipséité tout ce qui prétend y échapper,
Sartre sauve le dehors par l’abolition radicale du dedans.
Cette pensée du dehors, qui n’est la contrepartie d’aucun dedans, Sartre
la met ainsi en œuvre dans ce court texte de 1939, en recourant de façon
stratégique au concept central dans la phénoménologie husserlienne
d’intentionnalité. Il faut néanmoins relever que ce concept emprunté à la
tradition scolastique, avait chez Franz Brentano, dans sa Psychologie vom
empirischen Standpunkt (1874), pour objectif affiché de distinguer le
psychique du physique et qu’il reposait, comme le remarque Jean-François
Courtine dans La cause de la phénoménologie5, sur le dualisme cartésien
entre res cogitans et res extensa. Par la suite, l’intentionnalité, dans la reprise
qu’en fait Kazimierz Twardowski dans son opuscule Zur Lehre vom Inhalt
4. J.-P. Sartre, La Transcendance de l’ego, op. cit., p. 111.
5. J.-F. Courtine, La Cause de la phénoménologie, Paris, PUF, « Epiméthée », 2007, p. 21.
Le mythe du dehors. Sartre face à la philosophie digestive
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und Gegenstand der Vorstellungen (1894), servait à régler son sort à la
question, épineuse dans le second quart du XIXème siècle, relative au statut
des entités négatives et fictives, et s’arrimait, sous cet angle, à la dichotomie
entre contenu (psychique) et objet (physique), au sens où je peux viser un
objet sans pour autant que ce dernier corresponde à quoi que ce soit
d’existant à l’extérieur. La notion de contenu6 suffisait de ce point de vue à
conserver le format intentionnaliste de la conscience, mais restait, comme
telle, tributaire d’une certaine philosophie de la représentation, le contenu
étant à la fois ce que vise la conscience et ce qui lui sert d’intermédiaire
avec l’objet, ce qui se pense en termes d’inclusion réelle. Inutile de dire que
le texte sartrien contraste de façon saisissante avec l’inintentionnalité
brentanienne et la philosophie de l’Inhalt (« Qu’est-ce qu’une table, un
rocher, une maison ? Un certain assemblage de “contenus de conscience”, un
ordre de ces contenus. Ô philosophie alimentaire ! »7). Le fait que Sartre
passe sous silence cette histoire du concept d’intentionnalité n’a à cet égard,
semble-t-il, rien d’anodin : se délester de cette histoire le conduit à proposer,
refusant d’entrer sur le terrain de la glose, une intentionnalité d’emblée
réaliste – qui refuse de se justifier, i.e. d’être acquise en délestant au
maximum le concept de la part idéaliste dont il est historiquement porteur.
Si l’on peut donc à bon droit parler de radicalisation de l’intentionnalité,
c’est au sens où, passant outre l’histoire même de son concept (le dissociant
de tout projet de fondation d’une « psychologie scientifique »), Sartre
soutient que la conscience s’épuise totalement dans ce qu’elle vise et se
trouve tout entière prise dans la transitivité de ce « de » (conscience « de »),
sans possibilité pour elle de refluer : se trouve ici raturé tout lieu à partir
duquel le sujet pourrait se retirer et se recueillir. Mais ce serait encore trop
peu dire que d’affirmer qu’elle se rapporte au monde : elle est ce rapport. Le
coup de maître de Sartre consiste en effet à détourner la grammaire du
rapport, qui est celle d’un rapport entre deux positivités distinctes, au profit
d’un rapport reconçu comme ouverture. « Ce n’est pas dans je ne sais quelle
retraite que nous nous découvrirons : c’est sur la route, dans la ville, au
milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes »8. Il
est donc tout à fait licite de qualifier cette lecture de l’intentionnalité de
« réaliste », dans la mesure où le rapport qu’est la conscience ne peut
s’effectuer qu’en se prélevant sur un déjà-là, sur un réel qui, loin d’être
6. Cf. J. Benoist, Entre acte et sens. La théorie phénoménologique de la signification, Paris,
Vrin, 2002, p. 19 : « Twardowski n’est toutefois pas entièrement clair sur le statut de cette
notion de “contenu”. S’il prend bien soin de la distinguer de la représentation elle-même en
tant qu’effectivité psychique, et paraît l’entendre en un sens quasi-sémantique, il semble tout
de même la rattacher en quelque mesure à cette effectivité, dans le souci de lui donner
un “site” ontologique. Par là même, il s’expose à la critique peu charitable de Husserl, qui
l’accuse de confondre deux sens de l’immanence : celle, purement idéale, du “sens” à l’acte,
et celle d’une inclusion réelle, effective, qui est celle du contenu psychique dans la
conscience ».
7. J.-P. Sartre, La Transcendance de l’ego, op .cit., p. 109.
8. Ibid., p. 113.
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constitué par le rapport (ce qui serait l’idéalisme pour Sartre), le précède.
Mais cette thèse constitutive de tout réalisme minimal, d’une indépendance
du monde par rapport à la conscience, ne peut plus ici se dire dans le langage
du dualisme, au sens où l’indépendance du réel par rapport à la conscience
suppose qu’il y ait quelque chose comme une conscience positive, ce que
Sartre, déjà avant l’Être et le Néant, refuse. Si la conscience était grevée
d’un reste de positivité, si elle recelait encore en elle le moindre soupçon
de res cogitans, c’en serait fini de la pensée du dehors. En d’autres termes, il
est important de souligner que le passage de la logique de l’avoir, qui est
celle de la digestion, à la logique de la relation, ne suffit pas à entériner la
première, si l’on s’entête à penser la relation en termes de rapport entre deux
termes. Une pensée du dehors qui pêcherait par manque de radicalité se
renverserait en son contraire. Si la conscience n’est pas encore un rien,
comme ce sera le cas en 1943, et si elle ne souffre pas dans l’article de 1939
de carence (si elle ne se vit pas comme manque), elle n’est pas pour autant
quelque chose. C’est ainsi que l’on doit prendre la mesure du contraste entre
d’une part le modèle de clarté dont relèvent les images de légèreté et de
translucidité qu’emploie Sartre pour désigner avec lyrisme la conscience
(elle qui est « claire comme un grand vent », incapable d’en rester à un « àchez-soi », saisie qu’elle est par un « tourbillon » qui la rejette au-dehors,
« près de l’arbre, en pleine poussière »9), et d’autre part le modèle de
l’obscurité auquel ressortissent les images par lesquelles Sartre désigne
la philosophie digestive (celles de déglutition, de « brouillard mou », de
dilution, « d’intimité gastrique »10, « d’estomacs sombres »11). La conscience
n’étant « rien », plus rien ne fait obstacle entre « elle » (d’un « elle » sans
épaisseur) et le monde.
L’externalisation de l’affect et la mort de l’intériorité
Encore faut-il que le rapport au monde ne se subordonne pas au rapport
à soi. Dans la partie finale de l’article de 1939, Sartre défend une thèse qui
de prime abord semble contre-intuitive : l’affect ne désigne-t-il pas en effet
cette part inéliminable de subjectivité ? La joie n’est-elle pas ce qui m’est
le plus propre ? Jusqu’ici, en effet, il était question de perception comme
perception d’objet, ce qui était rendu possible par le fait que le monde se
trouvait dans un rapport d’antériorité « logique » par rapport à la conscience.
En d’autres termes, l’objet était objet avant que d’être perçu, ce qui en
garantissait la radicale indépendance. Or s’il est nécessaire de reconcevoir la
nature de l’affect, c’est bien parce qu’en lui résiste une partie résiduelle
d’intériorité et que l’accepter conduirait Sartre à prendre d’une main à la
9. Ibid., p. 111.
10. Ibid., p. 110.
11. Ibid., p. 111.
Le mythe du dehors. Sartre face à la philosophie digestive
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conscience « perceptive » ce qu’il donne de l’autre à la conscience
« affective » : l’intériorité serait reportée du percept sur l’affect. Cela
reviendrait en effet à trop concéder à l’immanentisme : si le dedans triomphe
à peu de frais, la pensée du dehors, quant à elle, doit être dépensière, car à
manquer de radicalité la moindre assomption d’un « contenu » affectif de
conscience suffirait à la renverser. De toute évidence, ce qui est ainsi en
ligne de mire, c’est l’idée que la perception recèle une dimension affective et
que le monde varie en fonction de nos états d’âme : en un mot, l’idée que le
réel est vu à travers nos affects. Ce qui matérialise un tel point de vue
introspectionniste, c’est toute cette littérature du récit de soi et de l’autoanalyse, que cristallise la formule-choc qui est sur le point de clore le texte :
« Nous voilà délivrés de Proust »12.
Mais il est une autre référence majeure, que Sartre passe sous silence13
eu égard à l’usage stratégique qu’il en fait pour défendre sa déconstruction
du mythe de l’intériorité, à savoir Husserl. En effet, Brentano, dans le
célèbre §3 de sa Psychologie vom empirischen Standpunkt, établit un rapport
de fondation entre la représentation (qui est toujours représentation d’objet)
et l’affect, soutenant que rien « ne peut être jugé, mais rien non plus
ne peut être désiré, rien ne peut être espéré ou craint, qui n’ait d’abord
été représenté »14. La conscience se définit par l’intentionnalité (par le fait
qu’elle est conscience de), autrement dit elle se caractérise par le fait qu’elle
vise un objet. De ce point de vue, l’affect s’avère génétiquement secondaire
et se greffe sur la représentation « chosale ». Mais, secondarisant l’affect,
Brentano est alors conduit à dés-intentionnaliser l’affect : s’il ne peut y
avoir de crainte sans représentation de l’objet qui en est la cause, de
crainte sans quelque chose à craindre, bref s’il ne peut y avoir d’affect
sans intentionnalité, c’est donc que l’affect dépend de la visée mais n’est pas
en lui-même intentionnel. On doit alors en conclure, dans cette perspective,
que l’affect s’ajoute à la représentation objectale sans pour autant jouir
lui-même du même statut, et que l’affect est ce qui résiste en un certain
sens au projet brentanien qui consiste à établir une psychologie scientifique.
Car si la psychologie possède désormais un domaine qui lui est propre et
que la conscience se définit par son intentionnalité, alors que faire de ces
affects ?
Toujours est-il que Husserl s’inscrit dans cette tradition et reconduit
cette forme de duplicité entre l’objet et le non-objet : accorder le primat
aux actes objectivants (aux « représentations » en termes brentaniens),
qu’est-ce d’autre qu’affirmer par la même occasion que ce qui ne bénéficie
pas de la même prééminence n’a rien d’objectif ? C’est du reste ce
dont témoigne le titre du §36 des Ideen, qui commence par le « vécu
intentionnel » pour aussitôt ajouter « le vécu en général », ce qui se laisse
12. Ibid., p. 113.
13. Ou dont il ne devait pas avoir connaissance, plus probablement.
14. F. Brentano, Psychologie du point de vue empirique, trad. de M. de Gandillac et
éd. J.-F. Courtine, Paris, Vrin, 2008, p. 93.
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comprendre, par contraste, comme étant le vécu non-intentionnel. De ce
point de vue, Husserl tient pour acquis le caractère intentionnel du vécu (qui
en est définitoire, du point de vue eidétique, sans préjuger de la relation du
vécu à un existant réel, l’attitude naturelle tombant dès les §31 et 32 sous
le coup de l’épochè), mais il faut remarquer que cette définition se trouve
immédiatement nuancée lorsqu’il considère le vécu en général, lequel
comprend deux types d’éléments non-intentionnels : les « data de sensation
(Empfindungsdaten) »15, ainsi que les « sentiments sensibles (sinnlichen
Gefühlen) »16. L’affectivité, au même titre que la matière hylétique de la
sensation, entre ainsi à titre de composante dans la cogitatio mais est ce qui,
comme telle, demeure non-intentionnelle tant qu’elle n’a pas été « animée ».
Le confirme le §37 qui suit, où Husserl distingue l’objet simplement
intentionné (la Sache) de l’objet « intentionnel complet »17, doté de valeur
affective (l’Objekt).
« Quand je suis tourné vers une chose pour l’évaluer, il est sans doute
impliqué que je saisisse la chose ; mais ce n’est pas la chose simple, mais la
chose évaluée ou la valeur (…) qui est le corrélat intentionnel complet de
l’acte d’évaluation »18.
Or soutenir que l’intentionnalité s’appuie en dernière instance sur du
non intentionnel, n’est-ce pas raisonner en termes d’inclusion psychique (à
titre de composante) et, partant, réintroduire le subjectivisme ? Aussi, contre
Husserl lui-même, Sartre, pour assurer la victoire du « dehors », dissocie
l’affect de la grammaire du « ressenti », c’est-à-dire pense l’affect (ce que je
« ressens ») sur le modèle de la perception (ce que je « vois »), autrement dit
intentionnalise ce qui de prime abord paraît non intentionnel. Le régime
intentionnaliste ne saurait souffrir d’exception. La partie finale du texte
de 1939 opère par là un renversement d’une radicalité exemplaire : la seule
manière pour évider jusqu’au bout la conscience revient alors à objectiver
l’affect, à le mettre, lui aussi, au dehors. Haïr autrui revient encore à
« s’éclater vers lui », les réactions jugées « subjectives » s’arrachent de « la
saumure malodorante de l’Esprit »19.
Cette objectivation est telle que l’affect ne désigne plus la manière dont
le sujet se rapport au monde mais, une certaine manière « commune » de
réagir au quotidien, ce qui caractérise la chose elle-même : je hais non parce
que j’ai un « problème » interne, mais parce que l’objet est lui-même
haïssable. Ou comme l’écrit Sartre dans une formule frappante : « C’est une
propriété de ce masque japonais que d’être terrible, une inépuisable,
irréductible propriété qui constitue sa nature même, ― et non la somme de
15. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Paris, Gallimard,
1950, p. 117.
16. Ibid., p. 118.
17. Ibid., p. 120.
18. Idem.
19. J.-P. Sartre, La Transcendance de l’ego, op. cit., p. 112.
Le mythe du dehors. Sartre face à la philosophie digestive
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nos réactions subjectives à un morceau de bois sculpté »20. Ce passage peut
cela dit s’interpréter en deux sens. Selon le premier, la qualité « haïssable »
est cause de l’affect que je nomme « haine ». Mais cette lecture, si elle tire
son incontestable solidité du texte tel qu’il est formulé, à trop en respecter
la lettre, risque fort d’en heurter l’esprit. Elle reconduirait en effet le
dualisme entre une extériorité positive (douée de propriétés objectives) et
une intériorité tout aussi positive (quoiqu’empruntant son contenu à
l’extériorité). Cette position, comme nous allons le voir tout de suite, relève
d’un empirisme que Sartre ne saurait accepter. Le second sens présente
quant à lui l’avantage de suspendre le partage entre sujet et objet et d’annuler
le problème qui consiste à se demander : mais quelle est la part réelle de ce
que je perçois, et quelle est celle, subjective, qui à mon insu se glisse dans le
perçu ? Autrui est-il haïssable car je le hais (projetant sur lui ce que je
ressens) ou est-ce au contraire parce que je le hais qu’il est haïssable
(« captant » une certaine propriété) ? De ce point de vue, si Sartre objective
l’affect, c’est, semble-t-il, au sens où cette externalisation ne se dégage plus
par rapport à quelque chose qui serait de l’ordre de l’intériorité : le masque
terrible (à l’instar d’un soleil radieux, d’une journée agréable, d’un homme
sympathique) figure le lieu d’indistinction entre le sujet et l’objet – il n’est
pas légitime, encore une fois, d’interroger ce qui relève de l’un ou de l’autre,
sauf à payer le prix exorbitant d’une réification du premier.
Ainsi, à plus d’un titre, la radicalisation de l’intentionnalité, tant en
extension (l’affect y passe) qu’en intension (l’objet précède le percept), peut
être présentée comme la réactivation d’une certaine tradition du « sens
commun », celle de Thomas Reid, contre une certaine forme de réalisme
indirect, où la donation des objets extérieurs se fait monnayant des
idées intermédiaires : la déréalisation de la conscience (le fait qu’elle soit
soustraite à l’ordre de la res) paraît constituer la seule solution possible
pour défaire le problème de la représentation. Corrélativement, Sartre, ayant
découplé le sujet de l’intériorité, désactive le problème qui consiste à savoir
ce que nous avons en commun ; autrement dit, il déconstruit les conditions
mêmes qui sont constitutives du problème du solipsisme.
L’intentionnel, par-delà les sensations
Mais il faut admettre que l’on voit mal quelle raison incite Sartre à
rejeter de façon cavalière l’empiriocriticisme, le psychologisme et le néokantisme. Nous l’avions annoncé, l’imprécision du syntagme « philosophie
digestive » doit sans doute être imputée à la valeur paradigmatique qui
lui est conférée et à la stratégie sartrienne qui consiste à avancer ses pions
en se donnant un ennemi si flou et démesuré qu’il en vient à désigner
toute philosophie pour laquelle le rapport entre sujet et objet repose sur
20. Ibid., p. 113.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
un dispositif de médiation. À cette difficulté s’ajoute la juxtaposition en
apparence gratuite de traditions qui ont été historiquement en lutte, i.e.
l’empiriocriticisme et le néo-kantisme. Or nous voudrions montrer dans ce
qui suit que cela n’a rien d’anodin, dans la mesure où toutes deux partagent
selon Sartre un même présupposé, i.e. la sensation ou le divers sensible, à
savoir les Empfindungsdaten non intentionnelles dont faisait mention le §36
des Ideen. Car si Sartre externalise la conscience, il évacue également l’idée
que le dehors soit quelque chose qui doive être conquis. En d’autres termes,
l’externalisme sartrien a pour ambition de rompre avec le problème de la
constitution.
Gardons-nous pour le moment d’évaluer la justesse de la critique que
Sartre adresse à l’empiriocriticisme car, de toute évidence, ce dernier en
avait une connaissance de seconde main, et l’important ne se joue pas là. En
effet, Sartre n’a aucune prétention exégétique, mais ce qui est significatif
dans ce qu’il fustige sous le nom d’empiriocriticisme, c’est le fait que ce
courant de la seconde moitié du XIXème siècle, qui se sert de Hume comme
levier dans la critique qu’il mène de la Ding an sich kantienne, nourrit le
projet de réduire le monde aux sensations. Sartre est à cet égard tributaire de
l’interprétation qui en est déjà faite par les contemporains d’Ernst Mach et
de Richard Avenarius, et qui consiste à y lire une forme de réactivation de
l’idéalisme berkeleyen. Cette lecture subjectiviste du donné empiriocriticiste
avait été notamment celle de Vladimir Ilitch Lénine en 1909, dans son
Matérialisme et empiriocriticisme, lequel créditait Mach de concevoir le
monde entier comme « ma » représentation21 et de proposer une théorie qui,
en dépit des protestations réitérées du physicien, ressortissait au solipsisme.
Mais c’est surtout par le biais de Husserl que le propos sartrien paraît
s’éclairer. Husserl marquait en effet sa dette à l’égard de Mach, concevant le
descriptivisme machien et l’exigence anti-métaphysique de retour au donné
qui en est constitutive comme une forme de proto-phénoménologique que
viendrait parachever la « science rigoureuse », ce dont atteste la boutade
significative, du §20 des Ideen (« si par “positivisme” on entend l’effort,
absolument libre de préjugé, pour fonder toutes les sciences sur ce qui est
“positif”, c’est-à-dire susceptible d’être saisi de façon originaire, c’est nous
qui sommes les véritables positivistes »).
Or en dépit de cet appel commun à une critique de la métaphysique,
Husserl adresse un double reproche à l’empiriocriticisme22. Le premier
21. Voir sur ce point Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme : Note critique sur une
philosophie réactionnaire (1909), préface et trad. d’A. Cervetto, Montreuil-sous-Bois,
Éditions Science Marxiste, 2009, p. 40 : « Si, d’après Mach, les corps sont des “complexes de
sensations” ou, comme disait Berkeley, des “combinaisons de sensations”, il s’ensuit
nécessairement que le monde entier n’est que représentation ».
22. Sur les rapports de Husserl et de Mach, voir H. Lübbe, « Positivismus und
Phänomenologie : Husserl und Mach », in Bewustsein in Geschichten. Studien zur
Phänomenologie der Subjectivität, Freiburg, 1972, p. 33-62 ; D. Fisette, « Phenomenology
and Phenomenalism : Ernst Mach and the Genesis of Husserl’s phenomenology », in
Axiomathes 22 (1):53-74, 2012 ; et l’incontournable ouvrage de M. Manfred Sommer,
Evidenz im Augenblick, Suhrkamp, 1987.
Le mythe du dehors. Sartre face à la philosophie digestive
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se trouve consigné dans les cinquièmes Recherches logiques, notamment
au §1123. Il vise l’amalgame entre le contenu de la sensation (la donnée
hylétique) et l’objet de la sensation (le contenu intentionnel). En toute
rigueur, ce que Husserl estime indéfendable dans cette théorie, c’est
l’incapacité de cette dernière à restituer la transcendance de l’objet, à
penser en termes d’inclusion réelle ce qui relève de l’ordre de la
relation intentionnelle. Un tel reproche, dans le manque d’objectivité qu’il
y diagnostique, reconduit en dernière instance celui qui lui a été
inlassablement adressé, à savoir le subjectivisme dont est porteur, de
manière plus générale, le paradigme empiriste. De ce point de vue, pour
Sartre, l’empiriocriticisme vaut moins comme tradition constituée que
comme le symbole de tout empirisme qui, au-delà du débat précritique qui
en était définitoire au XVIIe siècle et qui portait sur la question de savoir si
l’intégralité de la connaissance pouvait être tirée de la seule expérience ou si
la réflexion constituait une seconde source, est conduit, du fait même du
point de départ qu’il se donne, i.e. la sensation, à manquer la transcendance
du monde.
Mais à y regarder de plus près, tout se passe comme si Husserl avait
tendu le bâton pour se faire battre. En effet, nous avions vu au §36 des Ideen
que l’affect se retrouvait, au même titre que la sensation, du côté des data
hylétiques. La hylé est réelle mais non intentionnelle, et, on le sait, elle
n’ouvre au champ de l’objectivité qu’une fois animée, rendue intentionnelle
par un acte spécifique que Husserl nomme la noèse. Or qu’est-ce que cela
signifie sinon que ce qui se joue ici, c’est le problème kantien de la
constitution de l’objet, à savoir celui où le sujet se met en dehors du monde,
le détruit depuis le lieu utopique (au sens étymologique de ce qui n’est
nulle part) du transcendantal pour, une fois les yeux ouverts, s’étonner
de le retrouver intact ? À cet égard l’assomption de la hylé débouche sur
une concession nouvellement faite à l’empirisme et, plus largement, à la
« philosophie digestive ». D’une part, cela revient à vouloir faire sortir le
transcendant de l’immanent (n’oublions pas la « philosophie douillette de
l’immanence » en clôture du texte), à constituer le noème transcendant
(irréel et présomptif, ainsi qu’en témoigne la réduction de l’objet au pôle
inépuisable d’esquisses et de synthèses subjectives) à partir de l’immanence
du vécu (réel et inclusif), i.e. à s’incliner à son tour devant l’illusion selon
laquelle il est tout à fait possible, en se repliant sur la subjectivité, d’en faire
sortir, comme l’écrit Sartre, « un objet transcendant en lui conférant la
plénitude impressionnelle »24. Autrement dit, de même que la hylé est ce
23. E. Husserl, Recherches logiques, Tome 2, Deuxième partie : Recherches III, IV, et V, trad.
H. Elie, A. Kelkel, R. Schérer, Paris, PUF, 1961. Cette analyse, appliquée à Brentano, vaut
pour Mach. Cf. E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale. Essai d’une critique
de la raison logique (1929), trad. S. Bachelard, Paris, PUF, 1957, p. 226, où Husserl s’en
prend (§62) au « positivisme » de Mach qui réduit les objets à des complexes, « réglés
empiriquement, de data psychiques (des “sensations”) ».
24. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard,
1943, p. 27.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
par quoi il y a intentionnalité sans être elle-même intentionnelle, de même
constitue-t-elle une forme de « proto-transcendance » qui ne ressortit pas
elle-même de la transcendance. Comme l’écrit Vincent de Coorebyter,
« c’est ici la solution qui fait problème : on arrime l’objet au sujet pour
mieux arrimer le sujet à l’objet, on encapsule le monde dans la sensation
avant de chercher à dilater la sensation pour retrouver le monde. À gager
l’extériorité sur l’intériorité, à reporter sur la hylé la charge du non-moi en
général, la phénoménologie risque de verser dans le phénoménisme »25. Du
reste sera-ce dans L’Être et le Néant la conclusion qu’en tirera Sartre,
repérant chez Husserl une identification entre l’esse et le percipi, qui se verra
qualifiée de « monisme du phénomène »26.
D’autre part, la hylé introduit dans la conscience un bout de réel que
celle-ci ne s’est pas donnée, ce en quoi la hylé mesure la faiblesse de
l’intentionnalité. Elle forme à ce titre un reliquat de l’empirisme classique,
lequel fait de l’esprit l’effet dont le réel est la cause. Mais ce concept relève
également de l’idéalisme, car de même que le Noûs chez Anaxagore, après
avoir organisé la matière informe, délivre le cosmos, de même la hylé n’a de
valeur qu’au regard de sa reprise ultérieure : c’est une fois configurée qu’elle
peut livrer quelque chose comme un l’objet.
La sensation est donc ce que partagent l’idéalisme et l’empirisme. En
effet, l’idéalisme s’autorise de cette sensation catégorialement nue pour
mieux justifier l’intervention d’un agent méta-empirique de synthèse. En
cela, Husserl demeure tributaire du concept transcendantal de Gegebenheit,
où le donné comme simplement donné (au sens de ce qui advient, par la
sensibilité) s’avère « posé », « suscité » par la réflexion, tirant tout son sens
de ce sur quoi il ouvre, à savoir l’objet, qui ne peut être que tel ou tel, c’està-dire dont la détermination repose sur une synthèse catégoriale. Aussi doiton en déduire que si la sensation (pure) n’a de sens que relativement à
la catégorialité (qui en fait une perception – laquelle est de ce point de
vue toujours perception d’objet), c’est alors que l’intentionnalité doit être
dissociée du schème hylémorphique et ne plus constituer le revers d’un
envers hylétique. Partant, Sartre déboute l’intentionnalité de la hylé qui en
légitimait le concept. Seulement ainsi pouvons-nous prendre la mesure du
réalisme de la lecture de l’intentionnalité. Dire que Sartre détourne les Ideen,
que par son réalisme il fournit une lecture hétérodoxe, voire fautive, du
concept d’intentionnalité, c’est encore trop peu dire. Il est nécessaire d’aller
plus loin : Sartre le subvertit de bout en bout. En refusant de fonder
l’intentionnalité sur du non intentionnel, Sartre rompt avec le problème de la
constitution de la transcendance. Cessant d’appeler à sa constitution, le réel,
25. V. de Coorebyter, Sartre face à la phénoménologie, op. cit., p. 55. Du reste J. Patočka
décèle le même problème et distingue la réduction de l’épochè (Qu’est-ce que la
phénoménologie ?, édité et traduit par Erika Abrams, Grenoble, Million, 2002, p. 208 :
« Comment le vécu, originairement donné à soi-même dans la réflexion, s’y prend-il pour
faire apparaître une transcendance du côté objectif ? C’est incompréhensible »).
26. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 11.
Le mythe du dehors. Sartre face à la philosophie digestive
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dans sa transcendance, devient ce qu’on se contente d’attester. En d’autres
termes, la hylé est la véritable pierre d’achoppement de l’intentionnalité,
et non sa condition de possibilité. Se débarrassant de la philosophie de
la représentation27, Sartre se défait de la conception intellectualiste de la
perception comme connaissance d’objet et, partant, de la question de savoir
ce qui permet de passer du divers sensible à l’ordre de l’objet. Par
conséquent, s’il ne peut être question de synthèse chez Sartre (et, partant,
d’agent de synthèse), c’est parce que le non-synthétisé qu’est le matériau
impressionnel fait lui-même figure de mythe : répudier le synthétisable (non
au sens où il y aurait quelque chose qui puisse ne pas l’être, mais au sens où
il faut une forme de « sous-objet », qui ne ressortisse pas encore au régime
véritable de l’objet), c’est répudier l’idée totale de synthèse.
Le psychologisme et la naturalité du sujet
Venons-en au second reproche que Husserl adresse à
l’empiriocriticisme : le psychologisme. Cette « catégorie », devenue centrale
au tournant du XXe siècle, désigne la réduction des objectités sémantiques,
censées être invariables, aux actes psychiques, et la subordination du logique
(ce qui doit être pensé) au psychologique (la manière dont, naturellement, on
pense). Le psychologisme consiste en effet à naturaliser la pensée mais,
par-là même, à raturer l’exigence d’objectivité et d’universalité à laquelle
la logique prétend. Sous cet angle, tout se passe comme si Husserl rejouait
avec Mach l’opposition de principe entre Hume et Kant. Alors que pour
le premier l’enchaînement des idées se fait par association, contiguïté et
ressemblance, autrement dit que le mode de réglage des idées entre elles est
éminemment factuel et relatif28, et en cela indissociable du scepticisme, pour
le second il s’agit de sauver l’objectivité de la science par le recours à la
légalité a priori du catégorial. En un passage célèbre de sa Logique, que
Husserl reprend à son compte au §19 de ses Prolégomènes à la logique pure,
Kant exhibe les limites qui sont celles-là mêmes de cette psychologie
empirique dont le seul mérite est, tout au plus, de faire ressortir la manière
dont l’entendement fonctionne et les lois subjectives qui règlent
l’enchaînement des idées, sans jamais, en en restant là, atteindre à la
nécessité de la loi. En cela, Husserl se range aux côtés de Kant réfutant
toute une approche empiriste de la logique qui, prétextant du fait que les
27. Cf. G. Deleuze, « Il a été mon maître », L’île déserte. Textes et entretiens 1953-1974,
édition préparée par D. Lapoujade, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 110-111 : « Toute
sa philosophie s’insérait dans un mouvement spéculatif qui contestait la notion de
représentation, l’ordre même de la représentation : la philosophie changeait de lieu, quittait
la sphère du jugement pour s’installer dans le monde plus coloré du “préjudicatif”, du
“subreprésentatif” ».
28. Pour aller plus loin, voir J. Benoist, « Le naturalisme : avec ou sans le scepticisme ? Après
Hume », Revue de métaphysique et de morale, 2003/2 (n° 38), p. 127-144.
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lois logiques dépendent de l’acte psychique qui en est porteur, conclut
de la dépendance effective de la légalité logique à l’égard de l’activité
psychologique à la dépendance idéelle (ou sémantique) de la première à la
seconde. En effet cette fondation subjective de la vérité logique ne peut
que succomber à une forme de « contradiction performative » dans la mesure
où l’empirisme « supprime la possibilité d’une justification rationnelle de
la connaissance médiate et supprime par-là même sa propre possibilité, en
tant que celle d’une théorie scientifiquement fondée »29. Bref, l’empirisme
se contredit, tout se passant comme s’il accordait un sens objectif au logique
afin de s’établir comme théorie, pour immédiatement après biffer
l’objectivité de ce sens.
De fait, Husserl décèle cette même confusion entre le réel et l’idéel
dans l’empiriocriticisme de Mach et d’Avenarius. Le chapitre IX est en effet
entièrement consacré au « principe d’économie ». Certes, celui-ci a ceci de
novateur qu’il conçoit la connaissance comme une fonction vitale et refuse la
dichotomie entre praxis et scientia : le concept, comme le soutient Mach
dans Erkenntnis und Irrtum, constitue un abrégé de l’expérience, dont il met
en exergue un aspect. Cela rend possible une économie en « énergie »30.
Mais cette refondation empirique de la logique, parce qu’elle est devenue
populaire dans un contexte marqué par l’écrit que Darwin publie en 1859,
De l’origine des espèces, requiert à son tour un examen critique. Certes
la Denkökonomie joue un rôle indéniable dans l’établissement de
l’anthropologie psychique et épistémologique, ouvrant une « sphère
d’investigations étendues, fructueuses et instructives » précisément parce
que le « domaine du psychique » constitue une partie « du domaine de la
biologie »31, mais il n’en reste pas moins qu’elle est incapable de fonder la
logique pure et la théorie de la connaissance. En effet, il s’agit non pas d’un
principe explicatif mais d’un résumé de faits où s’atteste l’adaptation du
vivant à son environnement (il porte mal son nom). En outre, la psychologie,
si elle se voit réduite à ce « principe » téléologique, se verra incapable d’aller
plus loin dans l’explication des fonctions psychiques.
Quelle conclusion en tirer ? Que la fondation biologique de la logique
présente le même tort aux yeux de Husserl que la fondation sensualiste et
que le reproche qui est adressé à Mach n’a au fond rien de bien spécifique :
ce dernier, à l’instar de ses prédécesseurs et surtout de Hume, naturalise la
pensée logique, rabattant l’idéel sur le factuel. Bien sûr, on pourrait rétorquer
que le terme de « psychologisme » que Sartre emploie au début de son texte
sur l’intentionnalité n’a pas de sens technique : replacé dans l’économie du
texte, il désignerait tout ce qui relève de la « psychologie », laquelle pense la
29. E. Husserl, Prolégomènes à la logique pure, trad. H. Elie, A. Kelkel et R. Schérer, Paris,
PUF, 1959, p. 94 (appendice).
30. Schlick formulera une critique similaire dans sa Théorie générale de la connaissance
(1925 pour la seconde édition), trad. et présenté par C. Bonnet, Gallimard, NRF, Paris, 2009,
p. 159.
31. Ibid., p. 217.
Le mythe du dehors. Sartre face à la philosophie digestive
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conscience sur le mode de la chose. Aussi juste soit-elle, cette objection
présente néanmoins l’inconvénient de ne pouvoir justifier la juxtaposition
sur laquelle s’ouvre le texte de 1939. Or il faut souligner que lorsque Sartre
prend connaissance à Berlin des Recherches logiques, c’est dans le cadre
d’une attaque en règle de toute fondation empirique de la logique :
l’empiriocriticisme, en dehors de la philosophie des sciences (Duhem a
par exemple salué la Mécanique et Mach a laissé sa marque, introduisant
la méthode historico-critique dans la rationalité scientifique), rend un son,
il faut bien l’admettre, barbare.
Le « jamais-né » : la renaissance du sujet métaphysique
Aussi suggérons-nous que ce qui peut gêner Sartre dans le
« psychologisme » est moins le fait que s’atteste là encore un ratage de la
transcendance, fût-elle logique, que ce qu’il implique de façon sous-jacente.
En effet, quel a été le fil directeur opposé qu’a suivi Husserl dans
l’établissement programmatique de la logique pure si ce n’est celui de la
naturalisation de l’esprit, que Hume a véritablement initiée ? Naturaliser
l’esprit, c’est dire que l’esprit fait partie de la nature, qu’il est du monde
mais non au monde. Mais s’il est naturel, alors rien en lui ne le différencie
fondamentalement, par une propriété qui en serait constitutive, et il faut
alors en conclure que l’activité scientifique (et la pensée en général) est en
continuité avec l’activité animale (ce qu’on appellerait « l’instinct »), ce que
du reste Husserl épinglait dans ses Prolégomènes. Or c’est précisément ce
que Sartre ne peut admettre. Si la conscience n’est rien à proprement parler,
elle ne se confond pas pour autant avec la phusis. C’est même tout le
contraire. Sartre avance un dispositif discontinuiste (l’animal est le grand
absent de sa philosophie), dont le texte de 1939 constituait la première
ébauche et que L’Être et Néant amène en 1943 à sa complétion.
Sartre, cessant, dans la Transcendance de l’Ego, de chercher à établir la
légitimité de sa pensée en recourant à la phénoménologie historiquement
établie, élimine le reste de res cogitans dont l’ego transcendantal était le
dépositaire : Husserl avait en effet réalisé en site phénoménologique
l’aperception kantienne et offrait quelque chose comme un « moi pur »,
un Ichprinzip qui, quoique portant sur tout vécu, ne s’identifiait pourtant
à aucun d’eux. Mais parler comme le fait Husserl au §57 des Ideen de
« transcendance au sein de l’immanence » revenait pour Sartre à injecter
dans la conscience « translucide » de l’opacité, à penser l’ego à la fois
comme principe et comme dérivé, comme constituant et comme constitué.
En cela, l’ego husserlien était un hybride qui résultait d’une illusion
rétrospective, la réflexion projetant en amont d’elle une instance égologique
qui lui servît à la fois d’objet (rapport à soi) et de condition de possibilité
(soi qui se rapporte à). En effet, pour Sartre, le cogito à dire « je » se rate et
se pense comme une chose. La réflexion conduit la conscience à se saisir sur
le mode de l’objet. Soit on est dans la vérité de la conscience et le sujet ne
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
se saisit pas car il n’est pas dans l’auto-thématisation, soit le sujet se saisit
mais se rate dans cette saisie comme sujet : Tirésias l’avait prédit, Narcisse,
symbole de la prétention (vouée à l’échec) à se connaître soi-même,
n’atteindrait un grand âge qu’à condition de renoncer à se connaître.
Mais ce qui révèle de façon éclatante ce statut encore métaphysique que
Sartre tient à conserver à la conscience, c’est l’opération qui consiste à
éliminer l’ego transcendantal sans pour autant renoncer au transcendantal.
L’ego est évacué de la conscience, il n’en est plus, comme l’écrit Sartre, un
« habitant »32, de sorte que ce qui se délivre là est un champ transcendantal
anonyme, qui ne puisse plus dire « je » sans se prendre pour ce qu’il n’est
pas. Le concept de réflexion, comme on l’a vu, est le levier qui permet de
purifier le transcendantal de tout « Je » : la conscience est non positionnelle
d’elle-même, dans un rapport irréfléchi et immédiat à elle-même, ce que
du reste réaffirmera l’Être et le Néant sous la dénomination de « cogito
préréflexif »33, tandis que l’ego résulte d’une constitution via la réflexion,
i.e. constitue un objet présomptif (au même titre que le noème husserlien),
unité idéale des états et des actions. Sartre fait tomber le Je sous le coup
de la réduction phénoménologique, mais conserve le transcendantal :
préfigurant la thèse de 1943, la Transcendance de l’ego fustige déjà cette
« tendance dangereuse de la philosophie34, qui est notamment celle de
l’empiriocriticisme, qui consiste à vouloir déterminer le transcendantal, à
se demander ce qu’il est. Qui, en d’autres termes, passe du droit au fait,
et voulant « réaliser les conditions de possibilité déterminées par la
critique »35, pense le transcendantal sur le mode de la genèse de la
conscience empirique. Or le transcendantal n’est rien dont on puisse éclairer
la genèse dans la mesure où il n’a rien d’empirique : ce refus de l’empirisme
et de la naturalité de la conscience qui lui est corrélée se cristallise donc dans
la mise en place d’un transcendantal impersonnel dont à proprement parler
on ne peut rien dire sans risquer de le perdre en le confondant avec l’objet
égologique. À cet égard, on remarque que Sartre reprend le transcendantal
kantien, mais qu’il le dépouille du « Je Pense » qui, posait l’Analytique
transcendantale (§16 ― « De l’unité originairement synthétique de
l’aperception »), « doit pouvoir accompagner toutes nos représentations » :
sans ego, le transcendantal n’en reste pas moins ce qui est nécessaire (il
« doit » être pour qu’il y ait expérience) et dépourvu d’empiricité (il doit
« pouvoir »). Mais en même temps, Sartre veut passer du droit au fait, ne
plus faire du transcendantal un simple « idéal » mais un « fait absolu »36,
« accessible à chacun de nous » une fois réalisée l’opération de réduction.
32. J.-P. Sartre, La Transcendance de l’ego, op. cit., p. 13.
33. Ibid., p. 16.
34. Ibid., p. 14.
35. Id.
36. Ibid., p. 18. Sur ce point, voir J.-M. Mouillie, Sartre. Conscience, ego et psychè, Paris,
PUF, 2000, et notamment le sous-chapitre qui porte sur « l’antinomie de l’ego », p. 53-55.
Mais aussi P. Cabestan, Qui suis-je ? Sartre et la question du sujet, Paris, Hermann, 2015,
p. 19-45, sur le statut du cogito.
Le mythe du dehors. Sartre face à la philosophie digestive
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De toute évidence Sartre se trouve embarrassé par la réduction, pris en
tenaille par deux impossibilités. D’un côté, il ne peut se résoudre à mettre le
monde de l’attitude « naturelle » entre parenthèses, dans la mesure où cela
reviendrait d’une part à relativiser le monde par rapport à une conscience
érigée en absolu, et d’autre part à en effectuer l’opération depuis le point de
vue de ce qui aurait dû être lui-même réduit, i.e. l’ego transcendantal. Mais
d’un autre côté, tout se passe comme si Sartre ne pouvait accepter cette
naturalité de la conscience, en faire un être intramondain. Autrement dit, se
fait jour chez Sartre une tension entre l’exigence d’accepter l’attitude
naturelle (pour sauver le monde), et tout en même temps l’impossibilité d’y
agréer pleinement (pour sauver la conscience). La conscience ne peut être
quelque part : ce serait en effet la concevoir sur le mode de la chose, qui
se contente d’être ce qu’elle est, quand bien même elle serait hors-monde
et dite « transcendantale ». Or il s’agit pour Sartre de casser ce modèle
« chosiste » et réifiant du sujet. Sartre exige que l’on tienne les deux bouts :
que la conscience ne soit pas quelque part, localisable, simple partie de la
nature, mais qu’elle ne soit pas non plus quelque chose qui soit hors-monde.
La conscience ne peut être indépendante de l’être du monde (elle est rapport,
sans intériorité), mais elle ne peut non plus en dépendre (elle n’est pas une
chose, avec son extériorité positive). Elle ne saurait être dans le monde, ni
lui être extérieure, de sorte qu’une seule conclusion puisse être tirée : la
conscience ne sera rien. Comme on le sait, dans l’Être et le Néant le sujet se
« définit » par son inadéquation principielle à lui-même, étant pure négation,
au contraire de l’en-soi compact des choses, bloc de positivité. Et ce « rien »,
semble-t-il, libère conceptuellement l’aporie : le sujet n’est plus quoi que ce
soit que l’on puisse indexer sur un « ici » ou un « ailleurs ». Mais partant,
Sartre offre un concept de dehors pour le moins étrange, qui ne soit plus
le dehors d’aucun dedans (l’intentionnalité permettait d’étayer cette thèse),
ni non plus le dehors du monde (le refus du « psychologisme » et du
naturalisme qui en est l’arrière-plan philosophique). Mais soutenir que
la conscience n’a rien de naturel et qu’à la fois elle n’est que rapport à la
nature, sur quoi cela débouche-t-il ?
Assurément, on peut reprocher à Sartre d’en rester à l’attitude naturelle
et de « succomber » au réalisme37. Sartre établit en effet une dissymétrie
principielle entre l’en-soi et le pour-soi. Si, à rebours de la Ding an sich
kantienne, qui est exclusive de l’Erscheinung, l’en-soi sartrien (ou « être
transphénoménal ») n’est pas trahi par son paraître, il n’en jouit pas moins
d’une antériorité logique sur lui. La négation qu’est le pour-soi, on le sait, se
prélève sur la positivité de l’en-soi : on ne peut nier que ce qui est niable, la
négation ne saurait précéder ce dont elle est la négation. S’opposant à la
contemporanéité logique de la dialectique hégélienne entre être et non-être,
37. R. Barbaras, « Désir et manque dans L’Être et le Néant : le désir manqué », in Sartre.
Désir et liberté, coordonné par R. Barbaras, Paris, PUF, 2005, p. 136 : « En parlant d’en soi,
Sartre introduit donc d’emblée, sur un mode finalement réaliste, une scission, entre l’être et le
phénomène (…). En ce sens, il s’agit d’une phénoménologie sans phénomènes ».
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Sartre soutient que le « non-être n’est pas le contraire de l’être, il est son
contradictoire », ce qui « implique une postériorité logique du néant sur
l’être puisqu’il est l’être posé d’abord puis nié »38. L’ens ne surgit plus ex
nihilo, mais c’est le nihil qui surgit ex enti.
Or cette priorité du positif reste stérile et impuissante à se poser, car
c’est depuis la négation, qui introduit un écart, que la positivité peut être
affirmée. Si la positivité de l’en-soi jouit d’une antériorité logique, elle ne
tire tout son sens que de ce « ver » qu’est le pour-soi, i.e. la positivité accède
à sa vérité depuis le point de vue de sa négation. Cette situation
intermédiaire, un peu bancale, n’était-elle pas déjà lisible dans le sous-titre
même de l’Être et le Néant, « essai d’ontologie phénoménologique », qui,
exprimant le souci d’éluder tout risque de « phénoménisme » (au sens large
de ce qui rabat l’esse sur percipi), mais aussi toute une tradition qui place
l’être à part de la perception, établit la priorité onto-logique de l’en-soi sur le
pour-soi mais, inversement, la priorité phénoméno-logique du pour-soi
sur l’en-soi ? En effet, si la conscience n’est pas productrice d’être dans
la mesure où elle se prélève comme néant sur l’ens compact des choses,
elle n’en joue pas moins un rôle primordial en ce qu’elle rend possible
le surgissement de ce qui ontologiquement la précède. L’en-soi, incapable
de venir à la présence par lui-même, dépourvu de toute capacité d’automanifestation, de Selbstgegebenheit, a besoin d’autre chose à titre de
condition de possibilité de phénoménalisation. Sartre, envers et contre
tout, demeure profondément husserlien, eu égard à la fonction
« phénoménalisante » qui est dévolue au pour-soi : si, comme nous l’avons
analysé, il purifie l’intentionnalité de la problématique de la constitution, il
n’en conserve pas moins l’idée que l’en-soi requiert pour se manifester une
structure d’apparaître. En d’autres termes, Sartre substitue à la constitution
noématique la constitution, ainsi que la qualifie Jean-Marc Mouillie,
« dévoilante »39.
Cette manière de prêter au pour-soi seul le pouvoir de révéler l’en-soi
ne participe-t-elle pas de la démarche régressive qui consiste à passer du
donné à ce qui donne, de l’expérience à sa condition de possibilité, de ce
qui paraît à celui grâce à qui il y a à apparaître ? Cela signifie à tout le
moins qu’il n’y a de donné que pour un sujet et que le sensible constitue
le strict corrélat d’une structure de phénoménalisation qui n’est autre que
la conscience. Qu’il n’y ait pas de sensible qui puisse se précéder avant le
surgissement du sujet, pas de donné qui ne soit donné à quelqu’un. De ce
point de vue, le phénoménologue arrive toujours déjà trop tard : l’en-soi,
comme en-soi, est toujours et irrémédiablement perdu. Ainsi, le réalisme
sartrien, que ce soit pour le blâmer ou le louer, ressemble à la surface
émergée d’un iceberg. Le revers du réalisme de Sartre, c’est son kantisme. Il
ne s’agit pas d’un réalisme transcendantal (car le cogito n’est pas une
38. J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, op. cit., p. 49.
39. J.-M. Mouillie, « S. et H. : une alternative phénoménologique ? », in Sartre et la
phénoménologie, textes réunis par J.-M. Mouillie, ENS-LSH Éditions, 2000, p. 94.
Le mythe du dehors. Sartre face à la philosophie digestive
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res)40, ni d’un idéalisme transcendantal (car il ne s’agit pas de constituer le
transcendant à partir du vécu), mais, si l’on veut bien nous passer
l’expression, d’un nihilisme transcendantal (au sens où la condition de
possibilité de l’expérience équivaut au néant du pour-soi, à un nihil). Là où
Husserl constitue l’objet irréel à partir de la hylé réelle, Sartre constitue le
phénomène réel à partir du sujet irréel. L’un dégage du transcendant comme
noème à partir de la plénitude impressionnelle de la conscience absolue,
l’autre dégage du phénomène à partir de la vacuité de la conscience. Ce
transcendantalisme se révèle donc singulier, puisque dissocié de ce pour quoi
il avait été établi, à savoir, pour contourner le scepticisme de Hume, la
fondation de l’objectivité via la légalité du catégorial : en effet, tout se passe
comme si Sartre mettait ce dispositif transcendantal au service non de la
science, mais de l’éthique (masochisme, amour, sadisme : autant de façons
de jouer avec soi-même le jeu de ce que je ne suis pas, sur le mode de
l’objet, d’occulter mon inconditionnelle liberté41, ce que Sartre nomme
« mauvaise foi »), dans une sorte d’appel à la responsabilité de l’ordre du
catéchisme laïcisé.
Conclusion : le mythe de l’extériorité
Dans cette phénoménologie « réaliste », l’enjeu était obvie : que la
pensée puisse quitter le giron de ses représentations et, pour la première fois
dans son histoire, avoir le courage de mordre sur le réel. Ce qu’exprime
Sartre dans un article de 1961 consacré à Merleau-Ponty : « J’eus l’obscure
souvenance d’une pensée que je n’ai peut-être jamais eue : la vérité traine
par les rues, dans les fabriques et, mise à part la Grèce antique, les
philosophes sont des eunuques qui ne lui ouvrent jamais leur porte »42. Mais
cette morsure était en réalité pleine d’ambiguïtés, l’immédiateté creusée de
médiations. La conscience était certes mise en rapport direct avec les choses,
sans intermédiaires, qu’il s’agisse de sensations ou de représentations. Ces
choses, si elles n’étaient point déduites de la subjectivité, présentaient
néanmoins un visage humain, tributaires qu’elles étaient de la fonction
dévoilante du pour-soi. Voulant mettre la vérité dehors, Sartre la faisait à son
insu rentrer par la porte de derrière. « L’Esprit-Araignée attirait les choses
dans sa toile »43, mais cette toile n’était-elle pas par la suite expulsée au
dehors ?
40. Husserl s’attaque à ce qu’il appelle le « réalisme transcendantal » de Descartes, qui
consiste à amalgamer le moi transcendantal et le moi empirique de l’attitude naturelle, ce
qu’atteste le passage dans la seconde des Méditations métaphysiques du cogito à la res
cogitans (cf. Méditations cartésiennes, trad. E. Levinas et G. Peiffer, Paris, Vrin, 1947, §10,
p. 52).
41. Cf. C. Poulette, Sartre ou les aventures du sujet. Essai sur les paradoxes de l’identité dans
l’œuvre philosophique du premier Sartre, Paris, l’Harmattan, 2001.
42. J.-P. Sartre, Situations, IV. Portraits, Paris, Gallimard, 1964.
43. J.-P. Sartre, La Transcendance de l’ego, op. cit., p. 109.
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Le kantisme que nous y avons décelé procède par conséquent d’une
inversion structurelle permanente et érigée en règle : mettre la conscience
dehors c’est tout aussi bien transplanter ce qu’elle avait en elle. Le dehors est
un terme en effet relationnel, qui tire son sens de ce à quoi il s’oppose :
qu’est-ce qui pourrait être qualifié de dehors si ce n’est ce qui n’est
pas dedans ? Or, en absolutisant le dehors, en proposant un dehors qui
ne soit l’envers d’aucun dedans, Sartre, avons-nous vu, n’a pas tant
supprimé « l’intériorité » qu’il ne l’a déplacée. Tel est en effet le risque
qu’encourt tout dualisme, toute relation qui se reporte tout entière sur l’un
de ses termes. Dans ce report, elle entraîne avec elle l’autre terme. Ce
kantisme structurel chez Sartre, surmonté d’un réalisme « métaphysique »,
se trouve retranscrit dans le concept même d’intentionnalité : désirant sortir
du « corrélationnisme » kantien, Sartre, ayant cru s’en extirper par la
déréalisation de la conscience, le reconduit sous la forme d’un remède qui
en est en réalité le poison, i.e. l’intentionnalité, qui se fait pourtant toujours
entre deux termes. De Brentano à Sartre en passant par Husserl, tout se passe
comme si l’intentionnalité était progressivement délestée de son idéalité, que
l’histoire du concept était celle d’une conquête de l’extériorité. À cet égard,
l’externalisme radicalisé de Sartre a tout l’air de constituer l’envers d’un
internalisme lui-même radicalisé, la « pensée du dehors » une « pensée du
dedans » qui s’est retournée comme un gant, mais qui demeure au fond
tributaire de cette division conceptuelle entre l’intérieur et l’extérieur qu’elle
prétend dépasser. Ce renversement du dedans en dehors, où le dehors
emporte avec lui ce dedans qu’il pose pour ensuite le raturer, paraît
inévitable dès lors que la radicalité du réalisme sartrien se gage sur celle
d’une position adverse rendue disproportionnée. Tel était le prix à payer à se
donner pour ennemi une « philosophie digestive », dehors à la mesure de la
caricature du dedans.
Il était pourtant une autre manière de procéder : non en conservant
l’intentionnalité en se persuadant qu’il est possible de replier toute la relation
sur l’un de ses relata, croyant outrepasser la grammaire même, dualiste, de
l’intentionnalité, mais en mettant fin à la scission entre le sujet et l’objet.
Autrement dit, en déconstruisant le partage, jugé métaphysique, entre le
dedans et le dehors. Une telle piste était offerte, d’une part avec le concept
d’image dans le premier chapitre de Matière et Mémoire d’Henri Bergson,
que Sartre stigmatise dans son article de 1939, et que Bergson avait
pourtant définie comme ce qui est à mi-chemin entre la chose du réaliste
et la représentation de l’idéaliste44, comme ce qui ne peut être compris à
partir de ce qu’elle a précisément pour tâche de neutraliser, à savoir la
dichotomie entre sujet et objet, entre la pensée et le réel. D’autre part,
l’empiriocriticisme d’Avenarius et de Mach, qui propose un concept de
sensation qui ne fasse plus le jeu du dualisme et qui parvient à dépasser le
44. Pour une lecture minutieuse du premier chapitre, voir C. Riquier, « Y a-t-il une réduction
phénoménologique dans Matière et mémoire ? », in F. Worms, Annales bergsoniennes II,
Presses Universitaires de France, coll. » Épiméthée », 2004, p. 261-285.
Le mythe du dehors. Sartre face à la philosophie digestive
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kantisme, i.e. à se débouter du concept transcendantal de Gegebenheit. Plutôt
que de faire le jeu du dedans et du dehors, Mach affirmait, dans L’Analyse
des sensations, qu’il n’y a pas « de dedans, ni de dehors –, pas de sensation à
laquelle correspondrait à l’extérieur un objet différent d’elle »45. Ce renvoi
dos-à-dos du réalisme (avec l’objet indépendant) et de l’idéalisme (avec le
primat du sujet) ne pouvait s’effectuer qu’une fois avoir rompu avec la
trame kantienne. Si Mach refuse de mettre un pied dans ce qu’il appelle,
dans Erkenntnis und Irrtum, « le pays du transcendantal », c’est bien parce
qu’il s’agit de faire droit à l’expérience, et rien qu’à elle, sans y introduire
ce dont elle est dépourvue, i.e. l’a priori, qui ne provient pas de la
sensibilité, mais de cette seconde source qu’est l’entendement. En outre,
l’empiriocriticisme refuse de valider la « révolution copernicienne » qui
consiste à passer de la question de l’objet à celle de la faculté de connaître, à
interroger non l’objet mais le rapport du sujet à l’objet. Cette démarche
régressive vers les conditions de possibilité de l’expérience est pour Mach
inacceptable, si tant est que ces conditions se situent en dehors du cadre de
l’expérience. Bref, l’empirisme de Mach est un empirisme qui intègre le
kantisme comme une donnée avec laquelle il faut composer (de même que
Hume réveille Kant de son sommeil dogmatique, Kant, à son tour, réveille
Mach de son réalisme naïf), mais il est surtout cet empirisme qui a su
dépasser le kantisme plutôt que de s’installer en lui comme dans un cadre
paradigmatique.
C’était du reste ce qu’aurait pu entreprendre Sartre, qui avait été
pourtant marqué par la lecture de Vers le concret, paru en 1932. Dans ce
dernier, Jean Wahl écrivait que c’est « l’honneur de l’École empiriocriticiste souvent traitée d’une façon injuste par ceux qui se réclament du
matérialisme dialectique, et c’est l’honneur de philosophes aussi différents
qu’un James et qu’un Bergson d’une part, qu’un Russell de l’autre, d’avoir
décelé les fausses positions de certains problèmes et dénoncé les pseudoproblèmes »46. Mais la phénoménologie exerçait alors sur son esprit une
influence plus forte encore : Sartre, semble-t-il, croit sur parole Husserl
lorsque celui-ci prétend radicaliser l’empiriocriticisme sous forme de
phénoménologie. Or si l’on doit parler de radicalité, c’est au sens où, comme
on l’a vu, Husserl remplit à la perfection le cahier des charges kantien, ce en
quoi on peut bien s’interroger sur les droits que s’arroge une discipline qui,
du moins à ses origines, est moins un descriptivisme pur qu’une manière de
soumettre le donné au diktat du logos (la phénoméno-logie), quitte à déclarer
par après qu’elle ne veut rien d’autre qu’effectuer un « Zurück zu den Sachen
selbst ». Mais, du point de vue de la neutralité du donné, on peut douter des
proclamations réitérées de Husserl qui loue Mach d’avoir inauguré une
méthode sans l’avoir menée à son point d’accomplissement.
45. E. Mach, L’Analyse des sensations (1886), traduit de l’allemand par F. Eggers et
J.-M. Monnoyer, préface de J.-M. Monnoyer, Nîmes, J. Chambon, 1996, p. 272.
46. J. Wahl, Vers le concret. Études d’histoire de la philosophie contemporaine, avant-propos
par M. Girel, Paris, Vrin, 2004, p. 38-39.
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En somme, nous souhaitions prendre au mot Sartre lorsqu’il fustige
la « philosophie digestive », et il faut en convenir que les choses se sont
révélées être plus complexes qu’elles n’y paraissent. Là où Kant admet
l’empirisme et l’idéalisme dans son criticisme, empruntant au premier la
sensation brute et au second la synthèse catégoriale, Sartre rejette
l’empirisme mais adopte le dispositif kantien de la chose en soi et du
transcendantal, rejetant comme ennemi ce qui seul avait véritablement
rompu avec le kantisme sous la forme de ce que William James avait
appelé, dans son écrit posthume de 1912, un « empirisme radical ». De toute
évidence le horla du dedans poursuit son dehors comme son ombre. La
« digestion », que Sartre attaquait dans son article de 1939, se retrouve
en 1943 sous la forme d’un « schéma » qui structure le rapport entre la
conscience et le monde. Là où la créature, dans sa déficience ontologique,
aspire à retrouver la plénitude d’être du créateur, de façon similaire, mais
par une inversion du dedans divin en dehors ontologique, le pour-soi est
travaillé par une faim ontologique, condamnée à rester insatisfaite : faute
d’être quoi que ce soit, parce qu’il est carence, béance, le pour-soi figure ce
trou malheureux et affamé qui voudrait rejoindre, sans espoir possible, l’ensoi, réaliser la synthèse impossible du pour-soi avec un en-soi indigeste,
autrement dit être sur le mode de ce qu’il n’est pas. En outre le sujet n’existe
plus à part du monde, mais il refuse tout en même temps d’y entrer, ce
qu’illustre la dichotomie entre le champ transcendantal anonyme (un sujet
d’autant plus fort qu’il ne dit plus « Je ») et l’ego intramondain, qui se voit
reportée dans L’Être et le Néant sur celle entre le « néant » de la conscience
et le « moi » de la mauvaise foi.
Cette « pensée du dehors », qui met ainsi au dehors un sujet transfiguré
qui ne peut plus se penser sur le mode cartésien du « je pense », qui est horsmonde tout en étant corrélé à ce monde, bref une pensée de la conscience
déboutée de l’égologie cartésiano-husserlienne, a ainsi tout l’air, dans ce
maintien d’un sujet méta-empirique (et qui ne joue plus le rôle d’agent
de synthèse), d’un internalisme non surmonté. On peut bien s’interroger
en retour sur une époque où nous croyons nous être débarrassés de la
métaphysique et sur le sens d’une condamnation quasi-unanime et
consensuelle, qui ne fait plus question alors qu’elle était motivée, chez Kant,
par un état de crise de la philosophie. Le pathos qui entoure le dit « mythe »
de l’intériorité s’est renversé en une dramaturgie de l’extériorité à outrance,
sans qu’on se demande si, au fond, l’externalisme n’est pas en réalité
l’envers d’un internalisme oublieux de soi, le dehors un dedans retourné
comme un gant.
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Le primat de la perception
dans le concept d’hallucination
Mathieu F REREJOUAN
Introduction
Si la philosophie de la perception contemporaine (notamment de
tradition analytique) s’intéresse au concept d’hallucination, c’est seulement
dans la mesure où ce dernier nous dit quelque chose de la perception.
Ainsi, lorsque le philosophe invoque l’hallucination, c’est avant tout
parce que, étant à la fois indifférenciable de la perception et indépendante
de tout objet externe, elle semble mettre en question la transparence et la
réalité de notre expérience perceptive. En d’autres termes, le concept
d’hallucination sert principalement à mettre en lumière l’inconsistance
du réalisme naïf1 qui échouerait à rendre compte du fait que ce que
nous percevons peut se révéler n’être qu’une image produite par notre
esprit. C’est notamment en réaction à cette menace qu’est née, au sein
du réalisme naïf, la théorie dite « disjonctiviste »2. Cette dernière s’oppose
1. Nous entendons par « réalisme naïf » la théorie d’après laquelle toute expérience véridique
« apparaît au sujet comme ayant certaines propriétés parce que le sujet perçoit ces
propriétés » (H. Logue, « What should the naïve realist say about total hallucinations ? »,
Philosophical Perspectives, 26, (2012), p. 173) ou, pour dire les choses autrement, la théorie
d’après laquelle ce qui est perçu n’est rien d’autre que l’objet lui-même et ses propriétés.
2. La théorie disjonctiviste est traditionnellement attribuée à Hinton qui, en 1973 dans
Experiences, oppose à la thèse d’un élément commun entre perception et illusion la possibilité
d’une analyse disjonctive. Selon Byrne et Logue (A. Byrne & H. Logue, « Either/Or », in
Disjunctivism: Perception, Action, Knowledge, A. Haddock & F. Macpherson (éds.), Oxford,
Oxford University Press, 2008) on peut distinguer, à la suite de Hinton, un disjonctivisme
épistémologique et un disjonctivisme métaphysique. L’approche épistémologique se trouve
notamment chez McDowell (J. McDowell, « Criteria, Defeasibility, and Knowledge », in
Disjunctivism, contemporary readings, A. Byrne & H. Logue, Cambridge, MIT Press, 2009),
qui aborde la question des rapports entre hallucination (ou illusion) et perception à partir de ce
que le sujet « sait » ou « croit savoir », c’est-à-dire sans se prononcer sur la nature des états
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
au « conjonctivisme »3 en soulignant le fait qu’on ne saurait soutenir qu’il
existe des éléments communs entre l’expérience perceptive et hallucinatoire
sous prétexte qu’elles ne peuvent être différenciées l’une de l’autre. En effet,
pour toute proposition portant sur une expérience perceptive du type « il me
semble voir x », il est possible de proposer une analyse disjonctive qui, en
posant qu’il s’agit soit d’une perception véridique soit d’une hallucination,
évite la conclusion d’après laquelle l’expérience perceptive et l’expérience
hallucinatoire sont des états mentaux de même nature.
Toutefois, ce qui nous intéresse ici ne sont pas tant les arguments qui
ont été avancés de part et d’autre, que les présupposés qui permettent à
ce débat d’exister. En effet, on notera que conjonctivistes et disjonctivistes
ont en commun un seul et même concept d’hallucination, puisque dans
un cas comme dans l’autre l’expérience hallucinatoire est considérée comme
ne pouvant être différenciée d’une expérience perceptive véridique. Or ce
consensus a de quoi surprendre dans la mesure où cette identité entre
hallucination et perception, loin d’être évidente, s’est trouvée au cœur d’une
question qui a traversé toute l’histoire de la psychopathologie, à savoir
ce que peut signifier être une « hallucination véritable »4. Ainsi, dès
l’introduction du concept d’hallucination au début du XIXème siècle, les
psychiatres se sont demandé de manière récurrente par quels critères il serait
pertinent de différencier les « vraies » hallucinations, c’est-à-dire celles
qui ont véritablement l’air de perceptions, des « fausses » hallucinations,
mentaux. L’approche métaphysique est avant tout représentée par Martin (M.G.F. Martin,
« On being alienated », in Perceptual Experience, T.S. Gendler & J. Hawthorne (éds.),
Oxford, Oxford University Press, 2006) et consiste à nier l’existence d’éléments communs
entre le « bon » et le « mauvais » cas, de sorte que perception et hallucination constituent des
états mentaux absolument distincts.
3. Le conjonctivisme désigne la théorie philosophique selon laquelle on peut déduire de
l’indifférenciabilité entre hallucination et perception l’existence d’éléments communs à ces
états. Toutefois, comme cela a été noté par J. Benoist dans Le Bruit du Sensible, l’analyse
conjonctive d’une expérience étant un non-sens (un état ne pouvant être une perception et une
hallucination), le « conjonctivisme » n’est pas tant une position philosophique qu’un terme
utilisé par le disjonctiviste pour désigner toute théorie qui admet la possibilité d’éléments
communs à la perception et l’hallucination. De fait, comme nous le verrons, si la théorie
d’une identité de nature entre hallucination et perception repose sur certaines confusions
conceptuelles, ces dernières n’ont pas été dissipées mais au contraire renforcées par le
disjonctivisme.
4. L’hallucination véritable dont il est question ici renvoie aux hallucinations dont l’apparence
est considérée comme authentiquement perceptive. Il ne sera donc pas question des
hallucinations véritables au sens épistémique du terme, c’est-à-dire qui correspondent
indirectement à des objets externes réels, comme c’est le cas des hallucinations dites
« télépathiques » des psychistes (voir à ce propos P. Le Maléfan, « L’hallucination
télépathique ou véridique dans la psychopathologie de la fin du XIXème siècle et du début du
XXème siècle », L’évolution psychiatrique, 73, (2008), p. 15-39) ou des « hallucinations
véridiques » que l’on trouve dans certaines expériences de pensée en philosophie où
l’expérience sensorielle correspond par accident à l’objet externe tout en ayant pour cause une
activité spontanée du cerveau (voir à ce propos D. Lewis, « Veridical hallucination and
prosthetic vision », in Vision and Mind: Selected Readings in the Philosophy of Perception,
A. Noë & E. Thompson (éds.), Cambridge, The MIT Press, 2002).
Le primat de la perception dans le concept d’hallucination
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qui ressemblent à la perception sans jamais se confondre avec elle. Si la
plupart d’entre eux s’accordent sur le fait que l’hallucination véritable se
reconnait à ce qu’elle est identique à une perception, les opinions divergent
toutefois en ce qui concerne le contenu de la « fausse hallucination »,
laquelle change continuellement de nom (« hallucination psychique »,
« pseudohallucination », « hallucinose », etc.) et de visage.
Le cœur de notre propos sera de montrer que l’indétermination du
concept de « fausse hallucination » s’explique par celui de « perception »,
l’hallucination véritable n’étant finalement rien d’autre que le reflet de ce
que chaque psychiatre appelle « percevoir ». Or le fait que le concept
d’hallucination soit toujours dérivé d’une conception déterminée de la
perception remet en question, selon nous, l’usage que prétend en faire la
philosophie. On peut en effet se demander comment il est possible de passer
du concept psychopathologique d’hallucination, dont le contenu est dérivé
du sens que nous donnons à la perception, au concept philosophique
d’hallucination, où c’est cette dernière qui semble déterminer ce que signifie
percevoir. Notre hypothèse sera que, loin de pouvoir rendre compte de cette
inversion, le concept d’hallucination dans la philosophie de la perception
contemporaine part toujours d’une certaine conception de la perception et,
par suite, présuppose ce qu’il est censé démontrer.
1. L’hallucination véritable dans l’histoire de la psychopathologie
1.1. L’hallucination psychique
Pour comprendre la logique à l’œuvre dans la distinction entre vraie
et fausse hallucination en psychopathologie, puis en philosophie, il est
nécessaire de revenir aux origines du concept d’hallucination. Ce dernier,
longtemps cantonné à un emploi marginal au sein de la médecine somatique,
ne commence à préoccuper aliénistes et philosophes qu’à partir de 1817,
date à laquelle Esquirol lui consacre un article dans le Dictionnaire des
sciences médicales de Panckoucke. L’auteur présente alors l’hallucination
comme l’état propre à « un homme en délire qui a la conviction intime
d’une sensation actuellement perçue, alors que nul objet extérieur propre à
exciter cette sensation n’est à portée de ses sens »5. L’ambiguïté de cette
définition, qui peut signifier soit que l’halluciné a une sensation fausse qu’il
croit réelle soit qu’il croit à tort avoir une sensation, se trouve au cœur
des débats entre aliénistes. Jules Baillarger joue alors un rôle crucial en
suggérant que l’origine du problème vient avant tout du fait que ses
contemporains ont « confondu sous le nom commun d’hallucination
5. E. Esquirol, « Hallucination », in Dictionnaire des sciences médicales, Panckoucke (éd.),
1817, vol. 20, p. 1.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
plusieurs phénomènes distincts, quoique semblables en apparence »6. Pour
mettre fin à cette confusion il propose donc de distinguer l’hallucination
véritable, dont le contenu est bien celui d’une perception, des fausses
hallucinations, qui s’en écartent. En effet, selon Baillarger, une erreur
fréquente du médecin aliéniste est de croire que le patient qui dit entendre
des voix se réfère nécessairement à une expérience auditive, alors qu’une
analyse attentive du discours de certains d’entre eux montre qu’ils
n’entendent pas toujours au sens perceptif du terme :
« Il en est, en effet, qui, comme ils le disent eux-mêmes, n’éprouvent rien
qui ressemble à une sensation auditive, ils entendent la pensée. Le phénomène
chez eux n’a rien de sensoriel. La voix qui leur parle est une voix secrète,
intérieure, et tout-à-fait différente de celle qu’on perçoit par les oreilles »7.
Cette observation de Baillarger, dont la pertinence est encore reconnue
aujourd’hui, lui permet de mettre en évidence le caractère trompeur du
discours des malades. Certes, ces derniers disent « entendre des voix », mais
s’ils emploient le terme de « voix » c’est simplement « faute d’un autre qui
rend mieux ce qu’ils éprouvent »8. Leur expérience ne comporte, en réalité,
rien de sensoriel et par suite doit être distinguée des autres hallucinations.
C’est pour mettre fin à cette confusion que Baillarger proposera alors de
diviser l’hallucination en « psychique » et « psycho-sensorielle » :
« Je crois qu’il y a lieu d’admettre deux sortes d’hallucinations, les unes
complètes, composées de deux éléments et qui sont le résultat de la double
action de l’imagination et des organes des sens : ce sont les hallucinations
psycho-sensorielles ; les autres, dues seulement à l’exercice involontaire de la
mémoire et de l’imagination, sont tout à fait étrangères aux organes des sens,
elles manquent de l’élément sensoriel, et sont par cela même incomplètes : ce
sont les hallucinations psychiques »9.
On notera d’emblée que l’expérience hallucinatoire s’opposant à
l’hallucination psychique n’est pas caractérisée comme simplement
« sensorielle », comme on pourrait l’attendre, mais comme « psychosensorielle ». Cet ajout d’un élément psychologique à un élément sensoriel
vient d’abord du fait qu’il est nécessaire, selon Baillarger, de faire dériver
l’hallucination de l’imagination et de la pensée du sujet si l’on veut rendre
compte des « rapports de l’hallucination et des idées dominantes des
malades »10. Néanmoins une autre raison plus fondamentale nous semble
commander cette définition, à savoir la volonté non seulement de distinguer
6. J. Baillarger, De l’influence de l’état intermédiaire à la veille et au sommeil sur la
production et la marche des hallucinations, Paris, J.-B. Baillière, 1846, p. 275.
7. Ibid., p. 368.
8. Ibid., p. 409.
9. Ibid., p. 309, nous soulignons.
10. Ibid., p. 467.
Le primat de la perception dans le concept d’hallucination
35/193
mais aussi de hiérarchiser. En effet, tandis que l’hallucination psychosensorielle est « complète », l’hallucination psychique se caractérise par une
incomplétude essentielle qui la disqualifie en tant que telle. Cette illégitimité
de l’hallucination psychique apparaîtra de manière encore plus claire chez
Michéa qui note que de telles expériences doivent porter « le nom de fausse
hallucination, et non pas d’hallucination psychique ou intellectuelle, comme
la nomme très improprement M. Baillarger »11. Le reproche qu’adresse
ici Michéa à Baillarger vise avant tout le fait que le terme d’« hallucination
psychique » peut laisser croire au lecteur qu’il s’agit encore d’une
hallucination. C’est pourquoi il lui préfère celui de « fausse hallucination »
qui souligne clairement le fait que ces voix entendues seulement en pensée
n’ont que l’apparence des « vraies hallucinations ». Cependant, en corrigeant
ainsi la manière dont Baillarger nomme ces « voix intérieures » Michéa ne
fait que prolonger son projet initial qui est de différencier et hiérarchiser
ce que l’on nomme habituellement « hallucination ».
La fausseté de ces expériences pose alors la question de savoir au nom
de quelle norme de vérité elles sont jugées telles. Cette dernière apparaît
clairement dans la définition que donne Baillarger des hallucinations
psychiques à la fin de son mémoire. Il s’agit en effet, selon lui, de
« perceptions purement intellectuelles, ayant leur point de départ dans
l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination, et qui sont souvent
assimilées à tort par les malades aux perceptions sensorielles »12. Ce que
met en évidence cette définition c’est que ces « perceptions purement
intellectuelles » ne sont nommées « hallucinations » que dans la mesure
où le malade fait parfois l’erreur de les assimiler à des « perceptions
sensorielles ». Par suite, c’est avant tout la sensorialité qui constitue le
critère décisif permettant de différencier vraie et fausse hallucination. On
pourrait alors objecter que si le malade « assimile » son expérience à une
perception sensorielle, c’est bien parce que ces dernières ont des propriétés
en commun, de sorte que ce critère de différenciation serait relativement
flexible. Cependant, selon Baillarger, le malade ne se trompe pas tant sur la
nature de son expérience que sur les termes qu’il emploie pour la décrire. En
effet, le malade confronté à des hallucinations psychiques se trouve face à
une expérience qui n’a rien de commun avec l’expérience quotidienne des
sujets sains, de sorte qu’il ne saurait trouver les mots adéquats pour en
rendre compte. Baillarger observe alors que pour surmonter cette difficulté,
certains vont recourir à des principes occultes comme le magnétisme, la
possession d’un sixième sens ou encore la capacité de dialoguer avec les
esprits. Mais pour la plupart des malades, « il est bien plus simple de rester
dans la règle commune en soutenant qu’on entend des voix extérieures et en
tout semblables aux voix ordinaires »13. L’origine de l’erreur se trouve donc
dans l’incapacité du malade à trouver les mots pour décrire son expérience,
11. C.-F. Michéa, Du délire des sensations, Paris, Labé, 1851, p. 113.
12. Op. cit, p. 471, nous soulignons.
13. Ibid, p. 410.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
laquelle le mène à chercher ceux-ci dans le vocabulaire de la perception,
dont le médecin fera à tort une interprétation littérale. Toutefois, il ne saurait
y avoir de confusion au niveau du contenu même de l’expérience. Ainsi,
tandis que l’hallucination psycho-sensorielle est réellement indifférenciable
d’une perception sensorielle, l’hallucination psychique ne se confond avec
cette dernière que dans le discours du patient et dans l’esprit du médecin.
1.2. La pseudohallucination
Jusqu’ici le concept d’hallucination véritable en psychopathologie peut
sembler en parfaite cohérence avec le concept philosophique d’hallucination,
l’un comme l’autre étant pensés comme indifférenciables d’une perception.
Mais, justement, la division entre hallucination psychique et psychosensorielle introduite par Baillarger va être de plus en plus critiquée à partir
de la seconde moitié du XIXème siècle, notamment par Victor Kandinsky qui
propose, dès son article de 188414, une nouvelle manière de distinguer fausse
hallucination et hallucination véritable. En effet, selon ce dernier ce que
Baillarger décrit comme étant des « voix intérieures » ressemble davantage
ce que l’on nomme alors de la « pensée forcée », c’est-à-dire ces pensées que
le malade a le sentiment de subir indépendamment de sa volonté. Or, selon
Kandinsky, les patients ne se réfèrent pas à ces expériences comme relevant
de « l’audition » mais plutôt comme relevant du « mental »15. Par suite, les
phénomènes intellectuels que décrit Baillarger ne sauraient être nommés
« hallucinations psychiques », ni même « fausses hallucinations », dans la
mesure où même le discours du patient ne peut nous amener à les confondre
avec des hallucinations. C’est pourquoi, si une frontière entre vraie et fausse
hallucination doit être introduite, selon Kandinsky, il est nécessaire de
la tracer au sein même du concept d’hallucination psycho-sensorielle. Et,
de fait, ce dernier soutiendra qu’il existe certains cas où ce que l’halluciné
éprouve est bien une sensation sans objet, sans être pour autant une
« hallucination authentique ». Le psychiatre russe propose alors de donner
à cette nouvelle sous-catégorie le nom de « pseudohallucination » :
« J’entends par [pseudohallucination] les cas où se présentent à la
conscience (…) des images, très vives et extrêmement précises d’un point de
vue sensoriel (…), qui cependant se différencient très nettement, pour la
conscience réceptrice elle-même, des images véritablement hallucinatoires en
ce qu’elles n’ont pas le caractère de réalité objective propre à ces dernières,
qu’elles sont au contraire immédiatement reconnues comme quelque chose de
subjectif »16.
14. V. Kandinsky, « Kritische und Klinische Betrachtungen in Gebiete der
Sinnestäuschungen », Centralblatt für Nervenheilkunde, Psychiatrie und gerichtliche
Psychopathologie, 7, (1884), p. 481-485.
15. V. Kandinsky, Sur les pseudo-hallucinations, trad. A. Maufras Du Chatellier, Paris,
l’Harmattan, 2013, p. 113.
16. Ibid., p. 60.
Le primat de la perception dans le concept d’hallucination
37/193
Avant d’entrer dans l’analyse de cette description de l’expérience
pseudohallucinatoire, il est important de noter à quel point elle s’écarte du
critère de différenciation avancé par Baillarger. En effet, il s’agit d’images
qui (comme l’hallucination psycho-sensorielle) présentent une sensorialité
aussi « vive » et « précise » que celle d’une perception mais qui restent
néanmoins subjectives et qualitativement distinctes des hallucinations
véritables. En tant que telle, la pseudohallucination est une expérience qui ne
peut être pensée dans le cadre théorique posé par Baillarger, où l’expérience
du sujet se trouvait nécessairement soit du côté de la perception sensorielle
soit du côté de l’intellect. Ce qui fait ainsi l’originalité de Kandinsky, c’est
l’introduction d’un nouveau critère de différenciation, à savoir ce qu’il
nomme le « caractère de réalité objective » qui est le seul en mesure de
distinguer « l’hallucination authentique » de la « pseudohallucination ».
Ce critère de « réalité objective » a fait l’objet de nombreux
malentendus dans la mesure où, sorti de son contexte, il apparaît comme
relativement vague et ambigu. Ainsi, une erreur commune est de l’interpréter
comme désignant le jugement de réalité porté par le sujet sur son
hallucination. Cette confusion se trouve notamment chez Kurt Goldstein qui,
dans son article de 1908, Zur Theorie Der Hallucination, présente comme
faisant partie des « pseudohallucinations » toute expérience hallucinatoire
que le sujet est capable de juger irréelle. Or, comme le remarquera
Karl Jaspers en 1911 dans Zur Analyse der Trugwahrnehmungen, cette
interprétation repose sur un contresens fondamental, car le jugement
de réalité n’est simplement pas pertinent lorsqu’il est question de
l’hallucination. En effet, selon Jaspers, les hallucinations « se présentent
à la conscience et non au jugement ou à l’intellect », de sorte que le
caractère d’objectivité est « donné » et non « dérivé d’autres aspects de la
conscience »17. Autrement dit, l’objectivité est une propriété phénoménale
intrinsèque à l’expérience de sorte qu’elle ne saurait dépendre du jugement
de réalité qui est relatif au sujet et au contexte. De ce fait, le sujet peut
juger une hallucination authentique irréelle s’il a conservé ses capacités
intellectuelles et est capable de conclure, par raisonnement, que ce qu’il voit
ne peut pas être une perception. Inversement, il n’est pas exclu qu’une
pseudohallucination soit jugée réelle malgré son apparence subjective si
le sujet est délirant.
Mais si nous savons maintenant que l’objectivité est une propriété
phénoménale de l’hallucination authentique, nous ne savons pas davantage
ce qu’elle est. Dans un chapitre consacré aux pseudohallucinations visuelles,
Kandinsky propose une nouvelle distinction qui éclaire son propos :
« Les pseudohallucinations visuelles appartiennent aussi à l’espace
subjectif et ont un champ visuel identique à celui des images mémorielles, mais
17. Cité dans C. Walker, « Form and content in Jaspers’ psychopathology », in One century
of Karl Jaspers’ general psychopathology, G. Stanghellini, T. Fuchs (éds.), Oxford, Oxford
University Press, 2013, p. 192.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
ce sont des images qui surgissent spontanément, qui sont très précises, très
vives, très achevées d’un point de vue sensoriel (...) Les images visuelles
hallucinatoires de la conscience non affaiblie appartiennent à l’espace objectif ;
la perception sensorielle subjective se produit ici “avec et en même temps” (…)
que les perceptions objectives et possède une valeur identique à celles-ci »18.
Ce qui apparaît ici, c’est avant tout que le caractère d’objectivité propre
à l’hallucination authentique n’est rien d’autre que le fait d’appartenir à
« l’espace objectif », caractéristique propre aux perceptions véridiques. Au
contraire, les pseudohallucinations, bien que sensorielles et spontanées,
appartiennent à un espace « subjectif » qui n’est rien d’autre que l’espace où
se déploient les images de la mémoire. Ce qui fait alors l’étrangeté des
pseudohallucinations, c’est justement le fait qu’elles soient simultanément
sur le plan des images, par leur subjectivité, et des perceptions, par
leur sensorialité. Ainsi, à partir d’un exemple récurrent dans son œuvre,
Kandinsky explique que si nous faisons l’expérience pseudohallucinatoire
visuelle d’un « hussard », ce dernier apparaît « devant le sujet qui voit
intérieurement, tout comme lors d’un effort volontaire d’imagination »19, et
de ce fait n’apparaît pas au sein de l’espace objectif des perceptions mais
dans un espace subjectif distinct de ce dernier. Cependant, le hussard
pseudohalluciné est aussi perçu « d’emblée dans ses moindres détails »20, de
sorte que nous verrons non seulement le shako rouge vif de ce dernier, mais
aussi la cocarde se trouvant sur le shako, les traits de son visage et ainsi de
suite. Ainsi, malgré sa sensorialité, l’image pseudohallucinatoire reste une
image subjective distincte de nos perceptions objectives, et ne peut être
considérée comme une hallucination authentique.
On pourrait alors être enclin à comprendre cette appartenance à l’espace
objectif comme quelque chose qui viendrait s’ajouter à la sensorialité de
l’image pseudohallucinatoire. Ainsi, Kandinsky ne ferait que compléter la
définition de Baillarger, en précisant qu’une hallucination est véritable dès
lors qu’elle se présente comme indifférenciable d’une perception sensorielle
et comme objective. Cependant, inscrire Kandinsky dans la continuité
de Baillarger revient à mal comprendre le projet de ce dernier pour qui
« l’objectivité » doit être une caractéristique non seulement nécessaire
mais suffisante de l’hallucination authentique. Cet aspect de sa pensée
apparaît clairement dans le chapitre final de son ouvrage où il critique le
psychologue Wilhelm Wundt et le psychiatre Louis-Francisque Lélut pour
avoir défendu « l’idée que l’hallucination ne serait rien de plus qu’une image
très intense issue de la mémoire ou de l’imagination »21. Cette conception est
inacceptable, selon Kandinsky, car non seulement le fait de conférer la
sensorialité à l’image n’en fait pas une perception, mais il est même possible
18. Op. cit, p. 90, nous soulignons.
19. Ibid., p. 95.
20. Idem.
21. Ibid., p. 187.
Le primat de la perception dans le concept d’hallucination
39/193
de concevoir la perception sans la vivacité sensorielle. Pour justifier cette
affirmation au premier abord surprenante, Kandinsky prend l’exemple d’un
dispositif de prestidigitation fréquemment utilisé dans les théâtres de son
époque. Ce dernier consiste à placer sur scène une vitre inclinée de manière
à ce qu’elle projette devant elle le reflet de l’associé du prestidigitateur, qui
reste pendant ce temps à l’abri des regards du public. Ce reflet, avec lequel
le prestidigitateur fait mine d’interagir, apparaît alors au spectateur comme
une image pâle et transparente de l’associé qui a ainsi l’apparence d’un
« fantôme ». Or, selon Kandinsky, « le fantôme pâle aura, pour la perception
des spectateurs, absolument le même caractère d’objectivité que l’image du
prestidigitateur lui-même »22 de sorte que « l’énorme différence de vivacité
et en précision des deux perceptions visuelles n’empêche pas les deux
images d’être objectives au même degré »23. Par suite, pour qu’une image
hallucinatoire ait l’apparence d’une perception il n’est pas nécessaire
qu’elle soit sensorielle, il faut et il suffit qu’elle fasse partie de l’espace
objectif. Inversement, peu importe la vivacité et le détail d’une image
pseudohallucinatoire sensorielle, celle-ci ne pourra jamais se faire passer
pour une perception véridique.
En substituant ainsi le critère de l’objectivité à celui de la sensorialité
Kandinsky ne se contente donc pas de préciser la distinction introduite par
Baillarger entre fausse et véritable hallucination, il en change entièrement
le sens. Et pourtant ce dernier semble partager la même conception de
l’hallucination véritable, à savoir celle d’une expérience indifférenciable
d’une perception et pourtant sans objet externe. En effet, l’hallucination
authentique pour Kandinsky désigne d’abord et avant tout les « états de
conscience qui sont ou bien tout à fait équivalents à des perceptions
sensorielles objectives normales ou bien, en l’absence de celles-ci,
susceptibles de se substituer à elles »24. Ainsi, l’un comme l’autre conçoit
l’hallucination véritable comme indifférenciable de la perception tout en
proposant des descriptions radicalement différentes de cette dernière.
Cependant, le fait que Kandinsky puisse changer les critères de
différenciation entre vraie et fausse hallucination, sans altérer la définition
originelle de l’hallucination, n’a rien d’étonnant dès lors qu’on s’autorise à
redéfinir la perception en termes d’objectivité plutôt que de sensorialité.
Ainsi, on observe déjà à travers cette évolution comment le concept
d’hallucination véritable semble avant tout varier en fonction de ce que
le psychiatre entend par perception. Mais on ne peut prendre la mesure
de cette corrélation entre hallucination et perception, et son impact sur la
philosophie, qu’en se tournant vers une nouvelle différenciation opposant
cette fois hallucination véritable et hallucinose.
22. Ibid., p. 191.
23. Idem.
24. Ibid., p. 186, nous soulignons.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
1.3. L’hallucinose
À la suite de l’hallucination psychique et de la pseudohallucination, une
nouvelle sous-catégorie apparaît au début du XXe siècle : « l’hallucinose ».
Ce concept, introduit par Henri Claude et Henri Ey, va marquer durablement
l’école de psychopathologie française dans la mesure où il implique de
remettre en cause toutes les descriptions précédentes. Ce nouveau
changement de paradigme, proposé pour la première fois dans un article
coécrit par Claude et Ey en 1932 – Hallucinose et hallucination, les théories
neurologiques des phénomènes psycho-sensoriels – se présente d’abord
comme un retour aux sources, c’est-à-dire à la définition esquirolienne de
l’hallucination. En effet, comme le rappellent ces derniers, pour Esquirol
l’état d’hallucination est la « conviction intime d’une sensation actuellement
perçue »25. Or, comme nous l’avons vu, un des sens possibles de cette
définition est que le sujet « croit » en l’existence de ce qu’il dit percevoir
sans nécessairement en faire l’expérience sensorielle. Ainsi, « nous
conformant à la vraie définition primitive de l’hallucination qui en fait une
croyance dans la réalité d’un objet qui n’existe pas », expliquent Claude
et Ey, « pour nous la « perception sans objet » », implique l’attribution d’un
caractère de réalité à un objet entièrement fictif »26. C’est en cohérence avec
cette définition que Claude et Ey peuvent alors présenter l’hallucinose
comme toute expérience se caractérisant par « la présence dans le champ de
la conscience d’une sensation ou d’une forme »27 mais » à laquelle le sujet
n’ajoute pas foi »28. De même que pour Kandinsky l’objectivité était un
critère nécessaire et suffisant de la différence entre hallucination authentique
et pseudohallucination, de même la croyance en la réalité de l’objet va
suffire à distinguer l’hallucination véritable de l’hallucinose.
Cependant, le sens profond de ce retour aux origines ne peut apparaître
dans les limites de l’article de 1932, de sorte qu’il est nécessaire de se
tourner vers l’analyse approfondie qu’en fera Ey en 1973 dans son Traité des
hallucinations. Dans le chapitre consacré à l’histoire des hallucinations, ce
dernier affirme que pour Esquirol « les concepts d’Hallucination, de délire,
de psychique et de cérébral étaient synonymes »29, de sorte qu’en définissant
l’état d’hallucination comme un état de « conviction intime », il ne faisait
rien d’autre que le rapporter à un état de « délire ». Mais, selon Ey, ce lien
de l’hallucination au délire va être peu à peu oublié par les cliniciens de
l’époque (notamment Baillarger) qui, sous « l’empire des schèmes
sensationnistes » de la philosophie ambiante, ont conçu l’hallucination
25. Op. cit, p. 1.
26. H. Claude, H. Ey, « Hallucinose et hallucination. Les théories neurologiques des
phénomènes psychosensoriels », Encéphale, XXVII, 7, (1932), p. 576.
27. Ibid., p. 577.
28. Idem.
29. H. Ey, Traité des hallucinations, Paris, Masson et Cie, 1973, p. 81.
Le primat de la perception dans le concept d’hallucination
41/193
comme un « phénomène primitivement sensoriel »30. Si cette interprétation
presque intellectualiste de la théorie esquirolienne de l’hallucination
nous paraît historiquement contestable31, elle est cependant révélatrice du
principe qui guide la pensée d’Ey. En effet, ce qui permet de différencier
hallucination véritable et hallucinose, c’est avant tout la notion de délire et
non celle de sensation contrairement à ce qu’ont pu croire ses prédécesseurs.
Ainsi, la thèse fondamentale d’Ey, dans le Traité des hallucinations, sera
que tout état hallucinatoire véritable surgit sur fond de délire et n’est jamais,
en tant que tel, premier. Mais cette thèse était déjà présente dans l’article
de 1932 de Claude et Ey, dont l’objectif principal est de démontrer que « la
conviction intime de percevoir un objet absent exige un trouble important
de l’activité psychique »32, c’est-à-dire est nécessairement précédée d’un
état délirant.
On peut alors se demander si ce nouveau concept d’hallucination
véritable est toujours pensé en relation avec la perception. En effet, nous
avions vu que si Baillarger et Kandinsky étaient en désaccord sur ce qui
constitue une fausse hallucination, ils s’accordent néanmoins à reconnaître
qu’une hallucination se reconnaît au fait qu’elle est identique à une
perception. De ce point de vue, il semblerait bien que Claude et Ey, en se
référant au délire, rompent le lien entre hallucination et perception afin de
mettre la croyance au premier plan. En réalité, une telle perspective n’est pas
envisageable car, comme ceux-ci le rappellent à de nombreuses reprises,
l’hallucination est et reste pour eux une « perception sans objet ». On
pourrait alors être tenté de voir là une contradiction, la perception et la
croyance ne pouvant définir simultanément l’hallucination véritable. Pour
lever cette opposition, il est nécessaire de comprendre ce que « percevoir »
signifie pour Claude et Ey. Or si on ne trouve aucune définition de la
perception dans l’article en question, Ey y consacrera cependant un
deuxième article, quelques mois plus tard, intitulé « La croyance de
l’halluciné ». Critiquant le concept sensualiste de l’hallucination soutenue
30. Ibid., p. 82.
31. En effet, si pour Esquirol comme pour Ey l’hallucination est bien indissociable du
« délire », il n’en reste pas moins que pour ce dernier « un homme est en délire lorsque
ses sensations ne sont point en rapport avec les objets extérieurs, lorsque ses idées ne sont
point en rapport avec ses sensations » de sorte que « les hallucinations sont la cause la
plus fréquente du délire » (E. Esquirol, « Délire », in Dictionnaire des sciences médicales,
Panckoucke (éd.), 1814, vol. 8, p. 251). De ce fait, Esquirol semble d’une part associer
l’hallucination à la sensation (ce qui exclut la possibilité d’une hallucination purement
intellectuelle) et d’autre part concevoir cette dernière comme une cause du délire c’est-à-dire
comme étant logiquement indépendante de ce dernier. Par suite il semble difficile de faire du
médecin aliéniste un précurseur d’une conception intellectualiste de l’hallucination. On notera
cependant qu’il existe un écart, voire des tensions, entre la manière dont Esquirol explique la
relation entre délire et hallucination dans son article de 1814 puis dans celui de 1817, de sorte
que l’on peut considérer que l’auteur oscille parfois entre une conception intellectuelle
et sensorielle de l’hallucination.
32. Op. cit, p. 615.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
par le psychiatre Pierre Quercy, Ey remarque très justement que « qu’on le
veuille ou non, poser le problème de l’hallucination, c’est, du même coup,
formuler une opinion sur le mécanisme de la perception »33, et, par suite,
souligne l’importance de définir au préalable ce que signifie percevoir. Il
propose alors de préciser ce qu’il entend par perception en opposant celle-ci
à la sensation :
« Nous éprouvons une sensation et nous percevons des objets. Éprouver
une sensation, c’est avoir conscience d’une impression sonore, olfactive,
douloureuse, chaude, froide, etc. Une sensation est une affection. Percevoir,
c’est attribuer les impressions sensorielles à un objet, c’est le situer dans la
réalité objective (…) Percevoir sans objet, c’est donc intégrer dans la réalité
quelque objet qui n’en vient pas »34.
Cette conceptualisation de la perception nous permet alors de
comprendre comment l’hallucination délirante, pour Claude et Ey, n’a de
sens qu’à travers leur référence à la perception. Tout d’abord la sensation est
conçue comme une « affection », c’est-à-dire comme ce qui est éprouvé
subjectivement par le sujet et qui par suite ne possède pas de réalité propre.
Au contraire, la perception ne place pas le sujet dans un état de réceptivité,
mais est un acte qui consiste à « attribuer les impressions sensorielles à un
objet » c’est-à-dire à leur conférer une forme d’objectivité. Cependant, cette
objectivité ne doit pas être confondue avec celle décrite par Kandinsky. En
effet, comme l’a montré Jaspers, l’objectivité chez Kandinsky est une
propriété phénoménale de la perception, indépendante du jugement de réalité
porté par le sujet sur celle-ci. En revanche, pour Ey, si l’objectivité de
l’hallucination ne relève pas du simple jugement, elle n’est pas davantage
une dimension phénoménale de la perception, mais appartient plutôt à la
dimension active et cognitive de la perception qui consiste à « situer dans la
réalité objective »35 l’objet visé. En ce sens, Ey introduit bien un nouveau
critère, qui n’est ni celui de la sensorialité, ni celui de l’objectivité, mais
celui de la « réalité » de l’hallucination, au sens où elle est posée comme
réelle par la croyance du sujet.
De ce fait, une hallucination sera véritable ou fausse selon qu’elle
implique cette croyance ou non. Si le sujet est affecté par une sensation,
comme dans l’hallucination psycho-sensorielle de Baillarger, et que cette
sensation lui apparaît au sein de l’espace objectif, comme dans
l’hallucination authentique de Kandinsky, mais qu’il n’attribue pas cette
sensation à un objet réel, alors il ne s’agit pas à proprement parler d’une
hallucination véritable. Ainsi, de nombreux cas que leurs prédécesseurs
33. H. Ey, « La croyance de l’halluciné (à propos des études de M. QUERCY sur
l’hallucination) », Annales médico-psychologiques, 11, (1932), p. 15.
34. Idem.
35. Idem.
Le primat de la perception dans le concept d’hallucination
43/193
auraient considérés comme des hallucinations véritables seront considérés
par Claude et Ey comme de simples hallucinoses. Inversement, si le patient
se réfère aux voix qu’il entend comme à des sujets s’adressant réellement à
lui, la réalité qu’il attribue à celles-ci suffit à les caractériser comme des
hallucinations véritables indépendamment de leur contenu phénoménal. Cela
ne signifie pas pour autant qu’il faille rejeter toute présence de la sensation
dans l’hallucination véritable, mais seulement que celle-ci devient
secondaire voire indifférente à sa définition. En effet, comme le remarque
Ey, la question de la sensorialité est une question « qui importe au
psychiatre, mais qui généralement n’intéresse pas du tout le malade. Ce qui
l’intéresse – ce n’est pas comment et pourquoi il a des voix ! – c’est
d’écouter “ce qu’ils disent” »36. Ainsi, le clinicien doit davantage se
préoccuper de la réalité que le sujet attribue aux voix, voire de leur contenu
sémantique, qu’aux propriétés phénoménologiques de ces dernières qui
sont des caractéristiques contingentes de l’expérience hallucinatoire. C’est
pourquoi l’hallucination véritable continue à être pensée par Ey dans sa
relation à la perception, bien que sa signification soit radicalement différente
de celle que lui attribuaient Baillarger et Kandinsky.
1.4. Le primat de la perception dans le concept d’hallucination
véritable
Nous avons ainsi vu à travers trois figures de la fausse hallucination –
l’hallucination psychique, la pseudohallucination et l’hallucinose – ce qui
légitimait et par là donnait son contenu au concept d’hallucination véritable.
En effet, par-delà la variation des critères avancés par les auteurs – la
sensorialité, l’objectivité, la réalité –, le concept d’hallucination reste en un
sens invariable dans la mesure où il se définit toujours par rapport à la
perception véridique. Ainsi, la cause des transformations historiques subies
par le concept d’hallucination en psychopathologie n’est pas tant à chercher
du côté de l’expérience hallucinatoire que du côté de l’évolution des
représentations que se font les psychiatres de la perception. Cela ne signifie
pas que leur expérience – clinique ou personnelle – de l’hallucination n’ait
pas un impact sur leur manière de concevoir la perception, mais que, d’un
point de vue conceptuel et logique, c’est bien cette dernière qui constitue le
critère de différenciation entre vraie et fausse hallucination. En ce sens,
l’histoire de la psychopathologie nous semble mettre en évidence le primat et
l’antériorité de la perception dans la conceptualisation de l’hallucination. Or,
cette même primauté de la perception remet en question, selon nous, la
manière dont la philosophie de la perception fait usage du concept
d’hallucination.
36. Ibid., p. 35.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
2. L’hallucination parfaite du philosophe
2.1. L’argument de l’hallucination
Notre objectif, dans ce second moment, sera donc de voir comment la
philosophie rend compte de cette antériorité du concept de perception par
rapport à celui d’hallucination. S’il nous semble possible d’interroger la
philosophie à partir de l’histoire de la psychopathologie, c’est d’abord parce
que la manière dont celle-là conçoit l’hallucination est loin d’être étrangère
au concept des psychiatres. Prenons pour exemple la définition qu’en
propose Foster dans The Nature of Perception :
« Dans le cas des hallucinations, ou du moins celles qui nous concernent
ici, le sujet a une expérience qui est subjectivement identique à la perception
d’un objet physique, quoiqu’il n’y ait aucun objet physique perçu – une
expérience qui n’est pas physiquement perceptuelle, mais qui est
introspectivement indifférenciable d’une expérience qui l’est »37 .
Ce qui semble avant tout caractériser l’hallucination pour le
philosophe38, c’est le fait qu’elle soit indifférenciable d’une perception
véridique. Or, comme nous l’avons vu, cette propriété est aussi celle qui
caractérise l’hallucination véritable en psychopathologie, de sorte qu’aucun
écart conceptuel ne semble apparaître ici. Bien plus, Foster n’est pas loin luimême d’introduire une différence entre vraie et fausse hallucination,
puisqu’il précise bien que seules les hallucinations subjectivement
indifférenciables d’une perception « nous concernent », ce qui est une
manière d’écarter du concept d’hallucination la diversité des expériences
hallucinatoires qui s’approchent de la perception sans se confondre avec elle.
En ce sens, philosophie et psychopathologie s’accorderaient à reconnaître
que l’hallucination psychique, la pseudohallucination ou l’hallucinose, ne
sont pas des hallucinations à proprement parler. Toute la question est alors
de savoir si cette proximité conceptuelle implique que le philosophe, comme
le psychiatre, doit admettre que pour penser l’hallucination il faut d’abord
savoir ce que signifie percevoir.
37. J. Foster, The Nature of Perception, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 7 [notre
traduction].
38. Même si certains auteurs remplacent le terme d’objet « physique » par celui d’objet
« matériel » (A. Byrge & H. Logue, op. cit., p. 2), « indépendant de l’esprit » (M.G.F. Martin,
op. cit., p. 2) ou encore « externe » (H. Robinson, « The Failure of Disjunctivism to Deal
with “Philosophers’ Hallucinations” », in Hallucination : Philosophy and Psychology,
F. Macpherson & D. Platchias (éds.), Cambridge, The MIT Press, 2013), cette définition peut
être généralisée à l’ensemble de la philosophie de la perception de tradition analytique dans la
mesure où ces différentes dénominations sont souvent considérées comme synonymes par les
auteurs qui les emploient. Cette variation pour le moins problématique est symptomatique,
selon nous, de l’absence d’analyse approfondie du concept d’hallucination.
Le primat de la perception dans le concept d’hallucination
45/193
Pour répondre à cette question, il est nécessaire de s’intéresser non
plus à la manière dont le philosophe définit le concept d’hallucination, mais
à l’usage qu’il en fait. En effet, le concept philosophique d’hallucination
n’est jamais interrogé pour lui-même, comme ce peut être le cas en
psychopathologie, mais n’attire l’attention des philosophes que dans la
mesure où il joue un rôle central dans ce que l’on nomme communément
« l’argument de l’hallucination ». Ce dernier est apparu en philosophie
analytique au début du XXe siècle, notamment chez des auteurs défendant la
théorie des sense-data contre les conceptions réalistes de la perception39.
C’est sa structure qui va nous permettre de comprendre la fonction
qu’occupe ici le concept d’hallucination. Istvan Aranyosi en propose une
formulation suffisamment générale pour être représentative des différentes
versions de l’argument :
(1) Des hallucinations subjectivement indifférenciables des perceptions
véridiques sont possibles.
(2) Si deux états subjectifs sont indifférenciables, ils ont alors une nature
commune.
(3) Les contenus des hallucinations sont des images mentales et non des objets
concrets externes.
(4) Par suite, les contenus des perceptions véridiques sont des images
mentales et non des objets externes concrets40.
La première chose qu’il convient de noter est que les relations que cet
argument instaure entre hallucination et perception sont symétriquement
opposées à celles que nous avons pu observer en psychopathologie. En
effet, en psychopathologie, l’indifférenciabilité de l’hallucination et de la
perception permettait de déterminer la nature de l’expérience hallucinatoire.
C’est ainsi qu’Ey, entre autres, soutenait que dans la mesure où la perception
est l’acte de poser un objet comme réel, l’hallucination véritable (qui est
identique à celle-ci) se caractérise par la croyance du sujet en sa réalité. Au
contraire, l’argument philosophique part du concept d’hallucination comme
« image subjective », et c’est l’indifférenciabilité de l’hallucination et de la
perception qui va permettre de conclure que la perception est une « image
subjective ». De même, le fait que le concept de perception soit déterminé
dans la conclusion et non dans la prémisse de l’argument implique qu’il
possède un statut différent de celui employé en psychopathologie. Tandis
que le psychiatre part d’un concept déterminé de la perception (comme
39. L’argument de l’hallucination est évidemment bien plus ancien si l’on le situe dans la
continuité de l’argument sceptique classique de l’illusion. Néanmoins, comme nous le
montrerons en 2.2, par-delà la filiation historique qui les relie l’un à l’autre, ces arguments
ne peuvent être confondus entre eux.
40. I. Aranyosi, « Silencing the Argument from Hallucination », in Hallucination :
Philosophy and Psychology, F. Macpherson & D. Platchias (éds.), Cambridge, The MIT
Press, 2013, p. 255 [notre traduction].
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sensorielle, objective ou réelle) afin de différencier la vraie de la fausse
hallucination, le philosophe part d’un concept indéterminé de la perception
et entend en découvrir les propriétés grâce à l’hallucination.
Ainsi, au premier abord, l’usage philosophique du concept
d’hallucination apparaît comme paradoxal, sinon contradictoire, dans la
mesure où il prétend nous apprendre quelque chose de la perception alors
qu’il ne peut se comprendre sans se référer à cette dernière. Néanmoins,
il semble possible de réhabiliter cet argument en notant que le psychiatre
et le philosophe se réfèrent en réalité à des dimensions différentes de
l’hallucination. De fait, les termes d’« image » ou de « subjectivité » ne sont
pas utilisés dans le même sens dans la proposition (3) de l’argument ou, par
exemple, dans les descriptions de Kandinsky. En effet, pour le psychiatre,
ces termes ont pour fonction de décrire les propriétés phénoménales de
l’hallucination (et notamment de la pseudohallucination). On ne peut en
revanche donner un sens phénoménologique à l’expression d’« image
subjective » lorsqu’il s’agit du concept philosophique d’hallucination, dans
la mesure où d’un point de vue phénoménal celle-ci est par définition
indifférenciable d’une perception. Ce que veut signifier en réalité cette
référence à l’imagerie mentale n’est rien d’autre que l’absence de relation
entre hallucination et réalité objective. Le statut d’image subjective ainsi
attribué à l’hallucination renvoie au statut ontologique de l’expérience et
reste entièrement étranger à la manière dont celle-ci est vécue par le sujet.
De ces distinctions, on peut alors conclure que, tandis que la
psychopathologie tente d’élaborer une description phénoménologique de
l’hallucination, la philosophie en détermine les propriétés ontologiques.
Toutefois, cette indépendance de la philosophie vis-à-vis de la
phénoménalité de l’hallucination ne va pas de soi. Certes, en un sens, la
seule propriété phénoménale que l’argument cité plus haut attribue à
l’hallucination est celle d’être « subjectivement indifférenciable » d’une
perception. Par suite, dans la mesure où tout ce que le philosophe pourrait
dire de l’apparence de l’hallucination ne serait que la répétition de ce qu’il
dit déjà de la perception, il semble possible de mettre entre parenthèses
toute phénoménologie de l’hallucination. Mais cette solution a un prix, à
savoir présupposer qu’une expérience hallucinatoire est en mesure de
reproduire à l’identique toutes les propriétés phénoménales de la perception.
Or ce présupposé est proprement inconcevable d’un point de vue
psychopathologique. En effet, lorsqu’un psychiatre présente une
hallucination comme « véritable », il ne s’agit pas pour lui d’affirmer que
l’hallucination possède toutes les propriétés de la perception, mais
uniquement la propriété essentielle, celle qui est constitutive de l’acte de
percevoir. Ainsi, l’hallucination véritable peut être, pour Baillarger,
sensorielle sans être tenue pour réelle, comme elle peut être objective,
pour Kandinsky, ou l’objet d’une croyance, pour Ey, sans être sensorielle.
En ce sens, l’indifférenciabilité de l’hallucination et de la perception en
psychopathologie n’implique pas une identité absolue, mais uniquement
le partage d’une propriété considérée comme essentielle. Par suite, pour
Le primat de la perception dans le concept d’hallucination
que la philosophie puisse mettre
phénoménologie de l’hallucination,
est associé, il est nécessaire qu’elle
entre hallucination et perception à
en question.
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entre parenthèses la question de la
et le primat de la perception qui lui
passe d’une indifférenciabilité relative
une identité absolue des expériences
2.2. L’hallucination comme possibilité métaphysique
Cette identité phénoménale entre hallucination et perception, sans
laquelle l’argument de l’hallucination n’a plus de sens, a déjà été pressentie
comme problématique. En effet, comme le souligne Tim Crane dans
Elements of the Mind, l’expérience de l’hallucination est communément
associée à un état de conscience pathologique qui ne saurait être comparé à
la perception du sujet normal. Par suite, on pourrait objecter que « l’idée
séduisante d’une hallucination qui serait indifférenciable d’une expérience
perceptive authentique » ne serait rien d’autre qu’une « spéculation
empirique illégitime »41. Et pourtant, selon lui, cette objection n’a pas
de quoi inquiéter le philosophe. En effet, l’idée d’une hallucination
indifférenciable d’une perception n’est rien d’autre qu’une « possibilité
métaphysique »42 qui, en tant que telle, est entièrement indépendante de
la réalité de l’expérience hallucinatoire. Et, de fait, il est fréquent que les
philosophes distinguent ainsi leur concept d’hallucination, en le désignant
par les termes d’« hallucination parfaite »43 ou d’« hallucination du
philosophe »44, de l’expérience hallucinatoire réelle. On peut alors
considérer que psychiatres et philosophes s’intéressent non seulement à
des aspects différents de l’hallucination, mais de manière plus radicale qu’ils
se réfèrent à des concepts qui sont étrangers l’un à l’autre : tandis que
l’indifférenciabilité de « l’hallucination véritable » du psychiatre renvoie
à l’existence d’une propriété phénoménale commune, l’indifférenciabilité
de « l’hallucination parfaite » du philosophe renvoie à la possibilité
métaphysique d’une identité phénoménale totale.
Cependant, cette sortie hors de la réalité empirique ne met pas fin
aux problèmes posés par le concept philosophique d’hallucination. Pour
comprendre les difficultés inhérentes au concept métaphysique
d’hallucination, il est nécessaire de faire un détour par l’argument de
l’illusion auquel il est lié historiquement. Ce dernier possède la même
structure que l’argument de l’hallucination, à cette différence près qu’il
s’agit d’interroger l’indifférenciabilité qui se manifeste entre une perception
et une illusion. En effet, tandis que l’hallucination est une expérience
41. T. Crane, Elements of Mind, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 133.
42. Idem.
43. M.G.F. Martin, « The Limits of self-awareness », Philosophical Studies, 120, (2004),
p. 37-49.
44.H. Robinson, op. cit., p. 18.
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indépendante de toute réalité externe, l’illusion est la perception erronée ou
déformée d’une réalité externe. Ainsi, pour reprendre un exemple classique,
si je perçois une tour carrée qui me semble ronde, je ne suis pas en train
d’halluciner dans la mesure où je perçois bien une tour, mais je suis en
revanche victime d’une illusion puisque je me trompe sur sa forme. Si cette
différence conceptuelle a souvent été relevée en philosophie, une autre
différence plus fondamentale est que dans le cas de l’illusion, l’argument se
réfère toujours à des faits phénoménologiques. En effet, qu’il s’agisse de la
tour carrée, du bâton plongé dans l’eau, ou des lignes de Müller-Lyer, tous
ces exemples renvoient à une expérience perceptive accessible à tous et dont
le mode d’apparaître peut-être décrit. En ce sens, l’argument de l’illusion se
présente comme un défi adressé au philosophe réaliste qui doit être capable
de rendre compte de ces faits qui font partie, de manière incontestable, de
notre expérience perceptive. Or un glissement problématique semble s’être
opéré avec le concept d’hallucination. En effet, on exige du philosophe de la
perception qu’il rende compte de l’existence de l’hallucination alors que, à la
différence de l’illusion, son concept est une pure possibilité métaphysique
qui ne s’instancie jamais dans aucune de nos expériences. Par suite, autant il
est compréhensible qu’une philosophie de la perception doive rendre compte
de l’ensemble des faits perceptifs – réels et illusoires –, autant on peut
s’interroger sur la place qu’elle doit accorder à ce qui est seulement
métaphysiquement concevable. En ce sens, l’argument de l’hallucination ne
saurait avoir un statut équivalent à celui de l’illusion tant qu’il n’aura pas
donné à la possibilité métaphysique d’une hallucination parfaite une valeur
équivalente à celle du fait de l’illusion.
Une réponse possible, aujourd’hui adoptée de manière quasi-unanime,
se trouve chez Price qui propose de distinguer au sein de l’argument de
l’illusion un argument » phénoménologique » et un argument « causal ». En
effet, tandis que le premier s’appuie sur un fait phénoménologique direct,
à savoir l’expérience de l’illusion en tant que telle, l’argument causal
s’appuie sur un fait physique indirect, à savoir l’existence de « certains
processus, autres que la sensation mais contemporains de celle-ci » et
qui « se produisent dans le système nerveux »45. Ainsi, dans un cas
l’indifférenciabilité de la perception et de l’illusion est dérivée d’une
comparaison phénoménologique de ces expériences, dans l’autre
l’indifférenciabilité est dérivée du fait que ces expériences possèdent
les mêmes causes physiques. Si Price se réfère à ces deux versions de
l’argument de l’illusion, dans le cas de l’hallucination seul l’argument
causal peut être retenu. En effet, comme nous l’avons vu, l’argument de
l’hallucination (à la différence de celui de l’illusion) ne peut être
phénoménologique sans se contredire lui-même. C’est pourquoi le concept
d’hallucination parfaite devra nécessairement être dérivé, par une expérience
de pensée, des faits physiques impliqués dans la perception.
45. H. Price, Perception, Westport, Greenwood, 1981, p. 27.
Le primat de la perception dans le concept d’hallucination
49/193
Si cet argument ne sera pas développé par Price, qui y voit un
« idéalisme physiologique » qu’il n’hésite pas à qualifier de « stupide »46, ce
dernier est en revanche défendu et détaillé par Howard Robinson de la
manière suivante :
« (1) Possibilité des hallucinations des philosophes. Il est théoriquement
possible, en activant quelques processus cérébraux impliqués dans un type
particulier de perception, de produire une hallucination qui soit subjectivement
indifférenciable de cette perception »47.
Comme le montre le caractère « théoriquement possible » de
l’hallucination du philosophe, celle-ci reste pour Robinson une possibilité
métaphysique. Cependant, cette possibilité métaphysique est ici inférée à
partir de processus neuronaux qui sont eux-mêmes impliqués dans toute
perception. Par suite, dans la mesure où l’on ne saurait nier l’existence de
ces faits physiques, le philosophe de la perception semble bien contraint de
rendre compte de l’hallucination parfaite inférée à partir de ces derniers.
Inférence qui est loin d’aller de soi car, si personne ne va nier que certains
processus cérébraux sont impliqués dans la perception, on ne saurait en
conclure pour autant qu’ils suffisent à produire celle-ci. C’est pourquoi
Robinson complète la proposition précédente par le principe suivant :
« (2) Même cause proximale, même effet immédiat. Il est nécessaire de
décrire de la même manière les hallucinations et les expériences perceptives
lorsqu’elles ont les mêmes causes neurales »48.
La fonction de cette seconde proposition est ainsi de permettre de passer
d’une relation d’implication entre processus neuronaux et expérience
perceptive à une relation proprement causale. Ainsi, seuls les processus
neuronaux font partie de la « cause proximale » de la perception, écartant
tout autre élément (le corps du sujet, l’objet perçu, l’environnement, etc.)
faisant partie seulement des « causes distales » qui ne participent
qu’indirectement à l’expérience perceptive49. Une fois ce nouveau principe
posé, rien n’empêche alors de concevoir une expérience qui serait
subjectivement identique à une perception, car elle partage la même
cause proximale que celle-ci, et pourtant indépendante de toute réalité
46. Ibid, p. 40.
47. H. Robinson, op. cit., p. 313.
48. Idem.
49. On notera que cette division entre cause « proximale » et cause « distale » ne va pas
de soi, même dans un cadre strictement physicaliste. Ainsi, David Chalmers a montré la
difficulté que représente toute tentative d’isoler un corrélat neuronal de la conscience
(D. Chalmers, « What is a Neural Correlate of Consciousness ? », in Neural Correlates
of Consciousness: Empirical and Conceptual Questions, Metzinger (éd.), Cambridge,
MIT Press, 2000) ce que présuppose pourtant l’expérience de pensée en question. Néanmoins,
notre propos n’est pas d’interroger la cohérence interne d’une telle expérience de pensée mais
de montrer la faute logique que constitue son usage dans l’argument de l’hallucination.
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externe, dans la mesure où aucune cause distale n’est impliquée dans sa
production. Autrement dit, il devient possible de déduire le concept
d’hallucination parfaite des causes physiques de la perception.
2.3. La perception comme « chose »
Toute la question est alors de savoir si l’argument causal parvient
réellement à penser l’hallucination sans rien dire de la perception. De fait,
avant d’apparaître en philosophie, ces expériences de pensée étaient
fréquemment utilisées dans l’étude empirique de l’hallucination et ont
fait l’objet de nombreuses critiques qui mériteraient d’être étendues à la
philosophie. C’est notamment le cas d’Henri Ey qui, dans son Traité des
hallucinations, montre que cette « mythologie neurologique » introduit,
implicitement, une certaine ontologie de l’expérience perceptive. Comme
l’observe Ey, dire que l’hallucination est une « production » du cerveau ne
revient pas à l’expliquer par une cause physique mais à en proposer une
description métaphorique. Or le propre de l’image du cerveau « créateur »
est qu’elle est indissociable d’une représentation de l’hallucination comme
« chose ». En effet, dès lors qu’on conçoit l’expérience hallucinatoire
comme quelque chose que le cerveau produirait en dehors et en plus de luimême, cela signifie que, si celle-ci ne fait pas partie du monde, elle ne
saurait davantage faire partie du sujet. Ainsi, on introduit subrepticement une
représentation de l’hallucination comme « corps étranger »50 qui flotterait
entre le sujet et le monde. C’est pourquoi, sans nécessairement en avoir
conscience, ces expériences de pensée nous amènent à concevoir
l’hallucination « comme une chose, comme un être que les yeux, les
oreilles de l’observateur [externe] pourraient peut-être un jour percevoir »51.
Par conséquent, ces expériences de pensée, qui relèvent davantage
de la métaphore que du fait physique, impliquent une réification de
l’hallucination.
Si Ey s’insurge, pour des raisons qui lui sont propres, contre cette
conception de l’hallucination comme « chose », son constat peut être étendu
a fortiori à la perception. En effet, rappelons-le, l’hallucination parfaite est
créée à partir des processus neuronaux impliqués dans la perception, ce qui
suppose que celle-ci à son tour est déjà conçue comme une « chose »
produite par le cerveau. Ainsi, la possibilité métaphysique de l’hallucination
parfaite ne peut être légitimée qu’au sein d’une ontologie de la perception
comme « chose ». Or, dans la mesure où l’argument philosophique de
l’hallucination prétend déterminer la nature de la perception, il est nécessaire
qu’il ne présuppose rien concernant cette dernière, ce qu’il échoue à faire dès
lors qu’il conçoit la perception en ces termes. On pourrait alors objecter que
le terme de « chose », comme tout terme transcendantal, est par essence
50. Ibid., p. 92.
51. Op. cit, p. 90.
Le primat de la perception dans le concept d’hallucination
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indéterminé de sorte qu’il ne dit rien de la perception. En réalité, dire d’une
perception qu’elle est une « chose » c’est déjà exclure toute conception
réaliste. En effet, le propre du réalisme naïf est de concevoir l’expérience
perceptive comme « transparente » au sens où le contenu de la perception
n’est rien d’autre que l’objet lui-même52. C’est ce qui le distingue non
seulement de la théorie des sense-data qui conçoit la perception comme un
objet mental (ou dans certains cas physique), mais aussi de l’intentionalisme
représentationaliste qui pense la perception en termes de « contenu
représentationnel ». Or dès lors qu’on conçoit la perception comme une
« chose », même indéterminée, celle-ci ne peut être conçue autrement que
comme un intermédiaire entre ce dont nous faisons l’expérience et le monde.
Par suite, au sein de ce cadre théorique, la transparence de notre perception
devient nécessairement une illusion puisque ce dont nous faisons
l’expérience n’est jamais l’objet lui-même mais bien une « chose » venant
s’interposer entre nous et lui. C’est pourquoi ces expériences de pensée
reposant sur la « mythologie neurologique » de l’hallucination parfaite
ne sont compatibles qu’avec une conception de la perception comme
« représentation » voire comme « sense-data », c’est-à-dire avec une
conception de la perception comme « chose ».
Ce qui apparaît alors de manière évidente, c’est le fait que l’argument
de l’hallucination contient une prémisse implicite (la métaphore de la
perception comme « chose ») qui correspond mot pour mot à ce qui est
censé être sa conclusion. En effet, rappelons-le, le but de l’argumentation
de l’hallucination est d’arriver à la proposition (4) d’après laquelle « les
contenus des perceptions véridiques sont des images mentales et non des
objets externes concrets »53. Or une telle conception de la perception est déjà
admise dès lors qu’on accepte l’idée d’un cerveau produisant les expériences
perceptives. Par suite, le détour opéré par, d’une part, l’indifférenciabilité de
l’hallucination et de la perception et, d’autre part, la présence de propriétés
communes (dans les propositions (2) et (3)), se révèle parfaitement inutile
puisque le concept d’hallucination parfaite est déjà contenu dans celui de
perception. On peut donc dire que le concept de perception présupposé par
cet argument n’est rien d’autre que celui d’une expérience perceptive qui ne
dépend de la réalité que de manière indirecte, c’est-à-dire (pour reprendre
l’expression d’Hyppolite Taine) une « hallucination vraie ». En ce sens,
l’argument de l’hallucination ne comporte aucune contradiction logique
interne (contrairement à ce que soutient le disjonctivisme54), pour la simple
52. M.G.F. Martin, « The transparency of experience », Mind & Language, 4, (2002),
p. 376-425.
53. Op. cit.
54. Si nous ne pouvons développer ce point ici il est essentiel de noter que si l’identification
de l’hallucination parfaite et de la perception par le conjonctivisme est tautologique, alors
leur différenciation par le disjonctivisme est nécessairement contradictoire. En effet, le
disjonctiviste adhère à la possibilité de l’hallucination parfaite (sans quoi il n’y a plus
d’argument à réfuter) et ce faisant valide une conception représentationaliste de la perception
tout en prétendant défendre un réalisme naïf. A ce titre la conception « épistémique négative »
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raison qu’il est purement tautologique et par suite incapable de démontrer
quoique ce soit concernant la perception.
Conclusion
Notre propos était de montrer que le concept d’hallucination ne peut être
pensé qu’à partir de celui de perception. Ce primat de la perception apparaît
d’abord dans l’histoire de la psychopathologie dans la mesure où la
différence introduite par le psychiatre entre « fausse hallucination » et
« hallucination véritable » dépend de ce que ce dernier entend par
« percevoir ». Mais il n’en va pas autrement pour la philosophie dont le
concept « d’hallucination parfaite » est aussi pensé à partir de la perception
comme « chose » c’est-à-dire comme « hallucination vraie ». Cependant, à la
différence de la psychopathologie, la philosophie semble avoir oublié ce
primat de la perception dans la mesure où elle prétend déterminer en retour
celle-ci à partir de l’hallucination. De ce fait, l’argument de l’hallucination
possède une forme circulaire et tautologique qui, en tant que telle, ne semble
pas pouvoir contribuer à notre connaissance de la perception.
Faut-il pour autant abandonner ce dernier ? Si le concept d’hallucination
parfaite (et l’argument causal sur lequel il repose) ne peut rien dire de la
perception, il reste possible et souhaitable de l’abandonner pour se tourner
vers l’expérience hallucinatoire elle-même. Par suite, s’il y a un argument
de l’hallucination il ne peut être que phénoménologique et non causal.
Cependant, et c’est là l’apport crucial de la psychopathologie à la
philosophie, il serait naïf de croire que l’hallucination constitue un fait
brut, ce qui est décrit comme une expérience hallucinatoire l’étant toujours
à partir de ce que le sujet nomme percevoir. C’est pourquoi pour donner sens
à l’argument phénoménologique de l’hallucination, il nous semble nécessaire
de se demander non seulement comment l’expérience hallucinatoire nous
apparaît mais, avant cela, ce qu’halluciner veut dire.
de l’hallucination défendue par Martin dans The Limits of Self-awareness (op. cit., p. 22)
et On Being Alienated (op. cit., p. 2) est symptomatique de cette contradiction dans laquelle
les réalistes naïfs s’enlisent dès lors qu’ils adoptent la théorie disjonctiviste. En quelques
mots, la position de Martin consiste à soutenir que la seule propriété que l’on peut attribuer
à l’hallucination est une propriété négative, à savoir celle d’être indifférenciable d’une
perception, de sorte qu’on ne saurait attribuer d’élément commun à l’hallucination et la
perception. Cette position a souvent été présentée comme étant dépourvue de sens, dans la
mesure où il semble inconcevable qu’une expérience, même fausse, puisse être dépourvue
de toute propriété positive. Cependant, ce non-sens est la seule conclusion à laquelle peut
arriver tout réaliste naïf qui accepte le concept d’hallucination parfaite puisque reconnaitre
la moindre propriété positive à cette dernière l’enferme nécessairement dans un cadre
représentationaliste. Il nous semble toutefois plus simple et cohérent de refuser la prémisse
de l’hallucination parfaite, plutôt que de l’accepter pour ensuite tenter de la nier comme le fait
le disjonctiviste.
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Diderot
et la légitimation philosophique
de la révolution
Kyosuke TAHARA
Diderot contre le contractualisme hobbesien
Le discours apologétique de la Révolution américaine de 1776 que
Diderot écrivit pour l’insérer anonymement dans la troisième édition de
l’Histoire des deux Indes de l’abbé Raynal (1780)1 constitue assurément un
texte non négligeable pour le lecteur qui aurait l’intention de poser un jalon
attestant la radicalisation de sa pensée politique. Mais rien ne serait plus
hâtif que de déduire de cette apologie que Diderot aurait considéré la
révolution comme positive en toutes circonstances. L’ambivalence semble
tout à fait incontestable. Si l’on se réfère aux Mélanges philosophiques,
historiques, etc., reconfigurant ses entretiens avec Catherine II lors de son
voyage en Russie d’octobre 1773 jusqu’en mars 1774, on y voit en effet
un philosophe qui prêche des mesures préventives contre les révolutions
que pourraient entreprendre des seigneurs appauvris, tout en insérant une
1. Pour citer la collaboration du philosophe à l’ouvrage de Guillaume Thomas Raynal, je
renverrai à la fois à : Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce
des Européens dans les deux Indes, Genève, chez J.-L. Pellet, 1780, 4 vol. in-4o (désormais
HDI) ; et à : Denis Diderot, Pensées détachées. Contributions à l’Histoire des deux Indes,
t. I, Gianluigi Goggi (éd.), Siena, 1976 (désormais PD) ; Mélanges et morceaux divers.
Contributions à l’Histoire des deux Indes, t. II, Id. (éd.), Siena, 1977 (désormais Mél). Voir
généralement Michèle Duchet, Diderot et l’Histoire des deux Indes ou l’Écriture
fragmentaire, Paris, Nizet, 1978. Voir aussi un article de Goggi, qui est en charge de l’édition
de cette collaboration qui sera insérée dans les Œuvres complètes de Diderot en cours de
publication chez Hermann : « La collaboration de Diderot à l’Histoire de deux Indes :
l’édition de ses contributions », Diderot Studies, XXXIII, Genève, Droz, 2013, p. 167-212.
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suggestion qui semble autoriser les révolutions populaires2. De même, dans
la deuxième édition de l’Essai sur Sénèque parue sous le titre d’Essai sur les
règnes de Claude et de Néron deux ans avant sa mort en 1784, alors que
l’éloge de la Révolution américaine demeure intact, Diderot défend Sénèque
qui prit des précautions pour éviter une révolte populaire contre la tyrannie
de Néron, dans la mesure où le malheur des Romains aurait été « très grand,
si la révolution ne pouvait guère s’exécuter qu’en faisant couler des flots
de sang »3. Cependant, il n’est pas nécessaire de diagnostiquer ici une
contradiction, d’autant que le discours politique du dernier Diderot est loin
de se déduire d’une spéculation préétablie ; comme l’a observé avec justesse
G. Dulac, il dispose « de plusieurs modes d’interventions différents, adaptés
aux visées pratiques » selon les circonstances, qu’il s’agisse de déclarer la
vérité générale sur le bien public, d’appeler avec indignation l’agitation
politique contre l’injustice, ou de juger des tactiques destinées à infléchir une
situation vers une issue plus ou moins heureuse4.
Malgré cette importance accordée aux circonstances, peut-on
reconstituer l’idée de révolution chez Diderot et mesurer sa portée
philosophique ? Une piste se trouve peut-être dans le fait qu’il commence sa
justification de la Révolution américaine en remontant jusqu’à l’origine de la
société, pour autant que ce geste suggère qu’il tente de penser la consistance
d’une politique légitime en concurrence avec la théorie politique de Hobbes.
On sait que le contractualisme hobbesien a été élaboré dans la crainte du
déferlement de la guerre civile qui faisait partie de l’arrière-plan politique
de l’Angleterre du dix-septième siècle5. Les efforts de Hobbes ont tendu à
légitimer théoriquement l’État pourvu d’un pouvoir souverain, en esquissant
sa genèse hypothétique à partir de l’état de nature assimilé à une « guerre
de chacun contre chacun », et en refusant farouchement toute sédition
susceptible de provoquer un retour effectif à cet état anarchique6. En un
mot, dans le système hobbesien, toute tentative de révolution politique se
trouve condamnée.
2. Mélanges philosophiques, historiques, etc., pour Catherine II, in Œuvres, t. III, Laurent
Versini (éd.), Paris, Robert Laffont, 1995, désormais MC2 – ici, p. 348 : « Il [le philosophe]
dit aux peuples qu’ils sont les plus forts et que, s’ils vont à la boucherie, c’est qu’ils s’y
laissent mener. Il prépare aux révolutions, qui surviennent toujours à l’extrémité du malheur,
des suites qui compensent le sang répandu ».
3. Essai sur les règnes de Claude et de Néron, in Œuvres complètes, Herbert Dickermann,
Jacques Proust et Jean Varloot (éds.), Paris, Hermann, 2004, t. XXIV, p. 144. En suivant
l’usage, nos références à cette édition seront désignées DPV.
4. Georges Dulac, « Les modes d’interventions de Diderot en politique », in Diderot. Les
dernières années, 1770-1784, Peter France et Anthony Strugnell (éds.), Edimbourg,
Edimbourg University Press, 1985, p. 121-139.
5. Sur la théorie absolutiste de Hobbes et son rapport à l’histoire, cf. Reinhart Koselleck, Le
Règne de la critique, trad. Hans Hildenbrand, Paris, Minuit, 1979, p. 19-33.
6. Thomas Hobbes, Du citoyen, trad. Philippe Crignon, Paris, Flammarion, 2010, « Préface
aux lecteurs », p. 85 : « lorsqu’on recherche le droit de l’État et les devoirs [officiis] des
citoyens, il est nécessaire non pas, certes, de dissoudre l’État, mais néanmoins de le
considérer comme dissous [dissoluta] ». Voir aussi Léviathan, trad. François Tricaud, Paris,
Sirey, 1971, ch. 28, p. 338 : « la rébellion n’est que la reprise de l’état de guerre ».
Diderot et la légitimation philosophique de la révolution
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Face à la guerre d’indépendance de la colonie de l’Amérique
septentrionale à l’encontre de l’Empire britannique, Diderot a pris clairement
conscience qu’il y avait un contraste entre cette nouvelle réalité politicohistorique et la doctrine philosophique qui semble la nier : « Nous
examinons les choses en philosophes ; et l’on sait bien que ce ne sont
pas nos spéculations qui amènent les troubles civils. Point de sujets
plus patients que nous. Je vais donc suivre mon objet, sans en redouter les
suites »7. Manifestement, il ne pouvait pas s’empêcher d’être fidèle à cet
événement révolutionnaire, tout en adoptant la posture du philosophe. Une
telle position l’a conduit sans doute à combler l’écart entre l’objet
inédit et la théorie invalidée ; c’est-à-dire à justifier ladite réalité, ce qui
était injustifiable dans la philosophie politique de Hobbes, selon laquelle
on était pris dans l’alternative suivante : obéissance inconditionnelle
au souverain absolu ou rébellion légitimement destinée à la répression.
Toutefois, pour établir le bien-fondé d’une révolution, ce n’est pas assez
de prendre le contre-pied de l’absolutisme hobbesien, en revendiquant
tout simplement le droit de s’insurger contre le pouvoir répressif de l’État. Il
faut encore renouveler la méthode8 de légitimation qui met également
en jeu l’historicité de l’institution civile. En effet, quoique Diderot remonte
vers son origine, cette régression n’a plus pour but de renvoyer ce qui
est légitime au schème abstrait du pacte social, mais d’introduire un
autre schème qui est celui de la civilisation, visant à dessiner l’histoire
de la société civile sans y mêler le moment contractuel9. Si le philosophe
s’applique à justifier la révolution dans une temporalité qui ne laisse
aucune place au contrat fictif, c’est que, comme chaque situation concrète
exige sa propre solution pratique, il ne s’agit pas de déduire ce qu’il
convient de faire de ce qui s’est révélé préalablement légitime par
l’argumentation abstraite ; il s’agit plutôt de reconstituer le processus
général, appelé civilisation, qui pourrait s’appliquer aux diverses
circonstances parmi lesquelles figure la Révolution américaine, ainsi que
de savoir dans quelle condition historique la Révolution d’indépendance
telle qu’elle s’est effectivement déroulée dans le Nouveau Monde était
7. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 393 ; Mél, p. 151 (souligné par nous).
8. Je m’inspire ici librement de l’orientation de la lecture que Louis Althusser a proposée de
Montesquieu (Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris, Presses Universitaires de France,
1959, p. 15).
9. Sur la confrontation de ces deux schèmes dans la philosophie des Lumières, on peut
consulter la bonne synthèse de Bertrand Binoche, « Échange, contrat et civilisation », Revue
de Synthèse, t. 129, 6e série, n° 1, 2008, p. 85-103. L’emploi du schème de la civilisation chez
Diderot et son attention aux circonstances empiriques indiquent assurément sa dette non
négligeable envers Montesquieu, et à cet égard il me semble nécessaire de compléter le travail
brillant, mais partiel, de Colas Duflo qui a mis à jour certains aspects de l’application par
Diderot de la pensée de Montesquieu à l’interprétation de la réalité politique de son temps
autour de l’affaire de Maupeou (« Peut-on lire en philosophe sa propre actualité politique ? Le
dernier Diderot et l’héritage de Montesquieu », Diderot Studies, XXXII, Genève, Droz, 2012,
p. 25-45).
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
justifiable, voire réalisable. Ce qui est en cause, c’est, si l’on peut dire, un
mode d’institution circonstancielle de facto de ce qui est de jure.
De la sorte, la réflexion de Diderot sur la révolution a pour enjeu à la
fois de renverser axiologiquement l’indissolubilité du pouvoir étatique, et
d’inventer un nouveau dispositif de justification théorique sous la forme de
la temporalité de la civilisation. C’est en suivant cette double confrontation
avec le contractualisme hobbesien que nous voudrions examiner le discours
diderotien de la Révolution américaine et ses derniers écrits politiques
relatifs à celle-ci, afin d’en dégager l’idée de révolution en la rapportant
aux éléments conceptuels concernés (l’origine de la société, l’inégalité, la
civilisation, la souveraineté, etc.). Cependant, pour mesurer plus précisément
sa portée philosophique, nous évoquerons également la confrontation du
philosophe avec d’autres positions significatives (Hume, Rousseau et Locke
notamment).
L’origine double de la société et du gouvernement
Commençons par l’interprétation diderotienne du point de départ de
la civilisation. Elle entraîne d’emblée un refoulement de l’état de nature
et une séparation de la société tout court et du gouvernement10. Pour un
contractualiste tel que Locke, une société digne de ce nom n’est pas autre
chose que la « société civile ou politique » qui possède une autorité
commune, de telle sorte qu’un rassemblement des hommes sans convention
pour mettre en place ce dispositif, s’il a lieu, relève encore de l’état de
nature11. A contrario, « il faut bien, déclare Diderot dans l’Histoire des
deux Indes, se donner de garde de confondre ensemble les sociétés et
les gouvernements »12, étant donné le décalage temporel entre les deux :
la société se forme naturellement sans que cette formation soit sectionnée
par une discontinuité conventionnelle, et le gouvernement se greffe
graduellement sur elle. En ce sens, on peut et doit se passer de la temporalité
du contractualisme ainsi que de l’état de nature statique qui fait apparaître
10. Il est tout à fait légitime de relever ici le langage d’un autre défenseur de la cause de la
Révolution américaine, Thomas Paine qui a distingué au début du Sens commun (1776) la
société comme bien originel et du gouvernement comme mal nécessaire (Common Sense, in
Political Writings, Bruce Kuklick (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1989,
p. 3-5), d’autant plus que Diderot cite son nom. Mais, si l’on se réfère à la Suite de l’Apologie
de M. l’abbé de Prades (1752) dans laquelle Diderot avait ordonné ses idées parsemées des
articles de l’Encyclopédie au sujet de l’origine de la société, on peut remarquer aisément qu’il
avait déjà séparé l’« état de troupeau » ou la société naturelle et la « société policée » pourvue
d’un gouvernement (DPV, t. IV, p. 334 ; p. 349).
11. John Locke, Le second Traité du gouvernement, trad. Jean-Fabien Spitz et Cristian
Lazzeri, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, § 15, p. 145 : « J’affirme, en outre, que
tous les hommes sont naturellement dans cet état [de nature] et qu’ils le restent jusqu’à ce
que, de leur consentement, ils deviennent membres d’une société politique ».
12. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 391 ; Mél, p. 148.
Diderot et la légitimation philosophique de la révolution
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toute institution sociale et politique instantanément et ex nihilo à travers la
convention : à preuve ce que Diderot dit explicitement dans les Observations
sur le Nakaz : « Les hommes se sont réunis en société par instinct, comme
les animaux faibles se mettent en troupeau. Il n’y a certainement eu
primitivement aucune sorte de convention »13.
De la naturalité de la collectivité sociale, on peut conclure qu’il est
hors de question d’argumenter sur l’existence réelle d’un état asocial. C’est
pourquoi Diderot n’a rien d’autre à faire que de « rêver »14 hypothétiquement
un passage de l’état antérieur à la société. Or, cette régression conjecturale
n’est-elle pas analogue à la manière dont Rousseau a prétendu, dans
le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, écarter « tous les faits » et s’en rapporter à « des raisonnements
hypothétiques et conditionnels » pour supposer l’état fictif et révélateur
de la nature humaine15 ? En réalité, et de toute évidence, leurs intentions
s’opposent : tandis que la conjecture rousseauiste met en relief la
contingence plus ou moins infortunée de la sortie de l’état de nature dans
lequel l’homme isolé se suffisait à lui-même, la rêverie diderotienne tâche
de montrer la nécessité d’une formation non contractuelle de la société qui
permette à l’homme de survivre. Aussi Diderot avance-t-il une hypothèse
qui fait la preuve de l’auto-organisation16 des hommes en une société tendue
vers un objet commun, c’est-à-dire qu’il souligne la nécessité pour les
hommes de lutter ensemble contre la nature : faute d’un abri contre « tous
les maux de la nature » tels que les catastrophes naturelles, le mauvais
temps, la famine, l’attaque des bêtes sauvages, etc., « l’homme, dans cet
état, seul et abandonné à lui-même, ne pouvait rien pour sa conservation. Il
a donc fallu qu’il se réunît et s’associât avec ses semblables, pour mettre
en commun leur force et leur intelligence »17.
Mais il faut prendre garde de ne pas amalgamer cette cause extérieure de
la société et « un germe de sociabilité » que Diderot regarde comme « une
des premières facultés de l’homme » et qui le dirige vers une « double fin de
13. Observations sur le Nakaz, in Œuvres, t. III, Laurent Versini (éd.), Paris, Robert Laffont,
1995, § 72, p. 544 (désormais Observ).
14. MC2, XXVIII, p. 312.
15. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes, in Œuvres complètes, Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (éds.), Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1964, t. III, p. 132-133. Locke affirme aussi qu’il vaut
« mieux de ne pas trop explorer l’origine des gouvernements tels qu’ils ont commencé
de facto », afin de maintenir la pertinence de jure de son esquisse de la formation d’une
société politique (op. cit., § 103, p. 75).
16. Terme emprunté à Gehardt Stenger, Nature et liberté chez Diderot après l’Encyclopédie,
Paris, Universitas, 1994, p. 291-299 ; voir aussi Annie Ibrahim, Diderot. Un matérialisme
éclectique, Paris, Vrin, 2010, p. 200-203.
17. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 391 ; Mél, p. 148. On peut constater la récurrence de cette
même idée dans plusieurs textes de Diderot dans les années 1770, cf. par exemple Supplément
au Voyage de Bougainville [1772], DPV, t. XII, p. 628 ; Fragments politiques échappés du
portefeuille d’un philosophe [1772], G. Goggi (éd.), Paris, Hermann, 2011, p. 111-112 ;
Réfutation d’Helvétius [1777], DPV, t. XXIV, p. 721.
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la nature » à savoir la « reproduction » et la « conservation », en refusant
implicitement les positions de Hobbes et de Rousseau, qui ont également
supposé « un état sauvage, idéal & chimérique »18. En toute rigueur, il y a
une relation de potentialité à actualisation entre la sociabilité naturelle
comme première faculté humaine et la rivalité avec la nature comme
première condition humaine ; car précisément, comme Diderot en fait la
supposition dans les Observations sur le Nakaz, si l’on ne faisait pas face
à la menace de la nature, on n’en arriverait jamais à s’entraider pour la
vaincre : « Faites que la nature soit une meilleure mère et que la terre
satisfasse à tous les besoins de l’homme, sans en exiger aucun travail, et à
l’instant vous dissoudrez la société »19. De ce point de vue, on peut dire que
la nécessité de lutter contre la nature est une cause primaire qui actualise
immédiatement l’instinct de sociabilité en puissance et presse l’homme de
former une société20. Au reste, une telle cause est aussi constante dans la
mesure où elle « n’a point eu de commencement et […] n’aura point de
fin ». Il s’ensuit alors que les hommes ont dû, doivent et devront toujours se
réunir en société contre la nature. Dès lors, l’état social est une condition à la
fois primordiale et perpétuelle pour l’espèce humaine. Cela n’exclut pas que
son état varie géographiquement et en fonction du cours du temps dans
lequel chaque société marche d’une allure différente. Ainsi, comme nous y
reviendrons un peu plus loin, Diderot se demandera comment faire advenir
effectivement ce qui est de jure à partir de conditions de facto variables –
une telle attitude sera sous-jacente à sa conception de la révolution comme
constituant une des issues de la civilisation.
Or, lorsque le philosophe remplace l’origine contractualiste par la
sienne, sa cible reste la théorie de Hobbes, à qui il donne cette fois l’assaut
de l’intérieur. En effet, en attachant de l’importance à un moment
agonistique donnant lieu à une solidarité parmi des intéressés contre la
menace de l’extérieur, Diderot adopte certes la notion hobbesienne
d’association, mais cette référence a pour objectif d’en renverser les
significations. Selon Hobbes, bien que le concours ou « la convergence
de plusieurs volontés » face à l’ennemi extérieur donne naissance à une
association comme celle d’un troupeau d’animaux, cela ne suffit pas à
prendre des mesures contre des risques de conflit entre les hommes ; et par
conséquent cela ne suffit pas non plus à les faire sortir de l’état de nature ;
pour former la société civile, il faut que chacun soumette, par contrat
réciproque, sa propre volonté à « une volonté singulière de tous » (c’est-àdire qu’il faut composer une union) et transfère tout son droit à un souverain
(personne civile) qui, par son pouvoir absolu, permette aux hommes de vivre
18. HDI, t. IV, liv. 19, ch. 2, p. 470-471 ; PD, p. 52-53 ; p. 73.
19. Observ, § 71, p. 544.
20. D’après Goggi, Diderot reprend ici la conception de la sociabilité chez Spinoza
pour polémiquer contre Rousseau qui fait de l’asociabilité une disposition naturelle de
l’homme (De l’Encyclopédie à l’éloquence républicaine. Études sur Diderot et autour
de Diderot, Paris, Champion, 2013, ch. 4 : « Spinoza contre Rousseau : un commentaire de
certains passages de Diderot et de d’Holbach », notamment p. 171-174).
Diderot et la légitimation philosophique de la révolution
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pacifiquement21. Diderot s’oppose d’abord à Hobbes, en ce qu’il identifie
comme ennemi extérieur non pas l’autre tribu, mais la nature – en cela il
s’aligne peut-être sur une tradition du matérialisme antique, dans le style de
celui de Lucrèce par exemple22. En second lieu, et cela est plus important,
Diderot considère le concours de volontés sans unité ni soumission à l’Un
comme une condition suffisante pour que les hommes forment spontanément
une société : « Le mot de société fait concevoir un état de réunion, de paix,
de concours des volontés de tous les individus vers un but commun »23. Cette
substitution de la société à l’association ne se borne pas au problème de
la dénomination ; en qualifiant de société une collectivité indépendante
de toute structure de pouvoir, Diderot lui attribue aussi une signification
politique que Hobbes ne lui aurait jamais reconnue : la société peut devenir
le cas échéant un sujet en conflit avec son gouvernement.
La société en tant que collaboration spontanée des hommes précède
donc à la fois temporellement et axiologiquement le gouvernement ; et ceci a
pour corollaire un rapport entre les deux de fin à moyen : « La société est la
première, elle est dans son origine indépendante et libre ; le gouvernement
a été institué pour elle et n’est que son instrument. C’est à l’une à
commander : c’est à l’autre à la servir » ; concrètement, le gouvernement a
en principe pour fonction de « prévenir et de réprimer les injures que les
associés avaient à craindre les uns de la part des autres »24, afin d’assurer la
préservation mutuelle des droits essentiels de chacun, tels que la liberté et la
propriété. Sur ce point, Diderot se fonde certainement sur l’idée lockéenne
des fins du gouvernement25. Seulement, il étend quelque peu ces fins ; car ce
n’est pas tant la protection elle-même de la liberté et de la propriété qui est le
plus précieux que bien plutôt ce qu’elle permet aux ayants droit, id est
le bonheur des individus. À cette fin, dans les Observations sur le Nakaz,
Diderot charge le gouvernement d’aménager en quelque sorte l’égalité
économique qui permet à tous de jouir de l’aisance par leur activité
productrice, en mettant en place par exemple l’impôt progressif et équitable
et l’offre de terres et de moyens de production pour tous les paysans
pauvres26. Mais tout cela n’est qu’un moyen de se procurer le bonheur, pour
autant qu’il consiste en des activités auxquelles chacun s’applique au-delà
de la reproduction économique :
21. Hobbes, Du citoyen, op. cit., V, p. 160-163. Son premier traité des Éléments de la loi
naturelle et politique fait la même distinction, cf. De la nature humaine, trad. Paul-Henry
Dietrich d’Holbach, Paris, Vrin, 1971, p. 148-149.
22. Cf. Bertrand Binoche, « Note sur Diderot et la civilisation », in L’édition du dernier
Diderot. Pour un Diderot électronique, Gianluigi Goggi et Didier Kahn (éds.), Paris,
Hermann, 2007, p. 21-22.
23. Observ, § 69, p. 543.
24. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 391-392 ; Mél, p. 148-149.
25. Locke, op. cit., § 9, p. 93 : les hommes en société confient tous leur pouvoir entre les
mains du gouvernement pour qu’il « en dispose selon que le bien de cette même société
l’exigera […] dans l’intention de préserver d’autant mieux sa personne, sa liberté et sa
propriété ».
26. Observ, § 78, p. 547 ; § 80, p. 547.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
« Si la liberté et la propriété sont assurées, ne serait-il pas permis à un
citoyen d’employer sa richesse selon son goût ? Pourquoi devient-on riche ?
Est-ce pour être riche ? C’est pour être heureux. [...] Si l’homme n’est fait que
pour labourer, recueillir, manger et vendre, tout est bon ; mais il me semble
qu’un être qui sent est fait pour être heureux par toutes ses pensées »27.
Autrement dit, le gouvernement existe moins pour un homo œconomicus
que pour un homme eudémonique qui poursuit sa propre félicité à sa
manière. Et sa légitimité dépendra de l’opinion des individus qui jugent
eux-mêmes de ce qui est susceptible de rendre leur sort heureux.
Reste à répondre à une question supplémentaire : si la bonté naturelle
de la société est indéniable, d’où provient le vice qui force la société à
constituer un gouvernement ? Il semble que Diderot identifie trois obstacles
qui dégradent l’intégrité de la société : les besoins dénaturés, l’inégalité
naturelle et l’état de guerre. Primo, aussi longtemps que les hommes se
réunissent en société en vue de leur conservation mutuelle par peur de
la nature, leurs besoins sont naturellement bons ; mais quand ils ne s’en
tiennent plus à cette fin originaire, leurs besoins commencent à se dénaturer
et à se multiplier démesurément : « Le mal est qu’ils ont passé le but. Ils
ne se sont pas contentés de vaincre, ils ont voulu triompher ; ils ne se
sont pas contentés de terrasser l’ennemi, ils ont voulu le fouler aux pieds ; de
là la multitude des besoins artificiels »28. Secundo, d’autant que l’inégalité
de « talent », « force », « ressources », « moyens de défense », « qualités
d’esprit et de corps »29 existe indéniablement parmi les hommes, à peine se
rassemblent-ils en société que des disputes entre les faibles et les forts ont
lieu ; et par là, ils se mettent tous en péril, sauf s’ils s’obligent mutuellement
à obéir aux lois et à l’autorité commune30. Dans les deux cas, soit l’inégalité,
soit le besoin, les maux potentiels dans la nature ont dû s’actualiser aussitôt
que l’homme a mis les pieds dans l’état social. Tertio, de ce fait, on voit
clairement pourquoi Diderot situe, à l’instar de Montesquieu31, l’état de
guerre après le commencement d’une société, et non point avant celui-ci
comme chez Hobbes qui considère l’état de guerre comme une conséquence
27. Observ, § 73, p. 545.
28. Observ, § 71, p. 544. Voir aussi l’article « Besoin » dans Encyclopédie, DPV, t. VI,
p. 179 ; « Agriculture » dans Encyclopédie, DPV, t. V, p. 292 ; et notamment Supplément au
Voyage de Bougainville, DPV, t. XII, p. 628.
29. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 392 ; Mél, p. 148. Pour son ami le baron d’Holbach,
l’inégalité naturelle n’est pas une semence latente de discorde, mais une cause immédiate de
la sociabilité par laquelle chacun compense chaque défaut (Système de la nature, Josiane
Boulad-Ayoub (éd.), Paris, Fayard, 1990, t. I, ch. 9, p. 150-151).
30. Cf. Suite de l’Apologie de M. l’abbé de Prades, DPV, t. IV, p. 348 : « C’est que, n’étant
encore enchaînés par aucunes lois, animés tous par des passions violentes, cherchant tous à
s’approprier les avantages communs de la réunion selon les talents de force, de sagacité, etc.
que la nature leur a distribués en mesure inégale ; les faibles seront les victimes des plus
forts ; les plus forts pourront à leur tour être surpris et immolés par les faibles ».
31. De l’esprit des lois, Robert Derathé (éd.), Paris, Garnier Frères, 1973, t. I, liv. 1, ch. 3.
Diderot et la légitimation philosophique de la révolution
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nécessaire du fait que les hommes sont naturellement égaux en ce qu’ils
peuvent s’égorger32. Selon le premier, c’est en passant un seuil ou en
effectuant un « saut qualitatif »33 au cours du processus de socialisation
(à savoir l’actualisation de l’inégalité et la dénaturation des besoins) que du
corps social résulte l’état de guerre : « Mais lorsqu’en les [= les hommes
comme ressorts] rassemblant et les ordonnant on en eut formé ces énormes
machines qu’on appelle sociétés [...] on créa artificiellement un véritable état
de guerre »34.
De l’inégalité irrémédiable à son issue révolutionnaire
Selon les analyses qui précèdent, on peut résumer ainsi le processus
que Diderot a esquissé : le conflit originaire de l’homme avec les maux de
la nature nécessite la société, puis la perversion de la société nécessite le
gouvernement, étant entendu que celui-ci doit servir de moyen à celle-là.
Tout se passe comme si une solution nécessaire à un mal produisait un autre
mal qui exigerait à son tour une autre solution. Mais il est à noter que
la naissance du gouvernement est loin de clore le problème. En effet, la
fondation d’une société politique enclenche la tension entre société et
gouvernement dans la mesure où celui-ci « ne peut [être] et n’est que trop
souvent mauvais »35 : c’est-à-dire que la mise en place d’un gouvernement,
en tant que dernier terme, annonce moins l’arrivée d’un ordre pacifique que
l’inauguration véritable d’un processus fluctuant de la civilisation hantée par
la corruption du gouvernement. S’agissant de tracer cet itinéraire qui mène
au point où peut survenir une révolution, Diderot revient sur la contradiction
originaire de l’inégalité naturelle :
« Il y a entre les hommes une inégalité originelle à laquelle rien ne peut
remédier. Il faut qu’elle dure éternellement ; et tout ce qu’on peut obtenir de la
meilleure législation, ce n’est pas de la détruire ; c’est d’en empêcher les
abus. [...] Que les fondateurs des nations, que les législateurs se sont-ils donc
proposés ? D’obvier à tous les désastres de ce germe développé, par une sorte
d’égalité artificielle, qui soumît sans exception les membres d’une société à une
seule autorité impartiale. C’est un glaive qui se promène indistinctement sur
toutes les têtes : mais ce glaive était idéal. Il fallait une main, un être physique
qui le tînt. Qu’en est-il résulté ? C’est que l’histoire de l’homme civilisé n’est
que l’histoire de sa misère. Toutes les pages en sont teintes du sang, les unes du
sang des oppresseurs, les autres du sang des opprimés. [...] Dans une même
société, il n’y a aucune condition qui ne dévore et qui ne soit dévorée, quelles
32. Hobbes, Du citoyen, op. cit., I, p. 100-101.
33. Terme emprunté à Michèle Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières,
Paris, Albin Michel, 1995, p. 427.
34. HDI, t. IV, liv. 19, ch. 2, p. 470 ; PD, p. 52. Même idée dans MC2, XXVIII, p. 311.
35. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 392 ; Mél, p. 149.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
qu’aient été ou que soient les formes du gouvernement ou d’égalité artificielle
qu’on ait opposées à l’inégalité primitive ou naturelle »36.
Puisque les hommes entrés dans l’état social ont été forcés de contenir
les conséquences fâcheuses de l’inégalité naturelle entre chacun, ils ont mis
en œuvre une souveraineté susceptible de leur garantir l’égalité artificielle
par sa législation et son pouvoir exécutif. Mais le fait que la personne morale
qu’est la souveraineté ait dû être incarnée dans une certaine personne
physique est devenu la véritable pierre d’achoppement pour les hommes
civilisés. Car même si l’on estime, comme chez Hobbes, que l’épée
souveraine aurait dû être mise en œuvre de jure par un homme ou par
un assemblée37, aux yeux de Diderot, elle a toujours sévi de facto avec
intempérance. En outre, le plus souvent, le rapport de fin à moyen entre
société et gouvernement a été renversé de telle façon que « toutes les
sociétés n’ont pour principe ou pour suprême loi, que la sûreté de la
puissance dominante »38. Et en conséquence, « par sa nature, toute puissance
tend au despotisme »39. Comme si la dépravation de la société s’était
amorcée nécessairement par un dépassement du seuil d’altération, le mal
spécifique de l’état politique se produit fatalement par une perversion de
son propre élément, à savoir par la corruption du pouvoir politique qui
aboutit au despotisme.
En tout état de cause, l’inégalité naturelle entre les forts et les faibles
dans l’état social s’est transformée en l’inégalité artificielle entre les
souverains et les sujets dans l’état politique, laquelle pourrait facilement
se convertir en inégalité entre les oppresseurs et les opprimés. L’inégalité
demeure, non seulement parce que le gouvernement n’arrive pas à établir
l’égalité artificielle contre l’inégalité naturelle, mais aussi parce que cette
mesure égalitaire induit paradoxalement une contradiction productrice
de l’inégalité artificielle. Or, selon le diagnostic de Diderot sur l’État
despotique de son temps, une telle contradiction de la société et du
gouvernement risque de s’aggraver au point que la société rentre dans « un
état de guerre ; guerre du souverain contre ses sujets ; guerre des sujets
les uns contre les autres »40.
Telle est l’histoire générale de l’homme civilisé que Diderot esquisse
d’un seul jet à partir de l’origine et jusqu’au comble de l’inégalité. Mais ce
n’est pas du tout une impasse, ni le dernier terme du parcours ; c’est plutôt
36. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 392-393 ; Mél, p. 149-150.
37. Hobbes, op. cit., VI, p. 170-171. Diderot a déjà remarqué l’inconvénient concernant la
« personne physique despotique » qui occupe la place de l’« être moral souverain » dans
l’article « Citoyen », Encyclopédie, DPV, t. VI, p. 467.
38. HDI, t. IV, liv. 19, ch. 2, p. 471 ; PD, p. 73.
39. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 394 ; Mél, p. 152. Ce jugement générique de Diderot semble
plus pessimiste que ne l’est Montesquieu, cf. De l’esprit des lois, op. cit., t. I, liv. 8, ch. 10,
p. 129-130 : « Les autres gouvernements périssent, parce que des accidents particuliers en
violent le principe : celui-ci [le gouvernement despotique] périt par son vice intérieur ».
40. Observ, § 69, p. 543.
Diderot et la légitimation philosophique de la révolution
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un point critique qui exige une politique rénovatrice pour supprimer
provisoirement ladite contradiction d’inégalité artificielle, ou bien une
réouverture de la civilisation :
« Point d’individu qui, mécontent de la forme du gouvernement de son
pays, n’en puisse aller chercher ailleurs une meilleure, point de société qui n’ait
à changer la sienne, la même liberté qu’eurent ses ancêtres à l’adopter. Sur ce
point, les sociétés en sont comme au premier moment de leur civilisation »41.
S’il est frappant de voir ici l’emploi du néologisme « civilisation »
(introduit en 1756 par le marquis de Mirabeau dans l’Ami des hommes42)
pour désigner ce qui est susceptible de recommencer par le changement de
gouvernement, il convient, pour l’heure, de jeter un regard sur la manière
dont Diderot conçoit la temporalité de la révolution. Qu’il fasse de la
révolution une occasion de revenir au moment où une société se procure
comme pour la première fois un gouvernement nous rappelle sans doute un
mouvement circulaire. Il s’agit du sens classique du mot « révolution », qui a
sa source dans le fameux ouvrage de Copernic, De Revolutionibus orbium
caelestium (1543), et dont on trouve un exemple d’application politique dans
l’œuvre posthume de Hobbes parue en 1681, le Béhémoth : « J’ai vu cette
révolution comme un mouvement circulaire »43 – Hobbes décrit par-là
l’historique de la guerre civile entre 1640 et 1660, depuis la chute de la
monarchie de Stuart, par le biais de la dictature de Cromwell, jusqu’à
la Restauration anglaise.
S’il est vrai que c’est dans le sillage de ce schème cyclique que Diderot
parle de la révolution, encore faut-il remarquer deux choses qui nous
semblent mettre en relief une spécificité de sa conception. Primo, le temps
de la révolution est à la fois objectif et subjectif. Certes, aucune contrée
41. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 393-394 ; Mél, p. 151 (souligné par nous). Dans Le règne de
la critique, dont la dernière partie est consacrée à Diderot/Raynal, Koselleck a disséqué cette
dialectique du dualisme de la société et de l’État, qui mène à la crise politique : la révolution
peut alors apparaître comme le jugement dernier rendu par la société moralement juste (voir
op. cit., notamment p. 142-153). Malgré l’utilité de son travail, il me paraît que l’historien
allemand a laissé passer la place importante accordée par Diderot à la notion d’inégalité
irrémédiable, qui exige une décision provisoire, mais qui semble refuser toute solution
utopique. Notons également que c’est en axant la révolution sur le processus dialectique
de l’inégalité que Diderot, en tant que matérialiste athée, se démarque de Paine qui fonde la
révolution sur l’égalité naturelle accordée par Dieu (cf. Edoardo Tortarolo, « La Révolution
américaine dans l’Histoire des deux Indes », in L’Histoire des deux Indes : réécriture et
polygraphie, Hans-Jügen Lüsebrink et Anthony Strugnell (éds.), Oxford, Voltaire Foundation,
1995, p. 217-218).
42. Cf. Catherine Larrère, « Mirabeau et les physiocrates : l’origine agrarienne de la
civilisation », in Les équivoques de la civilisation, B. Binoche (éd.), Seyssel, Champ Vallon,
2005, p. 83-105.
43. Texte cité par Reinhart Koselleck, « Critères historique du concept de “révolution” des
temps modernes », in Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques,
trad. Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock, Éditions de l’École des hautes études en sciences
sociales, 1990, p. 66.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
n’échappe à « un cercle réglé » de prospérité et de décadence, ni à « la loi de
la nature, qui veut que toutes les sociétés gravitent vers le despotisme & la
dissolution, que les empires naissent & meurent »44 ; mais le bon moment
pour la (ré)génération d’une société est indéterminé et laissé à décision
de ceux qui y sont engagés, dans la mesure où leur acte de dissoudre un
gouvernement est à tout moment justifiable : « Nulle autorité politique
qui créée hier ou il y a mille ans, ne puisse être abrogée dans dix ans
ou demain. [...] Toute autorité dans ce monde, a commencé ou par le
consentement des sujets, ou par la force du maître. Dans l’un et l’autre cas
elle peut finir légitimement »45. Secundo, en ce qui concerne au moins la
Révolution américaine, elle n’est pas du tout le retour au point de départ qui
se condamne à répéter exactement le même parcours. Elle est en revanche
une révolution qui fait époque, parce qu’elle comporte l’enjeu historique et
mondial de créer à nouveau « la plus belle constitution qu’il y ait jamais eue
parmi les hommes »46 et que l’on a considérée longtemps comme irréalisable
depuis Aristote jusqu’à Montesquieu : c’est-à-dire une république réalisée
dans un vaste territoire comme l’Amérique septentrionale ; en termes plus
précis, il s’agit d’une « constitution fédérative qui ajoutait aux avantage
intérieurs du gouvernement républicain » (tels que le système représentatif
par lequel chaque province autonome s’oblige à « écouter tous les
citoyens ») « toute la force extérieure de la monarchie » (laquelle revient au
congrès général, destiné à ne s’occuper que de la diplomatie et de la défense
commune)47. Somme toute, dans la révolution telle que la conçoit Diderot
se déploie une double temporalité, à savoir le cycle de la dissolutionrégénération et l’apparition du nouveau48.
Les voies de la civilisation ou de la souveraineté nationale
D’après la citation que nous avons proposée plus haut, le changement de
gouvernement est un renouveau de la civilisation qui ne peut plus supporter
44. HDI, t. IV, liv. 19, ch. 2, p. 473 ; PD, p. 76.
45. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 394 ; Mél, p. 151-152.
46. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 44, p. 416 ; Mél, p. 178.
47. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 45, p. 419-420 ; Mél, p. 182. Cf. aussi HDI, t. IV, liv. 18, ch. 44,
p. 412 ; Mél, p. 173 : « Un jour a fait naître une révolution. Un jour nous a transporté dans un
siècle nouveau ».
48. Mutatis mutandis, on peut trouver un tel côtoiement des deux historicités dans certains
penseurs des Lumières (cf. Jean-Marie Goulemot, Le règne de l’histoire. Discours historiques
et révolutions XVIIe-XVIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1996, ch. 9 : « De l’histoire cyclique à
l’histoire cumulative : l’Angleterre comme lieu du débat et des compromis »). Par ailleurs,
comme on a remarqué à plusieurs reprises, c’est à travers les révolutions réelles qui ont éclaté
des deux côtés de l’Atlantique à la fin du XVIIIe siècle que l’idée de révolution s’est évadée
du schème de retour cyclique : cf. Hannah Arendt, On Revolution, London, Penguin Books,
2006, p. 37 ; Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des Lumières, Paris,
Payot, 1971, p. 423.
Diderot et la légitimation philosophique de la révolution
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l’accroissement contradictoire de l’inégalité. Il est néanmoins à noter qu’il
n’y a pas une unique solution appropriée au temps de la civilisation
chez Diderot. En effet, il a fourni des réponses différentes en fonction
des circonstances propres à chaque nation, telles que la France, la Russie, et
la colonie anglaise de l’Amérique du Nord, qui étaient les trois objets
privilégiés de son discours politique dans les années 1770. Dès lors,
comment peut-on comprendre cette diversification de la civilisation ainsi
que son issue révolutionnaire qui n’est qu’une issue parmi d’autres ?
À ce propos, il faut s’arrêter un instant sur le concept de civilisation49
axé plus ou moins autour du contexte spécifique de sa relation avec la Russie
où Diderot a trouvé un domaine d’application pour une certaine idée de
développement social empruntée à l’École écossaise. L’influence du fameux
essai De l’origine et du progrès des arts et des sciences (1742) de Hume est
ici apparente. Pour Hume, c’est en instituant un État gouverné par la loi qui
assure la personne et la propriété des citoyens qu’on est en mesure de
favoriser la production économique et culturelle ; si bien que la « monarchie
barbare » de Pierre le Grand était tout à fait intenable dans la mesure où ce
dernier, tout en voulant imiter le raffinement des Européens, n’en avait pas
moins tenu le peuple russe en sujétion50. Voilà pourquoi, comme on peut le
lire dans les Mélanges philosophiques, historiques, etc., pour Catherine II,
Diderot exige que l’Impératrice ne tombe jamais dans les mêmes errements
que le précédent Tsar, et qu’elle se lance au contraire dans la mise en place
de préliminaires destinés à civiliser le peuple russe encore barbare. Il s’agit
de commencer coûte que coûte par l’affranchissement des serfs malmenés
afin d’en former un tiers état qui constituerait non seulement un noyau de
la nation jouissant pleinement d’une égale liberté juridique, mais aussi un
noyau de population productrice d’arts autochtones51. À cette nouvelle classe
de citoyens, il faut encore accorder, en sus d’un droit à la jouissance paisible,
le « droit d’opposition » ou la liberté au sens politique, au moyen surtout
de la mise en place d’une commission ou d’une assemblée législative
49. Sur ce concept, il existe de nombreuses études parmi lesquelles nous consultons : Georges
Dulac, « Diderot et “la civilisation” de la Russie », in Denis Diderot 1713-1784, Colloque
international, Paris-Sèvres-Reims-Langres (4-11 juillet 1984), Anne-Marie Chouillet (éd.),
Paris, Aux amateurs de livres, 1985, p. 161-171 ; Id., « Quelques exemples de transferts
européens du concept de “civilisation”, 1765-1780 », in Les équivoques de la civilisation,
op. cit., p. 106-135 ; Gianluigi Goggi, « Diderot et l’abbé Baudeau : les colonies de Saratov
et la civilisation de la Russie », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, no 14, 1993,
p. 23-83 ; Id., « Diderot et le concept de civilisation », Dix-huitième siècle, no 29, 1997,
p. 353-373.
50. David Hume, De l’origine et du progrès des arts et des sciences, in Essais et traités sur
plusieurs sujets. Essais moraux, politiques et littéraires, trad. Michel Malherbe, Paris, Vrin,
1999, t. 1, p. 171. Dans la même lignée, Adam Ferguson insiste aussi sur l’indivisibilité de la
liberté politique et du développement économique (An Essay on the history of civil society,
Fania Oz-Salzberger (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 139).
51. MC2, VII, p. 239 ; XI, p. 243. Sans utiliser le mot « civilisation », Diderot a déjà présenté
la même idée dans Fragments politiques échappés du portefeuille d’un philosophe, op. cit.,
p. 172-175.
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représentante de la nation entière52. Civiliser la Russie, c’est donc
transformer l’État rude et autocratique en État libre et florissant, en créant
parallèlement le sujet collectif pourvu de « l’autorité populaire » ; ce
qui impliquerait, si l’on allait jusqu’au bout, la suppression du despotisme
par le despote lui-même.
Cependant, l’initiative réformatrice d’un souverain, quand même on
pourrait s’y attendre, n’est pas capable de tout créer dans le vide. Elle
doit plutôt agir sous la contrainte de poids historiques qui pèsent sur une
situation. Il s’agit de savoir si telle ou telle nation est en état de se libérer ou
en voie de se corrompre, autrement dit, en quel sens elle est, ou n’est pas,
civilisée. Sur ce point, il est certain que Diderot fait référence à la quatrième
observation de l’Essai en question de Hume, qui constate la décadence quasi
inévitable d’une nation une fois parvenue à la perfection des arts et des
sciences53 ; mais, s’agissant de la possibilité d’une émancipation, il se réfère
davantage au chapitre 8 du livre II du Contrat social, où Rousseau fait la
distinction entre le peuple dans sa jeunesse qui « peut acquérir la liberté » et
celui dans sa vieillesse « qui ne la recouvre jamais »54. S’inscrivant dans
cette lignée, Diderot distingue aussi dans les Observations sur le Nakaz « un
peuple policé » et « un peuple à policer » : « la condition de celui-là me
paraît pire que la condition de celui-ci ; l’un est sain et l’autre est attaqué
d’un vieux mal presque incurable »55. Ainsi, en ce qui concerne la Russie et
la France, bien que leurs gouvernements fussent également autocratiques, il
en a tiré deux conclusions opposées56. On peut attendre de la nation russe
qu’elle soit un « homme vigoureux et sauvage qui naît » ; et c’est dans de
telles conditions que la politique civilisatrice de Catherine II peut s’effectuer.
A contrario, il était trop tard pour qu’un monarque français pût rétablir sa
nation, puisqu’elle était comparable à « un homme délicat et maniéré attaqué
d’une maladie presque incurable », en ayant perdu par le coup d’État de
Maupeou en 1771 le Parlement qui avait été le seul frein contre le pouvoir
arbitraire57. Cela n’exclut pourtant pas que la France corrompue par l’Ancien
Régime puisse renaître en suivant une autre voie qu’une réforme par en haut.
Contrairement à Rousseau pour qui la régénération-libération ne survient
qu’une fois chez un peuple barbare (Sparte au temps de Lycurgue par
exemple), celle d’un peuple policé est assez concevable pour Diderot ; à
preuve la façon qu’il a de parler métaphoriquement d’un rajeunissement par
52. MC2, XXIV, p. 274 et suiv.
53. Hume, op. cit., p. 187.
54. Du contrat social, in Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 385.
55. Observ, § 19, p. 521.
56. Sur cette comparaison, voir Bertrand Binoche, La raison sans l’Histoire, Paris, Presses
Universitaires de France, 2007, ch. 3 : « Diderot et Catherine II, ou les deux histoires ».
57. MC2, XI, p. 245. Au sujet de l’incurabilité de la monarchie française après le coup d’État
de Maupeou, cf. MC2, I, p. 250 : « En conséquence, l’ordre public ou notre gouvernement a
été si parfaitement détruit que je ne pense pas que la toute-puissance et l’infinie bonté du roi,
qui n’y pense sûrement pas, pût le rétablir. La Confiance est perdue ».
Diderot et la légitimation philosophique de la révolution
67/193
le renversement de la monarchie française dans la Réfutation d’Helvétius :
« Comme Médée rendit la jeunesse à son père ; en le dépeçant et le faisant
bouillir »58.
Cela dit, dans le cas du Nouveau Monde, alors que le peuple naissant de
la colonie de l’Amérique du Nord était loin de se corrompre, il a souffert
de l’empire de l’Angleterre qui pouvait « disposer à son gré de son
gouvernement, de ses lois, de son commerce ; l’imposer comme il lui plaît ;
limiter son industrie et l’enchaîner par des prohibitions arbitraires »59. À cet
égard, il était empêché de s’éveiller à la civilisation, assujetti à un règne
despotique où la contradiction de l’inégalité artificielle s’aggravait, comme
dans les deux grands pays européens de l’Ancien Monde. Il y a toutefois une
particularité propre au despotisme colonial : ici, la domination absolue
s’exerce moins par un tyran contre ses sujets que par une mère patrie contre
sa colonie, d’où vient que le peuple de la colonie ne peut espérer son
émancipation ni par la réforme d’un souverain, ni par le tyrannicide :
« On ne peut attendre la liberté que d’une rupture, dont la suite est la ruine
de l’une ou l’autre nation, et quelquefois de toutes les deux. Le tyran est un
monstre à une seule tête, qu’on peut abattre d’un seul coup. La nation despote
est une hydre à mille têtes qui ne peuvent être coupées que par mille glaives
levés à la fois »60.
C’est ainsi que la Révolution américaine a trouvé son issue sous la
forme de l’indépendance : la colonie y est entrée en guerre avec sa mère
patrie (la nation despote) pour s’en séparer comme une nation autonome.
Et si cette « démarche qui rompait des nœuds formés par le sang, par la
religion, & par l’habitude, devait être soutenue par un grand concert de
volontés »61, elle équivaut à la formation d’une société naturelle qui tire son
origine d’une convergence des vues de ses membres pour lesquels le pouvoir
gouvernemental doit exister. Cette rupture coloniale est donc un moment de
l’auto-organisation soudaine d’une nouvelle nation qui se réalise elle-même
en souveraineté populaire, contrairement au peuple russe qui nécessiterait,
58. Réfutation d’Helvétius, DPV, t. XXIV, p. 483. Diderot qualifie cette régénération d’un
peuple corrompu de « l’ouvrage d’une longue suite de révolutions » (HDI, t. III, liv. 11, ch. 4,
p. 102-103 ; PD, p. 71). C’est ainsi que Goggi insiste sur l’importance de la première
révolution anglaise chez Diderot comme référence historique d’une régénération éventuelle
des Européens, tout en délimitant la portée de la Révolution américaine comme cas singulier
(De l’Encyclopédie à l’éloquence républicaine, op. cit., p. 528-536). Mais cette portée ne
s’élargirait-elle pas si nous dirigeons nos yeux hors d’Europe où la libération d’indépendance
est en jeu ? En effet, Diderot affirme l’impact global de la Révolution américaine : « Nous
allons, dans ce moment, décider du sort d’une race d’hommes plus nombreuse peut-être que
tous les peuples de l’Europe ensemble. […] Imaginons-nous que toutes les générations du
monde à venir ont dans ce moment les yeux fixés sur nous, & nous demandent la liberté »
(HDI, t. IV, liv. 18, ch. 44, p. 416 ; Mél, p. 178).
59. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 395 ; Mél, p. 153.
60. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 395-396 ; Mél, p. 153-154 (souligné par nous).
61. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 45, p. 419 ; Mél, p. 182 (souligné par nous).
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
pour se civiliser et obtenir sa souveraineté, la médiation indispensable de
l’Impératrice. De là, on peut conclure que la différence de voies de la
civilisation est celle de modes d’institution de la souveraineté nationale, soit
par la révolution, soit par la réforme.
L’adhésion de Diderot à la souveraineté nationale décèle à travers ses
écrits sur la Russie jusqu’à l’Histoire des deux Indes son penchant
démocratique en contradiction avec la tendance absolutiste de Hobbes. Pour
ce dernier, toute décision politique, à commencer par la législation, relève
exclusivement d’une personne souveraine qui s’en empare par la substitution
de son unique volonté à celle des contractants, de sorte qu’elle peut exercer
le pouvoir arbitraire à la soumission auquel aucun sujet n’est soustrait
puisqu’il est présumé y consentir. Tandis que cette unification des volontés
par l’aliénation totale sert de base à l’État hobbesien comme union
artificielle, la société diderotienne, en s’instituant comme État, se réfère
toujours au principe d’association naturelle qui prend de la consistance dans
une convergence spontanée des volontés inaliénables. Les individus qui
composent une nation ne peuvent donc s’obliger qu’à leur propre législation,
pour que le pouvoir étatique s’exerce au profit d’eux-mêmes :
« Il n’y a point de vrai souverain que la nation ; il ne peut y avoir d’autre
vrai législateur ; il est rare qu’un peuple se soumette sincèrement à des lois
qu’on lui impose ; il les aimera, il les respectera, il y obéira, il les défendra
comme son ouvrage, s’il en est lui-même l’auteur. Ce ne sont plus les volontés
arbitraires d’un seul, ce sont celles d’un nombre d’hommes qui ont consulté
entre eux sur leur bonheur et leur sécurité »62.
Bien entendu, Diderot se rend compte d’une brèche de facto éventuelle
au sein de ce « nous », nation de jure indivisible, à savoir d’une
contradiction entre l’exécutif et la législation ; et c’est pourquoi il lui
importe de codifier le droit de destitution ou de résistance du peuple pour
« qu’il nous poursuive, qu’il nous dépose et même qu’il nous condamne à
mort si le cas l’exige [= en tant que nous serions un souverain illicite] »63.
Mais une telle codification de la souveraineté nationale suffit-elle pour la
pérenniser ? Si le peuple de l’Amérique septentrionale a acquis à travers la
révolution d’indépendance son propre gouvernement représentatif, n’aurait-il
pas à craindre que les députés n’agissent à l’encontre de ses volontés ? Après
avoir mentionné des avantages de la constitution fédérative des États-Unis,
Diderot ajoute en réalité : si le peuple n’a pas encore foi en sa constitution,
« il faut que tous les citoyens soient sans cesse au conseil, à l’armée, dans la
place publique, & qu’ils aient les yeux toujours ouverts sur les représentants
à qui ils ont confié leur destinée »64. Le peuple doit être sans cesse prêt à
62. Observ, § 1, p. 508. Voir MC2, XXIV, p. 277 : « C’est le concours et l’opposition des
volontés générales aux volontés particulières, l’avantage spécial de la démocratie sur toutes
les autres espèces de gouvernement ».
63. Observ, § 1, p. 508.
64. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 45, p. 421 ; Mél, p. 183-184.
Diderot et la légitimation philosophique de la révolution
69/193
recourir au coup de force pour entretenir ou rétablir l’intégralité de son statut
double comme nation-souverain, au cas où le lien entre les représentants et
les représentés risque de se dénouer. De même que l’inégalité originelle
parmi les hommes qui s’accumule contradictoirement par sa solution même
(le gouvernement) les a contraints à l’issue révolutionnaire, de même la
précarité immanente de l’institution d’une souveraineté nationale exige
en cas de nécessité une solution extérieure à elle-même. Ainsi faut-il à
nouveau limiter l’institution et laisser de la marge à l’action politique du
côté du peuple.
Le droit et la passion de la révolution : radicaliser Locke
Il faut maintenant revenir sur notre question initiale à laquelle nous
pouvons répondre en partie comme suit : la Révolution américaine est
justifiable pour autant qu’elle est une application circonstancielle de la phase
prospère de la civilisation à laquelle sont corrélés l’historique (la sortie de
la barbarie ou de la corruption du civilisé), le politique (l’incarnation de
l’État libre sous la forme de la souveraineté nationale) et l’économique (le
développement du commerce et de l’industrie qui sert de base au progrès des
sciences et des arts). Si cela nous permet de mesurer la distance que Diderot
entretient par rapport à l’absolutisme contractualiste de Hobbes, en est-il
ainsi de sa distance par rapport à Locke, qui a consacré le dernier chapitre du
second Traité du gouvernement à la dissolution du gouvernement et au droit
de résistance ? Il convient pour le savoir de comparer à présent Diderot avec
Locke, d’autant plus que le premier radicalise certaines thèses du second
pour théoriser la logique interne du mouvement révolutionnaire. Dans cette
perspective, nous distinguerons deux aspects différents : la légitimation du
droit de révolution et l’explication génétique ou psychologique de celle-ci.
À l’évidence, lorsque Diderot compare la colonie de l’Amérique du
Nord aux « enfants » et l’Angleterre aux « parents », et lorsqu’il justifie
la totale liberté qu’a celle-là de changer le gouvernement créé par celle-ci, il
s’appuie sur une comparaison lockéenne avec le « fils » (Son) et le « père »
(Father). À l’encontre de Filmer qui défend le pouvoir patriarcal du
monarque civil, Locke affirme que les fils sont « libres de se séparer de
leurs familles et du gouvernement »65 pour les former à nouveau, parce que
« on ne saurait obliger ses enfants ou sa postérité par un contrat, quel qu’il
soit. Car le fils, une fois devenu adulte, est exactement aussi libre que son
père, de sorte que, par l’un de ses actes, le père ne peut pas plus aliéner la
liberté de son fils que celle d’aucun autre homme »66. Pareillement, Diderot
insiste sur la liberté de la génération présente qui ne se charge d’aucune
obligation par rapport à la génération passée, et qui peut délégitimer à
65. Locke, op. cit., § 115, p. 84-85.
66. Ibid., § 116, p. 85.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
son gré le gouvernement existant, quoiqu’il ait été formé légitimement
par l’accord de celle-ci : « Le consentement des aïeux ne peut obliger les
descendants ; et il n’y a point de condition qui ne soit exclusive du sacrifice
de la liberté »67. Quoique Diderot ait une dette envers Locke, il le surpasse
en ce qu’il donne à cette liberté de changer le gouvernement le titre de droit
naturel :
« Si les peuples sont heureux sous la forme de leur gouvernement, ils
la garderont. S’ils sont malheureux, ce ne seront ni vos opinions, ni les
miennes ; ce sera l’impossibilité de souffrir davantage et plus longtemps qui
les déterminera à la changer, mouvement salutaire que l’oppresseur appellera
révolte, bien qu’il ne soit que l’exercice légitime d’un droit inaliénable et
naturel de l’homme qu’on opprime, et même de l’homme qu’on n’opprime
pas »68.
Bref, tant que la révolution est un droit inaliénable et naturel de
l’homme, tout le monde peut l’exercer selon sa propre volonté, sans
condition. En ce sens, Diderot supprime les conditions posées par Locke à
l’exercice du droit de résistance qui vise à dissoudre le gouvernement. Selon
le dernier, la résistance est justifiable dans le cas où le gouvernement viole
le droit ou la propriété du peuple de telle manière qu’il agit à l’encontre
de la mission (Trust) pour laquelle il a été constitué ; et c’est du jugement
du peuple que dépend la conformité du gouvernement à sa mission ou
sa légalité69. Diderot reprend assurément ce statut du peuple comme juge
ultime, mais il ne lui importe pas de définir un critère plus ou moins
objectif et légal de ce qui autorise le peuple à juger le bien-fondé de son
gouvernement70 ; car, même si le peuple ne gémit pas sous l’oppression, sa
volonté de rompre le statu quo pour améliorer sa situation est justifiable
en soi. À la limite, s’il y a un critère, c’est le bonheur tel que le peuple le
conçoit tout subjectivement. D’ailleurs, Locke semble établir une distinction
substantielle entre la résistance juste qui remplit ladite condition justifiante
et la rébellion illicite qui tient tête par force à l’autorité légale, que cette
rébellion soit le fait du gouvernant ou du sujet71. À cet égard, Diderot n’en
admet que la distinction nominale ; en effet, si toute tentative de révolution
67. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 396 ; Mél, p. 154.
68. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 393 ; Mél, p. 151 (souligné par nous).
69. Locke, op. cit., § 221, p. 158 et suiv ; § 240, p. 174.
70. En revendiquant le droit de résistance à l’instar de Locke, d’Holbach exige que l’injustice
des princes soit objectivement jugée à la lumière d’un critère de légalité qu’il appelle « Loix
[sic] fondamentales », dans le souci d’éviter « le caprice et le ressentiment du citoyen
aveugle » (Système social, Josiane Boulad-Ayoub (éd.), Paris, Fayard, 1994, II, ch. 5, p. 285).
Pour l’analyse minutieuse de la distance entre d’Holbach et Diderot autour de l’auteur du
Traité du gouvernement, cf. Goggi, op. cit., p. 408-421.
71. Locke, op. cit., § 226, p. 162-163 : « Car la rébellion n’est pas une opposition aux
personnes mais à l’autorité, laquelle ne peut être fondée que sur la constitution et les lois du
gouvernement. Par suite, quiconque enfreint celles-ci et tente de faire prévaloir cette violation
par la force, celui-là est proprement rebelle ».
Diderot et la légitimation philosophique de la révolution
71/193
est justifiable, il ne reste plus que des différences d’appellation par rapport
à un seul et même événement, soit la rébellion injuste aux yeux des
gouvernants, soit l’exercice légitime d’un droit de la part du peuple. De
surcroît, c’est encore à travers la lutte autour d’un nom que la Révolution
américaine considérée d’abord comme non-droit en arrive à se rendre
justice : « commençons par déclarer notre INDÉPENDANCE [sic]. Elle seule
peut effacer le titre de sujets rebelles que nos insolents oppresseurs osent
nous donner »72.
Malgré cela, l’exercice du droit naturel et inaliénable à changer le
gouvernement ne serait-il pas contraint à l’oppression d’autant qu’il est
assimilé à une sédition intolérable du point de vue des gouvernants ? Il est
aisé de voir que l’on ne peut exercer le droit de révolution qu’en risquant la
mort. Aussi Hobbes déclare-t-il dans Du Citoyen que si les individus n’en
viennent pas à avoir un « espoir de vaincre » en supputant les chances de
réussite de l’insurrection, ils « dissimuleront et préféreront supporter une
charge lourde plutôt qu’une autre plus lourde encore »73, c’est-à-dire une
défaite périlleuse. Par ailleurs, chez Locke, alors même que le peuple « est
plus disposé à souffrir qu’à rétablir ses droits par la résistance »74, il cessera
de supporter ses gouvernants aussitôt qu’une longue suite d’injustices
révélera indéniablement leurs malveillances, leurs infractions continuelles à
leur mission. Diderot indique aussi cette sorte de seuil de tolérance dont le
dépassement susciterait probablement une insurrection populaire, mais
ce n’est pas tant une transgression de la mission qu’un sentiment des
infortunés : « Sous quelque gouvernement que ce soit, la nature a posé
des limites au malheur des peuples. Au-delà de ces limites, c’est ou la mort
ou la fuite ou la révolte »75 ; « Il n’y a jamais que le malheureux ou
l’opprimé qui se révolte »76. Si la révolte apparaît de fait toujours comme
une réaction contre l’oppression dans un extrême malheur, c’est que tout
exercice du droit à l’insurrection accompagne inévitablement le sacrifice
d’une partie du peuple à travers la guerre contre le gouvernement. La
légitimité du droit de révolte-révolution ne sert donc pas d’amorce à une
genèse effective de celle-ci.
C’est ainsi que, en se demandant pourquoi le peuple se révolte rarement
contre l’oppression, Diderot est amené à chercher au-delà de Locke une
condition empirique requise pour la révolte du côté de la psychologie des
engagés :
72. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 44, p. 416 ; Mél, p. 179. C’est ce que Paolo Quintili appelle « un
“paradoxe de la politique” : le droit s’inaugure et se présente, dans l’histoire, par le moyen du
non-droit » – paradoxe que Diderot partage avec Kant (« Éthique universaliste, politique
révolutionnaire. Un rapport, un problème ouvert. Diderot, Raynal, Kant », in L’idée de
révolution : quelle place lui faire au XXIe siècle ?, Olivier Bloch (dir.), Paris, Publications
de la Sorbonne, 2009, p. 84).
73. Hobbes, op. cit., XII, p. 250.
74. Locke, op. cit., § 230, p. 165.
75. Réfutation d’Helvétius, DPV, t. XXIV, p. 483.
76. Observ, § 44, p. 530.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
« C’est qu’une société est un assemblage d’hommes occupés de
différentes fonctions, divisés d’intérêt, jaloux, pusillanimes, préférant la
jouissance paisible de ce qu’on leur laisse à la défense armée de ce qu’on
leur enlève, vivant à côté les uns des autres, se pressant, sans aucun concours
de volontés : c’est que ce concert, si raisonnable, si utile, quand il subsisterait
entre eux, ne leur donnerait ni le courage, ni la force qui leur manque, ni
par conséquent ou l’espoir de vaincre, ou la résolution de périr : c’est qu’ils
ne verraient dans le succès que l’avantage de leur descendants, qu’il aiment
moins qu’eux…. Cependant il est arrivé quelquefois…. Oui, par l’enthousiasme
du fanatisme.… »77.
Certes le concours de volontés est ici comme là une condition nécessaire
en tant qu’il organise plusieurs personnes en sujets politiques tendus vers
un but commun, mais ce principe de collectivité n’est pas une condition
suffisante. Pour qu’une révolte-révolution advienne effectivement, il faut
encore une autre condition essentielle, à savoir l’enthousiasme du fanatisme,
principe affectif qui presse les insurgés de défier bravement le régime en
place au mépris de tout danger. Que Diderot voie dans la Révolution
américaine un moment privilégié où lesdites conditions sont remplies, cela
est évident du fait qu’il exhorte les « Prêtres du Nouveau Monde » à
« promettre le salut éternel à ceux qui périront les armes à la main martyrs
de la liberté » et à louer « un fanatisme plus heureux, né de la politique
et de la liberté »78.
Notons en guise de conclusion que c’est en renversant une thèse de
Hobbes concernant le danger politique de l’émotion que Diderot finit
par remplir la tâche de justifier la révolution dans la temporalité de
la civilisation, c’est-à-dire de déterminer les conditions de facto de la
révolution de jure. Comme sa préoccupation majeure est la paix par l’État,
Hobbes se défie de tout ce qui incite les passions à la rébellion comme la
doctrine fanatique qui s’oppose à l’obéissance civile ou l’éloquence qui
excite le peuple à l’insurrection79. Sans doute Hobbes se persuade-t-il que
si l’homme agit rationnellement en tenant compte de son propre intérêt au
lieu de se laisser aller à un mouvement tumultueux de passions, il n’osera
pas délaisser sa situation actuelle ni se vouer à la lutte périlleuse pour
en chercher témérairement une meilleure. En revanche, pour Diderot, un
tel dévouement sacrificiel né de la passion politique orientée vers le
changement fait précisément l’objet de justifications. S’il est vrai qu’il peut
défendre la révolution parce qu’il ne vit plus à une époque où la guerre civile
et religieuse était le péril majeur, il est pourtant loin d’être optimiste. En
effet, la révolution ne renouvelle que le processus instable de la civilisation
d’une nation, lequel n’a rien à voir avec le progrès indéfini ni avec
77. HDI, t. IV, liv. 19, ch. 6, p. 594 ; PD, p. 210-211 (souligné par nous).
78. HDI, t. IV, liv. 18, ch. 42, p. 402-403 ; Mél, p. 162.
79. Hobbes, op. cit., XII, § 12. Sur le renversement diderotien de Hobbes à propos de la
fonction politique de l’éloquence républicaine affective, cf. Goggi, op. cit., p. 473-477 ;
p. 574-575.
Diderot et la légitimation philosophique de la révolution
73/193
l’équilibre perpétuel. Et même si l’on en arrive à constituer une démocratie,
« malheureusement, cet état de bonheur n’est que momentané »80, sans
excepter les États-Unis qui, comme on l’a vu, ne se soustraient pas à la
corruption. Seulement, en tant que philosophe de l’époque où la colonisation
du monde par des Européens est bousculée par l’indépendance coloniale,
Diderot semble concevoir la nécessité pour une nation tenue en sujétion par
une autre de s’en émanciper de manière à disposer de son autonomie. Une
civilisation dont l’acte inaugural est la ressaisie par le peuple de sa liberté
politique s’annonce du moins sous de bons auspices, malgré le caractère
toujours aléatoire de son avenir.
80. HDI, t. IV, liv. 19, ch. 2, p. 473 ; PD, p. 76. C’est pourquoi Diderot attend au plus des
Américains ceci : « Puissent-ils reculer, au moins pour quelques siècles, le décret prononcé
contre toutes les choses de ce monde ; décret qui les a condamnées d’avoir leur naissance,
leur temps de vigueur, leur décrépitude et leur fin » (Essai sur les règnes de Claude et de
Néron, DPV, t. XXIV, p. 355).
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La construction discursive du sexe par le genre :
une question matérialiste ?
Audrey BENOIT
Notre propos prend pour point de départ un problème féministe :
la réalité naturelle du sexe (ensemble de caractéristiques anatomiques,
chromosomiques ou hormonales) que le sens commun a coutume de référer
au discours scientifique de la biologie comme à sa caution, est-elle un
fait empirique extérieur, préalable à la construction du genre ? La critique
féministe a montré qu’elle était capable de se saisir de ce fait, sans s’arrêter à
son empiricité concrète, pour envisager les conditions de sa production
discursive. C’est ainsi la démarche entreprise par Judith Butler dans son
ouvrage de 1990, Trouble dans le genre1, traduit en France en 2005. Mais
la critique de la construction discursive de la différence sexuelle comme
un fait de nature peut-elle être lue sur le modèle marxien d’une critique de
l’idéologie ? Peut-on donner une portée matérialiste à l’analyse de l’emprise
discursive des normes hétérosexistes dominantes ? Nous souhaitons montrer
que l’exercice de ces normes invite à repenser le statut du discours au travers
duquel elles s’exercent. Si, comme le pense Althusser, l’idéologie a une
« existence matérielle »2, c’est donc que le discours n’est pas un simple
relais qui se contenterait de traduire, sur le plan symbolique des
représentations, les aspects concrets de la réalité sociale. Nous proposons
alors d’envisager l’existence d’une matérialité discursive, solidaire d’une
force de production du concept, et de reposer ainsi au marxisme la question
de sa matière. L’ouvrage de Judith Butler a été attaqué sur deux fronts
1. J. Butler, Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, préface de Éric
Fassin, trad. fr. de l’américain par Cynthia Kraus [Gender Trouble : Feminism and the
Subversion of Identity, New York-London, Routledge, 1990], Paris, La Découverte, 2005.
2. L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État (Notes pour une recherche) »,
in La Pensée (n°151, juin 1970), repris in Althusser Positions (1964-1975), Paris, Maspero,
1976, p. 67-125.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
différents, dont la similarité est cependant frappante : on lui reproche aussi
bien de nier la matérialité du corps que de négliger celle de la détermination
économique des rapports sociaux. Ces deux critiques trahissent une même
conception empiriste de la matière, qu’il nous semble nécessaire de mettre
en question, d’un point de vue marxiste.
Cette démarche naît de l’observation de la réception française de
Trouble dans le genre. On constate une résistance, au sein même du
féminisme matérialiste, à la réception de ses thèses constructivistes3.
L’objectif est d’interroger ces résistances à la lumière de l’histoire de la
pensée marxiste. L’enjeu est d’envisager ce que la critique butlerienne de
l’hétérosexisme peut apporter à la relecture de la pensée marxiste : il s’agit à
la fois de montrer que la thèse butlerienne d’une construction du sexe par le
genre est authentiquement matérialiste – qu’elle a donc été mal comprise,
lorsqu’on l’a reconduite à une forme d’idéalisme discursif – mais également
qu’il existe dans la postérité de Marx une forme d’impensé, manifeste dans
le peu de cas qu’il est fait des tentatives, comme celle d’Althusser, de donner
des cadres épistémologiques constructivistes au déploiement d’une réflexion
matérialiste.
La réception post-marxiste de Butler en France témoigne du fait que
matérialisme et constructivisme ont souvent été perçus comme des positions
antagonistes. L’idée d’une construction discursive de la réalité de l’objet, et
notamment de la naturalité du sexe, semblant procéder d’un déni de la
matérialité du corps, paraît irrecevable d’un point de vue matérialiste. De
ce point de vue en effet, c’est la référence à la réalité, définie par les
conditions économiques et sociales de production des idées, qui est l’arme
de la critique politique ; la théorie d’une construction discursive du donné
corporel peut alors apparaître comme un avatar de l’idéalisme, contre lequel
il s’agit précisément de lutter. Pourtant, Butler, tout en menant une analyse
discursive des rapports de pouvoir, inscrit par là-même sa critique féministe
de l’« hétérosexualité obligatoire » dans un cadre de pensée matérialiste.
Nous interrogerons les fondements théoriques de ce problème de réception
de la pensée de Butler dans les cercles féministes matérialistes. L’idée d’une
construction de la réalité corporelle par le discours ouvre selon nous le
champ d’une véritable critique de l’idéologie, et nous souhaitons nous
demander pourquoi la dimension matérialiste de cette dernière est restée
inaperçue.
Nous souhaitons en particulier nous demander pourquoi, aux yeux d’une
féministe post-marxiste comme Christine Delphy, la mise au jour par Butler
de la nature discursive des normes de l’hétérosexualité dominante et de leurs
effets de pouvoir jusque dans la matérialité des corps ne semble pas digne
3. Nous emploierons ici le terme de « constructivisme » en son sens épistémologique pour
désigner la manière dont J. Butler envisage la construction discursive du fait de l’ancrage
corporel de la différence sexuelle entre homme et femme, en référence à J. Piaget qui en 1967
propose ainsi de différencier la tendance constructiviste, des variantes réaliste, empiriste
et positiviste de l’épistémologie (J. Piaget, Logique et connaissance scientifique, Paris,
Gallimard, 1996).
La construction discursive du sexe par le genre
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d’une critique authentiquement matérialiste de l’idéologie naturaliste qui
fonde l’exploitation des femmes. Selon nous, ce conflit entre une modalité
matérialiste et une modalité constructiviste de la critique féministe révèle
dans la tradition marxiste un héritage inaperçu : alors que Marx esquisse les
contours d’une épistémologie constructiviste, notamment dans la critique
qu’il propose de la production discursive de la naturalité du « donné » par
les économistes classiques, la prodigieuse postérité qu’Althusser donne
à ce constructivisme marxien reste en partie lettre morte, reconduite à une
forme de théoricisme ou encore à un avatar du positivisme. Althusser est
pourtant celui qui, dans les années soixante, fait jaillir de la rencontre de
l’épistémologie historique canguilhemienne et du marxisme une véritable
refonte des rapports de la base et de la superstructure, dont le seul objectif
est précisément d’éviter l’écueil de l’idéalisme, qu’il soit spéculatif ou
empiriste. La conséquence de cette absence de postérité du constructivisme
marxien nous semble être une difficulté à penser le caractère pleinement
matériel de la présence de relations de pouvoir au sein du discours. Il ne
peut suffire de formuler le vœu pieu d’une articulation du matériel et
du symbolique, au sein de la critique marxiste. Une réflexion politique qui
se contenterait d’énoncer la solidarité des aspects matériels – c’est-à-dire
économiques – et des aspects symboliques – c’est-à-dire discursifs et
représentationnels – des inégalités sociales produites par le mode de
production capitaliste, nous semble insuffisante. Or l’épistémologie
matérialiste althussérienne, par la requalification qu’elle propose du discours
comme « pratique théorique », permet selon nous de dépasser cette
opposition.
Trouble dans le genre : enjeux de réception
Deuxième ouvrage de Butler, Trouble dans le genre définit une position
à la fois féministe et « queer »4, caractérisée par un refus de toute définition
substantielle de la catégorie des « femmes ». Les théories « queer » luttent
contre l’homophobie par une déconstruction radicale du modèle binaire
de l’identité sexuelle (homme/femme) imposé par le système normatif de
l’hétérosexualité. La position de Butler est « queer » en ce qu’elle fait de la
condition politique des personnes homosexuelles l’angle privilégié d’une
véritable critique féministe des catégories d’« homme » et de « femme » qui
fabriquent et naturalisent l’identité sexuelle. Butler refuse en particulier que
le sexe biologique – c’est-à-dire la sexuation des corps selon la différence
de l’homme et de la femme, à partir de caractéristiques anatomiques,
chromosomiques ou hormonales – apparaisse comme un fait physique
échappant à la construction culturelle du genre. Elle dénaturalise la notion
4. Le terme « queer » correspond à la réappropriation d’une insulte : queer signifie en anglais
« de travers », « louche ».
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
de sexe en montrant qu’elle est produite par le genre. Solidairement, elle
conteste l’idée qu’un « je » substantiel préexiste aux actes et aux discours.
S’il n’y a pas d’identité sexuelle essentielle, c’est précisément parce qu’il
n’y a pas d’acteur derrière l’action ni de « je » qui précède l’énonciation.
Plutôt que de faire découler le genre d’un prétendu « donné » corporel du
sexe, Butler pense que c’est par la répétition performative de pratiques
signifiantes que s’institue l’identité sexuelle des individus.
Butler déconstruit la naturalité du sexe : le sexe n’est pas à la nature ce
que le genre serait à la culture. L’irréductibilité factuelle conférée au sexe
biologique lui donne l’allure d’un destin qui semble prédisposer un corps
sexué de femme à l’adoption des codes du genre féminin. Or pour Butler le
genre n’est pas l’interprétation culturelle du fait biologique du sexe. Le rejet
de l’ancrage du genre dans la matérialité corporelle du sexe est le pendant
théorique du refus politique que la définition d’une identité subjective – celle
des « femmes » – soit un préalable nécessaire au combat politique féministe.
C’est le genre lui-même qui produit le sexe, comme donnée supposément
naturelle et pré-discursive :
le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi la
« nature sexuée » ou un « sexe naturel » est produit et établi dans un domaine
« prédiscursif », qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre
sur laquelle intervient la culture après coup5.
Butler estime que Simone de Beauvoir n’a pas été suffisamment loin
dans la mise en question de la construction culturelle du corps lui-même.
Beauvoir pense le devenir-femme par l’intervention d’un cogito et le corps
sexué sur le mode de l’incorporation de ce cogito. Lorsqu’elle déclare
qu’« on ne naît pas femme », mais qu’« on le devient »6, Beauvoir fait
exister par ce « on » une humanité indifférenciée, antérieure à la construction
culturelle du genre. Butler signale qu’un nouveau-né n’acquiert pourtant
son humanité effective qu’après qu’on a tranché la question de savoir si
c’était un garçon ou une fille, par l’observation de ses organes génitaux.
L’hétérosexualité fonctionne comme un système de signification, producteur
de l’existence concrète de la différence sexuelle. L’identité sexuelle, pour
être culturellement et socialement « intelligible », doit obéir à une certaine
séquence causale déterminée : le sexe biologique est lu comme la cause
des comportements sociaux masculins ou féminins (tenues vestimentaires,
pratiques sexuelles, etc.).
Sexe et genre sont donc envisagés comme deux espaces normatifs
socialement construits. Ils traduisent les termes anglais « sex » et
« gender » : le premier désigne la réalité biologique du corps sexué, quand
le second renvoie au mécanisme de détermination sociale des pratiques
corporelles et discursives en fonction de la différence de l’homme et de la
5. Trouble dans le genre, op. cit., p. 69.
6. S. de Beauvoir, Le Deuxième sexe ; 2, L’Expérience vécue, Paris, Gallimard, 1949.
La construction discursive du sexe par le genre
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femme. Contre l’idée que le sexe biologique échapperait au pouvoir
de détermination du genre, mais aussi contre l’illusion libertaire d’une
sexualité émancipatrice, Butler promeut l’idée que ce sont les pratiques de
signification corporelles et discursives, par leur répétition, qui instituent le
genre. Tout comme le genre, le sexe a le statut d’une « fiction régulatrice »7.
Projeté dans une antériorité naturelle dont on suppose à tort qu’elle échappe
au discours, le sexe n’est rien d’autre pour Butler qu’un champ de
significations, produites de manière performative. Cela signifie que ce sont
des actes (discursifs, corporels, institutionnels) qui « font » le genre,
mais aussi le sexe de quelqu’un. « Défaire » le genre suppose d’en subvertir
les normes, à l’intérieur du cadre coercitif de l’hétérosexualité.
Le fait que Butler problématise les questions féministes à partir d’une
critique du pouvoir politique des normes de l’hétérosexualité dominante
confère à ses thèses une très grande portée : il est désormais possible, au
travers de sa critique de l’hétérosexualité « obligatoire », d’interroger
l’idéologie naturaliste à l’œuvre dans la production discursive de la factualité
des corps, configurée par la différence sexuelle de l’homme et de la femme.
Or cette idéologie naturaliste, appuyée sur un support biologique, produit
selon nous les fondements de l’acceptation sociale d’un vaste spectre de
phénomènes (politiques, juridiques, symboliques, économiques), qui vont
de la domination masculine à l’exploitation du travail domestique des
femmes, en passant par l’oppression des personnes homosexuelles8. La force
théorique du propos de Butler réside alors dans la problématisation
commune des discriminations sexistes et hétéro-sexistes : en montrant leur
ancrage dans une représentation à la fois naturaliste et empiriste du corps
sexué, Butler ouvre un vaste champ pour le questionnement philosophique.
C’est cette critique que nous souhaitons reprendre, pour tâcher de donner
toute sa portée matérialiste à la critique de la production discursive de la
naturalité des « faits » corporels qui fondent l’emprise normative et les
conséquences matérielles de l’hétérosexisme.
Comment comprendre alors le rejet en bloc de toute perspective queer,
qui conduit la plupart des féministes matérialistes françaises à minorer
l’apport de l’analyse foucaldienne de Butler quant à la nature discursive
des relations de pouvoir ? Pour échapper à ce qu’elle estime relever d’une
reconduction du dualisme du corps et de l’esprit9 chez Beauvoir, Butler
7. Trouble dans le genre, op. cit., p. 110.
8. Ce spectre, que nous ne pouvons pas détailler ici, va des inégalités salariales entre hommes
et femmes aux conséquences sociologiques de la perpétuation d’une domination masculine
symbolique, entretenue par l’éducation et les préjugés sexistes et hétérosexistes, en passant
par les inégalités de droit et de statut entre personnes hétérosexuelles et homosexuelles,
entraînant des conséquences économiques.
9. Butler tente de penser une construction de la factualité corporelle par le discours, tout en
évitant la polarité philosophique classique du libre arbitre et du déterminisme. Une telle
alternative conduit nécessairement à donner au corps le statut d’instrument ou de véhicule : le
corps est ou bien véhicule du déterminisme – qui peut être social ou biologique –, ou bien
instrument d’appropriation à partir d’un choix, si on considère, comme le fait Beauvoir, que le
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propose en effet l’idée très foucaldienne10 d’une production du sexe
biologique comme donnée pré-discursive. Cela signifie que la factualité du
« donné » est en réalité produite par le discours comme son propre dehors ;
le discours se donne ainsi à lui-même son propre fondement, dans une
extériorité qui lui échappe. La matérialité concrète que l’empirisme naïf
prête au fait anatomique du corps doit donc être reconsidéré à l’aune de
ce constructivisme discursif. C’est notamment la réalité naturelle du sexe, à
genre est une forme d’appropriation volontaire des données anatomiques fournies par son
corps. Si le corps est conçu comme véhicule du déterminisme, il n’a d’autre statut que celui
de fragment de matière exprimant une détermination qui le dépasse, qu’il s’agisse des gènes
ou du milieu social. Si le corps est l’instrument d’un choix, cela signifie que c’est en tant que
sujet volontaire que je choisis de m’approprier mon corps ainsi plutôt qu’autrement. Un tel
processus d’appropriation laisse au corps un statut d’étrangeté par rapport au moi volontaire :
là encore, le corps est une matière à transformer, un instrument à mettre à profit. Or Butler
veut montrer que le corps est lui-même pris dans le réseau de construction des significations.
Elle veut montrer que le corps est en lui-même une signification. C’est précisément sur ce
point que Butler entend dépasser la réflexion de Beauvoir. Il y a en effet dans le devenir
femme beauvoirien l’intervention d’un cogito qui prend et s’approprie le genre. Dans Le
Deuxième sexe, Beauvoir insiste sur la dimension de choix volontaire qui existe pour une
personne dans la construction de son identité générique. La thèse de Beauvoir est qu’on ne
devient femme que sous la contrainte sociale, mais qu’en principe du moins, le choix d’une
tout autre identité générique est possible. Or un tel postulat théorique, remarque Butler, est
fondé sur un dualisme hérité de Descartes via Sartre et Merleau-Ponty. Ce dualisme consiste
à opposer immatérialité signifiante (celle du cogito, de l’agent volontaire, acteur de la
construction de son identité) et matérialité du corps sur laquelle la signification vient
s’inscrire. Le problème dans la théorie de Beauvoir serait qu’elle ne va pas au bout de son
analyse du rejet de la femme du côté de la corporéité. Beauvoir propose une compréhension
de la détermination sociale et discursive de la différence sexuelle selon le paradigme du
Même et de l’Autre. Dans son analyse, elle montre comment l’homme nie sa corporéité en la
projetant sur la femme. L’homme ainsi débarrassé de sa charge corporelle peut ainsi incarner
le sujet abstrait universel cher à l’humanisme, pendant que la femme, prisonnière d’une
dialectique du maître et de l’esclave, n’a pas accès à la position de sujet existentiel. Il y a donc
un effet de « synecdoque misogyne » par lequel la femme est non seulement réduite à
son corps, mais encore se met à représenter la corporéité et par suite la sexualité en général.
Ce que Butler reproche à Beauvoir, c’est de conserver un mode de raisonnement dualiste, en
continuant à considérer le corps comme matérialité instrumentale. Elle reproche notamment
à la phénoménologie française, représentée par Sartre ou Merleau-Ponty, sa notion
d’incorporation. Selon Butler, il s’agit d’une notion empruntée à un registre théologique qui a
le défaut de maintenir un rapport d’extériorité et une dualité entre une immatérialité
signifiante et la matérialité du corps lui-même. Ce type de raisonnement dualiste ne permet
pas d’aller au-delà d’une conception matérialiste et instrumentale du corps, par opposition
à l’immatérialité de l’esprit.
10. Butler s’inspire notamment de l’enquête généalogique sur la catégorie de sexe dans
l’Histoire de la sexualité. Foucault montre que la notion de sexe est une unité artificielle
dont la création correspond à un objectif de régulation et de contrôle social, à travers
la normalisation des comportements : « La notion de sexe a permis de regrouper selon une
unité artificielle des éléments anatomiques, des fonctions biologiques, des conduites, des
sensations, des plaisirs et elle a permis de faire fonctionner cette unité fictive comme principe
causal » (Histoire de la sexualité, 1, La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 204). Le
sexe se présente comme un principe causal alors qu’il est l’effet de la construction du système
historique de la sexualité. Catégorie historiquement produite par le système de la sexualité,
le sexe est un concept secondaire auquel on attribue à tort une indépendance ontologique,
en le distinguant du pouvoir.
La construction discursive du sexe par le genre
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partir de laquelle la constitution du genre serait seconde, qui se trouve remise
en question.
C’est sans doute l’ébranlement de la matérialité produit par une telle
analyse qui la rend au premier abord si difficile à réinvestir dans un
cadre théorique marxiste. Ce dernier ne commande-t-il pas au contraire
de réhabiliter la matière par une critique des discours, au nom de leur
tendance à s’autonomiser de la réalité, c’est-à-dire des conditions historiques
concrètes de leur production ? Par ailleurs, la question micro-politique
foucaldienne de l’assujettissement des corps n’est-elle pas superficielle
eu égard aux enjeux macro-politiques de la critique marxiste de
l’exploitation capitaliste ? Il nous semble qu’à ces réticences matérialistes
face à la critique de l’emprise discursive des normes sexuelles, s’ajoute
une résistance théorique qui déborde largement les cercles marxistes : la
différence des sexes, présupposée universellement admise du fait de son
caractère empiriquement constatable et biologiquement descriptible, semble
absolument ininterrogeable. La « nature » est convoquée en renfort d’une
idéologie à la fois positiviste11 et hétérosexiste qui nous semble d’autant plus
dangereuse qu’elle n’est précisément pas prise au sérieux comme telle, au
nom du fait que les revendications féministes et L.G.B.T. se situeraient
sur un plan symbolique et culturel disjoint du terrain réel, historique et
matériel de l’exploitation capitaliste. La réception française de Trouble
dans le genre se situe pour nous à la croisée de ces résistances que
nous proposons de questionner philosophiquement, en nous demandant
sous quelles conditions il est possible de penser une critique féministe
de l’idéologie hétérosexiste qui puisse prétendre au titre de critique
matérialiste.
Résistances matérialistes, résistances « critiques » : une
étonnante convergence
Afin d’approfondir l’examen des aspects matérialistes du projet
constructiviste de Butler, nous proposons de nous pencher sur les raisons
de son accueil très froid par une féministe matérialiste comme Christine
Delphy. Trois points saillants de la pensée de Delphy peuvent être retenus
pour éclairer sa mise en conflit de la théorie matérialiste avec la théorie
queer12.
11. Nous usons ici du concept de « positivisme » en son sens courant, qui renvoie à l’attitude
de confiance envers les méthodes et les résultats de la science expérimentale, qui conduit à
considérer les faits, comme matière première de la réalité, dont toute connaissance procède.
12. C. Delphy, « Genre et race : des systèmes sociaux comparables » intervention au 6e
Congrès International des Recherches Féministes Francophones du 29 août au 2 septembre
2012, à l’Université de Lausanne, conférence plénière du 29 août, en ligne :
https://www.unil.ch/ceg/fr/home/menuinst/evenements/rff2012/conferences.html.
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En premier lieu, l’approche de Delphy consiste, pour penser
l’exploitation des femmes, à poser l’existence d’une « classe des femmes »13.
Constructiviste, Delphy partage avec Butler un antinaturalisme radical qui la
place au-dessus de tout soupçon, en termes d’essentialisation du féminin.
Toutefois, on peut s’interroger sur l’unité politique d’une telle classe, dans la
mesure où les femmes ne sont pas toutes issues des mêmes classes sociales.
Femme bourgeoise et femme ouvrière subissent-elles véritablement le
même type d’oppression et de domination ? Comment définir la féminité
des femmes supposées appartenir à cette « classe » ? Cette catégorie fut
récemment ébranlée par les théories féministes de l’« intersectionnalité »,
qui conjuguent des analyses en termes de « sexe », de « race », et de classe
et introduisent ainsi des approches différenciées de la condition féminine
qui rendent caduque l’idée d’une classe homogène des femmes. Dans son
article pionnier en ce domaine, Kimberle Crenshaw14 propose l’analyse
suivante : en termes structurels, le positionnement des femmes de couleur,
à l’intersection de la race et du genre, rend leur expérience concrète de la
violence conjugale et du viol qualitativement différente de celle des femmes
blanches aisées ; en termes de conséquences politiques, la question de la
violence contre les femmes de couleur se trouve parfois marginalisée par
les politiques féministes et antiracistes. L’intersectionnalité renvoie à une
modélisation spatiale de zones d’ombre, à l’intersection des ensembles du
« sexe », de la « race » et du « genre », qu’il s’agit de mettre en lumière. Une
femme noire, battue et subissant par ailleurs les inégalités économiques
et sociales se trouve à ce type d’intersection qui n’est pris en charge ni par
le discours féministe assimilationniste des femmes blanches occidentales,
ni par les discours antiracistes soucieux, à bon droit, de ne pas alimenter le
préjugé culturaliste d’une violences conjugale propre aux communautés
minoritaires. Crenshaw pointe les écarts différentiels entre les espaces nés de
l’intersection des déterminations du genre, de la « race » et de la classe. Au
regard d’une telle analyse, la catégorie de « classe des femmes » apparaît
trop homogène et demande à être nuancée à partir de l’intersectionnalité.
Cette idée est toutefois nécessaire dans l’argumentaire post-marxiste de
Delphy, car elle en sous-tend la pièce maîtresse : le mode de production
domestique.
Second point saillant de sa pensée, Delphy revendique la spécificité
d’un « mode de production domestique », sur la base de la notion
de « patriarcat » : ce mode de production organise l’appropriation et
l’exploitation par les hommes du travail des femmes, notamment par
l’intermédiaire du contrat de mariage. Il s’agit là d’un mode de production
qui n’obéit pas aux mêmes règles que le mode de production capitaliste,
quoiqu’il soit pensé sur son modèle. Deux articles de L’Ennemi principal
sont particulièrement éclairants à ce propos : « Travail ménager ou travail
13. C. Delphy, L’Ennemi principal, vol. 1, Économie, politique du patriarcat [1998], Paris,
Syllepse, 2013.
14. K. Crenshaw, « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence
Against Women of Color », Stanford Law Review, 43, 1991, p. 1241-1249.
La construction discursive du sexe par le genre
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domestique »15 et « La transmission héréditaire »16. Delphy propose dans le
premier de ne plus parler de « condition féminine » mais d’« oppression des
femmes », afin d’éviter les effets d’essentialisation liés au caractère statique
de l’idée de « condition » et à la dimension naturalisante de l’adjectif
« féminin ». Elle estime avoir mis au jour, dans ses études relatives à la
transmission du patrimoine, un aspect fondamentalement non marchand de
la circulation des biens. Très différent de la circulation marchande, le mode
de circulation des biens familiaux fonctionne sur la modalité du don et
suppose une non-interchangeabilité de ses acteurs, définis par leur position
singulière dans le système des liens de parenté. Ce mode spécifiquement
familial de circulation des biens patrimoniaux par l’héritage est la pierre
de touche d’une critique de la superposition de l’économie à la sphère du
marché, que Delphy fait remonter à la naissance d’une économie politique
scientifique. Si la circulation familiale des biens échappe aux règles du
marché tout en étant une réalité économique à part entière, c’est alors qu’il
faut repenser l’économie en général à partir du rôle qu’y joue la famille. Il
faut aller contre la rupture instaurée par l’économie classique entre la sphère
idéale de l’échange et les lieux réels de la production.
Il convient en particulier de pointer l’absence de reconnaissance du
travail ménager. Il s’agit ici de la valeur économique du travail ménager,
dont l’opposition entre valeur d’usage et valeur d’échange ne permet pas
de rendre compte. L’absence de valeur marchande des produits de
l’économie familiale n’indique pas l’absence d’économie. Il existe, au sein
du mode de production capitaliste, une autre économie dont on masque
le fonctionnement : le mode de production domestique, caractérisé par la
gratuité du travail qui y est produit. Sa gratuité est liée à son mode de
circulation, et non au caractère spécifique des tâches réalisées, puisque
l’externalisation de ce travail entraîne une rémunération. Ce n’est donc pas
la nature même du travail (cuisine, ménage) qui détermine sa gratuité. La
raison de la gratuité du travail ménager ne réside pas dans le fait que ces
tâches, essentiellement non productives et sans valeur sur le marché, seraient
nécessairement gratuites, y compris dans le cadre d’une analyse marxiste17.
15. L’Ennemi principal, vol. 1, op. cit., p. 57-72.
16. Ibid., p. 97-128.
17. Delphy appuie son argument sur un détour intéressant par la prise en compte, par les
comptabilités nationales, de la production recensée comme « autoconsommation des
ménages ». Elle s’appuie notamment sur le modèle de l’autoconsommation agricole, c’est-àdire de la famille paysanne qui produit pour sa propre consommation. L’intérêt rhétorique et
démonstratif de ce modèle est de se servir de la représentation autarcique de la famille
paysanne, pour ébranler l’idée reçue selon laquelle que la famille serait une unité de
consommation et en aucun cas un véritable lieu de production de biens. Ce modèle de
l’autoconsommation paysanne permet d’aller contre l’idée reçue selon laquelle le travail
ménager serait non rémunéré car non productif, au titre qu’il ne passe pas sur le marché. Or,
souligne Delphy, dans la Comptabilité Nationale, les productions autoconsommées sont prises
en compte : le produit national brut (PNB) et le revenu national brut (RNB) prennent en
compte l’autoconsommation agricole, pourtant supposée par définition non marchande. La
prise en compte de l’autoconsommation paysanne par les Comptabilités nationales prouve
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Le travail ménager n’est pas gratuit parce qu’il est non productif, mais parce
qu’il est garanti comme tel par le contrat de mariage, qui est en réalité
un contrat de travail. Les rapports sociaux de production mis en œuvre dans
le mode de production domestique sont institués et légitimés par le contrat
de mariage. De la même manière qu’elle proposait de ne plus parler de
« condition féminine », mais d’oppression des femmes, Delphy propose
donc de passer du concept de « travail ménager » à celui de « travail
domestique ». La perception commune du travail domestique identifie à
tort son contenu empirique à des « tâches » ménagères, masquant ainsi sa
nature proprement économique. Delphy préconise donc de parler de « travail
domestique », au même titre que de l’« élevage » des enfants.
Par sa méthode matérialiste singulière, Delphy renouvelle
l’épistémologie des sciences sociales. Elle étend le champ de ce qui relève
de l’économie au-delà de la sphère du marché. Elle refuse de considérer le
ménage comme unité homogène de consommation, construite de l’extérieur
pour les besoins de la comptabilité nationale. Elle propose par ailleurs une
réflexion sur le statut de quasi-naturalité dont jouit l’héritage des biens
matériels dans la pensée sociologique. Elle attire l’attention sur la nécessité
de rompre avec l’idéologie qui fait de la famille un espace privatif,
échappant par essence aux relations économiques et aux rapports de pouvoir.
C’est cette approche critique des sciences sociales qui nous semble
l’apport majeur de Delphy à la réflexion féministe et qui donne une portée
méthodologique certaine à son marxisme hétérodoxe. Nous retenons de
cette épistémologie son aspect radicalement antinaturaliste. Pour Delphy,
le véritable adversaire du matérialisme est le naturalisme. Avatar de
l’idéalisme, il concourt à « expliquer du social par du non-social, et à nier
la “nature sociale” de l’humain »18.
Hétérodoxe d’un point de vue marxiste, le mode de production
domestique n’envisage plus la famille comme cellule de la reproduction de
la force de travail, au service du mode de production capitaliste. La famille
est un lieu de production à part entière et dispose de son propre mode de
production. Ce second point saillant de la pensée de Delphy met au jour
le rôle central qu’elle fait jouer à l’économie, qui contribue selon nous
à expliquer sa méfiance vis-à-vis des théories queer. Pour mériter d’être
un objet digne de considération par les marxistes, le féminisme « postmarxiste » doit légitimer son hétérodoxie par ses liens avec les réalités socioéconomiques et se démarquer d’un féminisme « post-moderniste » dont
l’intérêt pour le discours semble marqué du sceau de l’idéalisme. Mais
il nous semble que cette réduction de la matérialité aux réalités socioéconomiques ne rend pas justice à l’héritage marxien, qui ouvre également
donc qu’il est possible de concevoir une économie productive quoique non marchande.
L’absence de passage par le marché et la sphère de l’échange ne suffit donc pas à définir un
travail comme non productif. Cela permet d’établir que ce n’est pas l’exclusion du marché qui
légitime la gratuité du travail domestique.
18. L’Ennemi principal, vol. 1, op. cit., p. 25.
La construction discursive du sexe par le genre
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l’horizon d’une approche constructiviste de la matérialité discursive des
relations de pouvoir. Delphy maintient une forme de dichotomie du matériel
et du culturel qui nous semble décevante au regard des possibilités ouvertes
par la critique marxienne. Elle refuse en effet de considérer la dimension
matérielle qui existe dans l’assignation des identités de genre, laissant ainsi
de côté le rôle central de la famille hétérosexuelle dans la reproduction des
normes du genre, pourtant essentielle au bon fonctionnement du mode de
production capitaliste.
Troisième point saillant, le féminisme de Delphy s’inscrit dans un
horizon d’abolition des identités de genre. C’est en cela qu’il se démarque
très explicitement d’un féminisme « post-moderne », néo-foucaldien et
constructiviste comme celui de Butler. Delphy reproche aux théories de
Butler portant sur la construction performative du genre de contribuer à la
dilution des cadres de l’identité et de desservir ainsi la cause féministe. Elle
estime que les réflexions de Butler sur le retournement subversif des normes
du genre reconduisent la domination masculine puisqu’elles n’envisagent ce
retournement que de l’intérieur du système normatif considéré. Delphy
voudrait au contraire voir abolir ces identités socialement construites, dont
la multiplication aurait pour seul effet de détourner le combat féministe
des réalités matérielles de l’exploitation domestique, tout en rendant
impossible la constitution d’une véritable subjectivité politique des femmes.
On retrouve là une objection fréquemment adressée à Butler (cf. supra) : la
construction performative de l’identité politique défendue par Trouble dans
le genre est soupçonnée d’être politiquement stérile. Le caractère performatif
de constitution des identités de genre conduirait à un immobilisme politique,
du fait de l’impossibilité d’asseoir les revendications sur une subjectivité
politique féminine préalablement définie.
Afin de mieux comprendre cette polémique, il faut présenter rapidement
le contexte d’émergence d’un féminisme matérialiste en France. Il apparaît
après 1968, au sein du Mouvement de Libération des Femmes (M.L.F.19). Il
ne s’agit plus de revendiquer l’égalité des droits entre hommes et femmes,
en dénonçant l’aspect paradoxalement lacunaire de l’universalisme
démocratique exclusivement masculin, comme pouvait le faire Olympe
de Gouges20. Face à l’écart du droit et du fait, il existe une alternative à
19. Le Mouvement de Libération des Femmes ne dispose pas de structure permanente et se
constitue autour d’assemblées qui ont lieu à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de
Paris. L’événement symbolique généralement retenu pour situer l’émergence de ce
mouvement est le dépôt d’une gerbe « à la femme du soldat inconnu » à l’Arc de Triomphe,
le 26 août 1970. La même année, paraît le premier numéro de la revue Partisans, « Libération
des femmes, année 0 ». Plusieurs courants se constituent au sein du M.L.F. dont le groupe des
féministes matérialistes, opposées au groupe « Psych et Po ».
20. Olympe de Gouges est la figure emblématique du féminisme historique, dit de « première
vague » : dans sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, elle pose que « La
femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits » (art. I), ou encore que si « La femme
a le droit de monter sur l’échafaud, elle doit avoir également le droit de monter à la tribune »
(art. X), in Benoîte Groult, Ainsi soit Olympe de Gouges : la Déclaration des droits de la
femme et autres textes politiques, Paris, B. Grasset, 2013, p. 155-176.
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l’injonction d’une ressaisie du fait par le droit : refuser l’idéal normatif
prescrit par l’universalisme, précisément au nom de son caractère lacunaire
et paradoxal. Ce refus de la soumission au sacre de l’homme-citoyen,
caractéristique d’un certain type de féminisme de « seconde vague », se
manifeste au sein du M.L.F. dans le courant « Psychanalyse et politique » –
dit « Psych et Po » –, animé par Antoinette Fouque. Dans un tout autre
registre, il nourrit également la pensée de féministes américaines comme
Iris Marion Young ou Joan Landes21, inspirant chez elles une critique de
l’espace public habermassien. L’idée commune à ces critiques est que
l’universalisme démocratique né au XVIIIème siècle n’a pas simplement
souffert d’être imparfaitement réalisé, mais a tout simplement été construit
comme exclusion. En France, cette critique se traduit, dans le cas du
courant « Pysch et Po », par la naissance d’un féminisme essentialiste
et « différentialiste ». Ce point est d’importance, car il permet de mieux
comprendre les positions de Delphy qui, dans le cadre des guerres intestines
du M.L.F, se déterminent en partie contre ce courant. Opposées au
féminisme « égalitaire » de Beauvoir, les féministes de « Psych et Po »
reprochent au Deuxième sexe de produire une négation de la différence des
sexes. Il faudrait au contraire faire valoir la différence des femmes, basée sur
leur fonction procréatrice porteuse de valeurs positives de vie et de paix. Ce
féminisme refusant à la fois l’universalisme républicain et l’intégration du
combat féministe à la lutte des classes, au nom de la différence essentielle
des femmes, s’exprime dans des slogans tels que « L’usine aux ouvriers,
l’utérus aux femmes », ou encore « La production du vivant nous
appartient ». La psychanalyse est prônée comme voie d’émancipation vis-àvis du modèle phallocratique. La dimension de l’introspection des membres
est donc fortement privilégiée, par une pratique de l’analyse permanente22.
Le groupe se dote d’un arsenal théorique de plus en plus abscons23. La
guerre est déclarée contre la masculinité qui habite l’inconscient des
femmes : il faut « chasser le phallus de sa tête » et mettre au jour une
singularité de l’inconscient féminin, afin de l’articuler à l’histoire. Le
21. Joan B. Landes, Women and the Public Sphere in the Age of French Revolution, Ithaca,
NY, London, Cornell University Press, 1988. Joan Landes considère par exemple que le
concept même d’espace public est central dans la production de l’idéologie masculiniste
bourgeoise. Le concept d’espace public est considéré comme la pièce d’un plus vaste
dispositif de domination. Dans ce texte, elle décrit la constitution de l’ethos de la nouvelle
sphère publique républicaine en France, par opposition à l’ethos d’une culture de salon, jugée
par les républicains à la fois aristocratique et efféminée. Cette identification de la féminité à
l’Ancien Régime, dont on trouverait les traces chez Rousseau, serait à l’origine d’une
nouvelle idée, spécifiquement républicaine, de la nature féminine, pensée comme
fondamentalement antinomique à la rationalité.
22. Des récits témoignent de dérives parfois qualifiées de « sectaires », et d’étranges pratiques
de psychanalyse sauvage menée par Antoinette Fouque sur des membres du groupe.
Cf. F. Picq, Libération des femmes, quarante ans de mouvement [2003], Brest, Éditions
Dialogues, 2011.
23. On peut lire certains de ces éléments théoriques dans Le Torchon brûle, organe de presse
du M.L.F. géré par « Pysch et Po ».
La construction discursive du sexe par le genre
87/193
courant « Psych et Po » prend une certaine ampleur au M.L.F. dans les
années soixante-dix, pour finalement s’en détacher ; il débouche sur la
création de la fondation des Éditions des Femmes en 1974.
Pour les membres de « Psych et Po », le « féminin » existe en soi. La
nature féminine aurait été niée, dévalorisée, refoulée ; il faudrait laisser
cette nature féminine advenir à l’existence et prendre sa dimension, afin
de lui conférer toute sa force de subversion24. Les féministes matérialistes,
représentées par la revue « Questions féministes »25 à partir de l’automne
1977, vont au contraire mettre l’accent sur la production de la différence
des sexes par les rapports sociaux. Contre « Psych et Po », elles défendent
la postérité du constructivisme de Beauvoir. Ces précisions sur le groupe
« Psych et Po » visent à resituer le contexte d’émergence du féminisme
matérialiste de Delphy. Nous pensons que l’horizon d’une abolition des
genres de Delphy se comprend beaucoup mieux à partir de son opposition
radicale au différentialisme d’Antoinette Fouque. C’est sans doute l’une des
raisons pour lesquelles Delphy réserve un si mauvais accueil aux théories
queer, qu’elle situe d’emblée sur un terrain exclusivement psychique et
symbolique. Or on peut faire l’hypothèse que cette dissociation des enjeux
matériels et symboliques est liée au contexte historique d’émergence du
féminisme matérialiste, qui doit se construire au sein du M.L.F. contre la
tendance différentialiste de « Psych et Po ». L’exemple des prises de position
sur la question du patriarcat est à cet égard très éclairant : les féministes
« Psych et Po » et les féministes matérialistes se rejoignent sur l’exigence
d’abolition du patriarcat, mais pour des raisons diamétralement opposées.
Tandis que les premières combattent le patriarcat parce que c’est un système
symbolique construit par exclusion du « féminin », les secondes le
combattent parce que c’est un système d’exploitation des femmes par
le travail domestique. L’opposition historique entre les tendances
différentialiste et matérialiste au sein du M.L.F. nous semble donc avoir
créé les conditions d’une incompatibilité entre les aspects symboliques
et matériels de l’analyse féministe.
Delphy semble donc retrouver l’héritage de Beauvoir et son idée que
l’émancipation féminine nécessite, pour dénouer le conditionnement social
de l’identité, de laisser le corps de côté. Il s’agit, pour lutter contre
24. Ce différentialisme confine parfois selon nous au paralogisme : les tenantes de « Psych
et Po » en viennent à refuser d’être considérées comme « féministes », au nom du fait que
réclamer plus de droits et de pouvoir pour les femmes dans la sphère publique et l’existence
sociale serait une manière de se laisser absorber par l’idéal universaliste phallocrate né
au XVIIIème siècle.
25. La revue matérialiste Questions féministes se définit comme « revue théorique féministe
radicale ». La théorie féministe radicale est une grille d’analyse des sociétés patriarcales. Elle
affirme le caractère social de la différence des sexes et l’appartenance de toutes les femmes à
une même classe sociale. Elle reprend et illustre la thèse de Christine Delphy, autour de
laquelle se crée la revue : « Féministes, nous devons montrer le caractère historique, social,
donc arbitraire et réversible, de cette hiérarchie des sexes, et qu’il n’y a de “femmes” que pour
autant qu’un rapport de force inégalitaire fait de l’oppression et de l’exploitation d’un groupe
social la condition du pouvoir de l’autre ».
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
l’identification de la femme à son corps, de promouvoir un anti-naturalisme
qui élève la femme au niveau de l’esprit – auquel seul l’homme se trouve
socialement identifié –, abandonnant les corps à la matière. Si l’objectif
politique est louable, la conséquence théorique l’est moins : l’oubli des corps
ne doit pas conduire à celui de la matérialité des rapports de pouvoir qui
s’y inscrivent, jusque dans la description empiriste supposément objective
de l’anatomie. Quoique l’épistémologie de Delphy établisse la nécessité
d’une réflexion sociologique différenciée sur les acteurs économiques de
la hiérarchie familiale, elle ne permet pas cependant de rendre compte
des phénomènes d’assujettissement des corps qui se jouent au sein de
la famille. Or nous pensons que cet assujettissement participe pleinement
de l’exploitation économique, c’est-à-dire matérielle, que Delphy a montré
à l’œuvre au cœur des familles. Plutôt que d’envisager la dimension
proprement matérielle de l’idéologie (hétéro)sexiste, Delphy prône une
dissolution des identités de genre.
L’abolition de la différence des sexes et des identités de genre est
pensée sur le modèle de l’abolition des classes. Mais nous touchons là
aux limites des thèses de Delphy : si l’ancrage de l’identité féminine dans
la réalité biologique du corps relève en effet d’une idéologie qui essentialise
la différence des sexes, l’horizon d’une subversion discursive de cette
idéologie nous semble préférable à celui de sa disparition. Dans le sillage
d’Althusser26, nous pensons qu’il faut envisager la présence discursive
de l’idéologie comme partie intégrante de la matérialité. L’idéologie, ce
n’est pas simplement des idées, que l’on pourrait balayer d’un revers
de main, mais une modalité de matérialité, tissée de diverses pratiques
discursives et institutionnelles. L’exploration critique de la matérialité
discursive trouve alors sa vocation subversive. Les théories de Butler qui
révèlent, au sein des normes du genre, la production discursive du sexe
comme donnée naturelle, ont l’intérêt de faire émerger la dimension
problématique de la matérialité corporelle, en l’interrogeant comme
construction. On peut ainsi dépasser l’impasse relative, en termes de luttes
concrètes et de stratégies d’émancipation, des éclairages sociologiques
déterministes sur les comportements de genre. En effet, l’inspiration
foucaldienne de Butler lui permet de penser, au sein même des rapports
de pouvoir qui se jouent dans les discours, des modalités individuelles de
résistance. Nous pensons donc qu’une articulation du point de vue postmarxiste de Delphy et du point de vue constructiviste est souhaitable. La
question de la production du travail domestique non rémunéré mise au jour
par l’analyse de Delphy doit pouvoir être envisagée au sein d’un cadre de
réflexion plus général sur la reproduction des conditions de la production.
Au sein de cette reproduction, il faut parvenir à penser celle des normes du
genre, garanties par la naturalisation de l’institution familiale et des corps
sexués qui la composent. La réflexion de Butler nous semble donc entrer
de plein droit dans le champ des études matérialistes.
26. « Idéologie et appareils idéologiques d’État (Notes pour une recherche) », op. cit.
La construction discursive du sexe par le genre
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Ce matérialisme, Butler le revendique dans la célèbre controverse qui
l’oppose, en 1997, à Nancy Fraser. Elle développe une critique du féminisme
multi-culturaliste de Nancy Fraser, au nom de la séparation que cette
dernière opère entre ce qui relève de la matérialité des inégalités sociales
et ce qui relève des aspects culturels des revendications identitaires. Butler
reproche donc à Fraser de creuser un fossé entre une problématique sociale
de la reconnaissance et une problématique économique de la redistribution :
Dans Justice Interruptus, même si Fraser reconnaît que le « genre » est
un « principe structurant de base de l’économie, c’est selon elle, parce
qu’il structure le travail de reproduction non rémunéré. Et si elle offre très
clairement son soutien aux luttes émancipatrices lesbiennes et gays et dénonce
l’homophobie, elle ne pousse cependant pas assez loin les implications
radicales de ce soutien dans la conceptualisation qu’elle propose. Elle ne
cherche pas à savoir comment la régulation sexuelle circonscrit la sphère de
la reproduction qui garantit la place du « genre » dans l’économie politique ;
en d’autres termes, elle ne cherche pas à connaître les exclusions nécessaires
à la définition et à la naturalisation de la sphère de la reproduction. (…)
L’économique, lié au reproductif, est forcément indissociable de la
reproduction de l’hétérosexualité. Les formes non hétérosexuelles de la
sexualité ne sont pas simplement ignorées : leur suppression est cruciale
au fonctionnement de cette normativité première. Certaines personnes ne
souffrent pas simplement d’un manque de reconnaissance culturelle : mais
un mode de production sexuel et d’échange est à l’œuvre, qui s’efforce
de maintenir la stabilité du genre, l’hétérosexualité du désir, et la naturalisation
de la famille27.
Butler reconnaît à Fraser le mérite de dénoncer la stratégie de
dénigrement qui réduit le féminisme, l’anti-hétérosexisme ou l’antiracisme à
des revendications « identitaires ». Mais, selon Butler, en reproduisant « la
division qui situe certaines de ces oppressions dans le champ de l’économie
politique et en relègue d’autres dans la sphère de l’exclusivement
culturel »28, Fraser se fait l’écho d’un néo-marxisme orthodoxe qui situe
les mouvements queer à l’extrémité culturelle de l’éventail des luttes. Ce
néo-marxisme impute aux luttes « culturelles » la responsabilité d’un
émiettement du champ politique, d’un fractionnement de la gauche, et d’un
abandon du projet matérialiste. Seul un marxisme amnésique à sa propre
histoire29 peut ainsi tenter de subordonner les questions liées au sexe et
à la race aux problèmes économiques supposément plus « réels » de la
vie matérielle. Un tel « conservatisme social et sexuel »30 repose sur une
distinction simpliste entre vie matérielle et vie culturelle, sur laquelle Fraser,
27. J. Butler, « Merely Cultural», in Social Text, n° 52-53, Fall/Winter 1997, trad. fr.
B. Marrec, in Actuel Marx n° 30, 2001/9, Les rapports sociaux de sexe.
28. Ibid. p. 208.
29. J. Butler évoque ici les diverses remises en question de la distinction entre vie matérielle
et culturelle, à l’intérieur de la tradition marxiste.
30. « Merely Cultural », op. cit. p. 205.
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elle-aussi, ferait fond. Lorsqu’elle classe les revendications queer parmi les
injustices liées à un déni de reconnaissance, Fraser les placerait ainsi d’office
dans le champ de la vie culturelle : « les homosexuels n’occupent pas de
position spécifique sur la carte de la répartition du travail, (…) et ne
constituent pas une classe exploitée »31. Pour déstabiliser la distinction entre
vie matérielle et vie culturelle, Butler suggère au contraire de réévaluer le
rôle normatif de l’hétérosexualité dans l’économie politique capitaliste.
La controverse avec Fraser fait apparaître avec beaucoup de netteté le
cadre de pensée matérialiste de Butler. Butler estime en effet que, pour tirer
tout le bénéfice de la critique féministe adressée par Fraser à la prétendue
neutralité axiologique de l’espace public habermassien, il faut y réintégrer
le problème de la constitution des identités par des rapports de pouvoir,
en comprenant que ce processus est solidairement matériel et discursif.
L’horizon de Butler est d’intégrer la question de la régulation discursive des
normes du genre à celle de la reproduction du mode de production
capitaliste. On ne peut manquer de noter l’étonnante convergence du postmarxisme et de la théorie critique en un même point d’achoppement : la
distinction des aspects matériels et discursifs de l’existence sociale. C’est
une même conception réductionniste de la matérialité sociale qui réunit
les positions pourtant très différentes de Fraser et de Delphy dans une
opposition à celle de Butler. Cette dernière, comme le note Maxime
Cervulle32, nourrit son matérialisme à la source des cultural studies. Or le
matérialisme culturel anglo-saxon, qui cherche à repenser la place de
l’idéologie, du langage et du symbolique, en contournant l’économicisme
du matérialisme vulgaire, est profondément marqué par la réception de la
pensée d’Althusser. C’est donc du côté de la lecture althussérienne de Marx
qu’il faut se tourner, pour éclairer le matérialisme de Butler.
La construction du sexe par le genre à la lumière de la
lecture althussérienne de Marx
On peut éclairer par la lecture althussérienne de Marx l’aspect
matérialiste de la critique de la naturalité du sexe. La critique althussérienne
de l’idéalisme empiriste33 permet en particulier de remédier au problème
de la séparation des enjeux matériels et discursifs de la lutte politique. Afin
d’envisager la production discursive du donné corporel d’un point de
vue matérialiste, il faut remonter à la source de la pensée de Marx pour
31. Ibid. p. 208.
32. Cervulle (Maxime), « Matière à penser. Controverses féministes autour du matérialisme »,
Cahiers du genre, n° hors-série Analyse critique et féminismes matérialistes, sous la direction
de Annie-Bidet-Mordrel, Elsa Galerand et Danièle Kergoat, 2016, p. 29-52.
33. L. Althusser, « L’objet du Capital », in L. Althusser, E. Balibar, R. Establet, P. Macherey
et J. Rancière, Lire le Capital, Paris, F. Maspero, 1965.
La construction discursive du sexe par le genre
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en interroger les aspects constructivistes. Le réalisme épistémologique
de Marx face aux objets du discours scientifique n’est pas exclusif d’un
constructivisme, qui le conduit à redéfinir la matière comme objectivité
sociale plutôt que comme objectivité physique. Marx donne un statut
particulier à l’idéologie, en l’opposant à la science plutôt qu’à la réalité.
Cette articulation singulière de l’idéologie et de la science constitue
l’originalité du constructivisme épistémologique de Marx et de la méthode
d’abstraction mise en œuvre dans Le Capital. Ces aspects sont mis au
jour par Althusser, qui reprend le problème épistémologique bachelardien
de la production conceptuelle du donné, pour l’appliquer à la lecture de
l’avènement de la science chez Marx34.
L’histoire bachelardienne des sciences, reçue par Althusser au travers
de l’épistémologie historique canguilhemienne, le conduit à transformer le
rapport du discours à la scientificité. Cette transformation réside dans une
requalification du discours comme pratique théorique, nouvelle modalité
d’articulation de la théorie et de la pratique dont la critique de l’idéalisme
empiriste est la pierre de touche. Le rapport de la théorie et de la pratique
n’est plus pensé ni en termes d’application – suivant la posture idéaliste
selon laquelle les lois rationnelles s’appliquent au monde – ni en termes
d’extraction – suivant la posture empiriste selon laquelle les lois rationnelles
sont abstraites de l’observation immédiate du réel. La théorie devient
elle-même une pratique et la pratique une modalité de la théorie. Cela
produit une inflexion de la pensée matérialiste : en effet, il est couramment
admis, d’un point de vue marxiste, que tout ce qui relève du discours, de la
théorie, de la science – c’est-à-dire de l’idéalité discursive en général – est
déterminé par les conditions de sa production, qu’il faut chercher dans une
extériorité au discours lui-même. Ce présupposé s’appuie sur l’idée bien
connue selon laquelle c’est une base matérielle – la correspondance des
forces productives et des rapports sociaux de production – qui détermine la
formation des représentations et des discours, sur le plan juridico-politique.
Or précisément, la conjonction originale proposée par Althusser entre
l’épistémologie historique et le marxisme ouvre une autre possibilité :
celle de penser le discours lui-même comme lieu de production de réalité.
Cela signifie que le discours n’est pas seulement le produit de conditions
matérielles extérieures, mais que le discours lui-même produit de la
matérialité.
Au prisme de l’épistémologie historique, la recherche althussérienne des
critères de scientificité du discours marxien apparaît dans sa dimension
constructiviste. Les critiques de positivisme et de théoricisme adressées
à Althusser témoignent selon nous d’une incompréhension du sens et de
l’unité de sa démarche, poursuivie par-delà son autocritique du début des
années soixante-dix35 : proposer des modalités spécifiquement matérialistes
de l’abstraction, afin de constituer une épistémologie matérialiste. Nous
34. Ibid.
35. L. Althusser, Éléments d’autocritique, Paris, Hachette, 1974.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
proposons de désigner cette épistémologie matérialiste exploratoire comme
une forme de « matérialisme discursif ». Il s’agit en effet, à partir d’une
lecture constructiviste de Marx inspirée de l’histoire des sciences
canguilhemienne, de faire du discours en général et du fonctionnement
discursif de l’idéologie en particulier l’espace de production des objets
conceptuels et d’élaboration du discours scientifique. Cette approche
discursive est tout à la fois constructiviste et matérialiste car le devenir
historique lui-même relève d’une fabrique problématique et conceptuelle :
il n’est donc pas de dehors ou d’extériorité au discours. L’événement
historique n’oppose pas sa charge d’extériorité contingente à la théorie
scientifique, comme la matière s’opposerait à l’esprit. C’est le discours
qui est la matière dont l’abstraction scientifique doit procéder. En ce sens,
il n’est d’autre rapport à la réalité que théorique et discursif.
La lecture althussérienne de Marx débouche sur une étude de la
présence discursive de l’idéologie au cœur des pratiques sociales qui lève
la contradiction apparente entre matérialisme et constructivisme. La thèse
butlerienne de la construction du sexe par le genre peut être étayée, en
amont, par la solution matérialiste apportée par Althusser au problème
épistémologique de la construction conceptuelle du donné. Les résistances
matérialistes à l’approche constructiviste de Butler appellent donc la
recherche d’une nouvelle perspective : elles engagent à envisager une
matérialité discursive, afin d’articuler les enjeux matériels et symboliques
de la lutte féministe.
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Performativité du langage et empowerment féministe
Mona GÉRARDIN-LAVERGE
Introduction
« Un enfant de treize ans est en voiture avec son père quand ils ont un
accident. L’ambulance vient les chercher, et le père meurt pendant le trajet.
L’enfant est transporté à l’hôpital. Le meilleur médecin de l’hôpital entre
dans la salle d’opération, voit l’enfant et s’exclame : “Mais je ne peux pas
l’opérer, c’est mon fils !” Comment est-ce possible ? ».
Cette énigme bien connue a été posée à de nombreuses personnes lors
d’un microtrottoir réalisé par l’Institut EgaliGone dans les rues de Lyon en
20131. Rares sont les personnes qui vont imaginer que le médecin peut être
la mère du garçon. Cet exemple a été utilisé pour défendre la féminisation
des noms de métier, parce qu’il montre que la prétendue neutralité et
universalité du genre masculin, qui ne marquerait pas nécessairement le
masculin mais pourrait jouer le rôle de générique neutre (humain), n’est pas
vraie. Quand on utilise le masculin, on véhicule et on produit généralement
une représentation qui est celle d’un être humain genré. On pourrait dire que
cela ne vaut que dans le cas où nos représentations sont déjà sexistes et où
ce n’est pas le langage qui forge cette représentation. Je propose au contraire
de penser que le langage participe à construire les stéréotypes sexistes qu’il
semble simplement refléter, d’une multitude de manières : par l’existence
de certaines catégories et de certains concepts2, par les nominations, les
1. https://www.youtube.com/watch?v=YebfaWkng9s
2. Comme l’explique Christine Delphy, les concepts dont nous disposons pour nommer et
classer les groupes humains sont toujours des hiérarchisations et des instruments de
domination. Les classifications sociales posent toujours un groupe qui constitue la norme et le
groupe qui est « différent » : Christine DELPHY, Classer, dominer – Qui sont les « autres » ?,
Paris, La Fabrique, 2008.
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adresses et les injures, par la place accordée aux personnes dans une
interaction langagière3.
Il semble donc nécessaire de proposer une analyse féministe de ce que
nous fait le langage, et de ce « je » ou ce « nous » à qui le langage « fait »
des choses. Cette nécessité se décline en trois questions : Quelle est la force,
le pouvoir du langage, que construit-il pour nous, en nous ? Quelle peut être
notre capacité de résistance aux catégories oppressives, à l’hétérosexisme
véhiculé et produit par le langage ? Quel est ce « je » ou ce « nous » qui est
construit par le langage et qui, en même temps, peut lui résister ?
C’est dans le cadre de ce questionnement féministe anti-essentialiste sur
le langage que je commencerai par exposer la représentation du langage sur
laquelle on peut s’appuyer pour comprendre son rôle dans la construction
des sexes, des genres et des sexualités : la représentation du langage comme
performatif (1). Mais nous verrons que cette idée du langage pose problème,
dans la mesure où elle fonde l’efficacité du langage sur l’autorité sociale
détenue par les locuteurs et les locutrices4, elle-même déterminée par des
structures sociales inégalitaires, donc inégalement répartie. Ainsi, nous
avons besoin de comprendre ce qui est fait dans et par le langage, mais il est
difficile de savoir si l’on peut faire autre chose avec les mots qu’entériner les
rapports sociaux de domination, donc si l’on peut construire une puissance
d’agir et un empowerment féministes dans le langage. C’est cette question
que je vais tenter d’affronter dans cet article, en proposant une conception
de la performativité du langage qui permette de penser la possibilité, pour
des locuteurs et des locutrices non autorisé·es, de réaliser des actes de
langage et, ainsi, de fragiliser l’ordre social inégalitaire qui nie leur droit à
parler et leur impose le silence (2).
1. Que fait le langage ?
Le langage « ordinaire » est le langage que l’on parle tous les jours,
le langage réel, par opposition au langage philosophique, technique,
scientifique, ou logique5. Pour J. L. Austin, le langage ordinaire n’est pas
3. Cf. Corinne MONNET, « La répartition des tâches entre les femmes et les hommes dans le
travail de la conversation », publié sur le site « Les Mots Sont Importants » en janvier 2008.
4. Convaincue du rôle du langage dans la construction du genre et de l'oppression sociale
et politique, je reprends et pratique des formes d'exploration linguistiques et graphiques
féministes, qui cherchent à visibiliser les rapports de pouvoir constitutifs de la langue
et à déconstruire la prétendue naturalité et nécessité du binarisme de genre. J'emploie
habituellement des formes hétérogènes et exploratoires pour mettre en évidence le rôle
du langage dans la bicatégorisation de genre, comme « illes », « locuteurices », qui ne visent
pas à « représenter les femmes dans la langue », mais au contraire à contester les catégories
de « femmes » et d’« hommes ». À la demande de la revue, j'ai employé ici une féminisation
plus traditionnelle.
5. Sandra LAUGIER, Du réel à l'ordinaire, Quelle philosophie du langage aujourd'hui ?, Paris,
Vrin, 1999.
Performativité du langage et empowerment féministe
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un outil neutre qui ne ferait que traduire fidèlement d’un côté le monde,
les choses, et de l’autre la pensée de la personne qui s’exprime6. Le langage
n’est pas un simple reflet, une simple représentation du monde, qui ne serait
en connexion avec le monde que pour parler de ce dernier. Les énoncés
ne sont donc pas seulement susceptibles d’être vrais (s’ils correspondent à
l’état du monde) ou faux (s’ils ne lui correspondent pas). Bien au contraire,
les énoncés sont des actes de parole, qui font des choses, qui agissent dans
le monde. Ils sont performatifs, ce qui signifie qu’ils produisent des
effets, qu’ils peuvent échouer et qu’ils engagent une certaine forme de
responsabilité des locuteurs et locutrices. Ainsi, même s’il peut sembler
qu’une assertion se contente d’énoncer un état du monde, il est possible
qu’elle soit en train de réaliser ce qu’elle dit : si je dis que « je lègue ma
montre à mon frère » dans un testament, je ne me contente pas de le dire,
je le fais. De même, c’est en disant que « La séance est ouverte » que la
présidente d’un tribunal ouvre effectivement la séance7. Dans les exemples
précédents, l’énoncé n’échoue pas s’il est faux mais s’il ne parvient pas à
faire ce qu’il cherche à faire. Par exemple, si je vais dans un tribunal et que
je dis « la séance est ouverte », on va me rire au nez, et le procès ne
commencera pas. Mon énoncé échouera comme performatif, parce que je
ne suis pas juge et que je n’ai donc pas le statut social qui m’autorise à
ouvrir la séance. Il y a des normes, des conventions sociales, qui définissent
la performativité : il faut un certain statut social pour faire certaines choses
avec certains mots.
Austin radicalise sa découverte du performatif et va plus loin que sa
distinction entre constatif ou descriptif (« le ciel est bleu ») et performatif
(« la séance est ouverte »). Il explique que tout énoncé peut faire quelque
chose en trois sens : déjà, tout énoncé est un acte de dire (au lieu de se taire)
et, en cela, il a une fonction locutoire. L’énoncé peut également faire une
chose au sens où, lorsqu’il est proféré, une nouvelle réalité est créée. C’est
ce qu’Austin appelle l’acte illocutoire : un acte qui est accompli en disant
quelque chose. Par exemple, quand une présidente de séance dit « La séance
est ouverte », elle ouvre la séance en disant que la séance est ouverte. Pour
finir, l’énoncé peut provoquer des sentiments, des pensées et des actions
chez ses auditeurs et auditrices. Ces conséquences, dans le monde et sur
les personnes, ne sont pas nécessaires, elles peuvent être imprévues. C’est
ce qu’Austin appelle l’acte perlocutoire. Les effets qu’il produit sont plus
6. Selon cette conception du langage, le langage parle du monde parce qu’il le représente : par
exemple, il y a un état du monde dans lequel le ciel est bleu, et auquel les énoncés « le ciel est
bleu », « the sky is blue », « il cielo è azzurro » réfèrent tous. Le seul problème possible, c’est
que le langage représente mal le monde : par exemple, je dis « le ciel est bleu » alors qu’il fait
gris. Donc le seul échec du langage est d’être faux par rapport au monde, et le fait qu’un
énoncé faux soit prononcé ne change rien au monde (le ciel reste gris même si je dis qu’il est
bleu). (Pour cette analyse et pour ma présentation de la performativité austinienne, je
m'appuie sur le livre de Bruno AMBROISE, Qu’est-ce qu’un acte de parole ?, Paris, Vrin,
2008).
7. John Langshaw AUSTIN, How to Do Things with Words, Oxford University Press, 1962.
Trad. Gilles LANE, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970.
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contingents que ceux de l’acte illocutoire, ils dépendent du contexte et de la
réception de l’interlocuteur ou l’interlocutrice.
Cette représentation du langage ordinaire permet de montrer le caractère
performatif d’énoncés apparemment descriptifs, qui posent une norme alors
qu’ils semblent décrire le réel8. Elle constitue un outil extrêmement précieux
pour un féminisme non-naturaliste et non-essentialiste, puisque contrer la
représentation du langage comme simple reflet ou représentation du réel
permet de critiquer l’illusion de la naturalité des rapports sociaux et de la
domination. En retour, essayer de penser une puissance d’agir féministe
dans le langage ordinaire permet de discuter et de repenser la performativité
du langage.
2. Puissance d’agir féministe
La question à laquelle je vais m’intéresser maintenant est celle de la
puissance féministe d’agir par rapport : (a) aux actes de parole hétérosexistes
(les discours qui à la fois posent la dualité des sexes, qui la définissent
comme naturelle – il y a deux sexes et ils sont complémentaires – et qui
posent l’infériorité ou la subordination d’un des sexes par rapport à
l’autre) ; (b) aux structures sociales inégalitaires (l’hétéropatriarcat) qui
donnent leur pouvoir aux actes de parole hétérosexistes, et qui sont, selon
moi, construites et renforcées par ces mêmes actes de parole ; (c) à la
construction comme inférieures des personnes appartenant aux groupes
minorisés (nous nous situons ici davantage au niveau de la construction et de
la représentation de soi, de la reconnaissance sociale, et de l’empowerment
par rapport au manque de reconnaissance sociale).
Je souhaite proposer des pistes pour penser cette puissance d’agir, d’un
point de vue théorique, en revenant sur certaines critiques adressées à Judith
Butler à propos de la possibilité d’une subversion des discours de haine,
et d’un point de vue pratique, politique et féministe, en partant de contreattaques et de subversions existantes, en les analysant pour en comprendre la
portée et les conditions de réussite, et pour en suggérer l’extension possible
à d’autres occurrences et à d’autres circonstances.
Qu’est-ce qu’une puissance d’agir féministe du langage et dans le
langage ? Qu’est-ce qui la rend possible et quelles peuvent être ses
conséquences sur les rapports sociaux de sexe ? Qu’est-ce que cette
8. C’est l’exemple canonique de l’énoncé du médecin lors de l’échographie : « C’est une
fille » ou « C’est un garçon ». Cet énoncé, qui prétend constater un fait biologique, est en
réalité un acte performatif par lequel l’embryon est en même temps reconnu comme humain
et catégorisé comme « garçon » ou « fille ». Il inaugure une série d’énoncés dans laquelle
l’enfant va grandir et se construire, qui seront pensés comme la suite logique de ce premier
« constat », et qui imposeront à l’enfant de correspondre au sexe qu’on lui a assigné à la
naissance. « Un garçon ne pleure pas », « Tu es une jolie petite fille », etc.
Performativité du langage et empowerment féministe
97/193
puissance d’agir change à l’autorité sociale qu’on n’a pas mais qu’on prend,
à la manière dont on se représente et dont on se positionne dans les rapports
sociaux ?
Je vais essayer de montrer qu’il existe une co-constitution du langage
comme acte et des conditions sociales qui permettent aux énoncés de réussir
comme actes de parole. C’est-à-dire que si la réussite d’un acte de parole,
dans sa dimension d’efficacité et dans sa dimension de rapport correct avec
le monde, est déterminée par des conditions extra-linguistiques et par les
structures sociales9, il me semble cependant indispensable de comprendre
comment les actes de parole peuvent avoir le pouvoir d’entériner ou au
contraire de déstabiliser les rapports sociaux inégalitaires.
2.1. Vulnérabilité des sujets au langage
Tout d’abord, rappelons la réponse que Judith Butler apporte à la
question de la puissance d’agir féministe dans et par le langage, dans Le
pouvoir des mots. Dans ce texte, Butler analyse les discours de haine et les
injures fondées sur une domination sociale structurelle. Elle part du principe
que les personnes sont vulnérables au langage, et que les discours de haine
peuvent avoir sur elles un pouvoir extrêmement important : les discours de
haine ont le pouvoir de dénier aux sujets une reconnaissance sociale pleine et
entière ; ils peuvent affecter la représentation que les personnes ont d’ellesmêmes, menacer leur vie et leur être même. Pour Butler, il faut prendre la
mesure du pouvoir des mots, et notamment de leur aspect performatif, mais
il ne faut pas penser les discours de haine comme « souverains », (produisant
des sujets complètement détruits, subordonnés et incapables de résistance).
Elle reprend la distinction austinienne entre illocutoire et perlocutoire, qui
lui permet de dire que, si les discours de haine affectent bien évidemment les
personnes, ce n’est pas sur un mode illocutoire mais perlocutoire, de sorte
que la manière dont elles sont affectées n’est jamais totalement prévisible ni
certaine. Comme le dit Austin, un juge devrait pouvoir décider, en entendant
ce qui a été dit, quels actes locutoires et illocutoires ont été exécutés, mais
non quels actes perlocutoires. En d’autres termes, il faut reconnaitre, pour
Butler, ce qu’elle appelle la « temporalité ouverte des actes de discours »10 :
changer le contexte d’un discours de haine peut lui retirer de son pouvoir
de me blesser, mais pas entièrement. Il y a une sensibilité du discours au
contexte, mais elle n’est pas totale, de sorte que si les mots ont un pouvoir
sur nous, on peut cependant résister à ce pouvoir, subvertir les discours, les
resignifier. Cette analyse permet de penser une résistance aux discours
hétérosexistes qui ne passe pas par la censure ou la législation (comme
9. Bruno AMBROISE, « Judith Butler et la fabrique discursive du sexe », publié dans Raisons
politiques n° 12, Presses de Sciences Po, 2003/4.
10. Judith BUTLER, Excitable Speech : A Politics of the Performative, New York, Routledge,
1997. Trad. Charlotte NORDMANN, Le Pouvoir des Mots, Politique du performatif, Paris,
Éd. Amsterdam, Paris 2004, p. 36.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
le propose Catharine MacKinnon par exemple11), mais par la lutte et
l’empowerment individuel et collectif.
Cependant, la question de l’empowerment et celle de la subversion font
difficulté : Butler explique en effet que la possibilité et le succès d’une
subversion ne sont jamais absolument certains, et qu’ils peuvent échouer. Il
semble donc important de réfléchir à cette question : y a-t-il des conditions
qui rendent possibles la subversion des discours hétérosexistes ? Comment
peut-on attaquer l’hétérosexisme dans et par le langage ? Peut-on s’appuyer
sur certaines contre-attaques, certaines subversions réussies, pour trouver
des stratégies applicables à d’autres situations ?
2.2. Conditions sociales de la réussite d’un acte de parole
La question des conditions de la subversion tient au fait que, comme
nous l’avons déjà dit, Austin pense que la réussite comme l’échec du
performatif dépendent de l’autorité sociale détenue par la personne qui
parle. Si je ne suis pas autorisée à ouvrir un procès, je ne l’ouvrirai pas
même si je dis que la séance est ouverte. Il peut ainsi sembler prioritaire
de lutter contre l’ordre social inégalitaire empêchant certaines personnes de
faire des choses avec les mots, et on pourrait penser que la lutte politique
ne se situe pas au niveau du langage mais des conditions sociales qui
déterminent son efficacité. Cela soulève pourtant deux questions : d’abord,
ne faut-il pas reconnaitre que certaines prises de parole et certains actes
de langage sont faits par des personnes qui n’y sont pas autorisées, qui
ne sont pas reconnues comme légitimes pour parler, de sorte qu’elles
font évènement, qu’elles opèrent une rupture au sein de l’ordre social
inégalitaire ? Ensuite, les actes de parole n’ont-ils pas un réel pouvoir
constitutif sur les conditions sociales, de sorte que si la réussite d’un
performatif dépend des structures sociales, les actes de parole ont en retour
le pouvoir de les bouleverser ?
Pour répondre à ces questions, il faut commencer par rappeler en quoi la
réussite d’un performatif dépend de conditions sociales. Comme l’explique
Austin, dans Quand dire c’est faire, un énoncé performatif ne peut être
effectué avec bonheur que si les conditions suivantes sont remplies :
« (A.1) Il doit exister une procédure, reconnue par convention, dotée par
convention d’un certain effet, et comprenant l’énoncé de certains mots par de
certaines personnes dans de certaines circonstances.
De plus,
(A.2) il faut que, dans chaque cas, les personnes et circonstances
particulières soient celles qui conviennent pour qu’on puisse invoquer la
procédure en question.
11. Voir par exemple Catharine MACKINNON, Only words, Cambridge, Harvard University
Press, 1993. Trad. Isabelle CROIX et Jacqueline LAHANA, Ce ne sont que des mots, Paris,
Des femmes, 2007.
Performativité du langage et empowerment féministe
99/193
(B.1) La procédure doit être exécutée par tous les participants, à la fois
correctement et
(B.2) intégralement
(Γ. 1) Lorsque la procédure – comme il arrive souvent – suppose chez
ceux qui recourent à elle certaines pensées ou certains sentiments, lorsqu’elle
doit provoquer par la suite un certain comportement de la part de l’un ou l’autre
des participants, il faut que la personne qui prend part à la procédure (et par là
l’invoque) ait, en fait, ces pensées ou sentiments, et que les participants aient
l’intention d’adopter le comportement impliqué. De plus,
(Γ. 2) ils doivent se comporter ainsi, en fait, par la suite »12.
Selon Austin, les conditions A et B sont indispensables pour que
l’acte de parole performatif ait lieu, contrairement aux conditions Γ qui ne
conditionnent pas la réalisation de l’acte, mais permettent de déterminer si
on abuse ou non de la procédure (par manque de la sincérité requise, par
exemple). Par conséquent, certaines conditions sociales sont indispensables
à la réalisation des performatifs, et plus précisément des illocutoires :
l’efficacité d’un acte de parole repose sur une procédure définie par
convention, qui détermine à la fois qui peut effectuer cet acte de parole, avec
quels énoncés et dans quels contextes. La légitimité et l’autorité sociales
sont donc indispensables à la réalisation d’un acte de parole dans sa
dimension illocutoire. Une certaine forme de reconnaissance sociale est
ainsi nécessaire : il faut que la communauté linguistique, mes interlocuteurs
et interlocutrices, reconnaissent à la fois la procédure que j’invoque et le
fait qu’elle a été respectée pour que mon acte de parole soit effectué
avec succès.
À partir de là, plusieurs questions se posent : Que se passe-t-il lorsque
j’essaie d’effectuer un acte illocutoire sans y être autorisée par convention ?
Et que se passe-t-il précisément pour les personnes qui sont construites
comme inférieures ou subordonnées par les actes illocutoires autorisés et
légitimés socialement ? D’abord, est-ce que leur reconnaissance est
réellement indispensable ? Comme le dit Austin, « la question se pose de
savoir jusqu’à quel point les actes peuvent être unilatéraux »13. Ensuite,
peuvent-elles accorder une pleine et entière reconnaissance à ce type d’actes
qui, précisément, leur dénie la reconnaissance sociale, donc la légitimité à
accorder ou non leur reconnaissance à un acte de parole ?
En posant cette question, je propose d’étendre ce que dit Austin des
insultes à l’ensemble des discours qui posent une inégalité sociale, et
notamment aux discours hétérosexistes. En effet, Austin explique qu’insulter
quelqu’un·e est une procédure conventionnelle, parce qu’« en un sens nous
ne pouvons pas ne pas comprendre la procédure que l’autre a l’intention
d’invoquer », et en même temps, « nous n’entrons pas dans son jeu ». En
12. J. L. AUSTIN, trad. cit., p. 49.
13. J. L. AUSTIN, trad. cit., p. 66.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
disant cela, il semble qu’Austin mette en évidence une certaine complexité
de la reconnaissance, qu’on peut accentuer ainsi : lorsqu’un discours sexiste
m’est tenu, je ne peux pas ne pas reconnaitre la procédure invoquée, et en
même temps il y a une forme de contradiction à la reconnaitre, puisque la
reconnaitre c’est admettre mon infériorité sociale, mon statut subordonné,
donc mon illégitimité à dire si oui ou non j’accorde ma reconnaissance. C’est
une forme de contradiction au cœur même de l’acte de parole oppressif :
il exige que nous reconnaissions que nous ne sommes pas légitimes à
reconnaitre quoi que ce soit. Mettre au jour cette contradiction performative
est un premier pas dans la déstabilisation de la reconnaissance que l’on
accorde à l’ordre social inégalitaire, et donc aux conventions qui organisent
qui peut faire quoi avec les mots. Je vais maintenant analyser certains actes
de parole susceptibles à la fois de produire un empowerment féministe dans
et par le langage et d’avoir un effet sur les conditions sociales.
2.3. Prise de parole, prise de pouvoir
Pour commencer, je propose de penser qu’il peut y avoir un succès
féministe dans les effets perlocutoires même si, et peut-être parce que, l’acte
a échoué sur le plan illocutoire. Par exemple, je peux utiliser une procédure
en y étant autorisée mais dans des circonstances inadaptées (conditions A2),
et sans avoir réellement l’intention de produire l’effet illocutoire prévu par la
procédure (conditions Γ). Ainsi, dans son manuel d’autodéfense féministe
intitulé Non c’est non, Irene Zeilinger nous conseille, en cas d’agressions, de
ne pas appeler « Au secours », mais « Au feu » :
« Appeler “au secours !” par exemple n’est pas une bonne idée, car les
gens ne tourneront guère la tête. D’abord, on crie facilement au secours pour
rigoler, et puis le secours à porter n’est pas dans leur intérêt. Par contre, “au
feu !” est un cri qui attire plus d’attention. Parce que c’est moins commun et
parce que le feu concerne tout le monde : même des gens lâches et indifférents
doivent au moins vérifier si ça brûle chez eux ou chez le voisin. Et le fait que
des fenêtres s’ouvrent, que des gens regardent, peut déjà décourager des
agresseurs, car, en général, on n’aime pas trop avoir du public quand on a
des mauvaises intentions »14.
Les conditions sociales peuvent rendre l’appel « Au secours » inefficace
sur les plans illocutoire et perlocutoire. Il est cependant possible d’obtenir
l’effet recherché par cet acte de parole (être aidée) en criant « Au feu ». Si
cet acte ne peut qu’échouer sur le plan illocutoire (vous n’avez pas prévenu
qui que ce soit du fait qu’il y avait un feu puisqu’il n’y a pas de feu), il est
cependant susceptible de produire les conséquences perlocutoires que vous
14. Irene ZEILINGER, Non c’est non, Petit manuel d’autodéfense à l’usage de toutes les
femmes qui en ont marre de se faire emmerder sans rien dire, Paris, Zones, 2008
(http://www.editions-zones.fr/spip.php?page=lyberplayer&id_article=60).
Performativité du langage et empowerment féministe
101/193
n’auriez pas pu obtenir avec votre appel « Au secours ». Ainsi, prendre acte
de notre inégalité face à la possibilité de faire ou non des choses avec les
mots ne doit pas nous conduire à penser qu’on ne peut rien faire avec et
dans le langage, bien au contraire. Si on échoue à obtenir les effets que
l’on recherche en invoquant les procédures socialement prévues (ce qui est
une forme de réduction au silence), on peut essayer d’obtenir ces effets
avec d’autres énoncés qui n’étaient pas prévus pour ça. On peut subvertir
la procédure déterminant la performativité d’un énoncé, en échouant
intentionnellement sur le plan illocutoire pour réussir sur le plan
perlocutoire.
Concernant la subversion, une des questions qui me semblent
particulièrement intéressantes est celle de la définition des mots. En effet, la
question des mots qui existent et de leur sens est une question politique
déterminante : comme le dit Christine Delphy, on peut souvent mesurer le
pouvoir social au pouvoir de catégoriser et de nommer15. Avoir le pouvoir
de nommer, c’est avoir le pouvoir de faire exister et de faire reconnaitre
ce qui existe pour nous et, en même temps, c’est avoir le pouvoir de
dissimuler que cela existe pour nous, et que la reconnaissance de cela
par autrui peut être le résultat d’un rapport de force. On peut penser,
par exemple, à la question du travail : il y a un enjeu féministe à parler
de « travail domestique » et non de « tâches domestiques », pour faire
reconnaitre d’abord que ce travail devrait être ou bien également réparti
ou bien rémunéré, et ensuite que la distinction travail/tâches est dans
son essence patriarcale (étant donné que ce n’est ni la personne ni la
tâche qui justifie la différence qu’on fait entre tâche et travail, c’est donc
l’existence d’une sphère domestique définie par l’exploitation patriarcale
des femmes)16.
À partir de là, on peut aller plus loin et poser la question suivante : si un
acte de parole a des conséquences perlocutoires imprévues et subversives,
n’a-t-il pas un certain pouvoir de modifier les conditions sociales et le statut
des personnes qui parlent, donc, en fait, sa propre efficacité illocutoire ?
En d’autres termes, quand je dis « Cette activité-là, c’est du travail »,
voici ce qui peut se passer : je n’ai pas l’autorité sociale nécessaire pour
définir ce mot, donc pour réussir mon acte sur le plan illocutoire (je ne suis
pas à l’Académie française, je n’écris pas de dictionnaire, je parle de mon
expérience). Mais cet acte de définition raté peut avoir des conséquences
perlocutoires : je conteste la définition dominante du travail, je propose un
sens ouvert à l’expérience d’autrui, et je conteste l’ordre social qui me refuse
la légitimité à définir des mots. En d’autres termes, je conteste la place qu’on
m’a assignée dans l’ordre social et j’essaie de faire reconnaitre l’autorité
qu’on me conteste.
15. Christine DELPHY, Classer, dominer – Qui sont les « autres » ?, Paris, La Fabrique, 2008.
16. Christine DELPHY, L'ennemi principal, tome I, « Économie politique du patriarcat », Paris,
Syllepses « Nouvelles Questions Féministes », 2001.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
« On n’appelle pas çà du travail »
Article publié dans Le Torchon brûle, n°1, 1971, p. 8
Par exemple, dans l’image ci-dessus, extraite du journal Le Torchon
brûle, journal féministe édité par le MLF (Mouvement de Libération des
Femmes) dans les années 1970, on trouve une critique féministe de l’usage
dominant du mot « travail » (celle que donne le dictionnaire, et qui est très
importante à l’époque puisque, avec le marxisme, la question du travail est
une question politique centrale). Cette contestation a pour objectif de faire
reconnaitre le point de vue dominé, donc de changer les conditions sociales.
Et en même temps elle se fait en refusant déjà les conditions sociales qui
impliquent une non-reconnaissance de ce point de vue dominé : d’abord,
par l’énumération des travaux domestiques réservés aux femmes, le texte
pose les femmes comme autorité épistémique supérieure pour définir le
travail (elles ont une expérience que les hommes n’ont pas, donc elles seules
sont habilitées à dire si ce qu’elles font est ou non du travail). Ensuite,
par l’appel à changer les conditions sociales, en critiquant les concepts
traditionnellement utilisés pour imposer aux femmes de faire le travail
domestique (l’amour et la famille) et, là encore, en en contestant le sens
dominant.
Performativité du langage et empowerment féministe
103/193
Ainsi, en disant que les tâches domestiques sont du « travail » je
m’élève comme autorité faisant un travail et, alors que les conditions
sociales devraient empêcher mon acte illocutoire de définition de réussir, il
peut avoir un certain succès. Donc je reprends une procédure définie par
convention mais je me l’approprie sans avoir l’autorité nécessaire. Bien sûr,
on pourra nier mon autorité à recourir à cette procédure, et me rétorquer que
« non ce n’est pas du travail ». Mais il me semble que cette simple tentative
produit au moins les deux effets suivants : (a) elle met en évidence le fait que
la communauté linguistique n’est pas une communauté consensuelle, que les
conventions sont le fruit de rapports de force et sont moins une source
d’accord que de conflit ; (b) en contestant l’ordre hiérarchique organisant
qui parle et qui ne parle pas, elle peut produire un effet de resubjectivation
des personnes et des groupes : comme l’explique Jacques Rancière, la prise
de parole peut constituer une prise de pouvoir au double sens d’une
contestation de l’ordre social inégalitaire et d’une resubjectivation des
personnes dominées en personnes qui revendiquent leur égalité, leur autorité
et leur légitimité à produire des actes de parole, donc à recourir à une
procédure conventionnelle qui ne prévoit pas que ces mêmes personnes
s’en emparent17. Il me semble que cette resubjectivation peut être saisie
par les concepts de condition et de position proposés par Maria Puig de
la Bellacasa18 : performer un acte de parole selon une procédure que l’on n’a
pas la légitimité d’invoquer peut déstabiliser l’ordre social en transformant
une condition sociale inégalitaire en position critique et de lutte.
Ces deux effets reposent sur la vulnérabilité des sujets et des processus
de subjectivation au langage, qui à leur tour ont des conséquences sur les
structures sociales. Il est ainsi possible qu’un acte de parole modifie
les conditions sociales déterminant son efficacité illocutoire, ce qui implique
de reconnaitre la possibilité d’une co-constitution de la performativité
du langage et des conditions sociales.
Conclusion
Ma question principale était celle de la possibilité d’une puissance
d’agir et d’un empowerment féministes dans et par le langage ordinaire, et
plus précisément du rapport entre les conditions sociales et l’efficacité
d’un acte de parole. En effet, si faire quelque chose avec les mots implique
d’y être socialement autorisé·e, plusieurs questions se posent : Qu’est-ce
qu’être socialement autorisé·e à faire quelque chose ? Existe-t-il quelque
chose d’unitaire et de cohérent comme une communauté linguistique
17. Jacques RANCIERE, La Mésentente, Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995 ; Jacques
RANCIERE, Aux bords du politique, Paris, Gallimard « Folio », 2004.
18. Maria PUIG DE LA BELLACASA, « Divergences solidaires », publié dans Multitudes n° 12,
Printemps 2003, « Majeure 12. Féminismes, queer, multitudes ».
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
qui détermine par convention la procédure selon laquelle un énoncé peut
agir, ou ne faut-il pas au contraire admettre que la communauté linguistique
est moins l’espace du consensus que du conflit, de sorte que tout acte de
parole, c’est toujours avant tout la revendication de la légitimité qu’on a
à l’effectuer, légitimité qui ne peut jamais être absolument certaine ? Si les
conditions sociales déterminent la réussite d’un acte de parole, ne faut-il pas
reconnaitre que les actes de parole ont un pouvoir, de confirmation ou de
déstabilisation, de ces mêmes conditions sociales ?
Pour répondre à ces questions, j’ai proposé des exemples d’actes
de parole féministes, qui m’ont conduite à dire : d’abord qu’il est possible
d’utiliser l’échec illocutoire d’un énoncé pour obtenir des effets
perlocutoires qui subvertissent la procédure conventionnelle déterminant qui
parle, de quoi et dans quelles circonstances. Ensuite, que si un acte de parole
a des conséquences perlocutoires de contestation de l’hétérosexisme, il a
alors un certain pouvoir de modifier les conditions sociales et le statut des
locuteurs et des locutrices, donc, en fait, sa propre efficacité illocutoire. Pour
finir, que l’une des conditions de ce processus est la vulnérabilité des sujets
au langage, et notamment à leurs propres actes de parole et aux effets
perlocutoires de ces actes sur la subjectivation individuelle et collective. De
tels effets de resubjectivation produits par certains actes de parole ont des
conséquences sur les conditions sociales ; on peut donc dire que si les actes
de parole reposent sur des conditions sociales et sur des personnes dotées
de statuts sociaux et possédant une connaissance des conventions sociales,
les unes comme les autres peuvent être construites, modifiées, transformées
dans et par le langage.
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toutes les femmes qui en ont marre de se faire emmerder sans rien dire,
Paris, Zones, 2008.
Doctorales 2016 *
LA PHÉNOMÉNOLOGIE EN QUESTION
Sartre et la philosophie digestive
Alexandre COUTURE-MINGHERAS
111
La naissance du sujet chez Louis Lavelle et Emmanuel Levinas
Sophie GALABRU
La déconstruction de la métaphysique chez Heidegger
et le problème de la critique de la raison
Felipe SHIMABUKURO
112
112
ESSENCE, ACCIDENT, EXISTENCE
Inhérence, sujétion et subjectivité :
état de la question du sujet dans l’École de Cologne
Pierre-Luc DESJARDINS
113
Être intentionnel versus être objectif :
deux modèles de l’intériorité au Moyen-Âge
Mathieu EYCHENIÉ
114
Modes d’exister/être dans la Logica Ingredientibus de Pierre Abélard
Ángela Beatriz ÁVALOS
Sur la condition de possiblité de l’interprétation
dans les désaccords méta-ontologiques
Arash BEHBOODI
115
116
SOUVERAINETÉ, ÉMANCIPATION
La notion d’habitude dans le Politique d’Aristote
Timothée GAUTIER
L’envers du problème de la souveraineté : les dialogues critiques
d’Althusser et de Foucault avec la philosophie politique moderne
Audrey BENOIT
Souveraineté, guerre et résistence chez Pufendorf
Lyess BOUDERBALA
La souveraineté populaire chez Rousseau :
une mise en œuvre impossible ?
Ludmilla LORRAIN
(*)
117
118
118
119
. Dans cette rubrique sont publiés les résumés des interventions ayant eu lieu lors
des Doctorales de Philosophie organisées à la Sorbonne les 24, 25, 26 et 27 mai 2016, par
les doctorants Éric BEAURON (CHSPM), Pierre-Luc DESJARDINS (GRAMATA), Florencia
DI ROCCO (PhiCo), Jean HACHE (CETCOPRA) et Victor LEFEVRE (IHPST).
PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
108/193
DESCRIPTION ET NORMES AU PRISME DU VIVANT
Médecine et technologies : enjeux épistémologiques, éthiques et sociaux
Jean HACHE
Existe-t-il une philosopihe darwiniste ? La théorie de l’évolution
comme modèle philosophique descriptif et normatif
Nicolas BERTOLDI
120
121
Les écosystèmes en tant que fins naturelles
Victor LEFÈVRE
122
La notion de fonction dans la physiologie contemporaine
Etienne ROUX
123
SENSATION, EXPÉRIENCE, CONNAISSANCE
Fondation d’une phénoménologie de la phénoménologie
Manfredi MORENO
La critique merleau-pontienne de l’ontologie sartrienne
dans Le Visible et l’invisible
Fernanda ALT
L’origine ambigüe du concept philosophique d’hallucination
Mathieu FREREJOUAN
La connaissance de soi selon Richard Moran :
la notion de reconnaissance (avowal) et ses implications en psychanalyse
Olivia POIATTI
124
124
125
126
LOGIQUE ET GRAMMAIRE DE LA VÉRITÉ
Vers une nouvelle classification des logiques multivalentes
Ekaterina KUBYSHKINA
127
Acceptation, cohérence et rationalité prudente
Julien BOYER
128
À quoi sert la discussion sur l’opinion fausse dans le Théétète ?
Yu-Jung SUN
129
AGENT ET PERSONNE
Des sentiments aux émotions : une conséquence de la lacture
de la définition des passions de Descartes chez Malebranche
Yeonsik YOO
Valeurs et normativité des désirs
Sylvain THEULLE
130
131
Doctorales 2016
109/193
FORMES, ANALOGIE, SYMBOLE
Les trois sens de l’esthétique
Charles BOBANT
131
« Être un bon exemple » .
Réflexions autour de la référence par exemplification
Alexis ANNE-BRAUN
132
« Un enfant qui joue et qui place les pions çà et là » :
Borges, Wittgenstein et la grammaire du « temps »
Florencia DI ROCCO
133
La nature comme essence de l’histoire au XVIIIe siècle
Yumi ITO
133
Doctorales 2016
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L A PHÉNOMÉNOLOGIE EN QUESTION
Sartre et la philosophie digestive
Lors de sa réception en France, la phénoménologie se présente moins
comme une « science rigoureuse » que comme un ensemble d’outils (un
« langage ») grâce auxquels il est possible d’avancer des arguments contre
l’idéalisme, alors influent. Afin de réfuter la philosophie de la représentation,
qui creuse une distance entre le sujet et le monde pour ensuite s’interroger,
sur fond de ce désaccord principiel, sur les modalités de leur accord, il s’agit
de se démarquer de toute une tradition pour laquelle le sujet constitue
un pôle d’identité. En effet, raisonner en termes d’intériorité, c’est déjà
manquer le réel dans sa transcendance : comment serait-il possible, s’étant
donné au préalable un « dedans », de produire un « dehors » dont tout le
sens serait de transcender ce dont il est issu ? Tel est le geste singulier
par lequel Sartre, reprenant la critique que Husserl adresse au §10 de ses
Méditations cartésiennes au « réalisme transcendantal » de Descartes, écarte
ce qui apparaît désormais comme un « faux problème ». C’est parce que la
conscience n’est « rien », qu’elle n’a aucune place assignable, qu’elle peut
« être » tout, s’épuisant dans les objets qu’elle vise. Cet état carentiel de la
conscience, qui servira dans L’Être et le Néant de condition pour penser la
mauvaise foi, est en cela indissociable de la relecture réaliste du concept
stratégique d’intentionnalité. Or cette accentuation du « dehors » contre
ladite « philosophie digestive » a un coût : le concept d’intentionnalité se
trouve sous-tendu par la profonde dissymétrie entre le pour-soi et l’en-soi,
mais aussi par le maintien du statut métaphysique du sujet. En partant de la
déconstruction de ce que l’on peut appeler le « mythe de l’intériorité », nous
voudrions tirer une conclusion quant à cette posture philosophique qui, de
manière plus générale, consiste à vouloir tout mettre au dehors, s’appuyant
sur une structure dualiste à laquelle elle emprunte son lexique pour affirmer
immédiatement après que ce dualisme n’est que d’apparence et qu’il n’y a
jamais eu qu’un seul terme : le « dehors » risque de n’être qu’un « dedans »
retourné comme un gant, l’externalisme devenant l’envers d’un internalisme
non surmonté.
Alexandre COUTURE-MINGHERAS
[Thèse : « L’être sans la substance. Recherches sur le monisme neutre à l’orée du
XXe siècle », sous la direction de Jocelyn Benoist (Paris 1, ISJPS, PhiCo-EXeCO)].
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La naissance du sujet chez Louis Lavelle et Emmanuel Levinas
La philosophie de Louis Lavelle nous laissa une œuvre métaphysique
importante et néanmoins méconnue. Emmanuel Levinas y prêta une
attention toute particulière, au point même de s’inspirer de certaines de
ses propositions. Une recension de Levinas consacrée à l’ouvrage de Lavelle
sur La Présence totale atteste de ce rapprochement, tout en nous appelant
à considérer combien la philosophie du sujet levinassien doit à la
métaphysique lavellienne. En effet, Lavelle et à sa suite Levinas proposent
une genèse du sujet à travers un processus de différenciation avec l’être.
Cette thèse suppose un parti pris métaphysique important dans l’histoire
de la philosophie : la prééminence de l’être sur le sujet. L’être compris dans
sa verbalité ― non point comme substance mais comme acte ou comme
événement ― précède et excède toutes les existences individuelles. Ce n’est
qu’en investissant ce fait primordial ou cette activité qu’une existence
singulière peut se distinguer de l’être impersonnel. Cette émergence, décrite
à travers des vocabulaires différents, signale pourtant une parenté
remarquable entre nos deux auteurs. Ce processus de subjectivation prend
alors la forme concrète d’une œuvre de temporalisation : le sujet se
dégageant de l’être ― également caractérisé par son éternité ― entre dans le
temps. C’est encore sur ce point que la philosophie levinassienne démontre
une similitude incontestée avec celle de Louis Lavelle. Toutefois, si Levinas
fait de cette œuvre un héritage dont il cherche à assumer l’intention
principale ― la naissance du sujet par le temps et notamment par le présent
―, les déceptions qu’il éprouvera face à au temps lavellien le pousseront à
radicaliser sa propre conception de la temporalité.
Sophie GALABRU
[Thèse : « Emmanuel Levinas : une nouvelle philosophie du temps », sous la direction
de Renaud Barbaras (Paris 1, ISJPS, PhiCo-EXeCO)].
La déconstruction de la métaphysique chez Heidegger et le
problème de la critique de la raison
De Platon et Aristote jusqu’au siècle des Lumières, la raison fut conçue
comme la faculté à la fois humaine et divine de l’homme, qui seule serait
capable de lui apporter le bien, le beau et le vrai, ainsi que la liberté, le
progrès et l’émancipation. À partir du XIXe siècle, une telle conception de la
raison sera profondément ébranlée, au sens où la raison sera démasquée
comme un moyen par lequel l’homme exerce des différentes formes de
domination, exclusion, répression, aliénation et oppression. Cela étant, nous
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tenterons de montrer que la déconstruction de la métaphysique n’est rien
d’autre que la version heideggérienne de la critique de la raison et ses
différentes modalités de domination, exclusion, aliénation, etc.
Felipe SHIMABUKURO
[Thèse : « De la déconstruction de la métaphysique chez Heidegger », sous la direction
de Renaud Barbaras (Paris 1, ISJPS, PhiCo-EXeCO)].
ESSENCE, ACCIDENT, EXISTENCE
Inhérence, sujétion et subjectivité : état de la question du sujet
dans l’École de Cologne
Mon exposé se donne pour fin l’exploration de la notion de sujet, telle
qu’elle se déploie dans la pensée de Maître Eckhart de Hochheim (12601328/9). Complexe, l’usage eckhartien du terme de subiectum se positionne
de manière problématique au sein des développements médiévaux ayant
mené, selon l’Archéologie du sujet, à l’émergence du « sujet moderne »,
cartésien et leibnizien.
L’homme ne peut être dit sujet de la pensée chez Maître Eckhart, l’acte
de connaissance n’étant pas tenu pour existant dans l’âme « comme dans un
sujet » (ce que nous apprend sa seconde question parisienne). Cette
impossibilité d’attribuer à l’homme le statut de sujet de la pensée au sens que
revêt cette expression à l’époque moderne ― i.e. celui de lieu et de cause de
la pensée ―, provient, c’est ce que je défendrai, d’un désintérêt de la pensée
eckhartienne pour la question de la connaissance humaine du monde,
laquelle se trouve relayée au second plan au profit d’une doctrine de la
connaissance par vision immédiate de l’être divin. Dans un tel contexte
théorique, le type de connaissance qui présente un intérêt n’est pas cette
connaissance abstractive ancrée dans la perception des choses singulières
rencontrées dans l’expérience ― n’est pas l’accident de l’intellect qui, pour
certains théologiens latins, existe en lui comme une propriété inessentielle ;
elle consiste plutôt en un acte réflexif qui engage la totalité de l’essence
de l’âme, qui n’est rien d’autre que sa propre activité.
Or si le terme de subiectum ne se retrouve pas chez Eckhart pour
désigner l’individu humain, on dénote néanmoins dans l’œuvre latine de
nombreux passages clés induisant, entre la créature et le créateur, un rapport
de sujétion, lequel est indiqué notamment par l’usage récurrent et lourd de
sens des prépositions ex (de), in (dans) et per (par).
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La tâche que je me donne est donc double : dans un premier temps,
exposer la nature et la genèse de ce désintérêt de la pensée d’Eckhart pour la
connaissance du monde ― désintérêt qui plonge ses racines dans les sources
textuelles augustiniennes. Celles-ci justifient la conception « substantialiste »
de l’âme humaine, pour laquelle l’acte de l’âme, qu’il s’agisse du souvenir,
de la connaissance, ou de l’amour, ne peut être considéré comme un accident
inhérent à un sujet. Dans un second temps, il est question de déterminer
quelle place il y a pour le sujet, chez Eckhart, et quelle est la nature de
ce déplacement qui rend impossible d’associer l’usage eckhartien de la
notion de subiectum ou bien au sens moderne, ou bien à un emploi plus
rigoureusement aristotélicien ― un déplacement qui semble, malgré certains
principes théoriques médiévaux bien connus d’Eckhart, introduire entre Dieu
et le créé un rapport analogique plus radical que celui admis par certains
auteurs contemporains, semblant abolir les distinctions entre le rapport
substance/accident et le rapport divin/créé.
Pierre-Luc DESJARDINS
[Thèse : « Sous-jacence, inhérence et subjectivité : approches de la notion de sujet
chez Maître Eckhart », sous la direction de Jean-Baptiste Brenet (Paris 1, GRAMATA) et David
Piché (Université de Montréal)].
Être intentionnel versus être objectif : deux modèles de
l’intériorité au Moyen-Âge
Dans La Doctrine de Platon sur la vérité (un texte écrit en 1940),
Heidegger accorde à Thomas d’Aquin une place importante dans l’histoire
de la constitution de la subjectivité moderne. Celui-ci aurait rompu avec la
compréhension grecque de la vérité comme alèthéia, en interprétant la vérité
comme conformitas ou adaequatio rei et intellectus et en la situant dans
l’intellect (en premier lieu divin). Thomas aurait ainsi participé au processus
de séparation du Soi-même (Selbst) et du monde ― un processus qui se
prolonge notamment chez Descartes qui comprend la vérité comme certitude
de l’ego, à travers l’idée d’un sujet insigne qui s’assure du monde par ses
représentations (selon les analyses conduites par Heidegger en 1941 dans La
Métaphysique en tant qu’histoire de l’être). Nous nous interrogeons, dans
notre travail, sur le bien-fondé de l’interprétation heideggérienne de Thomas
d’Aquin. Nous mettons en regard, pour ce faire, les théories thomasienne et
scotiste de la connaissance. Le sujet de Thomas et de Duns Scot n’est pas
une Subjektivität, au sens de Heidegger. On peut dire néanmoins que l’un et
l’autre dotent l’âme capable de connaître d’une intériorité propre : l’âme
tend vers les étants mondains via l’esse intentionale (Thomas) ou l’esse
objective (Duns Scot), situés en elle. L’enjeu principal de notre travail est
de montrer que Duns Scot est le véritable auteur de la thèse de la véritéadéquation, que Heidegger attribue notamment à Thomas d’Aquin. Contre
Thomas, en effet, qui considère toujours l’intention comme un prolongement
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de l’espèce sensible reçue, Duns Scot conçoit l’être objectif comme une
copie ou une imitation des choses extérieures, produite par l’intellect. La
théorie scotiste de l’intentionnalité constitue ainsi un moment absolument
décisif de l’histoire de la mécompréhension de l’être-au-monde (In-derWelt-sein).
Mathieu EYCHENIÉ
[Thèse : « Le sens sans l’être. Le premier Heidegger et les théories médiévales de
l’intentionnalité », sous la direction de Jean-Baptiste Brenet (Paris 1, GRAMATA)].
Modes d’exister/être dans la Logica Ingredientibus de Pierre
Abélard
« Ce qui est vrai, c’est que le futur état du monde (des choses) n’était
(esset) pas encore matériellement, au moment où il était prévu comme futur,
mais qu’il était déjà disposé intelligiblement ». Cette citation, tirée de la
Logica Ingredientibus de Pierre Abélard, traitant de la prévision ou de la
pensée qui porte sur le futur, rend compte de la complexité de la question
conceptuelle des manières d’être et d’exister dans la pensée abélardienne. Il
faut préciser que le vocabulaire ontologique n’est pas encore fixé à l’époque
d’Abélard, ce qui conduit à un travail prospectif et de clarification, et qu’ici,
essence et existence manifestent leur instabilité en étant présentées sur un
même plan, mais sous deux modes : celui d’exister réellement et celui d’être
disposé intellectuellement.
Être, exister, être disposé : comment doit-on comprendre ces termes ?
Sont-ils équivalents ? Se trouvent-ils liés ? Y-a-t-il d’autres modes d’exister,
d’être, d’être disposé ? Quels sont les implications psychologiques de cette
modalité dans la question du « sujet pensant » ? Ici, le questionnement
théologique cristallise les enjeux soulevés d’un point de vue philosophique
par une question psychologique, à savoir la nécessité de la possibilité de
la santé (sani) des intellections des choses qui n’existent (réellement,
matériellement ou individuellement) pas encore. Mais l’affaire est beaucoup
plus large et beaucoup plus complexe ; dans ces pages de la Logica, et c’est
ce sur quoi nous insisterons dans cette intervention, il s’agira de comprendre
l’articulation entre les choses, les conceptions de l’esprit humain ou la
pensée et le temps, ce dernier étant un élément clé pour penser la
particularité de l’âme humaine et ses passions. Ce sera donc à partir d’une
réflexion terminologique que nous tenterons de comprendre comment
s’articulent et cohabitent la sphère des choses, la sphère de la pensée et la
sphère de la vérité ou du langage dans le sujet cognitif.
Ángela Beatriz ÁVALOS
[Thèse : « Personne, personnalité, sujet et subjectivité dans la philosophie de
Pierre Abélard. La personne cognitive ou les fondements épistémologiques et noétiques
de l’éthique abélardienne », sous la direction de Christophe Grellard (Paris 1, GRAMATA)].
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Sur la condition de possibilité de l’interprétation dans les
désaccords méta-ontologiques
Au cours des premières années du vingtième siècle, le débat « métaontologique » au sein d’un certain courant philosophique autour du prédicat
« exister » se résume probablement au débat sur la différence sémantique
entre « être » et « exister ». D’un côté, il y a ceux, connus postérieurement
sous le nom de Meinongiens, qui accordent l’être à des objets non-existants,
et, de l’autre, les Orthodoxes ou Quiniens. Ces derniers identifient
sémantiquement « être » à « exister » et considèrent le schéma conceptuel
des Meinongiens ainsi que les propositions comme « il y a des objets
qui n’existent pas » comme étant contradictoires, incompréhensibles ou
inintelligibles. Mais c’est avec David Lewis que ce débat prend un tournant
important du fait qu’une lacune sémantique est reconnue dans ce débat métaontologique. À partir d’une démarche fondée sur l’interprétation proposée
par Lewis, le philosophe « orthodoxe » arrive à traduire le schéma
conceptuel du Meinongien en un autre schéma, intelligible dans le cadre
de son propre schéma conceptuel. Ainsi, une nouvelle formulation du débat
est disponible, nécessitant une nouvelle approche argumentative. Ce qui
est essentiel, c’est l’entremêlement d’une certaine prise de position
philosophique et d’une démarche interprétative intra-discursive. Cette
démarche interprétative requiert des régimes d’attribution de la vérité aux
propositions de chaque schéma conceptuel, car un principe régulateur
de cette interprétation, due à Davidson, consiste à faire en sorte que
l’interprétation (ou en réalité la traduction), préserve autant que possible la
vérité des propositions du schéma conceptuel de l’autre dans le schéma
originaire. La difficulté qui s’ensuit réside dans la procédure de traduction et
dans la façon dont les termes des deux schémas sont soit identifiés soit
traduits. Le point focal de cette présentation sera de montrer qu’il est
nécessaire d’avoir une partie commune dans les deux schémas contenant des
propositions et des termes identiques ou équivalents pour que la procédure
de l’interprétation aboutisse à une traduction unique des schémas
conceptuels.
Arash BEHBOODI
[Thèse : « La notion de l’existence », sous la direction de Friederike Moltmann (Paris 1,
IHPST)].
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S OUVERAINETÉ , ÉMANCIPATION
La notion d’habitude dans le Politique d’Aristote
L’objet de cette intervention est de réfléchir au concept d’habitude
(ἔθος) et à la place qu’il joue dans la politique aristotélicienne. Ce concept,
particulièrement développé chez Aristote dans ses réflexions éthiques,
possède en effet une fonction très importante dans les réflexions que ce
dernier propose sur la Cité, l’éducation des citoyens et le rapport aux
lois dans le Politique.
L’habitude, en tant qu’elle produit des dispositions chez l’individu
(Aristote allant même jusqu’à dire en De Memoria, 2, 452a27-28 qu’elle
produit en nous « comme une seconde nature ») est un moyen extrêmement
efficace dont dispose le législateur pour façonner les mœurs de la Cité et
éduquer les citoyens. En effet, créer « de bonnes habitudes » est l’enjeu
principal du travail du législateur, et ce dès la plus petite enfance. Il s’agit
dès lors de comprendre la fonction instrumentale et politiquée conférée par
le législateur à l’habitude.
Cette fonction n’a de sens que dans la mesure où l’habitude semble être
efficace. Comment dès lors comprendre et expliquer sa force propre dans le
contexte éthique et politique ? Cette question est déterminante car Aristote,
en Politique II, 8, 1269a20 associe explicitement la force de l’habitude et la
force de la loi (τοῦ νόμου δύναμιν) dans la Cité : « la loi, en effet n’a pas
d’autre force, pour se faire obéir, que l’usage, lequel n’advient pas sans un
certain laps de temps, de sorte que passer facilement des lois existantes à
d’autres lois nouvelles c’est rendre infirme la puissance de la loi ». Faut-il
par conséquent voir dans l’habitude l’unique moyen de rendre la loi
efficace ?
Le processus d’habituation serait alors à penser comme un processus qui
permet d’intérioriser la norme pour ensuite s’y conformer sans difficulté. Le
rôle de l’habitude dans le Politique d’Aristote amène enfin à réfléchir à la
place que joue le temps, la temporalité, dans la constitution d’une Cité
et dans la vie éthique (au sens le plus général du terme) des individus.
Comment de ce fait la fonction attribuée à l’habitude permet-elle de faire
comprendre l’importance de la dimension temporelle de l’action politique
dans le Politique d’Aristote ?
Timothée GAUTIER
[Thèse : « Législation, éthique et éducation dans la politique d’Aristote », sous la
direction de Pierre-Marie Morel (Paris 1, GRAMATA)].
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L’envers du problème de la souveraineté : les dialogues
critiques d’Althusser et de Foucault avec la philosophie
politique moderne
Le cadre théorique de la souveraineté hérité de la philosophie politique
moderne est-il satisfaisant pour penser l’exercice du pouvoir de l’État ? En
prenant pour point de départ la célèbre critique adressée par Foucault à
la pensée occidentale du droit politique polarisée par le problème de la
souveraineté (cours du 14 janvier 1976), nous nous pencherons sur les
formes d’assujettissement idéologique qu’Althusser met au jour à travers
la notion d’« appareils idéologiques d’État » (Idéologie et appareils
idéologiques d’État, 1970). La critique de Foucault vise une conception du
pouvoir « par en haut », qui conduit à l’envisager comme l’âme du corps
politique, à ne l’interroger que sous l’angle de la légitimité de son fondement
et à n’envisager les individus sur lesquels il s’exerce que comme une matière
muette contre laquelle il vient frapper. Une telle étanchéité de principe entre
le pouvoir et les individus masque alors l’emprise réelle de la domination et
limite la théorisation des formes possibles de résistance. Or le concept
d’assujettissement permet précisément d’aborder le pouvoir hors du cadre de
la souveraineté, sous l’angle de ses effets de subjectivation, c’est-à-dire de la
constitution matérielle et de la (re-)production des individus comme sujets.
En comparant la portée politique qu’Althusser et Foucault donnent à ce
concept d’assujettissement, nous envisagerons la manière dont ces deux
auteurs font du discours lui-même le lieu d’exercice d’un pouvoir de
subversion.
Audrey BENOIT
[Thèse : « Le corps politique du citoyen. Critiues de l’universalisme et perspectives
d’anthropologie politique : marx, Foucault et la pensée féministe contemporaine », sous la
direction de Bertrand Binoche (Paris 1, CHSPM)].
Souveraineté, guerre et résistance chez Pufendorf
La reconstruction du pacte social de Pufendorf a, pourrait-on dire, trois
principaux adversaires. Contre Filmer, Pufendorf affirme que le pouvoir
politique ne peut pas se comprendre par la figure du patriarche : la
souveraineté n’est pas directement conférée aux rois par Dieu, elle est
construite par les conventions humaines. Contre Grotius, il défend que
la promesse est insuffisante pour instituer un souverain unique garant
de la pérennité de la communauté politique. Et contre Hobbes, il affirme que
le pacte social ne consiste pas en une mais en deux conventions distinctes :
le souverain s’engage également envers son peuple.
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Il s’agira ici de révéler les rapports que cette théorie de l’origine du
pouvoir politique entretient avec le statut de la guerre et le problème de la
résistance. Nous tenterons de montrer comment Pufendorf peut affirmer
d’une part que le souverain passe une convention avec son peuple par
laquelle il s’engage à veiller au bien public et à la sécurité de tous, et d’autre
part et que le souverain n’est pas pour autant soumis au peuple en cas de
non-respect de la convention qu’il a passée. Bien que l’institution du pouvoir
politique suppose un accord passé entre le peuple et son souverain, jamais
le peuple ne dispose du pouvoir nécessaire pour le déchoir en cas
d’insatisfaction. Il s’agira de comprendre comment Pufendorf, alors même
qu’il place une certaine autorité dans le peuple, refuse de lui reconnaître une
souveraineté distincte de celle qu’incarne la personne du prince et donc nie
l’idée d’un droit de résistance en cas de dérive tyrannique.
Lyess BOUDERBALA
[Thèse : « Les apories de la guerre juste à l’âge classique : intervention, souveraineté,
autodétermination », sous la direction de Bertrand Binoche (Paris 1, CHSPM)].
La souveraineté populaire chez Rousseau : une mise en
œuvre impossible ?
De la théorie politique de Rousseau ont été retenus les concepts de
souveraineté populaire et de volonté générale, malgré une disqualification de
l’ensemble formé par sa pensée, jugé peu pertinente pour comprendre les
démocraties représentatives. Pourtant, une lecture précise du Contrat Social
et des Considérations sur le gouvernement de Pologne nous indique que
Rousseau, loin de rejeter la représentation politique au profit d’un idéal de
démocratie directe utopique, lui accorde une place essentielle. Nous
aimerions d’abord montrer que le reproche qui lui est adressé d’avoir pensé
la souveraineté populaire de telle façon qu’il soit impossible de l’exercer, n’a
de sens que parce que, sous un même nom, il est fait référence à des
concepts différents. Il nous faudra à cet égard rendre compte du glissement
de sens opéré sur le concept de souveraineté populaire dès la Révolution
Française, notamment dans les écrits de Sieyès, et qui conduit à l’affirmation
que la volonté générale ne peut être formulée que par les représentants du
peuple. Nous pourrons alors montrer que faire de la représentation la
condition de possibilité de la souveraineté populaire rend nécessairement
illisible la pensée de Rousseau, car son refus de la représentation porte
spécifiquement sur cette notion. En effet, si la souveraineté populaire ne peut
être représentée sans se détruire, des formes de représentation politique sont
néanmoins déterminantes pour l’intelligibilité de son système. Il nous faudra
alors étudier les justifications apportées par Rousseau à la nécessaire
délégation du pouvoir exécutif ainsi que les conditions qu’il pose à une
représentation légitime du pouvoir législatif, notamment par le recours
au mandat impératif. Finalement, il nous sera possible de montrer que la
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disqualification de sa pensée ne tient pas tant à l’incohérence de ses
principes qu’à la transformation que subit le concept de souveraineté
populaire sous l’impulsion de la mise en œuvre des premiers gouvernements
représentatifs.
Ludmilla LORRAIN
[Thèse : « Utilitarisme et représentation politique de Jérémy Bentham à John Stuart
Mill », sous la direction de Bertrand Binoche (Paris 1, CHSPM)].
DESCRIPTION ET NORMES AU PRISME DU VIVANT
Médecine et technologies : enjeux épistémologiques, éthiques et
sociaux
La médecine est un champ vaste et complexe. Elle peut être curative,
régénérative, préventive et même prédictive, anticipative et participative. En
partant du point de vue de la philosophie des techniques et du cheminement
qui y conduit, nous souhaitons montrer comment cette pensée de la
médecine permet d’aborder les questions épistémologiques, les problèmes
éthiques et les conséquences sociales de façon nouvelle et pertinente.
Nous avons retenu un terrain médical particulier, la maladie
d’Alzheimer, et l’ensemble des techniques permettant de rassembler des
données diversifiées, accessibles en grandes quantités, le Big Data. Cela
conduit à questionner l’apport des données scientifiques en médecine, tout
en considérant les patients comme un tout, prenant en compte non seulement
leurs caractéristiques moléculaires, mais également leurs composantes
individuelles, familiales, sociales, culturelles et professionnelles.
Les enjeux épistémologiques de ces questions portent sur le statut et la
valeur des données, notamment des données diversifiées, structurées ou non,
sur leur interprétation en termes de mécanismes et de causalité, et sur les
pratiques de la recherche, notamment de la recherche clinique. Les enjeux
éthiques portent sur la question « que sait-on vraiment ? » et font le lien avec
la notion de risque et la question de la confiance, en analysant la relation
entre le médecin et le patient ainsi que la question du consentement. Quant
aux enjeux économiques et sociaux, ils relèvent que la médecine ne peut se
limiter au colloque singulier entre un médecin et son patient, mais est aussi
une pratique sociale qui ne peut ignorer les politiques de santé publique et
les règles de prise en charge collective des problèmes de santé.
Jean HACHE
[Thèse : « La médecine personnalisée, approche de la philosophie des techniques »,
sous la direction de Bernadette Bensaude-Vincent (Paris 1, CETCOPRA)].
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Existe-t-il une philosophie darwiniste ? La théorie de
l’évolution comme modèle philosophique descriptif et
normatif
La théorie de l’évolution par sélection naturelle, telle que Darwin
la formula à partir de 18591, constitue sans aucun doute l’un des
accomplissements les plus « puissants » de toute l’histoire des sciences.
Comme le remarque Daniel Dennett2, la puissance théorique des intuitions
de Darwin réside en ceci que ces dernières ne se limitent pas à proposer une
explication plausible du fait empirique de l’évolution de la vie sur la Terre.
Loin de se cantonner au contexte spécifique de l’histoire naturelle, « l’idée
dangereuse de Darwin » ouvre une perspective nouvelle sur ce qu’on
pourrait appeler la « question des raisons ». En effet, puisque le domaine du
vivant semble être le seul domaine naturel où tout événement se produit pour
une raison donnée, selon un dessein prédéfini, une théorie scientifique telle
que la théorie de l’évolution, qui vise à fournir un cadre explicatif pour tous
les phénomènes biologiques, finit par soulever la question de savoir ce que
sont les raisons d’être de la nature en tant que telle. C’est ainsi que la théorie
de Darwin ne saurait être considérée comme une « simple » théorie
biologique, mais plutôt comme un cadre conceptuel métathéorique3. Plus
précisément, elle devrait être considérée comme un modèle théorique, à la
fois descriptif et normatif, pour les sciences et pour la philosophie. Sur la
base de tels présupposés, cette intervention vise à poser la question de savoir
en quoi la théorie de l’évolution par sélection naturelle serait porteuse d’un
véritable contenu philosophique. Plus précisément, il s’agira de se demander,
par analogie avec l’analyse althussérienne de la pensée de Marx4, s’il serait
possible à la fois de lire Darwin « en philosophe » et de définir les conditions
de possibilité et les limites d’une philosophie proprement « darwiniste », ou
encore d’une « pratique darwiniste » de la philosophie.
Nicola BERTOLDI
[Thèse : « Théorie de l’évolution et formalisation mathématique : une approche
philosophique et historique », sous la direction de Philippe Huneman (Paris 1, IHPST) et
Denis Walsh (University of Toronto)].
1. Charles Darwin, L’Origine des espèces [1859], Paris, Editions du Seuil, 2013.
2. Daniel Dennett, Darwin est-il dangereux ? [1995], Paris, Odile Jacob, 2000.
3. Voir à ce propos Karl Popper, La Connaissance objective [1979], Paris, Flammarion,
1998 ; Karl Popper, La Quête inachevée [1976], Paris, Calmann-Lévy, 1981 ; et Thomas
Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques, [1962], Paris, Flammarion, 1998.
4. Louis Althusser, Etienne Balibar et al., Lire « Le Capital » [1968], Paris, PUF, 1996 ; et
Louis Althusser, Être marxiste en philosophie, Paris, PUF, 2015.
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Les écosystèmes en tant que fins naturelles
Les écologues attribuent des fonctions aux parties des écosystèmes
telles que la fonction de pollinisation des abeilles ou la fonction de
régulation hydrique des barrages de castor. Cette pratique soulève au moins
deux problèmes : le problème de la normativité ― attribuer une fonction à
une entité, c’est prescrire à cette entité ce qu’elle doit faire, en violation de
la dichotomie entre faits et valeurs ; et le problème de la téléonomie ―
attribuer une fonction à une entité, c’est expliquer son existence par son
activité, soit une inversion de la direction temporelle usuelle des explications
causales. Pour résoudre ces problèmes, les philosophes de la biologie ont
développé différentes conceptions des fonctions biologiques. Les principales
rencontrent des difficultés spécifiques dans leur application au cas des
fonctions écologiques. Odenbaugh5 adopte la conception systémique de
Cummins6, ce qui le conduit à sous-déterminer la classe des fonctions
écologiques ― par exemple, il attribue des fonctions écologiques aux
volcans et aux éclairs, ce qu’aucun écologue ne fait. L’autre principale
conception des fonctions biologiques, la conception étiologique-sélective
de Neander7, doit quant à elle souscrire à l’hypothèse controversée d’une
sélection naturelle opérant sur les écosystèmes.
Nous endossons comme alternative l’approche organisationnelle des
fonctions biologiques de Mossio et al. 8 que Nunes-Neto et al.9 ont déjà
appliquée aux cas des fonctions écologiques. Pour le dire simplement, cette
approche souscrit à l’hypothèse que les écosystèmes sont des êtres organisés,
c’est-à-dire des êtres dont les parties se produisent réciproquement les unes
les autres et ont des relations de moyens à fins. Plus techniquement, cette
approche considère une fonction écologique comme une contrainte soumise
à clôture dans un écosystème donné. Notre approche diffère de celle de
Nunes-Neto et al. en ce qu’elle s’appuie sur une caractérisation plus récente
de la clôture de contraintes (Montévil et Mossio10). Nous soutenons ici
que cette nouvelle formulation génère une classe de fonctions écologiques
plus proche de celle employée par les écologues en ce qu’elle rend
compte de leurs attributions de fonctions aux parties dites « abiotiques »
des écosystèmes, sans pour autant tomber dans le travers de la sousdétermination comme le fait l’approche systémique. Nous soutenons par
5. J. Odenbaugh, « On the Very Idea of an Ecosystem », in A. Hazlett (éd.), New Waves in
Metaphysics, Palgrave Macmillian, 2010.
6. R. Cummins, « Functional Analysis », Journal of Philosophy, 72(20), 1975, p. 741-765.
7. K. Neander, « Functions as selected effects : The conceptual analyst’s defense »,
Philosophy of science, 58(2), 1991, p. 168.
8. Matteo Mossio, C. Saborido & Alvaro Moreno, « An Organizational Account of Biological
Functions », British Journal for the Philosophy of Science, vol. 60, no 4, 1991, p. 813-841.
9. N. Nunes-Neto, A. Moreno & C.N. El-Hani, « Function in ecology: an organizational
approach », Biology & Philosophy, 29(1), 2014, p. 123-141.
10. M. Montévil & M. Mossio, « Biological organisation as closure of constraints », Journal
of Theoretical Biology, 372(2015), p. 179-191.
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123/193
ailleurs que l’hypothèse organisationnelle est davantage acceptable que
l’hypothèse de sélection des écosystèmes de l’approche étiologique. Notre
conception des fonctions écologiques serait ainsi le plus à même de
rendre compte des écosystèmes en tant que fins naturelles.
Victor LEFÈVRE
[Thèse : « L’écosystème, un quasi-organisme ? Valeurs scientifiques et conséquences
éthiques de l’organicisme écologique », sous la direction de Jean Gayon (Paris 1, IHPST)].
La notion de fonction dans la physiologie contemporaine
Bien que la notion de fonction soit au cœur de la définition de la
physiologie, son statut philosophique demeure discuté. En effet, le postulat
de finalité apparente, inhérent au concept de fonction physiologique, pose la
question de la valeur heuristique de la dimension téléologique de la fonction,
dans la mesure où la finalité n’est plus considérée comme scientifiquement
légitime. L’autre problème est que la fonction d’un trait dans un système
biologique est non seulement une explication du fonctionnement de ce
système, mais paraît être également une explication de la présence de
ce trait, ce qui pose le problème de la valeur explicative étiologique
de la fonction.
Considérant la distinction entre causalité proximale et causalité ultime
[E. Mayr, « Cause and effect in biology », Science, 134(1961), p. 15011506] comme une spécificité épistémologique des systèmes biologiques, je
propose une reformulation de la définition de la fonction biologique basée
sur la notion de dualité causale proximale/ultime :
On attribue une fonction F à l’effet E d’un trait T dans un système S
pour lequel on définit un état de référence si et seulement si :
[1] l’existence du système S relève d’une double causalité
proximale/ultime ;
[2] l’effet E du trait T a un rôle causal proximal dans le maintien de S
dans l’état de référence ;
[3] l’explication proximale de la production ou de la présence du trait T
par les propriétés fonctionnelles du système S est causalement incomplète ;
[4] par hypothèse, l’effet E du trait T a un rôle causal ultime dans
l’existence de S, et donc de T.
Selon cette définition, l’attribution d’une fonction est basée sur
l’identification d’un régime de causalité proximale, mais en même temps la
fonction fournit une hypothèse étiologique à propos d’un régime causal
ultime, quelle que soit la nature de ce régime causal.
Étienne ROUX
[Thèse : « Fonction et physiologie : la notion de fonction dans la physiologie
contemporaine », sous la direction de Jean Gayon (Paris 1, IHPST)].
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
SENSATION, EXPÉRIENCE, CONNAISSANCE
Fondation d’une phénoménologie de la phénoménologie
Merleau-Ponty nous signale dans la Phénoménologie de la Perception
que toute phénoménologie comprise comme description directe des choses
doit être dépassée par une phénoménologie de la phénoménologie [PhP,
p. 419] afin de retrouver un logos encore plus profond que celui de la pensée
objective. Ainsi, nous éprouvons la nécessité de confronter ce dédoublement
critique de la phénoménologie face à l’idée de l’être nécessaire de la pensée
objective, idée qui n’est pas elle-même nécessaire et renvoie plutôt à un
abîme. Ceci dit, je propose de repenser ce manque non pas comme un défaut,
mais comme le seul rapport véritable aux choses, de sorte que la réalité
ultime à penser sera celle d’un abîme. Force est de conclure alors que tout ce
qui existe existe sans raison et sans pourquoi, ou plutôt sans nécessité.
Le sens d’une phénoménologie de la phénoménologie met donc en place
une certaine contingence du monde qui n’est pas un défaut à surmonter par
la connaissance. Au contraire, celle-ci relève de ce que Merleau-Ponty
appellera la contingence ontologique du monde lui-même, que nous
interpréterons comme la mise en place d’un sujet comme principe et partie
du monde qui projette une philosophie dédoublée entre facticité et
transcendance. Ainsi, la perception se constitue comme une connaissance
originaire manifestant le fait que le corps propre est dans le monde comme le
cœur dans l’organisme, où chaque objet est le miroir de tous les autres. Mon
exposé visera donc à ressaisir le sens d’un objet-totalité qui prend sens à
partir de l’originalité de la profondeur de la perception qui est à la fois
initiation à l’être et initiation au monde. Bien plus, il initie à l’être car il est
ouverture au monde, mais à travers un rapport avec le monde plus ancien
que celui de la pensée.
Manfredi MORENO
[Thèse : « Merleau-Ponty : une phénoménologie de la fondation. La genèse empirique
du transcendantal, vers une philosophie du sensible », sous la direction de Renaud Barbaras
(Paris 1, ISJPS, PhiCo-EXeCO)].
La critique merleau-pontienne de l’ontologie sartrienne
dans Le Visible et l’invisible
Le but de notre travail est de proposer une brève exposition et
problématisation de la critique adressée par Merleau-Ponty à l’ontologie
sartrienne dans Le Visible et l’invisible. Nous considérons que malgré
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la difficulté que peut présenter la lecture d’un manuscrit, le chapitre
Interrogation et dialectique constitue une argumentation rigoureuse et la
forme la plus élaborée de la critique de Merleau-Ponty à la philosophie
sartrienne. Selon Merleau-Ponty, l’échec de l’ontologie de Sartre réside dans
ses bases mêmes, à savoir dans la façon de concevoir l’être et le néant, alors
que Merleau-Ponty affirme que « tout dépend ici de la rigueur avec laquelle
on saura penser le négatif ».
En définissant l’être en-soi comme « ce qui est ce qu’il est », comme
« massif » et « plénitude absolue et pleine positivité », et le néant comme
« non-être », Sartre réalise une scission entre deux régions opposées ― être
et non-être ― comme telles irréconciliables. Il s’agit d’une opposition où les
termes s’excluent mutuellement, ce qui compromet toutes les analyses
postérieures de l’ontologie de Sartre, y compris la relation à l’autre.
Pour Merleau-Ponty, Sartre réduit le rapport à l’autre à un rapport
d’objectivation de soi-même, qu’il nomme le pour-autrui, en prolongeant le
dualisme entre positivité et négativité. En somme, s’il y a exclusion entre
être et néant, la philosophie de Sartre est en réalité une philosophie de
survol, qui ne parvient pas à penser l’expérience concrète de l’ouverture au
monde. À partir de cette critique fondamentale, nous devons mettre en
question les arguments de Merleau-Ponty afin de savoir si la pensée
sartrienne se réduit finalement à une véritable impossibilité philosophique.
Fernanda ALT
[Thèse : « Le projet d’être et le problème de la singularisation dans la philosophie de
Sartre », sous la direction de Renaud Barbaras (Paris 1, ISJPS, PhiCo-EXeCO) et Marcos
André Gleizer (Universidade do Estado do Rio de Janeiro)].
L’origine ambigüe du concept philosophique d’hallucination
L’hallucination est habituellement conçue par la philosophie de la
perception comme étant indifférenciable d’une perception et pourtant
indépendante de toute réalité externe. En tant que telle elle, est souvent
considérée comme la pierre d’achoppement du réalisme naïf qui soutient que
nous percevons toujours la réalité elle-même. Plutôt que d’entrer dans le
débat de savoir si le réalisme naïf est compatible avec cette conception de
l’hallucination, nous proposons d’interroger le critère d’indifférenciabilité
qui est censé la définir. Pour ce faire, il est nécessaire de revenir aux origines
historiques du concept d’hallucination qui, avant d’être un concept
philosophique, relève avant tout de la médecine. En effet, c’est grâce au
travail de classification réalisé par Boissier de Sauvages que le terme
d’hallucination commence à s’imposer dans le vocabulaire médical
du XVIIIe siècle. Toutefois, ce dernier désigne alors des sensations
pathologiques qui, n’affectant qu’un seul sens à la fois, ne sont jamais
confondues avec nos perceptions. Cette caractéristique, loin d’être
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
secondaire, est constitutive du concept d’hallucination dans la mesure où
elle permet de le distinguer du délire. Ainsi, ce n’est qu’avec le médecin
aliéniste Esquirol, au début du XIXe siècle, que l’hallucination deviendra un
état où ce que le malade « croit voir » se confond avec ce qu’il voit
réellement. La nature de cette confusion est cependant ambigüe dans la
mesure où elle dérive à la fois du contenu sensoriel de l’hallucination et des
croyances délirantes du malade dont elle est, selon Esquirol, un symptôme.
L’apport de cette perspective historique à la philosophie de la perception
nous semble crucial. En effet, elle nous permet de comprendre qu’en
réinterprétant implicitement l’indifférenciabilité de l’hallucination en termes
de sensation plutôt que de croyance, la philosophie a introduit un concept
qui est davantage source de confusion que de clarté pour les théories de
la perception.
Mathieu FREREJOUAN
[Thèse : « Le problème de l’hallucination à la lumière de la psychopathologie », sous la
direction de Jocelyn Benoist (Paris 1, ISJPS, PhiCo-EXeCO)].
La connaissance de soi selon Richard Moran : la notion de
reconnaissance (avowal) et ses implications en psychanalyse
Dans Autorité et aliénation, Richard Moran nous propose une approche
renouvelée de la connaissance de soi qui peut aider à repenser certains
concepts de la psychanalyse. La connaissance de soi a longtemps été
comprise comme le privilège d’un spectateur interne qui observerait ses
propres états, image héritée du théâtre intérieur de Descartes. Or c’est
négliger, nous dit Richard Moran, la spécificité de la connaissance en
première personne, qui n’est pas d’ordre épistémique, mais suppose
l’agentivité du sujet, la possibilité pour le sujet de s’impliquer vis à vis de
ses propres états, par le biais d’une position délibérative. Cette forme de
connaissance répond au principe de transparence, qui implique que notre
croyance sur une chose dépend de notre prise en considération de la chose
elle-même et de sa vérité. La position délibérative signifie que mes émotions
et croyances peuvent être confrontées au réel, et qu’il m’appartient de les
modifier. La prise de conscience des émotions et croyances correspondant à
la posture délibérative est ce que Richard Moran appelle avowal.
Richard Moran s’appuie à de nombreuses reprises sur des exemples
psychanalytiques pour développer cette notion. Il mentionne ces moments de
la cure où une croyance ou une attitude inconsciente devient consciente,
mais il souligne que le processus n’est curatif et réussi que sous certaines
conditions. Il ne s’agit pas de croire l’interprétation de l’analyste mais de
permettre une différence qualitative à l’égard de sa propre croyance, de la
reconnaitre comme sienne et de s’en rendre responsable. C’est toute la
différence entre une connaissance de soi comprise théoriquement, comme
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un discours sur moi-même qui ne m’implique pas, et une connaissance
passant par la posture délibérative.
La distinction entre connaissance théorique et connaissance délibérative
ainsi que la notion d’avowal permettent de repenser la notion
psychanalytique de « perlaboration » (Durcharbeitung chez Freud), définie
comme le moment où l’analysant surmonte ses résistances, et peut accéder à
des contenus refoulés. Ceci peut en effet être théorisé comme le passage
d’une connaissance purement théorique sur soi-même à une position
délibérative de reconnaissance de ses émotions qui respecte la condition de
transparence. Cependant, il ne s’agit pas uniquement de faire coïncider le
réel et les croyances qui s’y rapportent en adoptant une position délibérative
dans l’ici et maintenant, ainsi que le suggère Richard Moran. Pour que la
perlaboration ait lieu, une étape supplémentaire semble nécessaire, qui
consiste à adopter une perspective historique sur ses croyances et émotions
afin d’en retrouver la source d’autorité. La perlaboration serait donc ce
passage par un avowal actuel mais aussi historique permettant au sujet
de critiquer ses croyances et autres attitudes.
Richard Moran souligne par ailleurs la tentation d’échapper à la
responsabilité de nos états mentaux, responsabilité impliquée par la notion
d’avowal, en adoptant à l’égard de soi-même une position d’observateur,
aliénante. Cette position est à rapprocher de ce qui caractérise la névrose, et
se déprendre de cette aliénation à un regard « en troisième personne » pour
mieux embrasser le réel est un des objectifs de la cure.
Olivia POIATTI
[Thèse : « La connaissance de soi : apport de l’œuvre de Richard Moran à la
compréhension de la cure psychanalytique », sous la direction de Sandra Laugier (Paris 1,
ISJPS, PhiCo-EXeCO)].
LOGIQUE ET GRAMMAIRE DE LA VÉRITÉ
Vers une nouvelle classification des logiques multivalentes
Le principe de bivalence est un principe fondamental de la logique
classique. Dans la littérature, il est souvent analysé en termes de trois sousprincipes : (1) un énoncé n’est pas dépourvu de valeur de vérité ; (2) un
énoncé n’a pas de valeur autre que « vrai » et « faux » ; (3) un énoncé n’est
pas à la fois vrai et faux. Les logiques multivalentes rejettent, pour des
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
raisons différentes, le principe de bivalence. Par exemple, Lukasiewicz11
dans sa logique trivalente rejette le sous-principe (2) sans rejeter les sousprincipes (1) et (3). Bochvar12 met en doute plutôt le sous-principe (1), sans
rejeter les sous-principes (2) et (3). La distinction de ces trois sous-principes
permet donc de clarifier certains aspects de systèmes multivalents. Toutefois,
une telle tripartition du principe de bivalence pose des problèmes si notre but
est celui de classifier les différents systèmes multivalents. Par exemple, les
systèmes de Bochvar et de Kleene13 rejettent le sous-principe (1) sans mettre
en doute les sous-principes (2) et (3). Dans ce contexte, cela revient à dire
qu’il n’est pas possible de distinguer ces deux systèmes, même si les
considérations sémantiques qui ont amené à leur formalisation sont bien
différentes. Dans cet exposé, nous allons distinguer d’autres sous-principes
du principe de bivalence afin de fournir une classification qui prenne en
compte les subtilités sémantiques de chaque système multivalent.
Ekaterina KUBYSHKINA
[Thèse : « La logique de l’agent rationnel », sous la direction de Pierre Wagner
(Paris 1, IHPST)].
Acceptation, cohérence et rationalité prudente
Lorsque nous acceptons une théorie, à quoi nous engageons-nous ? Il est
par exemple bien connu qu’en général, (l’énoncé de) la cohérence d’une
théorie n’est pas une conséquence déductive de la théorie elle-même. Pour
autant, il pourrait sembler paradoxal, peu recommandable ou même
franchement irrationnel d’accepter une théorie sans accepter du même coup
qu’elle est cohérente. Ceci suggère qu’il existe peut-être des normes de
rationalité portant sur l’ensemble des énoncés que nous acceptons (ou
devrions accepter) qui vont au-delà de la seule cohérence logique.
Dans des travaux récents, Henri Galinon a proposé une défense
originale de la thèse selon laquelle si un agent rationnel accepte une théorie,
il est également rationnellement justifié à accepter que cette théorie est
cohérente. Cette défense repose crucialement sur ce qu’Henri Galinon
baptise un « principe de responsabilité » en première personne :
(Resp) Si un agent S accepte rationnellement un ensemble de
propositions X, alors S doit accepter rationnellement « X est justifié ».
11. J. Lukasiewicz, Selected Works, North-Holland, Amsterdam. Edited by L. Borkowski,
1970.
12. D.A. Bochvar, « On a three-valued calculus and its applications to the paradoxes of the
classical extended functional calculus » (en russe), Mathematicheskii sbornik, 4(46) : 2, 1938,
p. 287-308.
13. S.C. Kleene, « On a notation for ordinal numbers », Journal of Symbolic Logic, 3, 1938,
p. 150-155 ; et Introduction to Metamathematics, Amsterdam and Princeton, Van Nostrand,
1952.
Doctorales 2016
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Toutefois, malgré une certaine plausibilité apparente, nous pensons
que ce principe de responsabilité en première personne est erroné. Nous
tenterons donc d’en apporter une réfutation.
Plus précisément, nous montrerons que ce principe de responsabilité en
première personne est incompatible ― en un sens que nous préciserons ―
avec un autre principe gouvernant nos normes d’acceptation. Cet autre
principe est ce qu’on pourrait appeler un « principe de prudence », et
s’énonce ainsi :
(Prud) Si X n’est pas justifié alors il n’est pas vrai que S doit accepter
rationnellement « X est justifié ».
Selon nous, (Prud) est bien moins douteux et problématique que (Resp),
et par conséquent l’incompatibilité de (Resp) et de (Prud) plaide très
fortement pour l’abandon du principe de responsabilité en première
personne.
Julien BOYER
[Thèse : « Recherches sur le déflationnisme aléthique contemporain », sous la direction
de Pierre Wagner (Paris 1, IHPST)].
À quoi sert la discussion sur l’opinion fausse dans le
Théétète ?
L’objet initial du Théétète est de trouver la définition du savoir. Or au
lieu de démontrer l’essence du savoir, Platon révèle la nécessité de l’erreur.
La possibilité de l’erreur n’est pourtant ni justifiée ni établie, puisque toute
tentative d’argumentation sur la fausseté aboutit à un échec. Cette séquence
d’échecs rend indéterminée la leçon que donne le Théétète dans l’ensemble
des dialogues platoniciens, et met en question la raison d’être de la
discussion sur l’opinion fausse dans ce dialogue. Le lien entre le savoir et
l’erreur est à la fois mis en lumière et mis en doute : l’erreur est posée
comme une condition nécessaire au sein de la question de l’essence du
savoir, et il semble que la connaissance sur l’erreur elle-même exige déjà
une certaine notion du savoir. Comme le dit Socrate : « il est impossible de
connaître l’opinion fausse avant d’avoir saisi suffisamment ce que peut bien
être la science » (200d).
La discussion sur l’opinion fausse, qui est en effet la question centrale
dans la deuxième définition du Théétète, fait ainsi naître de nombreuses
controverses ayant perduré jusqu’à nos jours. Le débat se concentre sur la
raison de cette présentation des arguments échoués. Certains commentateurs,
comme Paolo Crivelli, sont convaincus qu’il s’agit d’un manque de
connaissance de la part de Platon, que tous les arguments sur l’opinion
fausse ont échoué ; tandis que d’autres, comme Gail Fine, cherchent à
montrer que l’échec de l’argumentation est en réalité une mise en scène
dans le dialogue, qui sert à éclairer certaines notions. Existe-t-il une autre
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
possibilité de situer la discussion de l’opinion fausse à la fois dans le
Théétète et dans l’ensemble de dialogues platoniciens ?
Yu-Jung SUN
[Thèse : « Pseudos : nature et usages du faux dans les Dialogues de Platon », sous la
direction de Dimitri El Murr (Paris 1, GRAMATA)].
A GENT ET PERSONNE
Des sentiments aux émotions : une conséquence de la lecture
de la définition des passions de Descartes chez Malebranche
Je voudrais présenter le cartésianisme de Malebranche dans la définition
des passions : Malebranche lit Descartes selon l’avertissement de Descartes,
sa méthode de bonne lecture, c’est-à-dire en examinant si l’auteur ne se
trompe point par l’évidence de la propre raison du lecteur.
La lecture cartésienne de la définition des passions de Descartes chez
Malebranche lui fait non seulement reprendre tous les caractères des
passions dans la définition de Descartes (conscientes, passives, confuses,
obscures, sentimentales et émotionnelles), mais lui fait aussi déplacer la
définition sentimentale de Descartes à celle d’émotion. Malebranche élargit
le côté émotionnel (au-delà des excitations sentimentales aux actions de la
volonté, sur les mouvements agitants de la volonté). Il distingue les aspects
sentimental et émotionnel dans les passions. Il définit les sentiments comme
les modifications de l’âme, qui signalent les changements des mouvements
de l’âme, et les émotions comme les mouvements de l’âme. Il borne les
passions aux émotions corporelles de l’âme et donne à la sentimentalité des
passions la place d’accompagnement.
Ce déplacement me semble s’appuyer sur son cartésianisme de la preuve
de l’existence de Dieu. Il tente d’éclaircir la démonstration de Descartes en
ajoutant d’une manière corrective la théorie de la vision en Dieu. Dans cette
théorie métaphysique, nous connaissons et voulons les choses par les idées et
les impressions que Dieu nous donne continuellement pour l’aimer. Ici,
l’essence et le principe de toutes les passions consiste dans l’amour de Dieu,
et les mouvements de l’âme vers le bien en général. Cela aboutit à définir les
passions comme les mouvements corporels de l’âme sous le monisme de
l’amour.
Yeonsik YOO
[Thèse : « La théorie des passions chez Descartes et chez Malebranche (Malebranche,
lecteur des Passions de l’âme) », sous la direction de Denis Kambouchner (Paris 1,
CHSPM)].
Doctorales 2016
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Valeurs et normativité des désirs
La notion de désir est souvent conçue de manière psychologique. Un
désir est une force qui motive l’agent à faire quelque chose, ou une
disposition à agir si certaines conditions sont réunies, et ce désir se manifeste
intérieurement par un sentiment d’insatisfaction. D’un autre côté, la notion
de désir est aussi utilisée dans le raisonnement pratique pour justifier la prise
de décisions (l’intention étant le résultat de l’association d’un désir et d’une
croyance). La notion de désir joue donc deux rôles : un rôle de motivation de
l’agent, et un rôle de justification de ses décisions. Nous voudrions montrer
que cette dualité est problématique. En effet, elle laisse penser que
l’existence d’un désir serait suffisante pour justifier une action visant à le
satisfaire, ce qui n’est évidemment pas le cas, car il y a beaucoup de nos
désirs que nous rejetons ou dont nous voulons minorer l’importance. La
théorie hiérarchique des désirs (avec ses différentes déclinaisons : Frankfurt,
Watson) tente de résoudre cette difficulté en donnant à certains désirs un
poids normatif que n’ont pas les autres. Nous voudrions montrer que cette
théorie reste insatisfaisante à cause de son naturalisme latent : on ne résout
pas le problème du passage du fait au droit en distinguant les désirs selon
leur ordre hiérarchique ou leur source, parce que la question de la
normativité qui se pose pour les désirs d’ordre inférieur se pose aussi pour
les désirs d’ordre supérieur. Une approche non naturaliste est donc
nécessaire, ce qui implique de distinguer conceptuellement désirs et valeurs
(ou raisons), les valeurs seules pouvant justifier l’action. En conséquence,
seuls les désirs auxquels on reconnaît une valeur peuvent entrer dans un
raisonnement pratique.
Sylvain THEULLE
[Thèse : « Les critiques de la dichotomie des faits et des valeurs », sous la direction de
Sandra Laugier (Paris 1, ISJPS, PhiCo-EXeCO)].
F ORME , ANALOGIE , SYMBOLE
Les trois sens de l’esthétique
Nous travaillons sur la question de l’unité de l’esthétique, c’est-à-dire
sur la relation entre perception et art, au sein du mouvement
phénoménologique (et plus particulièrement chez Erwin Straus, Maurice
Merleau-Ponty et Henri Maldiney). Nos recherches nous conduisent
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
inévitablement, non seulement à interroger de nouveau la signification de la
notion d’« esthétique », mais encore à renouveler son histoire. Nous
souhaitons présenter lors des Doctorales les principaux résultats auxquels
nous sommes parvenus, qui concernent aussi bien la phénoménologie de l’art
et l’esthétique phénoménologique que l’Æsthetica de Baumgarten, la place
du kantisme et de la Kunstwissenschaft ou le sens du dépassement hégélien
puis heideggérien de l’esthétique.
Charles BOBANT
[Thèse : « Perception et mouvement : Straus, Merleau-Ponty, Maldiney », sous la
direction de Renaud Barbaras (Paris 1, ISJPS, PhiCo-EXeCO)].
« Être un bon exemple ». Réflexions autour de la référence
par exemplification
En partant de la théorie des symboles proposée par Nelson Goodman
dans Langages de l’art, je voudrais réfléchir à ce problème particulier de la
référence qu’est la référence par exemplification. L’exemplification désigne
une certaine façon de référer au monde, qui fonctionne de manière inverse
à la dénotation. Alors que la dénotation est la manière conventionnelle
qu’a un symbole ou une étiquette de tenir pour (stand for) une chose,
l’exemplification désigne la façon dont une chose est dénotée par une
certaine étiquette, dont la chose en question exemplifie les propriétés. Cette
voie de la référence a ses propres critères de correction, qui ne sont pas les
mêmes que ceux qui s’exercent dans le cas d’une dénotation simple.
J’aimerais en particulier montrer que sont accentuées pour l’exemplification
les contraintes de type contextuel. En effet, une chose n’exemplifie pas
toutes les propriétés qu’elle possède. La référence par exemplification est
dans une large mesure déterminée par le contexte. « Les malheurs de Mary
Tricias », courte fiction présentée dans Manières de faire des mondes, en
sont une illustration particulièrement éloquente. J’aimerais que cette analyse
de la référence par exemplification soit également le terrain d’une
comparaison entre la théorie des symboles de Goodman et certains aspects
de la philosophie de Wittgenstein (problèmes de la référence par ostension,
de l’échantillonnage, de l’exemple).
Alexis ANNE-BRAUN
[Thèse : « Ce que nous faisons. Le recours à l’habitude chez Wittgenstein et
Goodman », sous la direction de Jocelyn Benoist (Paris 1, ISJPS, PhiCo-EXeCO)].
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« Un enfant qui joue et qui place les pions çà et là » :
Borges, Wittgenstein et la grammaire du « temps »
En prenant comme pre-texte le fragment cinquante-deux d’Héraclite,
nous enquêterons la grammaire ordinaire du temps à travers deux
« héraclitéismes » : l’un wittgensteinien, l’autre borgésien. En déstabilisant
l’image d’une marginalité chez Wittgenstein et d’une centralité chez Borges
de la question du temps, le « mythe du présent » sera abordé à travers
l’héritage jamesien (Principles of Psychology, 1890) dans les manuscrits et
tapuscrits post-tractariens et l’une des fictions borgésiennes. La description
wittgensteinienne du présent éternel de la conscience en termes d’un
« écran » sur lequel on projette une « pellicule » trouvera une réalisation
littéraire dans Le Miracle secret. On montrera que les trois axes de la
déconstruction du mythe du présent du Cahier brun ― analyse grammaticale
du « passé » et du « futur », non-appartenance du « maintenant » à la
catégorie des noms, non-pertinence des catégories temporelles à l’analyse
du « flux » de la conscience ― trouvent des « analogues » dans les essais du
Borges intermédiaire. La réfutation borgésienne de l’ubiquité du présent
sera également lue à travers la pluralisation wittgensteinienne de la
grammaire du « temps ».
Ces considérations nous amèneront à enquêter le statut des « pseudodéfinitions » borgésiennes du temps dans sa Nouvelle réfutation du temps et
ailleurs, à travers l’idée wittgensteinienne selon laquelle toute définition de
celui-ci revient à l’hypostasier, à en chercher l’« étoffe », et relève de la
sphère du substantial nonsense. En suivant le postulat tractarien qui tient que
ce qui ne peut pas être « dit » peut toutefois être « montré », nous
esquisserons des analogies entre deux « modèles » de la spatialisation du
temps : une « topologie vérifonctionnelle » des faits atomiques (le monde
« logique » du Tractatus) et une « topologie de l’itinéraire » (le monde
« fictionnel » du Jardin aux sentiers qui bifurquent). Nous explorerons
la thèse wittgensteinienne, d’ordre logique, d’une sous-détermination de
la règle par rapport à ses instanciations précédentes, et un certain usage
borgésien de cette thèse dans la structure du « polar », pour une
« métaphysique du temps ».
Florencia DI ROCCO
[Thèse : « Philosophie du langage et logique dans les langages fictionnels de Borges »,
sous la direction de Jocelyn Benoist (Paris 1, ISJPS, PhiCo-EXeCO)].
La nature comme essence de l’histoire au XVIII e siècle
Quand Rousseau essaie de « démêler » l’histoire qui a amené l’homme à
l’état actuel, il situe clairement son état primitif au début de celle-ci et il voit,
même si cela n’est qu’hypothétique, s’ajouter des changements à l’état
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originel. Son point de vue est analytique de par le fait qu’il envisage de
rechercher l’état originel par rapport à l’état actuel, en commençant par
regarder celui-ci, en le décomposant et en étalant les parties décomposées
sur l’axe temporel.
L’histoire de Rousseau est fondée sur le regard de l’homme actuel. Le
commencement de l’Histoire montre l’état de nature de l’homme. Les
changements y sont accidentels. Si l’homme actuel porte en lui cet état,
alors nous pouvons constater qu’il est non seulement l’origine mais aussi
l’« essence ».
D’où provient cette formation de l’histoire ? Cette histoire est histoire
philosophique. Dans le courant de la philosophie moderne, récusant
l’innéisme, l’empirisme s’impose. L’observation a posteriori ne manque
pas d’influencer l’histoire de l’homme, l’expérience formant les idées et
l’homme.
La démarche a posteriori suppose la « table rase ». Des expériences ont
permis à l’homme d’atteindre l’état actuel. À interpréter les phénomènes
chronologiques à l’extrême, tout serait accidentel. Or cette histoire qui nous
concerne situe l’essence. Alors, comment l’histoire philosophique a-t-elle
pu se réconcilier avec le point de vue empirique ?
Ici, il faut rappeler que c’est l’état de nature qui est l’essence de
l’histoire. Sans réfléchir aux raisons pour lesquelles la Nature est antérieure
à tous les accidents, il serait impossible de répondre à la question, car il
est possible que ce soit le propre de la Nature que de permettre de former
cette histoire. En recherchant le propre de la Nature au XVIIIe siècle, nous
examinons l’état de nature chez Rousseau, en le comparant avec l’état de
nature chez d’autres jusnaturalistes.
Yumi ITO
[Thèse : « Empirisme et perfectibilité indéfinie », sous la direction de Bertrand Binoche
(Paris 1, CHSPM)].
Dossier
(coordonné par Olivier D’Jeranian et Yoann Malinge )
RATIONALITÉ PRATIQUE
ET
MOTIVATION MORALE
Fruit d’un échange continu entre l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et
l’Instituto de Filosofia Pratica de Covilha au Portugal, opéré en 2014 et 2015
dans le cadre d’un projet intitulé « Rationalité pratique, jugement et motivation
morale », ce dossier présente les premiers résultats des recherches en s’intéressant
plus particulièrement à l’éthique des vertus, telle qu’elle se trouve notamment
développée par Aristote et les Stoïciens.
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Présentation :
Rationalité pratique et motivation morale
dans les éthiques de la vertu
Oliver D’JERANIAN & Yoann MALINGE
Les structures du jugement, et en particulier la motivation de l’action,
ne sont pas indépendantes de la doctrine morale de l’agent. Selon que l’on
soutient une éthique des vertus ou une éthique « existentielle » ― voire, de
l’« authenticité » ―, les formes du jugement pratique et le rôle des raisons
morales apparaissent comme différents. Mais dans les deux cas, la rectitude
de l’action n’est pas simplement liée à la conformité de l’agir à une prémisse
normative universelle ou à un principe de maximisation du bien par
agrégation, mais bien à une « façon d’être » de l’agent.
Une de ces conceptions présuppose comme motivation un « souci » de
l’agent pour lui-même, une relation auto-constitutive à lui-même et à sa vie.
Dans l’éthique des vertus, le problème de la rationalité morale et donc du
jugement est en rapport avec les données de la situation particulière et de la
« facticité » de l’agent. Dans l’éthique existentielle ou « de l’authenticité »,
on retrouve le problème toujours plus complexe du jugement moral, dans la
mesure où la décision « authentique » prétend se passer d’une référence à
des prémisses universelles.
Le thème de la motivation aura ainsi pu susciter la question des « motifs
moraux » des agents dans chaque type d’éthique, ou encore, de la définition
de l’acrasie dans des philosophies volontaristes, qui donnent à la
responsabilité un champ maximal.
Durant deux ans, un projet unissant deux universités, l’une française et
l’autre portugaise, a cherché à construire le problème de la dépendance de la
motivation pratique et de la doctrine morale. Côté français, il s’agit du centre
de Philosophies Contemporaines de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
qui a rassemblé des spécialistes de philosophie morale, de la philosophie
antique et de la philosophie contemporaine. Côté portugais, il s’agit de
l’Instituto de Filosofia Pratica de l’Universidade da Beira Interior, l’un des
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rares centres de philosophie en Europe qui soit vraiment spécialisé en
philosophie pratique.
Entre 2014 et 2015, plusieurs ateliers de recherche ont été menés en
commun à Paris et à Covilha. Les deux unités de recherche ont ainsi
révélé leur complémentarité. L’Instituto de Filosofia Pratica travaille
particulièrement sur l’éthique existentielle et sur l’aristotélisme dans la
philosophie pratique, tandis que le centre Philosophies Contemporaines à
l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne conduit un programme de recherche
sur les valeurs éthiques et esthétiques ainsi que sur les normes juridiques
et morales, en conjuguant les approches analytiques et l’histoire de la
philosophie. Toutes deux sont convaincues de l’intérêt d’un dialogue entre
philosophie contemporaine et histoire de la philosophie. Ce projet, intitulé
« rationalité pratique, jugement et motivation morale », a pu recevoir le
soutien du programme PHC Pessoa (308448UF).
Ce numéro de Philonsorbonne accueille les premiers résultats de ces
recherches, qui s’intéressent en particulier à l’éthique des vertus (même si ce
label doit être employé avec précaution), telle qu’elle se trouve notamment
développée par Aristote et les Stoïciens.
Dans un premier article, Pierre-Marie Morel, professeur d’histoire de la
philosophie ancienne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, interroge le
rapport entre vertu éthique et décision chez Aristote, à travers l’expression
« hexis proairetikê ». Si cette expression constitue à elle seule un condensé
de l’éthique aristotélicienne, celle-ci pouvant être comprise à la fois comme
éthique des vertus dans leur dimension dispositionnelle et comme conduite
rationnelle orientée vers l’action (la proairesis est l’effet pratique de la
bouleusis, délibération), elle reflète également la tension entre une lecture
intellectualiste de l’éthique d’Aristote et les interprétations opposées.
Pour Pierre-Marie Morel, le sens de la formule varie considérablement,
selon la manière dont on comprend hexis, entre les deux extrêmes d’une
acception purement passive (état) et d’une compréhension forte, qui conçoit
l’hexis non seulement comme une aptitude acquise (habitude) mais encore
comme une tendance ou une inclination. L’auteur examine les interprétations
possibles de l’expression dans son contexte d’énonciation, en montrant
que la traduction forte (tendance, inclination) présente l’avantage de mieux
rendre compte de la dynamique interne de l’action morale : celle-ci résulte
d’une orientation positive du désir raisonnable (boulêsis) de l’agent vers
le bien. Mais il faut, selon lui, noter une autre conséquence : si l’on tient
compte du fait que la proairesis est un désir intellectif ou une intellection
désirante, on doit admettre que la vertu éthique est intrinsèquement orientée
vers l’exercice de la rationalité pratique.
Raison et désir apparaissent de ce point de vue comme inextricablement
liés. Ainsi, l’insistance sur la dimension désirante de la disposition morale
conduit en fait à concevoir cette dernière comme un principe déjà rationnel
(non pas au sens où elle serait en elle-même une opération de calcul des
moyens, mais au sens où elle représente le bien d’une manière qui permet
Rationalité pratique et motivation morale
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un tel calcul). Ce qui peut passer pour un paradoxe traduit en réalité l’unité
et la cohérence de la théorie aristotélicienne de l’action morale, au-delà du
clivage traditionnel entre la lecture intellectualiste et ses opposées.
Dans un second article, Laurent Jaffro, professeur de philosophie morale
à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, s’interroge sur la phronêsis
d’Aristote : est-ce un sens moral ? À partir d’une analogie avec les sens
externes, il s’agit de savoir si le jugement moral est de même nature qu’une
expérience perceptive. Cette thèse soutenue par des commentateurs, et qui
est très présente dans les reprises de la pensée aristotélicienne dans la théorie
morale contemporaine, est rejetée par l’auteur de l’article. En distinguant
conceptuellement le vertueux du prudent, il montre que le discernement
correct dont est capable le vertueux n’est pas intellectuel (au sens étroit).
C’est la qualité morale de l’agent qui conditionne sa capacité à ne pas
se tromper sur ce qu’il est bien de faire. C’est son désir, convenablement
disposé, qui permet au phronimos de voir le bien. A contrario, une forme
importante d’erreur cognitive dans l’appréhension du bien est due à la
qualité morale de l’agent et non à un défaut d’intelligence pratique.
Contre la perspective classique de Pierre Aubenque, Laurent Jaffro
soutient ainsi que le prudent n’est pas le fondement de toute valeur, mais, en
tant qu’il est aussi moralement vertueux, le détecteur de toute valeur : il voit
juste. Cette discussion des interprétations d’Aristote permet à Laurent Jaffro
de critiquer les lectures « sensibilistes » de la conception du jugement moral.
Il suggère que l’inscription dans l’ensemble de la délibération, plutôt qu’une
analogie avec la sensation, rend mieux compte du jugement du phronimos.
Olivier D’Jeranian s’intéresse quant à lui à l’éthique stoïcienne,
dont il rappelle qu’elle implique un monisme psychologique rompant
avec les conceptions classiques de l’âme (notamment platonicienne et
aristotélicienne), les stoïciens considérant celle-ci comme intégralement
rationnelle. À l’opposé d’Aristote, ces derniers rendirent compte des
émotions et des passions au seul moyen de composants dogmatiques validés
par l’assentiment. Mais les célèbres résultats de l’intellectualisme stoïcien
sur le phénomène pathologique, irrationnel et excessif, occultent ceux de la
faiblesse morale, qui montrent que le stoïcisme n’est pas un intellectualisme
de type socratique. Si les « faibles » sont tels en raison d’une infirmité
cognitive et non d’une irrationalité pratique, les stoïciens doivent être mis au
défi de justifier leur responsabilité.
Pour exposer leur réponse, Olivier D’Jeranian part de la thèse d’Épictète
selon laquelle toute action est nécessairement relative au mobile particulier
apparaissant à l’agent (le phainomenon). Le phainomenon est à la fois une
détermination psychologique de l’action et une activité libre de l’agent, un
dogma (opinion) qui implique une reprise active, dans le jeu interprétatif, de
la phantasia (représentation). Ce point donne à comprendre que la faiblesse
morale est essentiellement une faiblesse cognitive, et explique pourquoi
la phantasia devient, avec Épictète et Marc Aurèle, l’enjeu de l’attention
philosophique.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
Contre Socrate, Épictète suggère que le faible a consenti à agir ; contre
Aristote, il dit qu’il ne l’a pas fait « dans l’ignorance », c’est-à-dire, en
connaissance de cause. Déterminé à agir par l’état cognitif de son âme,
c’est-à-dire par l’opinion qu’il détient, le faible a placé librement son bien
dans ce qui ne dépend pas de lui : il s’est « aliéné » au sens propre du terme,
ignorant la distinction critique qui inaugure le Manuel. Cela suppose pour la
responsabilité une extension maximale, mais pose en retour aux stoïciens
le problème de la distinction entre deux types de faiblesses, incarnées par
Médée et Ménélas, opposées à une conception unique de la sagesse :
l’absence de contrôle (dans la violence), et l’absence de motivation (dans
la mollesse). C’est à partir d’une lecture critique de Galien, qui fait, à tort
selon l’auteur, de l’atonia la cause physique de la faiblesse du jugement
(en prenant l’effet pour la cause), qu’on comprendra au mieux la réponse
stoïcienne.
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Vertu éthique et rationalité pratique chez Aristote.
Note sur la notion d’hexis proairetikê
Pierre-Marie MOREL
(Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UMR 7219 GRAMATA)
Lorsqu’il définit la vertu du caractère ou vertu éthique (courage,
générosité, tempérance, etc.) au livre II de l’Éthique à Nicomaque, Aristote
commence par montrer à quel genre elle appartient, en éliminant les genres
concurrents. Elle n’est ni une affection ou passion (πάθος), ni une faculté
ou puissance (δύναμις), mais une hexis (ἕξις), c’est-à-dire un état habituel
qui constitue à la fois une disposition acquise et, comme nous le verrons,
une inclination1. La vertu éthique sera donc une hexis permettant d’agir de
manière courageuse, généreuse, ou encore tempérante. Pour spécifier ensuite
le type d’hexis auquel appartient la vertu éthique2, il précise qu’il s’agit
d’une ἕξις προαιρετική, expression que je rendrai ici par « inclination à
décider » :
« La vertu est donc une inclination à décider, située dans un juste milieu
relatif à nous fixé par la raison et comme le fixerait le prudent. C’est en outre
un juste milieu entre deux vices, l’un par excès et l’autre par défaut, et cela
parce que les uns sont en défaut et les autres en excès par rapport à ce qui doit
1. « Après cela, il faut examiner ce qu’est la vertu. Puisque donc il y a trois types d’états
psychiques, les affections, les facultés et les inclinations, la vertu sera l’un d’eux. (…) Si donc
les vertus ne sont ni des affections ni des facultés, elles ne pourront être que des inclinations.
Nous avons donc dit à quel genre appartient la vertu » (Μετὰ δὲ ταῦτα τί ἐστιν ἡ ἀρετὴ
σκεπτέον. ἐπεὶ οὖν τὰ ἐν τῇ ψυχῇ γινόμενα τρία ἐστί, πάθη δυνάμεις ἕξεις, τούτων ἄν τι εἴη ἡ
ἀρετή (…) εἰ οὖν μήτε πάθη εἰσὶν αἱ ἀρεταὶ μήτε δυνάμεις, λείπεται ἕξεις αὐτὰς εἶναι. ὅ τι μὲν
οὖν ἐστὶ τῷ γένει ἡ ἀρετή, εἴρηται), EN, II, 4, 1105b19-1106a13. J’indique EN pour Éthique
à Nicomaque et EE pour Éthique à Eudème.
2. Je ne suis pas entièrement sur ce point, P. Aubenque, La Prudence chez Aristote, Paris,
P.U.F, 1963, p. 119-120, pour qui l’adjectif spécifie la vertu éthique en l’opposant à la vertu
naturelle, parce que la première atteste notre responsabilité. Je conviens tout à fait que
la présence de la proairesis dans la définition de la vertu éthique souligne le caractère
responsable et volontaire de cette dernière, mais l’opposition à la vertu naturelle n’est pas
explicite dans ce contexte précis.
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être, dans le domaine des affections et dans celui des actions, alors que la vertu
trouve et choisit le milieu. C’est pourquoi, selon la substance, c’est-à-dire selon
l’énonciation de ce qui fait son essence même, la vertu est un juste milieu, bien
que selon le meilleur et le convenable, ce soit un sommet »3.
L’interprétation de l’expression ἕξις προαιρετική, comme ce texte le
laisse déjà penser, recouvre des enjeux fondamentaux pour la compréhension
de l’éthique aristotélicienne. La formule se donne incontestablement pour
une définition de la vertu éthique, comme l’indique clairement la précision
« selon la substance, c’est-à-dire selon l’énonciation de ce qui fait son
essence même » (κατὰ μὲν τὴν οὐσίαν καὶ τὸν λόγον τὸν τὸ τί ἦν εἶναι)4. Or,
telle qu’elle se présente ici, cette définition relie directement la vertu éthique,
par le biais de l’invocation du phronimos, à une vertu intellectuelle ou
dianoétique, la prudence ou sagesse pratique (φρόνησις), qui, comme on le
sait, représente l’excellence en matière de délibération. L’expression ἕξις
προαιρετική est donc, en elle-même, une voie d’entrée dans le débat sur
l’intellectualisme moral supposé de l’éthique aristotélicienne5 ou, en des
termes moins abstraits, sur la part que prennent les opérations proprement
intellectuelles ― qu’elles relèvent de la science ou du calcul pratique ― dans
les actions moralement significatives. Si la vertu éthique implique par
elle-même la proairesis, voire la phronêsis, cela signifie qu’elle est déjà
intellectuelle en quelque manière, et qu’elle n’est pas intégralement
assimilable à une disposition non rationnelle ou à un pur sentiment moral. Je
voudrais montrer dans ce qui suit que cette expression, prise dans son
contexte d’énonciation, invite en réalité à dépasser l’opposition entre une
interprétation strictement intellectualiste de la psychologie morale d’Aristote
et la lecture alternative que, par commodité, j’appellerai « sentimentaliste ».
Partons toutefois du clivage exégétique. La formule reflète en effet les
raisons objectives de l’opposition entre la lecture intellectualiste de l’éthique
d’Aristote et les interprétations qui soulignent à l’inverse sa dimension
intuitive, sentimentale ou empirique. Selon ces dernières, la vertu éthique,
parce qu’elle oriente le désir de manière irréfléchie et spontanée ― et non
3. EN, II, 6, 1106b36-1107a8. Ἔστιν ἄρα ἡ ἀρετὴ ἕξις προαιρετική, ἐν μεσότητι οὖσα τῇ πρὸς
ἡμᾶς, ὡρισμένῃ λόγῳ καὶ ὡς ἂν ὁ φρόνιμος ὁρίσειεν. μεσότης δὲ δύο κακιῶν, τῆς μὲν καθ'
ὑπερβολὴν τῆς δὲ κατ' ἔλλειψιν· καὶ ἔτι τῷ τὰς μὲν ἐλλείπειν τὰς δ' ὑπερβάλλειν τοῦ δέοντος
ἔν τε τοῖς πάθεσι καὶ ἐν ταῖς πράξεσι, τὴν δ' ἀρετὴν τὸ μέσον καὶ εὑρίσκειν καὶ αἱρεῖσθαι. διὸ
κατὰ μὲν τὴν οὐσίαν καὶ τὸν λόγον τὸν τὸ τί ἦν εἶναι λέγοντα μεσότης ἐστὶν ἡ ἀρετή, κατὰ
δὲ τὸ ἄριστον καὶ τὸ εὖ ἀκρότης. L’expression ἕξις προαιρετική apparaît également en
EN, VI, 2, 1139a22-23 ; EE, II, 10, 1227b5-11.
4. Aspasius, dans son commentaire à l’Éthique à Nicomaque, estime qu’Aristote livre là
une définition en bonne et due forme, en accord avec les recommandations formulées dans
les Seconds analytiques : « il est clair qu’il a donné <dans ce passage> la définition correcte
<de la vertu> » (ὅτι δὲ ὁ ὁρισμὸς ὀρθῶς ἀποδέδοται, δῆλον), In Nic. Eth., 48.12-13. Sur la
conformité aux Seconds analytiques, voir 48.31-49.2.
5. Question sur laquelle, pour une mise au point récente, je renvoie à L. Monteils-Laeng, Agir
sans vouloir. Le problème de l’intellectualisme moral dans la philosophie ancienne, Paris,
Classiques Garnier, 2014.
Vertu éthique et rationalité pratique chez Aristote
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par un calcul dépendant de la partie rationnelle de l’âme ― vers une fin
bonne, serait une sorte de refuge du sentiment, la part proprement
émotionnelle de la détermination morale6. La prudence, vertu intellectuelle
par laquelle nous délibérons sur les moyens en vue d’atteindre les fins
droites, bien qu’elle aussi se définisse par opposition à une rationalité plus
accomplie ― et s’oppose ainsi à la fois à la science et à la sophia, sagesse
proprement théorique ―, serait, somme toute, le versant le plus intellectuel
de la doctrine aristotélicienne de l’action7. La distinction entre vertu éthique
et prudence est généralement reconnue comme allant de soi et elle est bien
attestée par les textes. En premier lieu, elle se fonde sur les éléments de
psychologie morale que nous donnent les traités éthiques, et qui distribuent
les types de vertus selon les facultés de l’âme :
« <la faculté> qui possède la raison sera double également : il y aura d’un
côté ce qui la possède éminemment et en soi-même, de l’autre ce qui la possède
en obéissant, comme on obéit à son père. Or la vertu elle aussi se définit selon
cette différence. Nous disons en effet que certaines sont des vertus
intellectuelles et les autres du caractère. La sagesse théorique, la capacité de
compréhension et la prudence sont des vertus intellectuelles, tandis que la
libéralité et la tempérance sont des vertus du caractère. En parlant en effet du
caractère de quelqu’un, nous ne disons pas qu’il est sage ou capable de
comprendre, mais qu’il est doux ou tempérant. Toutefois nous louons aussi le
sage pour son inclination, et les inclinations qui appellent nos louanges, nous
les appelons vertus »8.
6. Voir en ce sens D.S. HUTCHINSON, « Ethics » dans J. Barnes (éd.), The Cambridge
Companion to Aristotle, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 195-232, p. 213 :
« The moral virtues are settled habits of character which express themselves in the correct
emotional response ». Dans le même sens, L.A. KOSMAN, « Being Properly Affected: Virtues
and Feelings in Aristotle’s Ethics », dans A.O. Rorty (éd.), Essays on Aristotle’s Ethics,
Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 1980, p. 103-116, note que
les vertus éthiques n’ont pas pour seule finalité de réaliser des actions, mais qu’elles sont
également des manières de réguler nos émotions, et qu’en ce sens elles sont directement en
rapport avec les pathê. De fait, lorsque l’Éthique à Eudème formule la définition de la vertu
éthique comme ἕξις προαιρετική fixant un juste milieu relatif à l’agent, elle la rapporte
directement aux affections de plaisir et de peine (EE, II, 10, 1227b5-11).
7. Même si, comme l’a souligné la lecture fameuse de P. AUBENQUE, op. cit., par exemple
p. 49-51, la prudence elle-même traduit la bipolarité de l’éthique aristotélicienne, entre la
recherche d’une norme universelle de l’excellence et l’estimation empirique des conditions
concrètes de l’action humaine.
8. EN, I, 13, 1103a2-10. (…) διττὸν ἔσται καὶ τὸ λόγον ἔχον, τὸ μὲν κυρίως καὶ ἐν αὑτῷ, τὸ δ'
ὥσπερ τοῦ πατρὸς ἀκουστικόν τι. διορίζεται δὲ καὶ ἡ ἀρετὴ κατὰ τὴν διαφορὰν ταύτην·
λέγομεν γὰρ αὐτῶν τὰς μὲν διανοητικὰς τὰς δὲ ἠθικάς, σοφίαν μὲν καὶ σύνεσιν καὶ φρόνησιν
διανοητικάς, ἐλευθεριότητα δὲ καὶ σωφροσύνην ἠθικάς. λέγοντες γὰρ περὶ τοῦ ἤθους οὐ
λέγομεν ὅτι σοφὸς ἢ συνετὸς ἀλλ' ὅτι πρᾶος ἢ σώφρων· ἐπαινοῦμεν δὲ καὶ τὸν σοφὸν κατὰ
τὴν ἕξιν· τῶν ἕξεων δὲ τὰς ἐπαινετὰς ἀρετὰς λέγομεν. Voir également EN, VI, 2, 1138b351139a3 : « En divisant les vertus de l’âme, nous avons dit que les unes se rapportent au
caractère, les autres à la raison. Puisque nous avons traité des vertus du caractère, parlons du
reste, en commençant par parler de l’âme » (Τὰς δὴ τῆς ψυχῆς ἀρετὰς διελόμενοι τὰς μὲν
εἶναι τοῦ ἤθους ἔφαμεν τὰς δὲ τῆς διανοίας. περὶ μὲν οὖν τῶν ἠθικῶν διεληλύθαμεν, περὶ
δὲ τῶν λοιπῶν, περὶ ψυχῆς πρῶτον εἰπόντες, λέγωμεν οὕτως).
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L’ouverture du livre II de l’Éthique à Nicomaque, de plus, distingue
clairement les vertus éthiques des vertus intellectuelles (y compris donc la
phronêsis), à la fois par référence aux facultés de l’âme et en fonction de
leurs modes d’acquisition respectifs :
« Il est établi que la vertu est double, vertu intellectuelle et vertu du
caractère ; c’est principalement à l’instruction que la vertu intellectuelle doit sa
genèse et son développement, et c’est précisément pourquoi elle a besoin
d’expérience et de temps, tandis que la vertu du caractère résulte de l’habitude,
d’où lui est également venu son nom, qui est une légère déclinaison de
“habitude” »9.
Aristote maintient d’ailleurs cette distinction, y compris là où il entend
montrer que vertus éthiques et phronêsis sont indissociables : les premières
garantissent la rectitude de la fin poursuivie, tandis que celle-ci assure celle
des actions intermédiaires, ou moyens, en vue de cette fin10.
On ne peut qu’être frappé, toutefois, par l’irruption du phronimos dans
la définition de EN, II, 6, alors que la phronêsis, tout au moins dans la
séquence que constituent les livres I et II de l’Éthique à Nicomaque, n’a
pas encore été définie11, ni confrontée à la vertu éthique. Le juste milieu
que constitue la vertu éthique est en effet déterminé par la raison, et cela
« comme le fixerait » (ou le « déterminerait ») « l’homme prudent »12. Il
9. EN, II, 1, 1103a14-18. Διττῆς δὴ τῆς ἀρετῆς οὔσης, τῆς μὲν διανοητικῆς τῆς δὲ ἠθικῆς, ἡ
μὲν διανοητικὴ τὸ πλεῖον ἐκ διδασκαλίας ἔχει καὶ τὴν γένεσιν καὶ τὴν αὔξησιν, διόπερ
ἐμπειρίας δεῖται καὶ χρόνου, ἡ δ' ἠθικὴ ἐξ ἔθους περιγίνεται, ὅθεν καὶ τοὔνομα ἔσχηκε μικρὸν
παρεκκλῖνον ἀπὸ τοῦ ἔθους.
10. EN, VI, 13, 1144a6-9 ; 1145a5-6 ; EE, II, 11, 1227b22-25 ; 39.
11. Je n’entends pas ici me prononcer sur l’ordre des livres de l’Éthique à Nicomaque, ni des
livres qui lui sont propres par rapport aux livres qui figurent également dans l’Éthique
à Eudème, pas plus que sur la chronologie respective des deux traités. Je ne veux donc pas
fonder l’analyse sur l’antériorité supposée du livre II de l’Éthique à Nicomaque par rapport
au livre VI, qui est le deuxième des livres communs. Il me semble en tout cas, d’une part, que
le livre II prend la suite du livre I et qu’ils font partie d’une séquence commune, et, d’autre
part, que l’analyse des vertus éthiques trouve naturellement place dans les premières phases
de l’analyse ― avant donc les développements sur la prudence que l’on trouve au livre VI. Il y
a en effet parallélisme de structure entre les deux premiers livres de l’Éthique à Nicomaque
et les deux premiers livres de l’Éthique à Eudème. Dans l’Éthique à Nicomaque, l’analyse
de la vertu éthique vient au livre II, après l’exposé des principes de l’enquête sur le bien
proprement humain (livre I dans l’Éthique à Nicomaque), tout comme, dans l’Éthique
à Eudème, à partir de II, 2. Notons, enfin, que le passage parallèle de l’Éthique à Eudème,
II, 10, 1227b5-11, qui définit également la vertu éthique comme une ἕξις προαιρετική, ne fait
pas mention du phronimos. Le problème que l’on pose ici concerne donc spécifiquement
l’Éthique à Nicomaque.
12. Comme Bywater, je choisis la leçon ὡρισμένῃ, suivant notamment Aspasius et Alexandre
d’Aphrodise, considérant qu’il est plus naturel de parler de définition ou de détermination à
propos du milieu, qu’à propos de la vertu elle-même (ce qui doit être le cas si l’on accepte la
leçon des manuscrits : ὡρισμένη), même s’ils coïncident en fait. Je suis en revanche la leçon
manuscrite (cette fois à la différence de Bywater), en lisant ὡς plutôt que ὧι (« comme le
déterminerait… »).
Vertu éthique et rationalité pratique chez Aristote
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n’est pas très simple de savoir quelle valeur Aristote veut donner au
conditionnel dans la tournure « comme le fixerait » (ὡς ἂν … ὁρίσειεν) :
s’agit-il d’un irréel, qui impliquerait que le milieu visé par la vertu éthique
lui est propre, qu’il ne relève donc pas de la prudence, mais qu’il est tel que
la prudence le fixerait si une telle tâche lui incombait ? S’agit-il, à l’inverse,
d’un potentiel ― comme la grammaire, du reste, le voudrait ―, indiquant
que le prudent lui-même ne procèdera pas autrement pour fixer la norme de
la conduite ? Dans ce cas, vertu éthique et prudence seraient non seulement
étroitement liées, parce que l’une ne va pas sans l’autre, mais plus ou moins
identifiables l’une à l’autre en fait. Il est du reste significatif que la prudence,
par l’intermédiaire du phronimos, soit mentionnée dans une phrase ayant
pour objet, comme on l’a vu, la définition même de la vertu éthique, ce qui
suggère que le lien avec la phronêsis entre dans son essence. La distinction
entre vertu éthique et vertu intellectuelle ou dianoétique tend dès lors à
s’estomper.
H. Lorenz13 a insisté à juste titre sur cette particularité, en réaction
aux interprétations « sentimentalistes », notamment celle déjà mentionnée
de D. S. Hutchinson. Lorenz s’oppose à l’idée selon laquelle les vertus du
caractère seraient des aptitudes habituelles à éprouver de manière appropriée
des sentiments tels que le plaisir, le désarroi, la colère ou la honte et qu’elles
relèveraient exclusivement de la partie irrationnelle de l’âme (p. 177-178). Il
note par exemple que la justice, qui est une vertu de ce type, réside pour une
part importante dans la capacité qu’a la personne juste de saisir des raisons
appropriées permettant d’agir d’une manière donnée (p. 178). De fait, et plus
généralement, la proairesis, décision ou choix14, loin d’être une opération
strictement rationnelle, ou à l’inverse un pur élan de désir, est présentée par
Aristote comme un désir raisonnant ou un intellect désirant15. La proairesis
est à la fois le résultat ultime de la bouleusis, opération intellectuelle de
délibération sur les moyens en vue d’une action bonne, et l’ultime impulsion
mentale qui précède l’action elle-même. C’est donc une opération commune
à la partie rationnelle de l’âme et à la partie désirante, partie qu’Aristote
qualifie d’irrationnelle, même si elle peut se soumettre aux injonctions de la
raison, à la différence de la partie irrationnelle de premier niveau, dévolue
aux fonctions végétatives et nutritives.
13. Voir H. Lorenz, « Virtue of Character in Aristotle’s Nicomachean Ethics », Oxford
Studies in Ancient Philosophy XXXVII, 2009, p. 177-212.
14. Ou encore « intention », comme le préconisent P. Aubenque, op. cit., p. 119 sq., ou encore
A. Merker, Une Morale pour les mortels. L’éthique de Platon et d’Aristote, Paris, Les Belles
Lettres, 2011, en comprenant le terme en son sens premier de « tension vers » un objet. Je
considère pour ma part que le terme « intention », même s’il présente l’avantage de soustraire
la proairesis au paradigme strictement intellectualiste de l’arbitrage abstrait, introduit une
ambiguïté. Il peut en effet laisser croire qu’elle se situe encore au niveau des velléités
d’actions, par opposition à l’action effective, alors que l’action doit être effectivement
réalisée, pour Aristote, si l’on veut qualifier moralement l’agent et sa conduite.
15. Voir EN, III, 5, 1113a11 ; VI, 2, 1139b4-5.
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Par retour, la vertu éthique, parce qu’elle implique la proairesis,
participera directement de la rectitude de la décision16. Les vertus éthiques,
ainsi comprises, seraient donc, selon H. Lorenz, de véritables « états
rationnels » (« rational states »), parce qu’elles sont en partie constituées par
le fait de bien délibérer (p. 195). Lorenz franchit un pas supplémentaire en
considérant que « la disposition qui permet à l’individu vertueux d’adopter
des fins bonnes et la phronêsis se combinent de manière à constituer un état
dispositionnel unifié »17, en sorte que la vertu éthique est en elle-même
« partiellement constituée par la prudence »18.
Pour compléter cette approche, j’observe que, d’un strict point de vue
littéral, on peut entendre l’expression ἕξις προαιρετική de deux manières au
moins, selon que l’on fait porter l’accent sur la notion d’hexis ou sur
l’adjectif proairetikos. Dans le premier cas, elle invite à souligner l’aspect
dispositionnel et habituel de la vertu, mais aussi sa dimension irrationnelle,
s’il est vrai que la vertu ainsi définie ne va pas sans désir et qu’elle suppose
une tendance vers le bien ; elle ne découle donc pas, ou pas exclusivement,
d’une attitude intellectuelle. Si l’on insiste plutôt sur le fait que la vertu
éthique est ici liée à la proairesis, on met alors l’accent sur l’idée de
conduite rationnelle, la vertu orientant le choix, en rendant l’agent capable
d’exercer une activité rationnelle déterminant l’action. Compte tenu du
contexte du passage ― où il s’agit, encore une fois, d’énoncer la différence
spécifique de la vertu éthique parmi les autres hexeis ―, il me paraît clair
que l’accent porte sur la dimension « proairétique ». Aristote ne cherche pas
ici à limiter le poids de la vertu éthique en indiquant que, par rapport à
la décision effective, elle n’est encore qu’une potentialité de décision ; il
l’investit au contraire d’une responsabilité écrasante dans la réalisation
de l’action morale, en précisant que ce qui fait son essence, et ce qui par
conséquent lui confère sa fonction propre, c’est une certaine détermination,
déjà rationnelle, du juste milieu entre des vices opposés.
Faut-il pour autant, en versant la pièce au dossier déjà signalé,
l’invoquer au bénéfice exclusif de la position intellectualiste, contre son
opposée ? J’opterai pour une troisième lecture, assez proche par ailleurs de
celle de H. Lorenz. Il me semble en fait qu’Aristote veut suggérer ici que
les deux dimensions des états qui permettent la conduite morale, aspect
dispositionnel et dimension intellectuelle, sont tous deux originaires. L’hexis
vertueuse, bien qu’elle ne soit pas assimilable en tant que telle à une
opération de calcul et de délibération, n’est pas exempte pour autant de toute
16. H. Lorenz, op. cit., p. 179 : « makes decision correct ».
17. H. Lorenz, op. cit., p. 200 : « the virtuous person’s disposition to adopt good goals and
phronesis do combine to constitute a unified dispositional state ».
18. « partly constituted by phronesis », H. Lorenz, op. cit., p. 200. De même, L. Brown,
« Why Is Aristotle’s Virtue of Character a Mean ? Taking Aristotle at His Word (NE ii 6) »,
dans R. Polansky (éd.), The Cambridge Companion to Aristotle’s Nicomachean Ethics,
Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 64-80, va jusqu’à considérer que la
détermination de la mesotês dans la vertu est « le rôle de la raison, précisément du
phronimos » (p. 70).
Vertu éthique et rationalité pratique chez Aristote
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composante rationnelle parce qu’elle participe par essence de la rationalité
pratique qui anime la décision. La formule ἕξις προαιρετική, prise en ce
sens, serait une façon, particulièrement condensée et synthétique, de traduire
la double nature, à la fois intellectuelle et dispositionnelle, de la vertu du
caractère.
La question qui demeure ― et c’est sur ce point que je m’écarterai
en partie de la lecture de Lorenz ― est de savoir comment comprendre la
distinction entre vertu éthique et proairesis, distinction qu’Aristote, de fait,
ne remet pas en cause. L’objet de la proairesis est en effet ce qui a été « prédélibéré » (προβεβουλευμένον) et la décision « s’accompagne de raison et de
réflexion » (μετὰ λόγου καὶ διανοίας)19. Que la vertu éthique comporte une
part de raison, nous le constaterons plus loin ; il n’en demeure pas moins
qu’Aristote, à ma connaissance, ne lui attribue pas la réflexion proprement
dite. En quel sens peut-on dire dès lors que la vertu éthique participe déjà
de la rationalité pratique, alors qu’elle semble constituer l’élément le plus
« sentimental » de la psychologie morale d’Aristote ? Faut-il considérer,
selon la position que Lorenz me paraît choisir, qu’il y a dans la vertu éthique
elle-même, outre la composante irrationnelle, une composante rationnelle et
effectivement délibérative, voire qu’elle est déjà décision ? Ou bien doit-on
plutôt dire que la vertu éthique n’est pas en elle-même décisionnelle, mais
qu’elle est rationnelle en un autre sens ?
Ces difficultés apparaissent d’ailleurs dès que l’on tente de préciser
le sens littéral de l’expression ἕξις προαιρετική, car elle est loin de faire
consensus, comme l’atteste la diversité des traductions proposées. Le sens de
la formule varie assez nettement, selon qu’on estime que l’hexis est déjà
et en elle-même liée à la décision20, ou bien qu’elle lui est antérieure et la
préconditionne21 ; ou encore selon qu’on y voit une simple aptitude22 ou bien
19. EN, III, 4, 1112a15-16. Il n’est pas nécessaire de trancher ici le débat sur le sens du
préfixe προ- dans le terme προαίρεσις, qui peut être compris comme un indicateur temporel
(d’antériorité), ou bien comme un indicateur logique (de disjonction) ; dans le second cas, on
déciderait non pas « avant » mais « de préférence à ». Voir en ce sens J.-B. Gourinat,
« Délibération et choix dans l’éthique aristotélicienne », dans G. Romeyer Dherbey et
G. Aubry (éd.), L’Excellence de la vie. Sur l’Éthique à Nicomaque et l’Éthique à Eudème
d’Aristote, Paris, Vrin, 2002, p. 95-124.
20. Voir, par exemple, R. Bodeüs, Aristote. Éthique à Nicomaque, trad. fr., intr. et notes,
Paris, GF-Flammarion, 2004 : « état décisionnel » ; M. Pakaluk, Aristotle’s Nicomachean
Ethics. An Introduction, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 105 : « a state
involving deliberate purpose ».
21. J.-Y. Jolif, dans R.-A. Gauthier, J.-Y. Jolif, , Aristote. L’Éthique à Nicomaque, Intr., trad.
et commentaire, Louvain, 1970 : « un état habituel qui dirige la décision » ; C. Rowe dans
C. Rowe, S. Broadie, Aristotle. Nicomachean Ethics, Oxford, Oxford University Press, 2002 :
« a disposition issuing in decisions ».
22. C. Natali, La Saggezza di Aristotele, Napoli, Bibliopolis, 1989, p. 76 : « abitudine a
scegliere » ; J. Tricot, Aristote. Éthique à Nicomaque, trad. fr. et notes, Paris, Vrin, 1967 :
« disposition à agir d’une façon délibérée » (en EN, II, 6), « disposition capable de choix »
(en EN, VI, 2).
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une tendance et un facteur productif23. Parfois, le traducteur choisit l’option
de l’imprécision, espérant peut-être se protéger ainsi par la neutralité24. Ces
divergences confirment en tout cas que nous sommes face à deux questions :
(a) l’hexis dont il est question est-elle plutôt une disposition, une capacité ou
état, ou bien faut-il y voir une tendance, une inclination à agir de telle
ou telle manière ? (b) la vertu du caractère est-elle déterminée, en quelque
sorte de l’extérieur, par la rationalité pratique contenue dans la composante
« proairétique », ou bien est-elle déjà rationnelle ?
Concernant la première question (a), on peut comprendre hexis selon
une acception passive (état) ou selon une acception forte et dynamique, qui
conçoit l’hexis non seulement comme une aptitude acquise mais encore
comme une tendance ou inclination. Considérée dans son processus
d’acquisition ou du point de vue génétique, comme effet d’une habitude
résultant de la répétition d’actes semblables, l’hexis peut être caractérisée de
manière satisfaisante comme une simple disposition ou aptitude. En son sens
générique, elle n’implique pas nécessairement une tendance ou un désir
et correspond mieux à ce que nous entendons par « disposition ». Ainsi,
la vertu intellectuelle qu’est la science est une ἕξις ἀποδεικτική25, une
« disposition à démontrer ». Comprise toutefois comme un état du caractère,
et par conséquent de notre manière habituelle de désirer, elle détermine
l’agent à désirer telle action plutôt que telle autre. Ainsi comprise, l’hexis en
question est plutôt une tendance ou une inclination. Dans tous les cas, elle
a statut, non pas de pure puissance, mais de réalisation première, déjà
déterminée positivement par la fin à laquelle elle tend, comme la disposition
savante du savant par l’exercice effectif de la science.
La mention du juste milieu dans la définition de la vertu éthique a en
effet une connotation dynamique, qui tient au pouvoir littéralement
« stochastique » de cette dernière :
« Si, en outre, la vertu est plus exacte et meilleure que tout art, comme
l’est aussi la nature, elle visera le milieu. Je veux parler de la vertu du caractère,
car c’est elle qui porte sur les affections et les actions, en lesquelles
précisément il y a excès, défaut et milieu »26.
23. C. Natali, Aristotele. Etica Nicomachea, Roma-Bari, 1999 : « stato abituale che produce
scelte ».
24. D. Ross, Aristotle, Nicomachean Ethics, dans J. Barnes, The Complete Works of Aristotle.
The Complete Oxford Translation, vol. II, Bollingen Series LXXI 2, Princeton, Princeton
University Press, (1984) 1991 : « state concerned with choice ».
25. EN, VI, 3, 1139b31-32. De même, l’art est défini comme une ἕξις ποιητική, disposition
à produire, en EN, VI, 4, 1140a20-21.
26. EN, II, 5, 1106b14-18. ἡ δ' ἀρετὴ πάσης τέχνης ἀκριβεστέρα καὶ ἀμείνων ἐστὶν ὥσπερ καὶ
ἡ φύσις, τοῦ μέσου ἂν εἴη στοχαστική. λέγω δὲ τὴν ἠθικήν· αὕτη γάρ ἐστι περὶ πάθη καὶ
πράξεις, ἐν δὲ τούτοις ἔστιν ὑπερβολὴ καὶ ἔλλειψις καὶ τὸ μέσον. Voir encore EN, II, 5,
1106b27-28 : « La vertu sera donc une forme de juste milieu, au sens où elle consiste dans
une visée du milieu » (μεσότης τις ἄρα ἐστὶν ἡ ἀρετή, στοχαστική γε οὖσα τοῦ μέσου). Dans
le même sens, voir les arguments proposés par A. Merker, Le Principe de l’action humaine
selon Démosthène et Aristote. Hairesis - Prohairesis, Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 343-346,
Vertu éthique et rationalité pratique chez Aristote
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La vertu n’est donc pas uniquement une capacité personnelle
intermédiaire, la qualité morale d’un caractère sachant se tenir dans les
limites de la juste mesure entre les vices opposées ; elle est encore une
« visée », et en ce sens une tendance, en direction du juste milieu objectif
que réalisera l’action bonne27.
La traduction par « inclination »28 présente en outre cet avantage qu’elle
rend mieux compte de la dynamique interne de l’action morale : celle-ci
résulte en effet d’une orientation positive du souhait ou désir raisonnable
(boulêsis) de l’agent en direction du bien. La vertu éthique est donc, par ellemême, une certaine orientation du désir vers le bien, qui résulte de l’habitude
d’accomplir des actes d’une nature déterminée.
Se pose enfin la question (b) de savoir si la proairesis est l’objet et le
but externe de la vertu éthique, comme plusieurs traductions le donnent
à penser, ou bien si, comme Lorenz le soutient, elle lui est inhérente. Aux
arguments déjà avancés en faveur de cette dernière interprétation, j’ajoute
que l’inclination morale vise (et souhaite) la fin, qui est l’action bonne, et
non pas la décision elle-même, qui n’est pas la fin ultime. On comprendra
donc que la vertu est une inclination « décisionnelle » au sens où elle
participe du processus de décision en vue de l’action. Raison et désir sont
de ce point de vue inextricablement liés29. L’inclination à décider doit donc,
en principe, être déjà porteuse de décision.
Ajoutons que, plus fondamentalement, l’imbrication de la vertu éthique
et de la décision prudente est conforme à la manière dont Aristote décrit
l’expérience morale. Celle-ci n’est pas la résultante d’une coopération de
facultés et d’opérations initialement hétérogènes les unes aux autres, comme
si la composante désirante et la composante rationnelle, la visée de la fin et
l’estimation des moyens adéquats, étaient discernables dans l’analyse de la
conduite et comme si chacune opérait pour son œuvre propre. Le courage en
acte, ce n’est pas seulement l’actualisation de la disposition courageuse ;
c’est aussi être courageux de la manière qui convient, au moment approprié,
notamment, p. 346 : « La vertu comme hexis prohairetikê prédispose à une visée complète du
but, avec la capacité de l’atteindre effectivement ».
27. Sur la distinction, et l’articulation, entre l’état de juste milieu (μεσότης) qui constitue
la vertu éthique comme disposition du caractère, et le juste milieu objectif (μέσον) qu’elle
tend à réaliser, voir L. Brown, art. cit.
28. Sur les problèmes que pose l’articulation, chez Aristote et dans la tradition aristotélicienne
postérieure, de l’inclination et de la décision, je renvoie à P.-M. Morel, « Inclination et
décision. Le problème de l’assentiment chez Aristote et Alexandre d’Aphrodise », dans
L. Jaffro (éd.), Croit-on comme on veut ? Histoire d’une controverse, Paris, 2013, p. 27-45.
Je rejoins C. Murgier, Éthiques en dialogue. Aristote lecteur de Platon, Paris, Vrin,
coll. « Textes et traditions », 2013, qui relie directement l’hexis à l’agir et insiste sur
sa dimension d’inclination en indiquant que « la vertu éthique est (…) une habitude,
mais habitude d’agir » (p. 140) et, plus loin, que l’habitude impliquée par la vertu éthique,
« est moins une structure statique qu’une tendance qui nous porte à l’action » (p. 141).
29. Voir en ce sens L. MONTEILS-LAENG, op. cit., p. 275-285, à propos de ce qu’elle appelle
« l’implication de la prohairèsis dans la définition de l’hexis èthikè » (p. 284).
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avec les gens qui conviennent, par rapport aux objets qui le justifient ; or
tout cela implique précisément la prudence dans la décision. Le texte fameux
où Aristote affirme que la prudence d’un côté et les vertus éthiques de
l’autre sont interdépendantes confirme d’ailleurs que toutes les vertus, bien
qu’elles ne soient pas des « sciences » comme le voulait Socrate, supposent
la raison :
« La vertu n’est pas seulement l’inclination qui est conforme à la raison droite,
mais celle qui implique la présence de la raison droite ; or la prudence est en la matière
raison droite. Ainsi, alors que Socrate pensait que les vertus étaient des raisons (car pour
lui elles sont toutes des sciences), pour notre part nous considérons qu’elles impliquent
la présence de la raison. Il est donc clair, en vertu de ce que nous avons dit, qu’il est
impossible d’être véritablement homme de bien sans prudence, ni prudent sans la vertu
30
du caractère » .
Cela ne doit pas pour autant nous conduire à abolir toute distinction
entre vertu éthique et prudence, et cela pour au moins quatre raisons, que je
résumerai ainsi :
(i) La prudence est une vertu intellectuelle, ce qui la distingue à
plusieurs titres des vertus éthiques, ainsi que nous l’avons vu.
(ii) La vertu du caractère est une puissance déjà orientée vers son
actualisation et vers le contraire positif ― elle n’est pas indifféremment
puissance du bien ou du mal, mais puissance du bien ―, avec statut de
réalisation première, parce qu’elle est une potentialité déterminée et non pas
une potentialité neutre, ou pure dunamis, d’accomplir A plutôt que non-A.
En ce sens, la disposition ou inclination morale ne peut pas ne pas viser la
fin qui lui correspond. Aristote le dit très clairement au début du livre V de
l’Éthique à Nicomaque, en rappelant ce principe jamais démenti qu’il n’y a
qu’une seule puissance et une seule science des contraires, tandis qu’une
hexis produit un effet déterminé et ne peut pas produire l’effet contraire. La
santé ne produit pas ce qui est contraire à la santé31. Or la sagesse pratique
suppose une aptitude radicale à choisir entre deux partis contraires, A ou
non-A, et c’est ce qui nous permet de dire que l’agent est véritablement
« principe et maître » de ses propres actions32. Dès lors, si la vertu éthique
est rationnelle, comme le veut son caractère « proairétique », ce ne peut être
30. EN, VI, 13, 1144b26-32. ἔστι γὰρ οὐ μόνον ἡ κατὰ τὸν ὀρθὸν λόγον, ἀλλ' ἡ μετὰ τοῦ
ὀρθοῦ λόγου ἕξις ἀρετή ἐστιν· ὀρθὸς δὲ λόγος περὶ τῶν τοιούτων ἡ φρόνησίς ἐστιν.
Σωκράτης μὲν οὖν λόγους τὰς ἀρετὰς ᾤετο εἶναι (ἐπιστήμας γὰρ εἶναι πάσας), ἡμεῖς δὲ μετὰ
λόγου. δῆλον οὖν ἐκ τῶν εἰρημένων ὅτι οὐχ οἷόν τε ἀγαθὸν εἶναι κυρίως ἄνευ φρονήσεως,
οὐδὲ φρόνιμον ἄνευ τῆς ἠθικῆς ἀρετῆς.
31. EN, V, 1, 1129a11-16. Ce texte pose indirectement le problème de savoir si l’on peut
réellement changer de caractère ou de dispositions. Il est tout au moins clair que, si l’on
agit contrairement à notre disposition, ce n’est pas en vertu de cette disposition elle-même,
mais du fait d’une autre disposition ou d’une attitude intempérante à l’égard de la règle.
32. Voir EE, II, 6, 1223a4-9.
Vertu éthique et rationalité pratique chez Aristote
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au même titre que la vertu qui s’exerce, comme bonne délibération, dans le
choix d’un parti à prendre33.
(iii) La vertu du caractère vise le milieu, ce qui n’est pas le cas de la
prudence, parce que les vertus intellectuelles réalisent leur excellence
absolument et non pas dans une échelle de degrés. Comme le dit habilement
Aspasius, « la vertu intellectuelle n’est pas un milieu, car il ne s’agit pas de
savoir de manière moyenne, et sans excès, mais il sera bien mieux de savoir
autant qu’il est possible »34.
(iv) Les vertus éthiques visent les fins ; la prudence estime les moyens.
Il faut donc supposer que, s’il est vrai que la vertu éthique est déjà
rationnelle, elle l’est en un autre sens, en quelque sorte basique, par rapport à
la rationalité qui est à l’œuvre dans la délibération sur les moyens ― et c’est
sur ce point précis que je m’écarte de l’analyse de H. Lorenz. En quoi cette
saisie rationnelle non discursive peut-elle consister ? Elle peut prendre
quatre aspects.
(a) La vertu, tout d’abord, sera rationnelle autant qu’un habitus peut
l’être, c’est-à-dire non pas comme un raisonnement en acte (opération qui,
du reste, revient aux vertus intellectuelles), mais plutôt comme capacité à
raisonner, en vue du bien. Fixant la fin et le milieu, elle n’est pas encore le
calcul pratique effectif, qui de toute façon ne saurait s’effectuer qu’en
situation, mais elle est ce qui va orienter celui-ci vers la fin bonne. La vertu
éthique est donc présente dans la délibération comme règle générale
d’action, comme celle qui sert de majeure dans les syllogismes pratiques35.
(b) Les états du caractère, en tant qu’ils relèvent du désir supérieur,
témoignent de la capacité qu’a celui-ci d’obéir à la raison, de sorte que, bien
qu’ils ne soient pas « rationnels » au sens pleinement actif et prescriptif d’un
raisonnement pratique, ils sont au moins « raisonnables », ainsi que nous
l’avons vu dans le texte de EN, I, 13, 1103a2-10. On peut d’ailleurs estimer
que l’éducation morale ― notamment si elle dépend de la science du
législateur ― et les actions délibérées antérieures de l’agent, en œuvrant à
l’acquisition d’habitudes vertueuses, préconditionnent par des voies
rationnelles et délibérées des dispositions qui ne sont pas en elles-mêmes
délibératives.
33. Comme le dit très justement C.D.C. Reeve, Aristotle on Practical Wisdom. Nicomachean
Ethics VI, Cambridge (MA) ― London, Harvard University Press, 2013, p. 94 : « Like the
crafts and sciences, and unlike the potentialities we possess by nature, the virtues both involve
reason (NE II 6 1106b36-1107a2) and are acquired by frequently or habitually doing the
relevant activities (…). But unlike other potentialities that involve reason, and like those
possessed by nature, the virtues are potentialities not for contraries but for a single thing ».
34. Aspasius, In Nic. Eth., 47.19-21.
35. Sur ce qu’il serait plus exact d’appeler « les syllogismes du faisable » (οἱ συλλογισμοὶ τῶν
πρακτῶν), et sans entrer dans les difficultés que posent non seulement l’expression, mais
encore le propos d’Aristote quand il en use, voir notamment EN, VI, 13, 1144a31-32 ; VII, 5,
1147a28 sq. ; Mouvement des animaux, 7, 701a12-13.
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(c) Parce qu’elle se situe dans une proportion géométrique entre deux
vices, proportion déterminée par la situation et les propriétés de l’agent ―
c’est un juste milieu « relatif à nous »36 ―, la vertu éthique vise un milieu
exprimable en termes de rapport mathématique. C’est en ce sens que ce
milieu est « fixé par la raison comme le fixerait le prudent ». Entre l’absence
de rationalité qui caractérise l’affect pur de plaisir ou de peine et la
rationalité discursive de la délibération, il y a donc place pour la saisie
spontanément rationnelle, parce que d’emblée proportionnelle, du milieu37. Il
y a d’ailleurs là un bon argument en faveur de la correction ὡρισμένῃ,
généralement acceptée par les traducteurs contre la leçon ὡρισμένη : c’est
le milieu qui est « déterminé » par la raison, comme appréciation spontanée
du rapport impliqué par le désir vertueux.
(d) Comme l’indique clairement le dernier texte cité38, la vertu éthique
est, non pas la prudence elle-même, mais une disposition conforme à la
raison droite et unie à elle. En ce sens, « elle implique la présence de la
raison » (meta logou), ce qui, une fois encore, n’en fait pas un raisonnement
à proprement parler. La prudence, à l’inverse, est elle-même la raison droite
(VI, 13, 1144b27-28).
En résumé, le logos qui dirige la vertu de l’intérieur, et qui fixe le
milieu, n’est pas un logismos, un raisonnement du type de ceux que
produisent les vertus intellectuelles. Il est donc distinct du calcul délibératif
dont la prudence est la vertu. La rationalité immanente à la vertu éthique
est à la fois la règle générale d’action et le rapport, au sens mathématique
du terme, qu’implique le moyen terme.
Le point le plus délicat reste sans doute la présence du phronimos dans
la définition de la vertu éthique. La tournure « comme le fixerait le prudent »
signifie peut-être que la vertu atteint le milieu avec la même efficacité et la
même précision que le prudent le fait, ainsi qu’on peut le constater dans
l’expérience courante. De fait, il ne peut s’agir que du même milieu, un
milieu géométrique, parce que « relatif à nous », entre deux vices opposés.
La vertu éthique le vise toutefois de manière spontanée, non calculée, et en
indiquant la fin, tandis que la prudence a pour tâche propre d’administrer
par le raisonnement pratique les moyens permettant de parvenir à cette
fin. Invoquer la conduite du prudent, comme on mentionne une attitude
exemplaire, pour illustrer la façon dont la vertu éthique vise le juste milieu,
36. Voir EN, II, 5, 1106a26-b28. L’exemple fameux du régime diététique de l’athlète, qui
diffère de celui du sportif occasionnel, illustre bien la nécessaire adaptation de la juste mesure
à la situation et aux capacités propres de l’agent ; le juste milieu ne sera pas à égale distance
des extrêmes, comme s’il s’agissait d’une proportion arithmétique, mais dans un rapport de
proportion géométrique intégrant le paramètre de l’agent.
37. J’estime, en accord avec C. Rapp, « What Use Is Aristotle’s Doctrine of the Mean ? »,
dans B. Reis (éd.), The Virtuous Life in Greek Ethics, Cambridge, Cambridge University
Press, 2006, p. 99-126, que la visée du juste milieu par la vertu ne relève pas d’une procédure
de décision, ni du reste d’une procédure mathématique.
38. EN, VI, 13, 1144b26-32.
Vertu éthique et rationalité pratique chez Aristote
153/193
ne signifie donc pas que vertu éthique et prudence composent un même état
dispositionnel.
L’insistance sur la dimension décisionnelle de l’inclination morale
conduit donc à concevoir cette dernière comme un principe déjà rationnel,
non pas toutefois au sens où elle serait en elle-même une opération de calcul
des moyens, mais parce qu’elle oriente la décision vers le bien en vertu d’un
rapport, et par conséquent d’une certaine forme de logos. Ce qui peut passer
pour un paradoxe traduit en fait l’unité et la cohérence de la théorie
aristotélicienne de l’action morale, au-delà du clivage traditionnel entre la
lecture intellectualiste et ses opposées.
Dans cette double manière de participer de la rationalité, la théorie
aristotélicienne de la vertu puise une part significative de son originalité : il y
a dans la pratique une manière d’agir rationnellement qui implique, non
seulement une procédure intellectuelle de calcul des moyens (ainsi qu’une
dimension empirique et intuitive nécessaire à la saisie des conditions
singulières de l’action et à la prudence), mais aussi une forme basique de
rationalité, celle précisément de l’ἕξις προαιρετική. Admettre cela n’oblige
pas à nier la fonction, indiscutable, du désir dans la réalisation de l’action.
Le type d’hexis qu’est la vertu éthique est en effet une tendance (et non
pas une simple aptitude) et la proairesis elle-même est un certain type
de désir. Aristote, en affirmant que le désir est, dans sa forme la plus
complexe, « raisonnable », interdit en fait que l’on oppose, dans l’analyse
des conditions de l’action, une composante purement rationnelle à une
autre, qui ne le serait absolument pas. Ce n’est pas en raisonnant que
l’on atteint le juste milieu, mais ce n’est pas non plus sans une certaine
forme de raison39.
39. Je tiens à remercier les participants du colloque de Covilhã, en novembre 2015, en
particulier José Manuel Santos et Laurent Jaffro, pour la très stimulante discussion que
nous avons eue sur ces questions.
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La phronêsis d’Aristote : un sens moral ?
Laurent JAFFRO
(Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – PHARE EA7418)
La question de la perception des valeurs, spécialement des valeurs
morales, est l’objet, depuis Max Scheler, d’un débat intense en particulier
au sein de la tradition analytique. Une des sources historiques majeures de
cette discussion est la tentative par plusieurs philosophes du dix-huitième
siècle ― au premier rang desquels Francis Hutcheson ― d’appliquer aux
valeurs le statut des couleurs et plus généralement des « qualités secondes »1.
Corrélativement, le jugement de valeur est conçu comme l’analogue interne
d’un registre sensoriel externe, apte à saisir de telles qualités.
Or, dans son Enchiridion Ethicum, Henry More attribuait à Aristote la
paternité de cette conception et proposait une version platonicienne de cette
application de la catégorie de « sensibilitas » au goût moral :
« Ex subjugatione igitur Passionum, corporisque atque animae
purificatione, nova quaedam suboritur Animi Spiritusve Sensibilitas, si ita fas
sit loqui, quae soli competit Prudenti, qua fretus facile percipit ubi consistat
τὸ μέσον quod dixi, vel τὸ δέον, medium illud debitum in singulis actionibus :
imprudens vero & impurus homo non percipit ».
« Par la soumission des passions, et par la purification du corps et de
l’âme, surgit une nouvelle sensibilité, pour ainsi dire, de l’intelligence et de
l’esprit, que l’on rencontre seulement chez l’homme prudent, et par laquelle il
perçoit facilement où se trouve τὸ μέσον [la moyenne ou mesure] ou τὸ δέον [le
devoir] dont j’ai parlé, ce milieu qui est exigé dans chacune des actions, et que
l’homme non prudent et impur ne perçoit pas »2.
1. Sur le contexte historique classique de cette question, et sa pérennité dans la philosophie
du vingtième siècle, voir M. Wilson, 1992.
2. Henry More, 1667, II, ii, 5, p. 86-87. Ma traduction.
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
La soumission des passions est l’œuvre des vertus du caractère,
mais Morus fait converger l’état perceptif obtenu au terme de cette
« purification » et la vertu intellectuelle de prudence. Il unifie l’appréhension
des valeurs qui s’exerce dans les vertus du caractère et le coup d’œil du
prudent. Une question historique est de savoir si la manière dont Henry More
lit Aristote est exacte, et cela indépendamment de la fécondité de cette
lecture pour les auteurs qui, à la suite de Shaftesbury, la convertiront dans
le vocabulaire du sens moral et du sentiment. Une question conceptuelle
est de déterminer si l’analogie entre les valeurs et les couleurs ou autres
qualités secondes résiste à l’analyse et rend bien compte des liens essentiels
entre le jugement de valeur et la compréhension de raisons. Le jugement
moral est-il vraiment assimilable à une quasi expérience perceptive ? Non,
parce qu’il est nécessairement conditionné par des considérations relatives
aux raisons morales3.
Il y a bien une tradition du commentaire aristotélicien moderne qui
voit dans l’appréhension de juste milieu par le phronimos l’analogue, dans
l’ordre de la perception de la valeur, d’une perception sensible. Par exemple,
E. Harris Olmsted fait de la vertu intellectuelle de phrônesis une faculté
de perception ou d’intuition morale, comme un sixième sens ; il est critiqué
par William Hardie4. Cette interprétation croit pouvoir s’autoriser de
passages qui, dans l’Éthique à Nicomaque5, comportent une assimilation
explicite du discernement fin en matière pratique à une aisthêsis, par
exemple en EN IV 5 1126b3-4 (auquel fait écho II 9 1109b22-23). Contre
cette lecture, Hardie emploie l’autorité de EN VI 8 1142a27-30 :
« Elle <la phronêsis> saisit le particulier ultime dont il n’y a pas science,
mais perception sensitive : je ne parle pas de la perception des sensibles
propres, mais de celle, par exemple, qui nous permet de voir que le particulier
ultime qui compte parmi les figures mathématiques est un triangle ; car on doit
s’arrêter là aussi. Cette saisie, dira-t-on, est plutôt sensation que sagacité
<phronêsis>, mais c’est une autre forme de perception que celle-là »6.
Les réalités particulières ultimes dont il est question ici sont les actes à
exécuter ― ce qui correspond à la prémisse mineure du syllogisme pratique.
Mais ce passage ne suffit pas à interdire l’application d’un modèle du
sens moral au jugement pratique aristotélicien, puisque la thèse selon
laquelle les valeurs sont plus proches des sensibles communs que des
sensibles propres est compatible avec l’idée de sens moral. Hardie a un autre
argument, qui complète le passage cité : la phronêsis est décrite par Aristote
en 1143b5 comme une sorte de noûs, d’intelligence intuitive, à l’œuvre
précisément dans l’appréhension du particulier, en l’occurrence des actes à
3. Je me permets de renvoyer à Jaffro, 2015.
4. Hardie, 1980, p. 148-149.
5. Désormais désignée EN.
6. Aristote, trad. R. Bodéüs, 2004, p. 322.
La phronêsis d’Aristote : un sens moral ?
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accomplir7. Mais là encore, est-ce incompatible avec l’idée de sens moral,
qui est susceptible à l’époque moderne d’une lecture intuitionniste aussi bien
que sentimentaliste ?
Le rapprochement avec un sens moral est également présent chez un
autre commentateur, W. W. Fortenbaugh, de manière très différente puisque
c’est la vertu morale, et non la vertu intellectuelle, qui est alors la faculté
de perception morale8. L’enjeu dans de ce débat est de déterminer quel est le
rôle de la vertu morale dans la délibération. Est-il seulement d’orientation,
par la reconnaissance des finalités morales et la concentration sur ces
finalités, et de préparation, par la discipline des passions ? Ou bien va-t-il
jusqu’à la perception des valeurs, comme le suggère EN III 4 ?
Un meilleur argument contre un Aristote intuitionniste ou partisan d’une
sorte de sens moral pourrait résider dans sa conception du rôle de la
délibération à laquelle il donne une importance qui paraît peu compatible
avec l’idée de sens moral, puisque celui-ci se caractérise par une certaine
immédiateté. La présente étude appelle un examen supplémentaire
susceptible d’établir l’irréductibilité du point de vue délibératif à un point
de vue observationnel ou quasi sensoriel.
Un premier enjeu est de déterminer en quoi consiste, selon Aristote, le
discernement fin des valeurs morales et des actions qu’elles appellent dans
telles circonstances, et dans quelle mesure il engage la vertu intellectuelle
de phronêsis ou les dispositions proprement morales de l’agent.
1. La définition de la vertu
Le point de départ qu’il convient d’adopter dans cette enquête est la
définition de la vertu en EN II 6. Cependant, la compréhension du passage
ne va pas de soi.
« ἔστιν ἄρα ἡ ἀρετὴ ἕξις προαιρετική, ἐν μεσότητι οὖσα τῇ πρὸς
ἡμᾶς, ὡρισμένῃ λόγῳ καὶ ᾧ ἂν ὁ φρόνιμος ὁρίσειεν »9.
En voici la traduction de Christopher Rowe, telle qu’elle est reprise dans
le commentaire de Sarah Brodie ― les insertions des termes grecs sont
de S. Broadie :
7. Sur la question : la phronêsis est-elle une sorte de noûs ?, et les réponses apparemment
contradictoires d’Aristote, voir Lories, 1998, p. 128-129. Je remercie Yi Zeng de m’avoir
signalé que le passage qui vient d’être cité (EN VI 8) fournit de bonnes raisons de distinguer
plus nettement les fonctions de la phronêsis et du noûs : la première appréhende les moyens,
le second la fin et, par conséquent, la valeur.
8. Voir la discussion de Hardie, 1980, p. 388 sqq.
9. EN II 6, 1106b36-1107a2, éd. J. Bywater.
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« Excellence, then, is a disposition issuing in decisions, depending on
intermediacy [mesotês] of the kind relative to us, this being determined by
rational prescription [orthos logos] and in the way in which the wise person
[phronimos] would determine it »10.
Le texte d’Aristote utilise simplement le terme logos ; orthos est ajouté
par S. Broadie. Dans un développement parallèle de son propre livre sur
Aristote, Broadie ne l’ajoute pas, mais elle estime alors qu’il est sousentendu11. Le texte est donc compris de la manière suivante, conformément
aux traductions traditionnelles : Aristote procède à une définition qui indique
le genre et la différence spécifique de la vertu ; le genre de chose qu’est la
vertu, c’est une disposition ; parmi les dispositions, la spécificité de la vertu
est d’être une disposition à choisir qui consiste en un milieu relatif à nous.
La difficulté commence avec la phrase suivante, qui dit que ce qui précède
est déterminé par un logos et que c’est ainsi que le phronimos le détermine.
Traditionnellement, on comprend que ce qui est déterminé par un logos,
ce n’est pas la vertu, mais la mesotês, le milieu en quoi consiste la vertu
(d’où l’adoption de la lecture ὡρισμένῃ, contre la leçon des manuscrits,
ὡρισμένη), et que le logos est la raison droite (orthos), ce qui excuse
l’addition de S. Broadie.
Richard Bodéüs propose une traduction qui rompt avec cette tradition. Il
estime que la phrase problématique renvoie à cela même qu’Aristote vient
de faire, c’est-à-dire la production d’une définition de la vertu. Sa traduction
est alors la suivante :
« Par conséquent, la vertu est un état décisionnel qui consiste en une
moyenne, fixée relativement à nous. C’est sa définition formelle et c’est ainsi
que la définirait l’homme sagace »12. Bodéüs rejette la lecture traditionnelle (ὡρισμένῃ) et ses suites (il
préfère ὡς à ᾧ). Selon Bodéüs, le logos ici est la définition et non pas la
norme. Il s’oppose à l’interprétation que l’on peut dire rationaliste et estime
que la raison ou norme rationnelle ne joue aucun rôle dans la détermination
du milieu.
« La référence que fait ultimement Aristote à l’homme sagace n’est donc
pas, comme on l’imagine souvent, une manière de dire qu’il pourrait déterminer
la norme rationnelle du bien ; c’est une référence à sa capacité de fournir,
comme vient de le faire Aristote, la définition formelle de la vertu, parce
qu’il est, lui, pleinement vertueux et n’a pas seulement les aptitudes naturelles
à bien agir »13.
10. Aristotle, trad. C. Rowe, 2002, p. 336.
11. Broadie, 1991, p. 74.
12. Aristote, 2004, p. 116.
13. Aristote, 2004, p. 117.
La phronêsis d’Aristote : un sens moral ?
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Qu’un phronimos soit capable de donner une définition de la vertu, on
peut certes l’admettre ; mais serait-ce là, dans ce travail de définition,
l’œuvre propre de la phronêsis ? Bodéüs renvoie à EN VI 13 ; mais,
précisément, il me semble que ce passage parallèle va dans un sens contraire
à son interprétation déflationniste :
« καὶ γὰρ νῦν πάντες, ὅταν ὁρίζωνται τὴν ἀρετήν, προστιθέασι, τὴν ἕξιν
εἰπόντες καὶ πρὸς ἅ ἐστι, τὴν κατὰ τὸν ὀρθὸν λόγον : ὀρθὸς δ᾽ ὁ κατὰ τὴν
φρόνησιν »14. Ce que Bodéüs traduit ainsi, de manière peu cohérente avec sa
traduction du passage de II 6 qui vient d’être cité :
« C’est qu’aujourd’hui, chaque fois qu’il s’agit de définir la vertu,
tout le monde précise son état et ce à quoi il se rapporte en ajoutant que
cet état est conforme à la raison correcte. Or la raison est correcte quand
elle exprime la sagacité »15.
Ici, donc, Bodéüs a traduit logos par « raison », et non par « définition
formelle ». Or ce passage paraît être une sorte de paraphrase de 1106b361107a2 (ou l’inverse) : on commence par indiquer quel genre d’état est la
vertu, puis on indique son objet spécifique, puis on dit que cet état est
conforme à la raison droite, et on reformule ce qu’est la raison droite en
faisant référence au prudent. Ce parallèle donne raison à S. Broadie quand
elle sous-entend orthos en EN II 6. Et dans la suite il est clair que la vertu
n’est pas seulement conforme à l’orthos logos, mais que celui-ci
l’accompagne et qu’il est la phronêsis elle-même : « ὀρθὸς δὲ λόγος περὶ
τῶν τοιούτων ἡ φρόνησίς ἐστιν » (1144b26-28)16.
Acceptons la lecture traditionnelle comme étant, bien sûr, celle qui est
reçue à travers toute l’histoire de la philosophie européenne, mais comme
étant aussi fidèle à l’enseignement d’Aristote. Elle a pu donner lieu, à
rebours de ce que j’ai appelé l’interprétation déflationniste, à une sorte
d’interprétation dramatisante que l’on rencontre notamment dans l’ouvrage
que Pierre Aubenque avait consacré à La Prudence : « L’existence de
l’homme prudent est déjà impliquée par la définition générale de la vertu17 ».
Le terme « impliquée » suggère une sorte de lien logique. Aubenque rend
ainsi le passage de II 6 :
14. EN VI 13, 1144b21-23, éd. J. Bywater.
15. Aristote, 2004, p. 341.
16. Par ailleurs, cette identification paraît rendre improbable, du moins dans ce contexte
précis, la voie proposée par S. Broadie lorsqu’elle voit dans le logos, non une sorte de norme,
mais la raison d’une action telle qu’elle fournie par le « ce en vue de quoi » cette action est
choisie (Broadie, 1991, p. 183).
17. Aubenque, 1993, p. 39.
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« La vertu est une disposition de la volonté consistant dans un juste milieu
relatif à nous, lequel est déterminé par la droite règle et tel que le déterminerait
l’homme prudent »18.
Selon P. Aubenque, nous ne disposons d’aucun moyen de reconnaître la
droite règle « si ce n’est l’appel au jugement de l’homme prudent »19. Cela
semble forcer un peu le texte d’Aristote qui, même dans l’interprétation
traditionnelle, ne dit pas de la droite règle qu’elle n’est connue que par le
jugement du prudent, mais qu’il y a coïncidence entre la détermination du
milieu par la droite règle et la détermination du milieu par l’homme prudent.
Aubenque infléchit 1144b26-28 en un sens presque existentialiste : « Voilà
un homme qui (...) n’est pas seulement l’interprète de la droite règle, mais
qui est la droite règle elle-même, le porteur vivant de la norme »20. En note,
Aubenque va jusqu’à imputer à Thomas d’Aquin l’erreur de dire « que la
prudence est recta ratio » alors que c’est « le prudent qui est présenté
ici comme la recta ratio ». Or cette prétendue erreur de Thomas correspond
à ce qui est dit en EN VI 13, comme on vient de le rappeler.
2. La sensibilité de l’homme bon au bien
Munis de cette définition de la vertu éthique, dont la référence à la vertu
intellectuelle de phronêsis reste encore quelque peu énigmatique,
considérons maintenant le passage de l’Ethique à Nicomaque qui autorise
le mieux une lecture que l’on peut dire sensibiliste de la conception
aristotélicienne de l’accès aux valeurs. Il s’agit d’un passage qui,
contrairement à ce que suggère Henry More, ne comporte aucune référence
d’aucune sorte à la phronêsis ou au phronimos.
« Ainsi donc, le vertueux trouve souhaitable ce qui est véritablement bon,
tandis que le vilain trouve souhaitable n’importe quoi. C’est exactement comme
dans le cas des corps : pour ceux qui sont en bonne condition, est sain ce qui est
véritablement tel, mais, pour ceux qui sont souffrants, ce sont des choses
différentes. Et il en va pareillement de ce qui est amer, doux, chaud, lourd et de
tout le reste. C’est en effet le vertueux qui juge correctement de chaque sorte de
chose, et en chacune la vérité lui apparaît, car à chacun de ses états particuliers
correspondent, en propre, des objectifs qui sont beaux et agréables. En d’autres
termes, ce qui distingue sans doute le plus vertueux, c’est de voir la vérité en
toutes choses, comme s’il en était la règle et la mesure. Le grand nombre, en
revanche, est en proie, semble-t-il, à l’illusion due au plaisir, car celui-ci n’est
pas un bien mais paraît l’être. La masse prend donc l’agrément pour le bien et
fuit le chagrin comme le mal » (III 4 1113a25-b1)21.
18. Ibid.
19. Aubenque, 1993, p. 40.
20. Aubenque, 1993, p. 41.
21. Aristote, 2004, p. 151-152.
La phronêsis d’Aristote : un sens moral ?
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« Apparaître » rend φαίνεται (1113a30), que Jean-Louis Labarrière
prend littéralement et rattache au registre de la sensation22. Le point de vue
du vertueux relativement au bien (et donc à la fin) est un discernement
correct, κρίνει ὀρθῶς, mais manifestement non intellectuel, du moins si l’on
donne au terme « intellectuel » un sens étroit, celui de la mobilisation d’une
l’intelligence envisagée comme disjointe du désir.
Pour les tenants de ce que Henry More appelle la sensibilitas morale, et
de ce qu’on appellera à la suite de Shaftesbury et de Hutcheson le « sens
moral », le centre de ce passage réside dans l’analogie avec l’appréciation de
qualités phénoménales comme l’amer ou le chaud. Bien que ce ne soit pas le
cas dans Aristote, cette analogie favorise chez les modernes l’attribution du
statut de propriété dispositionnelle aux valeurs morales. Elle peut justifier
une thèse de la dépendance à l’égard de la réponse23, plutôt qu’une thèse de
la subjectivité des qualités secondes (Hume étant le représentant classique de
cette position subjectiviste). David Wiggins a bien montré que la thèse de la
dépendance à l’égard d’une réponse est une manière de surmonter un clivage
simpliste entre subjectivisme et réalisme :
« Surely it can be both true that we desire x because we think x good, and
that x is good because x is such that we desire x »24.
Objecter qu’Aristote paraît souscrire à la thèse de la dépendance à
l’égard d’une réponse du plaisir, mais pas à celle de la dépendance à l’égard
d’une réponse de la valeur morale, au prétexte que la valeur morale de
l’agent est déjà mentionnée dans les caractérisations des conditions
d’appréciation, comme le fait Verity Harte25, c’est ignorer que le terme
« valeur » n’a pas nécessairement le même sens de part et d’autre de la
formulation suivante, typique des explications en termes de responsedependence :
Il est vrai que telle action a telle valeur morale si et seulement elle paraît
l’avoir pour l’homme qui a une valeur morale.
La dernière condition peut renvoyer au fait que l’homme vertueux
maîtrise ses passions (dans le vocabulaire de Henry More, est « pur ») et par
conséquent a un jugement non biaisé. Par suite, le terme « valeur morale »
n’a pas nécessairement le même sens que dans la première occurrence.
Cependant, on peut remarquer que, s’agissant des propriétés dépendantes à
l’égard d’une réponse qu’est le plaisir et que sont également les couleurs et
autres qualités phénoménales, les conditions d’observations sont aisément
accessibles, car elles sont fonction de la constitution naturelle de
22. Labarrière, 2008, p. 156.
23. Sur ce point, voir Pettit, 1991.
24. Wiggins, 1998, p. 106.
25. Harte, 2014, p. 315, note 40.
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l’observateur, tandis que l’accès aux conditions d’appréciation de l’homme
vertueux requiert un entraînement de long terme. On ne s’étonnera pas que
ce passage soit le locus classicus des théories sensibilistes ou qui ressuscitent
la notion hutchesonienne de sens moral en la combinant avec une « éthique
des vertus »26. Ce n’est pas n’importe quel agent, mais l’agent vertueux, qui
est à même d’employer correctement les concepts moraux. Anthony W.
Price lance un défi à ce type de conception qu’il attribue à Wiggins et
à McDowell :
« Suppose we say the following : only the agent whose desires are
properly oriented can hope to grasp what in human life is truly worth
while. This implies that there is a truth about what in human life is
worth while. Yet if this implication is to be more than hollow, there
must be a cognitive point of view, accessible to human beings, from
which that truth can be ascertained. Hence, even if the condition that
constitutes possession of that point of view can only be achieved
through the development of desire, it must itself be a cognitive state,
involving the correct application of concepts that have a sense which
yields them an objectively determinable extension »27. Ce défi est relevé avec succès par Aristote, il me semble, pour autant
que un désir convenablement éduqué constitue, selon lui, un tel point de vue
cognitif.
Le point principal, au regard de la question qui nous occupe, est de
déterminer si l’état des désirs de l’agent vertueux (donc au sens des vertus
proprement éthiques) suffit à constituer un tel point de vue ou bien si un tel
point de vue mobilise au contraire la vertu dianoétique de la phronêsis. Il est
remarquable, à cet égard, que dans son résumé et commentaire de l’Éthique
à Nicomaque, Thomas d’Aquin ait estimé nécessaire de procéder à une
addition explicative au texte d’Aristote, en ajoutant une référence à la recta
ratio que celui-ci, sauf erreur, ne comportait pas :
« Et dicit, quod virtuosus singula, quae pertinent ad operationes humanas,
recte diiudicat et in singulis videtur ei esse bonum id quod vere est bonum. Et
hoc ideo quia unicuique habitui videntur bona et delectabilia ea quae sunt ei
propria, idest ea quae ei conveniunt. Habitui autem virtutis conveniunt ea quae
sunt secundum veritatem bona. Quia habitus virtutis moralis definitur ex hoc
26. S. Broadie a de fortes réserves à l’égard de l’application à Aristote du label « éthique des
vertus » : « He is not even, it has to be said, a modern-style “virtue-ethicist” if this means
a philosopher who defines right or appropriate action as the action of the virtuous person (or
the courageous or moderate or good-tempered or just, etc., depending on the case). On the
contrary, Aristotle explains virtue and the virtues as dispositions for right or appropriate
action and emotion (towards the appropriate people, at the appropriate moment, in the
appropriate amount, etc.), but without ever being prompted to state a set of rules to which
these ethical responses would generally conform ». (« Aristotle and Contemporary Ethics » ,
Broadie, 2007, p. 126).
27. Price, 2011, p. 142.
La phronêsis d’Aristote : un sens moral ?
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quod est secundum rationem rectam ; et ideo ea quae sunt secundum rationem,
quae sunt simpliciter bona, videntur ei bona. Et in hoc plurimum differt
studiosus <ce terme traduit σπουδαῖος> ab aliis, quod in singulis operabilibus
videt quid vere sit bonum, quasi existens regula et mensura omnium
operabilium. Quia scilicet in eis iudicandum est aliquid bonum vel malum
secundum quod ei videtur ».
« Il dit que le vertueux juge correctement des choses singulières qui
concernent les activités humaines, et que dans les cas singuliers lui apparaît bon
ce qui est vraiment bon. Et cela parce qu’à chaque habitude apparaissent
bonnes et plaisantes les choses qui lui sont propres, c’est-à-dire qui lui
conviennent. Donc à l’habitude de la vertu conviennent les choses qui sont en
vérité bonnes. La raison en est que l’habitude de la vertu morale est définie par
ce qui est conforme à la droite raison, et ainsi les choses qui sont conformes à
la raison, qui sont simplement bonnes, lui apparaissent comme bonnes. Et en
cela l’honnête homme diffère beaucoup des autres hommes, parce qu’il voit
dans les choses pratiques singulières ce qui est vraiment bon, comme s’il
constituait la règle et la mesure de toutes les choses pratiques, parce qu’en
celles-ci il faut juger qu’une chose est bonne ou mauvaise selon ce qui lui
apparaît »28.
L’addition de Thomas revient à refuser d’expliquer le jugement correct
du vertueux (studiosus, celui qui a cultivé les vertus du caractère) par la
seule disposition de ses désirs. La valeur morale d’une action n’est pas
une propriété qui serait dépendante de la seule réponse du spoudaios, parce
que la rectitude de la réponse du spoudaios est conditionnée par un
troisième terme qui est la droite raison. Mais, dans ce cas, si la droite raison
est ce que détermine la prudence, voire si elle est la prudence elle-même,
cette interprétation réintroduit une vertu intellectuelle dans le processus
d’identification des biens et maux moraux réels. Il est par conséquent crucial
de démêler l’écheveau, si c’est possible, des relations entre être spoudaios
et être phronimos.
Sarah Broadie peut nous y aider par son analyse précise de la réponse
d’Aristote à la question : Le souhait est-il souhait (a) du bien ou (b) du bien
apparent ? L’objet du souhait (boulêton) est-il le bien ou le bien apparent ?
Cela dépend de la qualité de l’agent, selon qu’il est dans une bonne ou
dans une mauvaise condition éthique. Le sujet éthique malsain ne peut
appréhender qu’un bien apparent qui n’est pas le bien réel, mais un bien
relatif à lui. L’erreur du malade est donc cognitive, selon Broadie. « This
mistakes arises out of the universal and natural tendency to assume that what
oneself wishes for is to be wished for tout court »29. Cette erreur cognitive
est due à la qualité morale de l’agent.
Le désirable pour le malade moral est un désirable seulement pour lui,
alors même qu’il se le représente comme un désirable par soi, tandis que le
28. Commentaire de Thomas sur l’Éthique à Nicomaque, III, 10 (le soulignement est mien).
Ma traduction.
29. Aristotle, 2002, p. 318.
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désirable pour l’homme bon est toujours et nécessairement un désirable par
soi (« absolu » serait évidemment trop fort si cela suggérait quelque chose
qui ne serait pas un bien pour l’homme, un bien praticable, mais un bien
en soi en un sens platonicien). Le souhait ou désir de l’homme bon détecte
un bien réel. On a bien ici le biconditionnel typique des explications en
termes de dépendance à l’égard d’une réponse, formulable ainsi :
Il est vrai qu’une chose est réellement bonne si et seulement si elle
apparaît bonne à un agent dans la situation appropriée, où la « situation
appropriée » est celle de l’homme bon.
Il n’y a pas une circularité vicieuse dans cette caractérisation si « bon »
ne se dit pas de l’homme au même sens qu’il se dit de cette chose.
Cependant, une différence majeure avec les explications de l’appréhension
conceptuelle des propriétés phénoménales (par exemple l’application du
concept de vermillon) en termes de response-dependence, est que la
« situation appropriée » ne consiste pas ici en des conditions normales
d’observation, mais en des conditions optimales et de nature pratique, bref
des conditions d’excellence proprement morale.
3. La relation entre phronêsis et bonté de l’agent
Il semble qu’il faille alors rejoindre Bodéüs qui, conformément à son
interprétation antirationaliste, réduisant le rôle des facultés rationnelles
pratiques à l’identification des moyens, insiste sur le fait que :
« le jugement correct est bel bien attribué au vertueux ; il appartient en
effet à l’homme en raison de sa qualité morale, non en raison d’une quelconque
qualité intellectuelle, parce que c’est sa vertu qui lui fait souhaiter le bien
véritable, comme fin de tout ce qu’il fait »30.
Une « quelconque qualité intellectuelle » inclut la phronêsis
(« sagacité » sous la plume de Bodéüs). Cependant, on peut faire observer
que le détecteur vertueux du bien véritable coïncide en pratique (même s’il
en est distinct conceptuellement) avec le phronimos. Ce point appelle en
effet une discussion.
Le coup d’œil en situation en quoi consiste la mise en œuvre de la
phronêsis est un coup d’œil essentiellement moral et non purement
intellectuel, comme l’atteste EN VI 12 :
« Quant à cet état, il n’est pas donné à ce fameux “œil de l’âme” sans
vertu, comme on l’a dit et comme on peut le voir. En effet les raisonnements
qui aboutissent aux actes à exécuter sont des inférences qui ont pour point
30. Aristote, 2004, p. 151-152, en note.
La phronêsis d’Aristote : un sens moral ?
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de départ la prémisse : “puisque ce genre de chose-ci est la fin”, c’est-à-dire ce
qu’il y a de mieux (quel que soit le genre de chose en question, car aux fins de
l’argument, on prend n’importe quoi) ; or ce qu’il y a de mieux n’apparaît qu’à
l’homme bon, car la méchanceté pervertit et produit l’erreur concernant tout ce
qui sert de départ à l’action. Par conséquent, l’on voit clairement l’impossibilité
d’être sagace sans être bon » (VI 12 1144a29-b1)31.
Bodéüs rend par « point de départ » ou départ ἀρχή, le principe, ici
le principe pratique. La bonté, donc la vertu morale, est une condition
nécessaire de la vertu intellectuelle qu’est la phronêsis ; sans cela, elle
serait une habileté que rien ne distinguerait de l’habilité technique ; le
discernement à l’œuvre ici, qui permet l’exécution de la décision et donc
l’adoption des moyens appropriés à la fin visée, n’est un discernement moral
que dans la mesure où la visée de l’agent est morale. Cette condition,
nécessaire et indépendante de l’état rationnel qu’elle conditionne (la
phronêsis), est caractérisée par Engberg-Pedersen comme un état moral non
rationnel, qui est à la fois un « état cognitif de la faculté de perception » et
un « état désidératif »32. Cet état du désir n’est pas donné naturellement,
mais est acquis par l’habitude, ce qui le distingue fortement d’un « sens
moral » tel que l’entendra un auteur comme Hutcheson (mais moins
fortement de ce qu’entendent par là Morus et Shaftesbury, qui y voient un
goût que conditionne une culture et non un analogue d’un sens externe)33.
On comprend mieux alors en quoi le bien réel apparaît à l’habitude de
l’homme bon. C’est son désir qui est le détecteur du bien réel. Si le bien réel
est ce que « voit » le vertueux et si le vertueux ne « voit » pas de bien qui ne
soit le bien réel, ce n’est pas en vertu de son intelligence pratique, mais en
vertu de son désir convenablement disposé.
Certaines formules de S. Broadie laissent entendre que sagesse pratique
et vertu morale constituent également la mesure : « For, as Aristotle
constantly tells us, in ethical matters the good and wise person is the
standard, and his judgment must be accepted as right (e.g., 1113a25-33) »34. Au cours de son argumentation, Broadie rapproche les discussions de EN
VI 12 et EN III 4, les réponses du phronimos et les réponses du spoudaios :
« No doubt every prohairetic response seems to the agent to be right ― to
express the orthos logos and the mean between excess and deficiency ― but
some agents are, as Aristotle puts it, corrupted in their vision (1144 a 29-36),
and what seems right to them is wrong »35. 31. Aristote, 2004, p. 339.
32. Engberg-Pedersen, 1983, p. 160-161.
33. Cependant Hutcheson, dans le Système de philosophie morale posthume qui récapitule son
enseignement universitaire, revient vers Aristote et accorde à l’habitude un rôle plus
important que dans ses premiers écrits. En outre, il développe le thème aristotélicien de
l’homme de bien « mesure de toutes choses ». Hutcheson 2016, p. 157.
34. Broadie, 1991, p. 52.
35. Broadie, 1991, p. 80.
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Au contraire, Bodéüs et Engberg-Pedersen s’accordent à nier qu’il en
aille ainsi. Toutefois, cela ne nous empêche pas de dire aussi que (a) le
phronimos ne peut pas se tromper dans la détection du bien réel de même
que (b) il ne se trompe pas dans la détermination des moyens adéquats pour
l’atteindre. Cela semble aller dans le sens de la lecture de Broadie. Mais (a)
et (b) ne s’expliquent pas de la même façon : (a) s’explique par le fait que la
vertu du caractère, l’état correct du désir, est une condition nécessaire de
la phronêsis ; tandis que (b) s’explique directement par la phronêsis. Si l’on
reprend le vocabulaire de la « norme et mesure », qu’Aristote emploie à
propos du spoudaios et non à propos du phronimos, on peut dire que le
spoudaios est par soi norme et mesure (de la vérité éthique, selon III 4
1113a25-b1), tandis que le phronimos l’est seulement en tant qu’il est aussi
nécessairement spoudaios, c’est-à-dire qu’il ne l’est pas pour sa vertu
intellectuelle mais pour l’état moral de son désir. C’est une manière de
donner raison à Fortenbaugh : « Every perfect man possesses both moral
virtue and practical reason but it is only as a possessor of moral virtue that he
is a measure36... ». Le discernement du bien est un discernement moral et
non intellectuel en un sens qui oppose « intellectuel » à « moral » : cela
dépend du caractère, des mœurs. Le discernement intellectuel, celui de
la phronêsis, est indirectement moral en ce sens-là. Sans la vertu morale, la
phronêsis se confondrait avec un discernement intellectuel des seuls moyens.
L’interprétation de Bodéüs est totalement opposée à la lecture de Pierre
Aubenque quand celui-ci, par une dramatisation volontairement exagérée,
donne un tour subjectiviste au lien entre le phronimos et les valeurs, tout
en confondant conceptuellement (au-delà d’une thèse de la coïncidence en
pratique) phronimos et spoudaios :
« (...) La prudence, n’ayant pas d’essence par rapport à quoi se définir, ne
peut que renvoyer à l’existence du prudent comme fondement de toute valeur.
Ce n’est plus l’homme de bien qui a les yeux fixés sur les Idées, c’est nous qui
avons les yeux fixés sur l’homme de bien »37. On doit répondre à Aubenque que, si nous avons les yeux fixés sur
l’homme de bien, c’est parce qu’il voit juste. Il n’est pas le « fondement de
toute valeur », mais le détecteur de toute valeur, ce qui tout à fait différent.
Plus loin, Aubenque poursuit dans cette veine subjectiviste ou existentialiste
et n’hésite pas à parler de l’« arbitraire » de la position d’Aristote (ibid.,
p. 47). Dans une note, il va jusqu’à faire converger la thèse aristotélicienne,
selon laquelle l’homme de bien est mesure, avec l’idée nietszchéenne d’une
origine aristocratique des concepts moraux :
« Ce sont les “bons” eux-mêmes, c’est-à-dire les hommes de distinction,
les puissants, ceux qui sont supérieurs par leur situation et leur élévation d’âme
qui se sont eux-mêmes considérés comme “bons”, qui ont jugé leurs actions
“bonnes” (...) »38.
36. Fortenbaugh, 1964, p. 79.
37. Aubenque, 1993, p. 44-45.
38. Ibid.
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Aubenque, passant sous silence le fait que c’est par sa bonté que le
phronimos appréhende correctement le bien réel, souligne le « fondement
intellectuel » du discernement du phronimos39. Selon Aubenque,
« en spécifiant le spoudaios comme phronimos, Aristote ne peut donc
avoir eu qu’une intention très particulière, que la signification du mot, comme
tout le contexte, permet de discerner aisément : c’est que la détermination en
question est une détermination d’essence intellectuelle, que l’homme-mesure
est invoqué ici, non pour l’excellence de son exemple, mais pour la rectitude de
son jugement »40.
Ce tour intellectualiste que donne Aubenque à la figure du phronimos
est sans doute pour lui la seule manière d’éviter les conséquences relativistes
ou subjectivistes de l’interprétation provocatrice qu’il a donnée, même si
c’est pour finalement l’écarter, de la prudence comme construction de
valeurs.
Contrairement à la décision de J.-L. Labarrière41, pour des raisons non
seulement sémantiques, mais aussi surtout logiques, on ne peut pas tenir les
termes qui désignent l’agent vertueux et l’agent prudent ou sage comme
étant interchangeables, et par conséquent on ne peut pas faire du prudent la
mesure de ce qu’il apprécie exactement de la même manière que le vertueux
(ou le « valeureux », selon l’expression d’Aubenque, pour rendre spoudaios)
est la mesure du bien, car le lien conceptuel entre les deux notions est
asymétrique42 : c’est la vertu du caractère qui est une condition nécessaire
de cette vertu intellectuelle, et c’est ce qui met cette vertu intellectuelle
à part au sein du genre, en fournissant sa différence spécifique. C’est
essentiellement que la prudence est une habileté dans le domaine moral. On
pourrait donner ainsi une portée logique, et pas seulement pratique, au jeu
de mot célèbre :
« ἔνθεν καὶ τὴν σωφροσύνην τούτῳ προσαγορεύομεν τῷ ὀνόματι, ὡς
σῴζουσαν τὴν φρόνησιν ». « De là vient que la tempérance se trouve, dans notre langage, porter ce
nom-là : c’est que, pense-t-on, elle préserve la sagacité » (VI 5 1140b11-12).43
Même si c’est tout à fait bancal en pratique (car on manque alors la
vertu au sens fort ou au sens premier dont il est question en EN VI 13), il est
possible conceptuellement qu’un agent soit spoudaios sans être phronimos,
mais non l’inverse. Car, avec de la chance et avec l’aide d’un éducateur
39. Aubenque, 1993, p. 51.
40. Ibid., p. 50.
41. Labarrière, 2008, p. 148.
42. Danielle Lories, à la suite de plusieurs commentateurs, parle de « réciprocité », de
« dépendance mutuelle » entre vertu éthique et phronêsis (Lories, 1998, p 125). Cependant
la question subsiste : la dépendance est-elle de même nature dans les deux sens ?
43. Aristote, 2004, p. 304.
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lui-même phronimos, on pourrait avoir acquis des habitudes bonnes sans
cette expertise, tandis que l’expertise est aveugle au bien si on n’a pas les
habitudes bonnes. Si je ne sais pas la fin, je ne peux pas savoir les moyens
de la fin, c’est conceptuellement impossible. Si je sais la fin sans savoir
assez les moyens, il est pratiquement difficile de la mettre en œuvre. Le
discernement moral a une double composante, mais l’une paraît subordonnée
à l’autre, même si elles sont solidaires en pratique. Cela est manifeste
en EN VI 12 :
« Si l’homme remplit son office, c’est en manifestant la sagacité et la vertu
morale. La vertu fait en effet que son but est correct et la sagacité, que sont
corrects les actes qu’il juge utiles dans la perspective de ce but » (1144a6-9)44.
Une lecture humienne pourrait semblait sembler presque plausible à
la lumière de EE II 11, 1227b22-25, qui ajoute au passage parallèle de EN
que le but dont la vertu rend correcte l’appréciation « ne résulte ni d’un
syllogisme ni d’un raisonnement »45. Cette position première de la fin,
indéductible d’un raisonnement, semble suggérer une conception purement
instrumentale et informationnelle de la rationalité. Cette manière humienne
de lire Aristote est exclue de manière convaincante notamment par
McDowell46. Au-delà des échos verbaux entre Aristote et Hume, il demeure
cependant que l’état qui identifie la fin est extérieur à la vertu intellectuelle
et relève de l’habitude. Comme le soulignait McDowell, cela n’implique
pas, contrairement à ce qui est le cas dans Hume, que le désir à l’œuvre
dans cette identification soit « extra intellectuel », du moins si l’on donne
à « intellectuel » un sens assez large pour caractériser la représentation du
bien qu’est, entre autres choses, un désir. Du côté de l’identification des
moyens, cette fois, comme le remarque Broadie, la vertu morale joue un
rôle majeur, de telle sorte que cette identification ne peut pas être l’œuvre
d’une rationalité axiologiquement neutre :
« Since the contribution of moral goodness (and of character in general) is
serial in this way, virtue is involved in selecting means to O. For the steps of
deliberation constitute a chain of choices of means. The business of virtue is
not just to set up an end and then sit back while intelligence sifts means »47.
À propos de EN VI 12 1144a29-b1, Sarah Broadie refuse de qualifier
« sens moral » la capacité qu’a le phronimos d’appréhender la vérité éthique.
La raison de ce refus est que cette capacité est acquise à travers le
développement des habitudes bonnes, de telle sorte que sa supposition est
redondante relativement à cette acquisition, si elle ne la contredit pas.
44. Aristote, 2004, p. 337.
45. Aristote, 1984, p. 117 ; voir les commentaires de Price, 2011, p. 141.
46. McDowell, 1998, p. 31-32.
47. Broadie, 1991, p. 246.
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« Aristotle, then, does not explain ethical truth as what the
phronimos reliably apprehends : he explains the phronimos as reliably
apprehending ethical truth. (…) A modern philosopher of not too long
ago would have been impelled to ask : does this mean that Aristotle
postulates a special faculty of ethical intuition, a moral sense ? Well, if
so, it would be a faculty developed through the right kind of
habituation : but what could be the point of postulating a faculty in
addition to the virtuous person’s habituated qualities of character
and practical intelligence ? Presumably the idea of a special moral sense
answers to an epistemological anxiety »48.
On observe ici encore que S. Broadie, rejetant en bloc la compréhension
sensibiliste et la compréhension intellectualiste du sens moral, ne distingue
pas vraiment la « perception » (si l’on peut dire) par l’intelligence pratique
et la « perception » par la vertu morale.
Price suit l’interprétation de Broadie dans les grandes lignes contre
le recours de Wiggins et de McDowell à l’idée d’une dépendance à l’égard
d’une réponse et plus généralement d’une analogie entre l’habitude morale
et une disposition à percevoir des qualités phénoménales. La réticence de
Price à l’égard de ce type de position est la contrepartie de sa thèse très
pertinente : une manière dont un agent répond à une situation pratique, selon
Aristote, est la délibération elle-même. Price conçoit le point de vue qui
appréhende le bien réel en tant qu’il peut être pratiquement mis en œuvre,
non comme un point de vue observationnel, mais comme un point de vue
délibératif, même s’il admet, conformément à ce qu’Aristote dit nettement
dans l’Ethique à Eudème, que ce point de vue n’est pas obtenu au terme
d’un raisonnement. La délibération n’est pas à l’origine de ce point de vue,
mais lui est interne :
« A mature agent brings to a situation a pattern of habituated responses,
affective and cognitive, that constitute his character. They shed a distinctive
light upon the situation that makes salient for him features that invite the
pursuit of some fairly specific end. He now deliberates about whether and how
to achieve this end, in this situation, in a way that does justice to his other ends
and concerns. The kernel of his deliberation can be set out in a piece of
reasoning from an end (such as retaining his health) to a way or means (such as
taking a walk), which prefigures the purposeful action that may ensue (such as
taking a walk in order to retain one’s health) »49.
Cela revient à considérer les réponses aux situations pratiques comme
ne dépendant pas d’une disposition analogue à une faculté de sensation, mais
de la réflexion pratique qui éclaire le désir.
48. « Aristotle and Contemporary Ethics », in Broadie, 2007, p. 121.
49. Price, 2011, p. 158.
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Conclusion
Voir dans la conception aristotélicienne de la phronêsis une forme de
sensibilisme ne résiste pas à l’analyse. S’il y a quelque chose d’un sens
moral dans l’Ethique à Nicomaque, c’est plutôt dans la capacité du
spoudaios à détecter la vérité éthique qu’on le trouvera. Les valeurs morales
ne peuvent pas être correctement appréhendées de l’extérieur du monde
moral, c’est-à-dire par des êtres qui disposeraient de capacités intellectuelles
sans être engagés dans l’exercice des vertus morales. C’est un aspect de
l’aristotélisme qui intéresse particulièrement Henry More parce qu’il est
cohérent avec l’antivolontarisme qui caractérise la réponse du platonisme
de Cambridge à la question de l’Euthyphron50 : les notions morales ne
sont pas construites par une volonté divine arbitraire ; nous savons que
l’enseignement moral révélé est correct parce que nous avons déjà en tant
qu’agents moraux une compréhension correcte de ces notions. Le bien
absolu, dit More, apparaît aux hommes « non quatenus intelligentes sunt,
sed quatenus boni »51, et c’est bien, selon lui, ce qu’Aristote a voulu dire,
même s’il a eu le tort, pense-t-il, d’insister sur la compétence technique
plus que sur la valeur morale de l’agent, et de privilégier ainsi le vocabulaire
de la recta ratio au lieu de s’en tenir à celui de la sensibilitas.
Aristote rend compte de ce conditionnement de l’intelligence morale
par la bonté morale de manière essentialiste : le phronimos ne peut pas
l’être sans être aussi moralement bon pour des raisons qui, comme on l’a
vu, tiennent à l’application même du concept de phronêsis, de sorte que c’est
selon une nécessité extrêmement forte que le phronimos est aussi spoudaios.
Faut-il suivre Aristote sur ce point ? Si l’intelligence à l’œuvre dans les
jugements moraux suppose assurément une participation à la vie morale,
sinon la pratique des vertus, est-ce pour des raisons qui tiennent au concept
même d’un agent moral expert ? N’est-ce pas plutôt parce que les jugements
moraux dépendent de la considération de raisons morales substantielles, et
qu’une délibération morale, qui constitue le point de vue adéquat pour
l’appréciation solidaire des moyens et des fins, ne peut pas faire l’économie,
dans sa révision comme dans son développement, d’une considération de
ce type52 ?
50. Pour une discussion générale du « sophisme volontariste » comme espèce de « sophisme
naturaliste », voir Bouveresse, 2016.
51. More, 1667, I, iii, 4, p. 11.
52. Ce travail est issu du projet de recherche « Rationalité pratique, jugement et motivation »,
soutenu par le programme PHC Pessoa (30848UF), associant l’université Paris 1 PanthéonSorbonne et l’Universidade da Beira Interior, et a bénéficié des remarques des participants, en
particulier de Pierre-Marie Morel et de José Manuel Santos. Je remercie aussi Dimitri
El Murr, Annick Jaulin et Yi Zeng de leurs remarques perspicaces.
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Faiblesse cognitive et faiblesse morale
chez les stoïciens
Olivier D’JERANIAN
(Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – UMR 7219 GRAMATA)
« À défaut de nos actes,
Nos frayeurs feront de nous des traîtres ».
(Macbeth, Acte IV, scène 2)
L’interprétation comme mesure de l’action
Lorsqu’Arrien rapporte ce que dit Épictète de l’infanticide commis par
Médée, il attribue à ce dernier une formule qui n’est pas sans parodier
Protagoras. Pour le philosophe de Nicopolis, en effet, « ce qui apparaît, pour
l’homme, est mesure de toute action » (ἀνθρώπῳ μέτρον πάσης πράξεως
τὸ φαινόμενον)1, comme si chaque action était relative au mobile particulier
apparaissant à l’agent, dans la mesure où c’est bien « ce qui semble le plus
avantageux » qui, une fois validé comme tel, met ce dernier en mouvement2.
Ce qui rend intégralement raison de l’acte tragique de Médée, c’est son
caractère avantageux, que celle-ci aurait à la fois interprété, vu et suivi,
comme si rien ne la déterminait extérieurement à agir ainsi.
En tant que détermination de l’agir, l’apparaître (le φαινόμενον) est
donc une interprétation qui est à la fois l’origine pratique de l’action et la
règle morale de l’agent. Épictète suggère que Médée a jugé bon d’agir ainsi
de son propre point de vue, et qu’elle se serait aperçue de l’erreur de cette
perspective si elle avait considéré correctement la situation.
S’opposant au relativisme protagoréen, l’intellectualisme moral stoïcien
suppose que la mesure phénoménologique de l’action sera dite « juste »
(καλῶς) si l’agent interprète correctement la réalité, si ce qui lui apparaît
1. Épictète, Entretiens I, 28, 13-14 (désormais E pour les Entretiens et M pour le Manuel).
2. Id., 1-6.
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est conforme à ce qui est. Dans ce cas, l’individu sera « irréprochable »
(ἀνέγκλητός) ; dans le cas contraire, celui qui s’égare loin du vrai
(ὁ πεπλανημένος) en subira seul le dommage. Cela signifie que le
« φαινόμενον » décrit, pour Épictète, une activité spécifiquement humaine
et néanmoins propre à chaque homme, une vision normative qui implique
une reprise active, dans le jeu interprétatif, de l’agent. Cette lecture permet
au stoïcien d’en faire le critère pour juger de l’état d’une âme saine ou
viciée, appréhendable dans le comportement qu’il mesure, déterminant en
retour la responsabilité de l’agent vis-à-vis de ses actions et de ses propres
états psychiques.
En nous servant de la métaphore théâtrale souvent utilisée par Épictète
pour illustrer la condition humaine3, on pourrait dire que l’être humain est
comme un acteur et que l’interprétation de son rôle dépend entièrement de la
compréhension de celui-ci, qu’il doit saisir comme une matière, un thème
qu’il n’a pas le pouvoir de changer, pour bien le jouer.
Cette analogie trouve chez Épictète une traduction technique, qui
engage la psychologie stoïcienne. La distinction entre le thème théâtral
et son jeu se retrouve dans la différence que le stoïcien suggère entre
la φαντασία (l’impression), généralement conçue comme involontaire et ne
dépendant pas de l’homme, et le φαινόμενον (l’apparaissant), qui dépend
de l’homme et qui possède un caractère foncièrement pratique car
dogmatique.
En ajoutant le φαινόμενον à la distinction déjà canonique entre
φαντασία et φανταστόν (l’objet impresseur – le corrélat objectif de
l’impression), Épictète voudrait-il expliciter le double aspect de l’impression,
à la fois passive et active, c’est-à-dire, toujours déjà re-présentation ?
Si toute représentation est une interprétation, c’est parce qu’elle engage
nécessairement, à cause de la nature rationnelle de l’âme sur laquelle
s’imprime l’objet extérieur, un point de vue particulier sur celui-ci. Cette
mise en perspective est essentiellement critique avant d’être ou de ne pas
être pratique, puisqu’elle suppose la combinaison de deux jugements
librement produits et validés par l’agent : un jugement « thétique » (de
type il y a X) et un jugement de type « axiologique » (de type s’il y a X,
alors il convient de faire Y) initiant et réglementant une impulsion et une
action immédiatement à venir (l’action Y). On comprend à présent l’intérêt
de la métaphore théâtrale, l’interprète jouant son rôle à la mesure de sa
compréhension des intentions que l’auteur de la pièce avait eues lorsqu’il
l’a écrit.
Mais c’est aussi dire que, pour être pratique, l’apparition du mobile
à l’agent doit être réductible à des composants purement dogmatiques.
Reste à savoir comment, dans l’idée d’une « représentation pratique »,
s’articulent la φαντασία et le φαινόμενον. Cela revient à comprendre
comment, au sein même de l’âme, Épictète nous invite à penser – à la suite
3. Cf. ibid. I, 29, 37-43 ; M. XVII.
Faiblesse cognitive et faiblesse morale chez les stoïciens
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de Chrysippe4 – l’union synthétique de ce qui ne dépend pas de nous
(l’impression, c’est-à-dire la représentation dans son versant passif) et ce qui
dépend de nous (l’interprétation, c’est-à-dire la représentation dans son
versant actif). Nous verrons que le φαινόμενον peut d’abord se comprendre,
en régime stoïcien, comme une modification dogmatique de la φαντασία. Il
sera ainsi défini comme une opinion (δόγμα) visible, ou plutôt une vision
normative pour l’action humaine. Ce point nous permettra de comprendre
que la faiblesse morale est avant tout une faiblesse cognitive.
Impression et interprétation : le processus de la représentation
L’invention par Zénon du concept de φαντασία, fondé sur le jeu réflexif
de la lumière (φῶς) – à la fois éclairante et visible – décrit le lien primitif
que l’homme entretient avec le monde. Passive, l’âme humaine subit
ses impressions, les reçoit comme de l’extérieur par son contact avec un
objet impresseur5. Mais dans sa dimension active, il faudrait plutôt dire
que l’âme humaine se représente toujours des objets (réels ou non), et que
ces représentations ne peuvent être que rationnelles ou techniques en
vertu de la nature rationnelle de son âme. Dès lors que ces impressions
sont nécessairement reprises « in animo », c’est-à-dire, dès qu’au choc
psychologique une réponse de l’âme est donnée par l’assentiment validant
notamment un jugement de valeur apposé à un jugement thétique, la
représentation devient mesurée par son récepteur, et peut engager une action.
Le φαινόμενον serait ainsi le versant actif de la φαντασία, en tant
qu’elle est déjà une interprétation propre à l’agent, c’est-à-dire en tant
qu’elle est grevée d’une densité dogmatique relative à la nature de l’âme de
4. Cicéron, dans le De Fato (§43), nous indique que, pour Chrysippe, l’élan provoqué par
la φαντασία, qui ne dépend pas de nous, est une extrinsecus pulsa qui a lieu in animo ; le
φανταστόν – qui lui est véritablement en dehors de l’âme – n’étant pas la matière de la
réponse mais son occasion. Par conséquent, l’extériorité de la représentation est seulement
liée à son origine (un φανταστόν) et non à son lieu.
5. La représentation ne dépend pas de nous (contrairement à l’assentiment) et est une
empreinte laissée dans l’âme (D.L. VII, 46) affectant et modifiant nécessairement cette
dernière (= SVF II, 63). Lorsqu’elle est compréhensive (καταληκτική), elle est conforme à
l’objet dont elle est la marque exacte. Ce point fait précisément l’objet de la controverse avec
les philosophes sceptiques. Cependant, les stoïciens reconnaissent également qu’il arrive
souvent que l’objet existe mais, parce que celui-ci n’est pas assez clair, la représentation n’est
pas suffisamment nette pour qu’un assentiment lui soit donné. Lorsqu’elle n’est pas issue
d’un objet réel (un φανταστόν), elle est un phantasme (φάντασμα) – une imagination – et son
objet (irréel) prend le nom de phantastikon (φανταστικόν), selon Chrysippe (D.L. VII, 50).
Traditionnellement, depuis Zénon, la représentation est définie comme « une affection qui se
produit dans l’âme, et qui se révèle elle-même en même temps que ce qui l’a produite ».
(Aëtius, IV, 12, 1-5 = SVF II. 54 ; = LS 39 B). La polémique entre Cléanthe et Chrysippe
sur la nature de la représentation, tient au fonctionnement de la mémoire, compris sur
la base d’une théorie plus « matérialiste » (φαντασία = impression) de Cléanthe, et plus
« fonctionnaliste » (φαντασία = représentation) de Chrysippe (D.L. VII, 50-51 = LS 39 A).
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l’agent. On pourrait dire que le φαινόμενον est un produit psychique de
synthèse, puisqu’il mélange des composants extérieurs (le mode de tension
de l’objet « impresseur ») et intérieurs (la qualité de l’âme de l’agent). Cela
permettrait aux stoïciens d’apporter leur solution au problème classique de la
vérité comme cohérence et du critère pour juger de la bonne interprétation.
En effet, il existera deux types de φαινόμενα, les vrais (les cognitions) et
les faux (les opinions ou simples apparences), représentant deux façons pour
la φαντασία d’apparaître – une façon juste, qu’on dira « cognitive » ou
« kataleptique » (qui « saisit » son objet), et une façon erronée, qu’on
appellera « non cognitive » :
« Les représentations surgissent en nous de quatre façons (Τετραχῶς αἱ
φαντασίαι γίνονται ἡμῖν) : ou bien des objets qui existent nous paraissent
exister (ἢ γὰρ ἔστι τινὰ <καὶ> οὕτως φαίνεται), ou bien des objets n’existent
pas et ne paraissent pas non plus exister (οὐκ ὄντα οὐδὲ φαίνεται ὅτι ἔστιν), ou
bien des objets sont, sans le paraître (ἔστι καὶ οὐ φαίνεται), ou bien ne sont pas
et paraissent être (ἢ οὐκ ἔστι καὶ φαίνεται). Au reste, dans tous ces cas, c’est
l’affaire du philosophe de tomber juste. Quelle que soit la difficulté qui nous
importune, nous devons trouver contre elle le remède efficace »6.
Il y aurait donc quatre façons d’interpréter, qui correspondent à quatre
possibilités pour la chose représentée d’être ou de ne pas être (soit la chose
est, soit elle n’est pas – en accord ou désaccord avec – soit elle paraît être,
soit elle ne paraît pas être). Et c’est justement parce que la φαντασία apparaît
(φαίνεται) que son rapport à l’objet qu’elle fait ou ne fait pas voir est
susceptible d’être authentique ou inauthentique7. On comprend maintenant
pourquoi le φαινόμενον devient l’enjeu de toute l’attention philosophique, en
indexant le domaine de l’agir sur le domaine épistémique.
Qu’il s’agisse là, comme le dit Épictète, de la tâche même du philosophe
que de faire la part correcte des choses ne doit pas nous surprendre : si le
φαινόμενον est une entité autonome, potentiellement en adéquation ou
inadéquation avec la réalité, il doit être examiné attentivement parce qu’il
implique des dispositions psychologiques et des états mentaux qui
détermineront le bonheur ou le malheur de l’homme (c’est l’objet de la
troisième discipline), mais également sa vertu ou son vice :
« Tout comme les enfants se laissent effrayer par l’apparence redoutable
(φαίνεται δεινὰ καὶ φοβερὰ) de ces masques, dans leur inexpérience, nous nous
laissons nous aussi impressionner (πάσχομεν) par les événements pour la même
raison et de la même façon que les enfants par les épouvantails »8.
6. Épictète, E. I, 27, 1-2 (trad. Souilhé).
7. Seule la représentation compréhensive est le critère de vérité, en tant qu’adéquation parfaite
entre l’objet et son apparition. Témoignant de l’inséparabilité de la morale et de la science,
elle représente, dans le champ épistémique, l’état psychologique du sage – l’objet est gravé
dans l’âme en conformité avec sa réalité. Cf. Sextus Empiricus, Adv. Math. VII, 151.
8. Épictète, E. II, 1, 15 (trad. Souilhé).
Faiblesse cognitive et faiblesse morale chez les stoïciens
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Comme Socrate cherchait à « retourner les masques »9, Épictète
clarifiera le lien entre la passion, comme affection et comme comportement,
et l’interprétation. La distinction faite entre φαινόμενον et φαντασία est
en réalité cruciale pour saisir l’enjeu de la détermination des états
psychologiques de l’agent par les représentations. Comme y insiste Épictète,
cette distinction est, au sens littéral, d’ordre dogmatique. Ainsi, une
représentation « pénible » devra être analysée dans ses composantes
phénoménologiques – il faudra, pour assurer le bonheur, en retrancher la
valeur dogmatique, qui nous apparaît (comme pénible), et qui n’est l’effet
que d’un mauvais usage de cette représentation, de notre libre interprétation
(Marc Aurèle instituant cette pratique en règle)10. S’il faut céder devant
ce qui relève de l’infirmité de notre condition humaine, l’enjeu éthique
consistera à se concentrer sur l’usage critique des φαινόμενα, en tant qu’ils
sont dogmatiquement déterminés11. Cela suppose que le φαινόμενον, qui
dépend de nous, peut être différent, l’exercice typique de la philosophie
consistant à réduire la φαντασία, quand elle est « pénible », à un φαινόμενον
axiologiquement neutre. C’est d’ailleurs l’une des premières leçons
du Manuel (I) :
« Immédiatement, pour chaque représentation pénible (πάσῃ φαντασίᾳ
τραχείᾳ), applique toi à dire (μελέτα ἐπιλέγειν ὅτι) : “tu es une représentation
(φαντασία εἶ) et pas du tout (καὶ οὐ πάντως) ce qui est représenté (τὸ
φαινόμενον)” »12.
Victor Goldschmidt13 a souligné que ce passage défiait la leçon des
prédécesseurs stoïciens, en réfutant la théorie de la compréhension, Épictète
se lançant dans une sorte de préfiguration de l’idéalisme kantien, dans la
mesure où la compréhension s’appliquerait au phénomène et non à la chose
en soi (l’objet de la représentation). Ce faisant, Goldschmidt a proposé14
de traduire « οὐ πάντως » par l’expression « pas tout à fait », comme si
c’était l’activité et non le réel qui devait faire l’objet d’une « critique ».
Pierre Hadot, qui remarque la fausseté de cette interprétation du Manuel15,
montre qu’il s’agit plutôt d’interroger le coefficient dogmatique de la
représentation, non pas quand elle est compréhensive, mais quand elle est
douteuse, et surtout « pénible ». Ce faisant, Hadot traduit « φαντασία » par
« représentation subjective » ou « pure représentation », « οὐ πάντως » par
9. Cf. Platon, Phédon 77e, Criton 46c (thème repris par Marc Aurèle, Pensées XI, 23).
10. Cf. Marc Aurèle, P. V, 24 ; VI, 13 ; VII, 35, 48 ; VIII, 13, 24, 49 ; IX, 32, 36 ; X, 11, 17,
18. En suivant Épictète, cf. E. I, 20, 7 ; II, 18, 24 ; III, 8 ; Manuel IV, XLIV, XLV.
11. Cf. Id., E. III, 12, 15.
12. Id., M. I, 5 (nous traduisons).
13. V. Goldschmidt, Le Système stoïcien et l’idée de temps, Paris, Vrin, 1959, (1953), p. 120121.
14. Id., p. 185.
15. P. Hadot, La Citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Paris,
Arthème Fayard, 1997 (1992), p. 189 et suiv.
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« pas du tout », et « φαινόμενον » par « ce qui se présente réellement »
(c’est-à-dire, l’objet réellement perçu).
Toutefois, cette nouvelle lecture ne nous permet plus de comprendre
pourquoi Médée, qui n’a fait que suivre son interprétation, « s’est
trompée » (ἐξηπάτηται)16. Si le commentateur a raison de dire que la
discipline philosophique consiste à interroger la valeur dogmatique de
la représentation, c’est sur le φαινόμενον, en tant qu’il est précisément
le résultat de la modification dogmatique de la φαντασία, que doit porter
l’interrogation (et non sur la φαντασία). Faire du φαινόμενον « ce qui
apparaît réellement », et le privilégier par rapport à la « représentation
subjective » (φαντασία), nous conduirait à associer Épictète et Marc Aurèle
au pyrrhonisme bien plus qu’au stoïcisme hellénistique17.
Ainsi, la φαντασία, lorsqu’elle est, par la tension de son objet
impresseur, « convaincante »18 (et notamment quand elle est « pénible »),
est facilement affectée d’un coefficient dogmatique négatif puissant
(relativement à la faiblesse de l’âme qui la subit), qui mesurera ensuite
l’action de l’individu. Par conséquent, l’expression « φαντασία εἶ καὶ
οὐ πάντως τὸ φαινόμενον » (« tu es une représentation et pas du tout ce qui
est représenté ») montre que l’examen des représentations passe par la
dissociation entre, d’une part, la pénibilité réelle (due à des propriétés
physiques de l’objet) de la représentation, et la pénibilité interprétée comme
telle, du représenté. Ce n’est donc pas du côté de la φαντασία qu’il faut
trouver la subjectivité et l’ajout dogmatique, comme le croit Hadot (qui
pense qu’Épictète invite à revenir à un « pur φαινόμενον »), mais bien du
côté du φαινόμενον, qui implique déjà la modification dogmatique. En « se
répétant » que la représentation n’est que ce qu’elle est, on ne maintient pas
la suspension du jugement, la mise entre parenthèse phénoménologique,
mais on empêche la φαντασία de devenir un mauvais φαινόμενον, une
interprétation fautive, en lui interdisant de « déployer la série de ses
tableaux »19. Cela tient au fait que, contrairement à Sextus, Épictète ne pense
pas qu’il soit possible qu’un φαινόμενον soit privé de δόγμα. On en trouve
un exemple dans un passage qui implique par ailleurs la seule autre
occurrence de l’expression « οὐ πάντως » chez Épictète :
« “Cet homme se lave vite”. Fait-il mal ? Pas du tout (οὐ πάντως) ; il se
lave vite »20.
16. Épictète, E. I, 28, 8. Il semble que Hadot confonde ici la φαντασία avec le φάντασμα du
texte aurélien de P. XI, 19 (certes très proche de M. I, 5).
17. Par exemple Sextus, Hyp. I, 21 (où le φαινόμενον est le critère de la « voie sceptique »).
Voir aussi I, 138 ; 182 ; 186 ; 216 ; 219 ; II, 88 ; 89 ; 91 ; 94 ; 124 ; 126 ; etc.
18. Voir Épictète, E. II, 22, 6 ; Plutarque, Stoic. Rep. 1055F-1057B (= SVF II, 994 ; III, 177) ;
Marc Aurèle, P. VIII, 26 ; 36 ; Sextus Empiricus, Adv. Math. VII, 242-244 (= SVF II, 65) ;
Galien PHP V, 5, 19 (= Posid. fr. 416, 60).
19. Cf. Épictète, E. II, 18, 23-26.
20. Ibid. IV, 8, 2 (trad. Souilhé). Voir aussi M. XLV.
Faiblesse cognitive et faiblesse morale chez les stoïciens
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On voit bien ici que la représentation (φαντασία) de l’homme se
lavant vite ne doit pas du tout (οὐ πάντως) nous « apparaître comme »
(φαινόμενον) un mal. Cela concorde avec le chapitre V du Manuel,
où Épictète explique que le trouble psychologique n’intervient pas, à
proprement parler, au moment de la φαντασία (et donc de l’événement),
mais au moment de son interprétation :
« Ce ne sont pas les choses qui troublent les hommes, mais les opinions
qu’ils en ont ; comme la mort n’est en rien terrible (puisqu’à Socrate aussi elle
serait apparue telle ‒ ἐπεὶ καὶ Σωκράτει ἂν ἐφαίνετο), mais l’opinion (δόγμα)
sur la mort, qu’elle est terrible, c’est là ce qui est terrible »21.
C’est bien parce que Socrate n’a pas interprété la mort comme une
chose terrible qu’il n’a pas craint de mourir, et, partant, qu’il n’a pas tenté de
s’enfuir, comme un mauvais acteur jouerait mal son rôle. Au niveau
psychologique, le δόγμα sur la mort (suivant lequel la mort est terrible),
prend une dimension immédiatement phénoménale pour être pratique et
normative. On pourrait citer par ailleurs au moins deux autres passages dans
lesquels Épictète évoque le φαινόμενον comme dogmatiquement positif, en
tant qu’il est le propre d’un homme libre :
1) « Donc : dès à présent juge-toi digne de vivre en homme adulte qui
progresse ; et que tout ce qui paraît manifestement le meilleur (τὸ βέλτιστον
φαινόμενον) soit pour toi une loi inviolable (νόμος ἀπαράβατος) »22.
2) « Qui peut encore me faire obstacle et contrarier mon propre sentiment
(τὸ ἐμοὶ φαινόμενον), ou me contraindre ? Aussi impossible que de contraindre
Zeus »23.
Vraisemblablement, le φαινόμενον, l’interprétation de la φαντασία, est
ce qui a la possibilité de rendre l’homme vulnérable ou invincible. Cela
suppose qu’il s’impose à l’agent avec la force d’une norme morale. Il sera
une « loi inviolable » (νόμος ἀπαράβατος), gage de l’invincibilité humaine.
Dans la mesure où il est une production humaine mesurant l’action, il est
sous notre contrôle (d’où l’expression « τὸ ἐμοὶ φαινόμενον »). Autrement
dit, le φαινόμενον est pathogène seulement s’il est erroné :
« Quiconque a une claire conscience de ce fait que, pour l’homme, la
mesure de toute action, c’est ce qui apparaît (Ὅστις οὖν τούτου μέμνηται
καθαρῶς ὅτι ἀνθρώπῳ μέτρον πάσης πράξεως τὸ φαινόμενον) (du reste cet
apparaître est juste ou erroné (λοιπὸν ἢ καλῶς φαίνεται ἢ κακῶς). S’il est juste,
l’homme est irréprochable; s’il est erroné, il en subit lui-même la peine, car il
est impossible qu’un homme se trompe et qu’un autre en éprouve le dommage),
qui donc a conscience de cela ne se mettre en colère contre personne, ne
21. Nous traduisons.
22. Id. M. LI, 2 (trad. Cattin).
23. Ibid. E. IV, 1, 90 (trad. Souilhé).
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s’irritera contre personne, n’injuriera personne, ne blâmera personne, ne haïra,
n’offensera personne »24.
Différence cruciale avec le pyrrhonisme, on s’aperçoit que le
φαινόμενον n’est jamais axiologiquement ni dogmatiquement neutre. Avant
d’illustrer cette idée avec Médée, soulignons, d’une part, que sommes
entièrement responsables de nos actes en tant qu’ils sont mesurés
uniquement par les opinions que nous formons nous-mêmes à l’égard des
choses et des événements ; d’autre part, que nous pouvons nous reconnaître
dans nos actes puisque le φαινόμενον est symptomatique de notre disposition
psychologique ; et enfin, dans la mesure où le φαινόμενον ne concerne que
nous-mêmes, il ne peut atteindre ni endommager autrui.
Comme le souligne Épictète, « il est impossible qu’un homme se trompe
et qu’un autre en éprouve le dommage ». Cette proposition s’explique par le
fait qu’il ne peut exister un φαινόμενον commun, et que chacun suit et subit
ses propres interprétations. De toute évidence, puisque le φαινόμενον décrit
le lieu psychologique d’apparition de notre liberté, il devient l’enjeu de
l’analyse morale25. En tant que « mesure de toute action », qu’elle soit
insignifiante ou terrible, le φαινόμενον se voit immédiatement grevé d’une
valeur morale, et doit être confronté aux prénotions (προλήψεις)26 :
« Voici pourquoi on ne peut s’étonner assez de la façon d’agir habituelle.
Quand nous voulons juger de ce qui est pesant, nous ne jugeons pas au petit
bonheur, ni non plus quand nous voulons juger de ce qui est droit ou tordu ;
bref, quand il nous importe de connaître la vérité dans ce domaine, nul d’entre
nous ne fera jamais rien au petit bonheur. Mais s’agit-il de la principale et
unique cause du succès ou de l’erreur, de la prospérité ou de l’adversité, du
malheur ou de la félicité, dans ce cas seulement nous nous livrons au petit
bonheur et à l’irréflexion. Nulle part ici l’équivalent d’une balance, nulle part
l’équivalent d’une règle, mais quelque chose m’a paru bon et aussitôt je le fais.
Suis-je donc plus fort qu’Agamemnon ou Achille pour pouvoir seul me
contenter de ce qui apparaît, alors que ces derniers, pour avoir suivi ce qui
apparaît, ont causé et subi de telles calamités ? Et quelle tragédie a commencé
autrement ? L’Atrée d’Euripide, qu’est-ce que c’est ? Ce qui apparaît. L’Œdipe
de Sophocle, qu’est-ce que c’est ? Ce qui apparaît. Phénix ? Ce qui apparaît.
Hippolyte ? Ce qui apparaît. Quelle sorte d’homme vous paraît donc être celui
qui ne fait aucun cas de tout cela ? Comment appelle-t-on ceux qui suivent la
première chose qui nous apparaît ?
― Des fous
― Et nous, alors, faisons-nous autre chose ? »27
24. Ibid. I, 28, 10.
25. Ibid. III, 22, 42-44.
26. Ibid. E. II, 11, 15.
27. Ibid. E. I, 28, 28-33 (trad. Souilhé modifiée).
Faiblesse cognitive et faiblesse morale chez les stoïciens
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Après avoir convaincu son interlocuteur qu’il est impossible de ne pas
choisir ce qui nous apparaît comme un avantage28, en déterminant
l’assentiment par l’avantage apparent, Épictète s’explique sur Médée, qui
soutient qu’elle a été vaincue dans ses résolutions par son courroux29, et ce,
bien qu’elle ait fait le pire. Si Médée se trompe, c’est parce qu’elle était
aveugle à son avantage réel, mais aussi parce qu’elle n’a pas vu que la
satisfaction qu’exigeait d’elle son courroux relevant déjà d’une interprétation
fautive de sa part. Faible moralement parce que cognitivement, comme les
aveugles ou les boiteux, ses « facultés essentielles » sont « aveuglées et
mutilées »30 :
« ― On ne peut donc trouver une chose avantageuse sans la choisir ?
― On ne le peut31.
― Comment [Médée] peut-elle dire :
Oui, je sais tout le mal que je vais accomplir ;
Mais mon courroux, plus fort, a vaincu ma raison32 !
― Parce que cela même, satisfaire son courroux et se venger de son
époux, elle le regarde comme plus avantageux que de sauver ses enfants
(συμφορώτερον ἡγεῖται τοῦ σῶσαι τὰ τέκνα).
― Oui mais elle s’est trompée.
― Montre-lui clairement qu’elle s’est trompée et elle ne le fera pas (δεῖξον
αὐτῇ ἐναργῶς ὅτι ἐξηπάτηται καὶ οὐ ποιήσει). Tant que tu ne le lui auras
pas montré, que peut-elle suivre d’autre que ce qui lui apparaît (τίνι ἔχει
ἀκολουθῆσαι ἢ τῷ φαινομένῳ) ? Rien. Pourquoi donc t’irriter contre elle parce
qu’elle se trompe, la malheureuse, sur les sujets les plus graves, et que, d’être
humain, elle s’est transformée en vipère ? Mais, s’il le faut absolument, ne
dois-tu pas plutôt plaindre, comme nous plaignons les aveugles ou les boiteux,
ceux dont les facultés essentielles sont aveuglées et mutilées ? (…).
― De sorte que les actions, grandes et terrifiantes, ont également cette
origine, ce qui apparaît (ὥστε καὶ τὰ οὕτω μεγάλα καὶ δεινὰ ἔργα ταύτην ἔχει
τὴν ἀρχήν, τὸ φαινόμενον) ?
― Celle-là et pas d’autres. L’Iliade n’est rien de plus que représentation
et usage des représentations (ἡ Ἰλιὰς οὐδέν ἐστιν ἢ φαντασία καὶ χρῆσις
φαντασιῶν). Il a paru (ἐφάνη) [bon] à Alexandre d’enlever la femme de
Ménélas, il a paru [bon] à Hélène de le suivre. Eh bien, s’il avait semblé [bon]
à Ménélas de se représenter (παθεῖν ὅτι ― penser qu’une chose est) la perte
d’une telle femme comme un avantage, que serait-il arrivé ? C’en était fait
de l’Iliade, et non seulement de l’Iliade, mais aussi de l’Odyssée »33.
28. Ibid. I, 28, 6-7.
29. Cf. Euripide, Médée, v. 1078-1079.
30. Épictète, E. I, 28, 9.
31. Voir id. III, 7, 15 ; 22, 42.
32. Euripide, Médée, 1078 sq.
33. Épictète, E. I, 28, 6-13.
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Épictète indexe dans ce passage le choix (de l’infanticide) sur la
perception de l’avantage. Cela signifie qu’il n’est pas possible de fonder la
responsabilité morale de l’agent sur une liberté de choisir, si l’on entendait
en tout cas celle-ci comme un libre arbitre. Si l’interprétation est libre, sa
force et son caractère pratique tiennent précisément dans son caractère subtil,
où ce qui apparaît à l’agent – l’avantage apparent – est pris pour ce qui est
réellement. Autrement dit, l’agent ne voit pas, au sens littéral du terme, qu’il
n’a pas affaire à un donné, mais à une construction logique.
Le « plus avantageux » est donc à la fois vu et pensé (ἡγεῖται), et cela
implique une considération du sujet sur sa propre identité, dans un rapport
réflexif – Médée s’imagine offensée et pense que l’infanticide est la chose
la plus utile à faire pour rétablir l’injustice. Comparer cette dernière à une
aveugle signifie que celle-ci ne peut pas voir autre chose en la répudiation
qu’une offense et en l’infanticide qu’un préférable, et donc le suivre (selon
D.L. VII, 86-88) comme si c’était son bien propre. Cela signifie que le
φαινόμενον est le produit d’une âme défectueuse, incapable d’aller contre
ses propres visions, comme si l’apparition erronée de l’avantage déterminait
nécessairement et tragiquement – c’est le cas de le dire ici – l’action.
Quelle excuse pour les faibles ?
Si toute faiblesse morale est cognitive, reste à savoir comment les
stoïciens s’expliquent non seulement sur la responsabilité du « faible », mais
aussi ce qui distingue chez lui l’incapacité d’agir (aboulie) de celle de se
contrôler (acrasie). La maîtrise de soi (ἐγκράτεια) est définie par les
philosophes du Portique comme « une disposition qui ne saurait faillir aux
prescriptions de la raison droite ou bien une manière d’être qui ne se laisse
pas vaincre par les plaisirs »34. Dans les rapports de Diogène Laërce et de
Stobée, elle apparaissait comme une sous-espèce de la vertu (par opposition
à l’ἀκρασία, qui relève du vice), soit à côté de la φρόνησις (chez D. L.), soit
subordonnée à la σωφροσύνη35. Cléanthe la considérait comme une force
(ἰσχὺς) et une puissance (τὸ κράτος) – c’est-à-dire une « tension » (τόνος),
définie comme « un choc du feu » (πληγὴ πυρὸς)36 – manifestée dans ce
qui demande de la constance37. Ce faisant, l’ἐγκράτεια se substituait pour
34. D. L. VII, 93 (trad. Goulet).
35. Cf. Stobée, Ecl. II, 60, 9 W. (= SVF III, 264 ; = LS 61 H). J.-B. Gourinat, « Akrasia and
enkrateia in ancient Stoicism : minor vice and minor virtue ? », dans P. Destrée
et C. Bobonich (éds.), Akrasia in Ancient Philosophy, Leyde, Brill, 2007, p. 218, n. 15,
suppose que ces définitions sont chrysippéennes et non zénoniennes, Zénon définissant
chaque vertu en fonction de la φρόνησις (cf. Plutarque, De Stoic. Rep. 1034C = SVF I, 200).
36. Cf. Plutarque, De Stoic. Rep. 1034D6.
37. Ibid. 1034D9-10.
Faiblesse cognitive et faiblesse morale chez les stoïciens
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lui à la φρόνησις38. Épictète reprend cette idée en identifiant la sagesse
et la vertu à la maîtrise de soi39, cette beauté morale dont on fait l’éloge40,
celle que perd l’homme adultère41, celle qui fait l’homme libre42 qui plaît aux
dieux43. Pour Épictète, c’est une « puissance de faire usage » (δύναμιν ἔχεις
πρὸς τὴν χρῆσιν) de la représentation puissante et donc potentiellement
captivante de la beauté physique44. Son contraire, l’ἀκρασία, est bien liée,
pour Chrysippe, au plaisir, comme en témoigne un passage du περὶ παθῶν
d’Andronicus45. Autrement dit, le fort est celui qui est capable d’interpréter
correctement les impressions puissantes qu’il reçoit, comme on le voit dans
le phénomène pro-pathologique46, là où le faible est captif d’elles du fait de
son incapacité à les interpréter correctement.
À l’opposé du puissant Héraclès47, on trouvera deux modèles de
faiblesse morale48, Ménélas, brillant par son incapacité à agir, et Médée, par
son incapacité à se contrôler. Reste à savoir si ces derniers peuvent
être excusés pour leur faiblesse. Autrement dit, comment Épictète peut-il
réduire la faiblesse à un défaut cognitif sans anéantir en même temps
la responsabilité morale du faible ?
Il serait utile de rappeler qu’Aristote avait déjà donné une réponse à
cette question, en considérant l’acrasie comme une disposition par laquelle
on commet le mal en connaissance de cause, et non comme une absence
38. Sans qu’elle soit réduite à ses caractéristiques physiologiques – puisqu’il reconnaît que la
vertu s’enseigne (cf. D.L. VII, 91) – il insiste néanmoins beaucoup à leur sujet.
39. Cf. Épictète, E. II, 21, 9.
40. Ibid. III, 1, 8-9.
41. Ibid. II, 10, 18. L’ἀκρασία est donc aussi liée aux plaisirs charnels pour Épictète. C’est
sans doute la raison pour laquelle l’ἐγκράτεια est une perte pour les épicuriens
(voir II, 20, 13).
42. Ibid. IV, 1, 9-11.
43. Ibid. I, 13, 1.
44. Id., M. X.
45. Andronicus, περὶ παθῶν 2, 9.5.
46. Je me permets de renvoyer ici à mon article sur les affections préliminaires, « Deux
théories stoïciennes des affections préliminaires », dans la Revue de Philosophie Ancienne,
n°2, 2014, p. 225-257.
47. Cf. Épictète, E. I, 6, 32-36 (Héraclès s’exerce et trouve des occasions dans les
circonstances fâcheuses pour révéler ses qualités morales et physiques) ; II, 16, 44-45 (modèle
d’Héraclès qui n’est pas resté chez lui mais qui a parcouru le monde) ; II, 18, 22 (Héraclès,
modèle pour les athlètes et comparé à Socrate) ; III, 22, 57 (Héraclès est celui qui accomplit
avec diligence ce qui lui est demandé) ; 26, 31-32 (Héraclès ne se plaignit pas de ce que Dieu
ne lui avait rien donné, mais régna sur terre et sur mer en purifiant les hommes – parallèle
en 24, 13) ; IV, 10, 10 (Héraclès affronte les difficultés sans se dérober).
48. Épictète cite Ménélas comme celui qui a considéré la fuite d’une femme adultère, Hélène,
comme une perte plutôt que comme un gain (E. I, 28, 12-13), et qui est devenu l’ennemi
de son ancien ami Alexandre pour cette raison (II, 22, 23), parce qu’il plaçait son bien dans sa
réputation (suivant l’argumentation de II, 22, 11-12). On voit bien que, pour lui, l’ἀκρασία de
Ménélas n’a rien d’une défaite de la partie rationnelle sous les coups de désirs vigoureux,
mais bien plutôt, sous ceux d’une opinion fautive.
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de maîtrise de soi. Aux yeux du Stagirite, seules les actions consenties
(ἑκούσια) font l’objet de louanges et de blâmes, tandis que les actions
non consenties (ἀκούσια) font appel à l’indulgence et à la pitié (définition
utile pour récompenser ou châtier les hommes)49. Ayant défini l’acte non
consenti comme accompli par violence ou par ignorance50, Aristote précise
en effet que si l’acte accompli par ignorance (τὸ δι’ ἄγνοιαν πράττειν)
est nécessairement non consenti51, celui accompli dans l’ignorance (τοῦ
ἀγνοοῦντα) – qui suppose que l’homme ignore son intérêt propre –,
n’implique pas le non-consentement52 et le rend donc responsable de sa
méchanceté53.
Aristote exposera la thèse socratique54 pour la réfuter, thèse suivant
laquelle l’acrasie n’existe pas55 puisqu’on ne peut que choisir le meilleur
apparent et parce que c’est toujours contre son gré – et donc « par
ignorance » – qu’on se trompe56 (thèse qu’adopteront respectivement
Épictète et Marc Aurèle)57. Or, dans l’argumentation qu’il développe par la
suite58, Aristote établit contre Socrate la possibilité d’une science inopérante
(« en puissance ») qui justifierait sa définition de l’ἀκρασία59 (comme
disposition où l’on commet le mal en connaissance de cause), tandis qu’il
pense pouvoir sauver sa position en montrant que l’ignorance du faible, qui
fonde en définitive sa responsabilité morale, n’est pas située au niveau de la
connaissance scientifique mais de la connaissance sensible60. Autrement dit,
l’acratique accomplirait un acte mauvais auquel il a consenti, qu’il désire, et
dont il devient coupable malgré son ignorance (conçue comme un déficit
de connaissance sensible). Cela permet à Aristote de retrouver le sens
49. Cf. Aristote, EN, 1109b30-35.
50. Id. 1109b35-1110a1.
51. Ibid. 1110b18.
52. Ibid. 1110b30-31.
53. Ibid. 1110b31-32. C’est dire avec R. Bodéüs (dans sa traduction de l’EN, p. 136, note 3)
que « le méchant n’ignore jamais ce qu’il fait, mais il ignore toujours que ce qu’il fait est mal,
précisément parce qu’il est méchant. L’ignorance “responsable de sa méchanceté” est donc ici
la perversion totale du jugement qui lui fait toujours prendre le mal qu’il fait pour le bien ».
54. Ibid. 1145b22-27. Socrate conteste ainsi la troisième « opinion recevable » (constitutive
de l’aporie sur l’incontinence) suivant laquelle, d’une part, l’incontinent (ἀκρατὴς) sait qu’il
accomplit de mauvaises actions mais n’y peut rien du fait d’une affection qui l’y contraint et,
d’autre part, celui qui est maître de soi (ἐγκρατὴς) a des appétits vils, le sait, mais ne les suit
pas du fait de sa raison (διὰ τὸν λόγον).
55. Cf. Platon, Protagoras 352d-e.
56. Id. 358c-d ; Gorgias 468c, 509e ; Sophiste 228c-e ; Lois 731c ; République II, 382a-b ;
III, 413a ; IV, 443e.
57. Pour la reprise du Timée (86d) chez Épictète, voir E. I, 28, 4 et II, 22, 36. Chez Marc
Aurèle, voir P. VII, 63. En E. II, 26, 1-3, Épictète reprend la thèse platonicienne en lui
donnant un fond naturaliste, comme il l’avait fait par ailleurs (par exemple, en E. I, 28, 2).
58. Cf. Aristote, EN, 1146b24-1147b19.
59. Id. 1146b31-1147a24.
60. Ibid. 1147b13-17.
Faiblesse cognitive et faiblesse morale chez les stoïciens
185/193
commun, qui condamne bien la faiblesse morale (μαλακία)61, et qui
n’entretient aucune espèce d’indulgence pour le méchant qui ne tient pas
fermement ses croyances face à ses appétits vigoureux62.
Si l’on compare la position aristotélicienne à celle d’Épictète, on
remarque une continuité et une rupture. Suivant Aristote, le stoïcien soutient
bien que le coupable consent à agir. Cela le rend responsable de fait
(puisqu’il est l’unique cause de l’action) et, partant, de droit (puisque cette
cause est une opinion à laquelle il s’identifie et non un appétit ou une
quelconque manifestation d’une partie irrationnelle en lui). Mais rompant
avec le Stagirite, il affirme que le coupable n’a pas cédé devant ses appétits
vigoureux « par faiblesse » ni « dans l’ignorance », mais a agi à la fois
de manière consentie (par assentiment) et « par ignorance »63, le caractère
« involontaire » de son erreur64 témoignant d’un conflit (μάχη) qui implique
l’âme tout entière (une contradiction en réalité, puisque l’âme est de part en
part rationnelle). Ayant agi nécessairement en vue de l’avantage (συμφέρον),
le fait que son acte soit en vérité nuisible (ἀσύμφορόν) suppose qu’« il ne
fait pas ce qu’il veut » (ὃ μὲν θέλει οὐ ποιεῖ)65, parce qu’il « n’a pas voulu
donner son assentiment au faux » (οὐκ ἤθελεν ψεύδει συγκαταθέσθαι)66.
L’ἀκρασία67 et la faiblesse morale (μαλακία), qui sont également
blâmables pour Épictète68, doivent donc être « chassées de la pensée »69.
Cette version rejoint la thèse traditionnelle du Portique, selon laquelle
l’intempérance est à l’origine de toutes les passions, ces « maladies de
l’âme »70 comprises comme autant de défaillances de l’esprit et de la raison
droite71.
Plus qu’Aristote, le stoïcien insiste sur la responsabilité du faible. Si
l’ἀκρασία est une habitude que l’on doit combattre par une habitude
opposée72, elle est également réduite à une opinion qui consiste à placer ses
61. Ibid. 1145b10.
62. Ibid. 1146a2-4.
63. Stobée, Ecl. II, 88, 8 - 90, 6 (= SVF III, 389 ; = LS 65 A), distingue l’ignorance proprement
pathologique, qui ne se dissout pas par des démonstrations. Il y a conflit avec ce que dit
Épictète en E. II, 26, 4-7 (et en I, 28, 8), sur le fait de « montrer clairement » au fautif qu’il se
trompe pour qu’il ne commette plus son erreur.
64. Cf. Épictète, E. I, 17, 14 ; II, 22, 36.
65. Id. II, 26, 1-3.
66. Ibid. I, 28, 4.
67. Ce terme apparaît deux fois chez Épictète, une fois chez Galien (qui cite Chrysippe :
PHP IV, 4, 24-25) et quatre fois en général, en D.L. VII, 92-93 (= SVF III, 265) et chez
Stobée, Ecl. II, 59, 4 – 60, 2 ; 60, 9-24 (= LS 61 H).
68. Id. III, 1, 8. En II, 21, 6-7, il montre que les gens trouvent dans l’amour une excuse pour
être intempérants, comme s’il s’agissait d’un acte involontaire.
69. Ibid. II, 16, 46.
70. Ibid. 10-11, 24.
71. Cf. Cicéron, Tusc. IV, 10, 22.
72. Cf. Épictète, E. II, 18, 7 : l’ἀκρασία est ce qu’on alimente quand on cède à la passion
charnelle. Cette lecture rejoindrait celle de Plutarque, qui la confond avec l’ἀκολασία
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biens et soi-même dans les choses étrangères à sa prohairésis73. Par
conséquent, l’action involontaire (τὸ ἄκοντά τι ποιεῖν) est propre à
l’esclave74, qui désire les choses étrangères (ἀλλότρια) à sa prohairésis75,
celles qui ne dépendent pas de lui. L’acratique sera celui dont l’attitude
est irresponsable, non pas parce qu’il agirait mal en connaissance de
cause – comme Aristote le voudrait –, mais au contraire, parce qu’il
se fait du mal du fait qu’il ignore la différence entre ce qui dépend de
lui (c’est-à-dire sa prohairésis et ses activités propres) et ce qui ne
dépend pas de lui.
Ménélas, vaincu par la beauté d’Hélène
Qu’en est-il à présent du faible incapable d’agir ? D’où vient sa
faiblesse et est-elle excusable ? Les stoïciens paraissent assumer deux types
de résistances à l’action, dont il faut comprendre qu’elles n’entament en rien
la responsabilité de l’agent. D’une part, il existe des résistances internes (le
manque de tension, ἀτονία, et la faiblesse de l’âme, ἀσθένεια), d’autre
part, on trouve des résistances externes (la faiblesse physique et les
empêchements). Si les résistances externes sont largement amoindries par le
caractère providentiel de tout événement, sur lequel nous ne reviendrons
pas, reste à savoir en quoi consistent les résistances internes, c’est-à-dire
ce qui a empêché le faible d’agir. Notre principale source ici n’est pas
stoïcienne mais anti-stoïcienne. C’est Galien qui rapporte que la passion,
pour Chrysippe, peut avoir pour cause une autre faculté que la faculté
rationnelle, à cause du « manque de tension » et de la « faiblesse de l’âme » :
« [Chrysippe] dit qu’il y a des moments où nous nous détournons des
décisions correctes parce que la tension de l’âme se relâche et ne persiste pas
jusqu’à la fin, ou n’exécute pas complètement les ordres de la raison, et il
indique clairement ce qu’est la passion chez les personnes dans cette situation.
Je vais désormais citer un passage de Chrysippe qui donne des explications à ce
sujet. Il s’agit d’un extrait de la partie éthique de son traité Sur les passions :
“C’est en accord aussi avec cela que les tensions concernant le corps sont dites
manquant de tension ou pourvues d’une bonne tension en référence à
l’ensemble des nerfs, du fait que nous avons de la force ou nous manquons de
force dans les actions accomplies au moyen de ces nerfs ; quant à la tension qui
est dans l’âme, elle est dite tension au sens de bonne tension ou de manque de
tension”. Il poursuit : “De même que dans une course ou dans une activité où
(cf. De Virt. Mor. 445B3-5), et celle de Sextus (Adv. Math. IX, 153-154), qui la distingue de
l’endurance corporelle (καρτερία). Mais chez Plutarque il s’agissait de contrer l’argument
chrysippéen, qui consistait à subordonner l’ἀκρασία à l’ἀκολασία (comme, à l’inverse,
l’ἐγκράτεια est subordonnée à la σωφροσύνη).
73. Id. II, 22, 28.
74. Ibid. IV, 1, 11.
75. Ibid. IV, 1, 129 ; 10, 29.
Faiblesse cognitive et faiblesse morale chez les stoïciens
187/193
l’on fait preuve de ténacité et dans des actions similaires accomplies à l’aide
des nerfs, il y a une manière d’être propice à l’accomplissement de ce qu’on
entreprend et une propice au relâchement, quand les nerfs se fatiguent et
faiblissent, de façon analogue dans l’âme aussi il y a un état nerveux qui est
tel, si bien que nous disons par métaphore que des gens sont sans nerfs ou
qu’ils ont du nerf”. Expliquant ensuite cela même, il écrit ce qui suit : “L’un
recule lorsque surviennent les dangers, un autre s’est relâché et a cédé quand il
a reçu une récompense ou une punition, un autre de même dans un bon nombre
d’autres situations identiques. Car chacune de ces situations nous met en
déroute et nous rend esclaves si bien que, en leur cédant, nous trahissons amis
et cités et nous nous prêtons à maintes actions honteuses, une fois que notre
premier mouvement s’est relâché. C’est ainsi qu’Euripide a présenté Ménélas.
Il sort son épée et se précipite vers Hélène pour la tuer. Mais la voyant, il
est frappé par sa beauté et laisse tomber son épée, incapable qu’il est de
commander à celle-ci. (οἷος εἰσῆκται καὶ τῷ Εὐριπίδῃ ὁ Μενέλαος·σπασάμενος
γὰρ τὴν μάχαιραν φέρεται ἐπὶ τὴν Ἑλένην ὡς ἀναιρήσων, ἰδὼν δὲ καὶ
καταπλαγεὶς [εἰς] τὸ κάλλος ἐξέβαλε τὴν μάχαιραν, οὐδὲ ταύτης ἔτι δυνάμενος
κρατεῖν)” »76.
La faiblesse de la tension de l’hégémonique doit être identifiée soit à la
faiblesse du jugement (τῆς ἀσθενοῦς ὑπολήψεως)77 qui désobéit à la raison
« par faiblesse »78, soit à une forme de précipitation et d’impatience de l’acte
d’assentiment79. Galien choisit la première solution :
« Si quelqu’un, sous la pression de la colère ou la séduction du plaisir,
s’écarte de ses jugements initiaux, son âme est faible, elle manque de tension,
et le mouvement de cette âme est la passion »80.
Marie-Odile Goulet-Cazé interprète ce passage comme suit :
« Quand la tension de l’hégémonique est en état d’ἀτονία, l’impulsion, qui
n’a plus un κινητικόν suffisant, ne devient pas pratique et dans certains cas
l’hégémonique peut devenir la proie des passions »81.
Selon Goulet-Cazé, l’action peut être annulée par manque de tension
dans l’hégémonique82. Ce faisant, elle fait référence à ces actes manqués
76. Galien, PHP, IV, 6, 1-9 ; p. 270, 21-272, 6 De Lacy (= SVF III 473) (trad. M.-O. GouletCazé).
77. Cf. Stobée, Ecl. II, 7, 10.
78. Cf. Galien, PHP IV, 2, 25, p. 242, 35-36 De Lacy ; Clément d’Alexandrie, Strom.
II, 13, 59, 6 (= SVF III, 377).
79. Cf. Plutarque, De Virt. Mor. 7, 447A (= SVF III, 459) ; De Stoic. Rep. 1056E-F
(= SVF II, 993 ; = LS 41 E).
80. Galien, PHP IV, 6, 19 ; p. 274, 5-8 De Lacy (trad. M.-O. Goulet-Cazé).
81. M.-O. Goulet-Cazé (éd.), Études sur la théorie stoïcienne de l’action, Paris, Vrin, 2011,
p. 111.
82. Ibid. p. 107.
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dont parle Alexandre d’Aphrodise83. Il s’agit de savoir si le « relâchement »
de Ménélas, c’est-à-dire son recul et son renoncement face à Hélène,
supposent une baisse de tension de la partie directrice de son âme – là où, au
contraire, l’exemple de la course témoigne d’une ténacité et d’une vigueur
dans les nerfs. En commentant un passage d’Origène84, le même interprète
remarque très justement la présence du vocabulaire de la cause, qu’elle
rattache à la distinction chrysippéenne :
« La femme séductrice, [dit Origène], n’est pas “une cause qui suffit à lui
faire abandonner son intention”. Cette femme n’est qu’une “cause prochaine et
auxiliaire”, pour parler en termes chrysippéens ; en réalité, la ‘cause complète
et principale’, c’est l’état de faiblesse dans lequel se trouve le πνεῦμα de
l’hégémonique de cet homme et de cet état de faiblesse il est pleinement
responsable. […] Cette interprétation s’harmonise avec l’idée stoïcienne
que nous sommes responsables de tous nos actes, même de ceux pour lesquels
nous avons tendance à croire que notre responsabilité n’est pas engagée. Les
représentations ne sont que des causes auxiliaires, la cause principale tient
à l’état de notre hégémonique et à la façon dont nous avons su fortifier et
affermir notre raison »85.
Dans sa note, Goulet-Cazé explique que la responsabilité de l’homme
séduit par la femme tient, selon Origène, au fait qu’il a mal éduqué sa raison.
Bien que cette lecture soit astucieuse parce qu’elle fait usage de la théorie
chrysippéenne des causes86, l’idée d’« acte manqué » par « faiblesse d’une
tension de l’hégémonique » relèverait plutôt d’une interprétation antistoïcienne que stoïcienne.
En effet, la faiblesse du jugement de Ménélas prend deux formes
différentes selon que l’on considère son acte manqué (tuer Hélène) et son
acte accompli (déclenchement de la guerre de Troie). Si Galien évoque l’acte
manqué de Ménélas (le meurtre d’Hélène) au moyen de la faiblesse du
souffle de l’hégémonique, Épictète veut montrer au contraire que son acte a
bien été accompli (dans le déclenchement des hostilités), à cause d’une
vision normative87 qui l’aurait rendu esclave de ce qui aurait dû au contraire
lui apparaître comme une simple « fillette » (γυναικάριον, παιδισκάριόν)88.
La « faiblesse » de Ménélas qui, dans un cas, lui fait jeter son épée devant la
beauté d’Hélène (« ἰδὼν δὲ καὶ καταπλαγεὶς [εἰς] τὸ κάλλος ») et qui, dans
l’autre cas, lui fait déclarer la guerre aux Troyens en se représentant comme
un dommage la perte d’une femme adultère, implique nécessairement une
interprétation fautive. Autrement dit, l’acte manqué de Ménélas n’est pas
83. Cf. Alexandre d’Aphrodise, De Anima, p. 73, 1-2 Bruns. Goulet-Cazé [2011], p. 109.
84. Origène, De Principiis III 1, 2, 1-5, 26 (= SVF II, 988 ; = LS 53 A).
85. Goulet-Cazé, op. cit., p. 112-3.
86. Bien qu’elle puisse passer pour aristotélicienne, en ce qu’elle fonde la responsabilité
sur une possibilité passée. Voir Aristote, EN III, 7, 1114a4-9.
87. Cf. Épictète, E. I, 28, 12-13.
88. Id. II, 22, 23 (γυναικάριον) ; III, 25, 6 ; IV, 1, 20 (παιδισκάριόν).
Faiblesse cognitive et faiblesse morale chez les stoïciens
189/193
l’expression d’une impuissance dogmatique, d’une perte de la raison (sauf à
considérer la volonté de tuer Hélène comme un acte de sagesse…), mais bien
d’une interprétation qui le paralyse sur le moment mais qui le fera agir plus
tard. Galien interprète donc la faiblesse de l’âme comme une défaillance de
la raison, quand Ménélas ne parvient plus à « commander à sa dague »
(ταύτης δυνάμενος κρατεῖν), là où Épictète y voit au contraire une raison
viciée, choquée par ses propres constructions mentales.
Néanmoins, la citation de Chrysippe n’insiste pas tant sur l’impuissance
« physique » et sur la mollesse de Ménélas que sur sa faiblesse cognitive, qui
lui fait changer d’avis à l’apparition d’Hélène. Autrement dit, Ménélas ne
tient pas « fermement » ses résolutions malsaines – ce qui pourrait même
passer pour un acte raisonnable, dans la mesure où l’entêtement à les tenir
étant au contraire une « absence de tension » (ἀτονία)89. Dans le cas de
Ménélas, il s’agit de cette oscillation pathologique dont parle Plutarque90, qui
ne contredit pas l’unicité de l’âme91, et de cette incohérence face aux
représentations92. Par conséquent, l’absence de tension correspond à une
faiblesse cognitive, et la « baisse de tension de l’hégémonique » ne constitue
en rien une explication « physique » de ce phénomène qui excuserait par
avance Ménélas. Bien sûr, la beauté « impressionnante » d’Hélène fait d’elle
une cause occasionnelle, littéralement physique, pour le faible d’une
mauvaise interprétation, mais non sa cause principale. Il faudrait donc plutôt
y voir une description du phénomène pathologique dont Ménélas est le
parfait exemple. De même que le sommeil produit, chez celui qui s’endort,
un relâchement de la tension pneumatique93, de même l’apparition d’Hélène
a fait que ce dernier a relâché son arme, parce que sa partie directrice n’était
pas assez forte pour y résister94.
Pour cette raison, Ménélas se distingue d’Héraclès, mais aussi de
Médée. Héraclès, modèle de vertu, et Médée, modèle de vice, auraient tous
deux été suffisamment « forts » pour résister à l’apparition de l’aimé. Mais
là où Héraclès est moralement fort, la faiblesse morale de Médée donne lieu,
au contraire de Ménélas, à un phénomène de surtension rationnelle, qu’avait
bien saisi Sénèque95, un court-circuit de l’hégémonique – dont la
conséquence est observable dans le comportement de Médée – causé par ses
productions psychiques. L’absence de tension physique sera donc avant tout
morale parce que cognitive96, la tension (τόνος) pouvant être l’attribut des
sages (Héraclès) comme des vicieux (Médée). Preuve de sa faiblesse,
89. Ibid. II, 15.
90. Plutarque, De Virt. Mor. 446F1-447A11.
91. Id. 447C9-D1.
92. Cf. Épictète, E. II, 15, 20 ; 22, 6.
93. Cf. D.L. VII, 58.
94. Voir T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, Paris, Vrin, 2006, p. 173, sur le
cas du sommeil et de la perte de la vertu.
95. Voir De Ira II, 2-4.
96. Cf. Épictète, E. II, 15, 3-4.
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Médée, qui semble balancer entre les extrêmes, est proprement incurable
lorsqu’une vigueur malsaine s’ajoute à ses atermoiements97.
Pour Galien, l’absence de tension et la faiblesse de l’âme contredisent
l’assentiment et l’impulsion préalables et imposent, par le biais d’une
représentation impulsive (φαντασία ὁρμητικὴ), une action contraire aux
« résolutions » de Ménélas. Pour Épictète, au contraire, l’apparition
d’Hélène ne provoque qu’une nouvelle interprétation, qui « mesure » à son
tour une action positive. Autrement dit, Ménélas a posé sa dague parce qu’il
a trouvé « plus avantageux » de ne pas tuer Hélène que de la tuer, et non
parce qu’il en aurait été incapable à cause d’une « impression impulsive »
paralysant son action. En définitive, c’est bien une faiblesse de l’âme (et
donc cognitive) qui est responsable du changement de comportement adopté
par Ménélas, qui suppose son entière responsabilité.
Médée, vaincue par son courroux
Comme nous l’avons vu, Médée a la figure d’un exemple classique chez
les stoïciens pour définir peut-être leur position par rapport à Platon et à
Aristote. Ce faisant, la lecture que fait Galien de la Médée de Chrysippe
est certainement déformante98 :
« Médée, d’autre part, n’est pas persuadée par la raison de tuer ses
enfants ; par contre, en ce qui concerne la raison, elle dit qu’elle comprend
qu’elle a l’intention de faire quelque chose de mauvais, mais sa colère est plus
forte que ses délibérations ; c’est-à-dire que sa passion n’est pas maîtrisée
et ne suit pas la raison comme un maître, mais jette les rênes et désobéit au
commandement »99.
La faiblesse morale de Médée serait due à un conflit psychique entre
deux parties de l’âme :
« Elle savait qu’elle faisait quelque chose de terrible en proposant de tuer
ses enfants et donc elle hésita. […] Puis la colère la poussa par force vers
les enfants, comme un cheval désobéissant qui a vaincu son maître ; et la
raison à son tour la retint et l’écarta, puis la colère la tira en sens contraire, puis
encore la raison. Par conséquent, poussée à plusieurs reprises, quand Médée
cède à la colère, Euripide lui prête ces mots : moi aussi, je sais que j’ai
l’intention de faire quelque chose de mauvais, mais la colère maîtrise mes
délibérations »100.
97. Id., II, 15, 19-20.
98. Comme le souligne C. Gill, dans « Galien a-t-il compris la théorie stoïcienne des
passions ? », Les Passions antiques et médiévales, Paris, PUF, 2003, p. 145-152.
99. Galien, PHP IV, 2, 27 (trad. Gill).
100. Ibid. III, 3, 14-16 trad. Gill.
Faiblesse cognitive et faiblesse morale chez les stoïciens
191/193
Remarquons que la lecture de Galien n’est pas plus stoïcienne
qu’aristotélicienne. Elle n’est pas aristotélicienne, puisqu’en reconnaissant
qu’elle agit mal mais qu’elle ne peut rien y faire, Médée ne comprend pas ce
qu’elle dit (« je sais bien tout le mal que je vais faire, mais… »), à l’instar
de ces acteurs ou de ces ivrognes qui débitent du Empédocle sans rien y
comprendre, selon le mot d’Aristote101. Ne possédant le savoir qu’en
puissance et non en acte, ses formules et ses arguments ne sont nullement
l’indice qu’elle est savante102. Cela ferait de Médée, aux yeux du Stagirite,
un parfait exemple de faiblesse morale, parce qu’elle commet l’infanticide
en connaissance de cause103 mais « dans l’ignorance » de son intérêt propre
(elle est donc volontaire et non involontaire), sa connaissance sensible étant
perturbée par un désir qui la fait se méprendre sur la valeur de ce qui lui
apparaît. En un sens, et comme nous l’avons déjà souligné, cette lecture est
très proche de celle des stoïciens, à la différence fondamentale près que
le désir, pour ces derniers, est un produit de la raison. L’infirmité cognitive
et l’aveuglement de Médée n’ont donc pas le même sens pour Aristote104 que
pour Épictète.
L’erreur interprétative de Galien est facilement dissipée grâce à
Plutarque :
« Certains (les stoïciens) disent que la passion n’est pas autre chose que
la raison et qu’il n’y a ni dissension ni conflit entre les deux, mais un
infléchissement d’une raison unique dans deux directions, infléchissement que
nous ne remarquons pas du fait de l’acuité et de la vitesse du changement. Nous
ne percevons pas que l’instrument naturel de l’appétit et du regret, ou de la
colère et de la peur, est la même partie de l’âme, qui est portée vers le mal par
le plaisir, et qui dans son mouvement se ressaisit elle-même de nouveau. Car
l’appétit, la colère, la peur et toutes les choses semblables sont des opinions
et des jugements corrompus, qui n’apparaissent pas dans une partie seulement
de l’âme, mais sont des inclinations, les fléchissements, les assentiments, les
impulsions de la faculté directrice tout entière et, d’une manière générale,
des activités qui changent rapidement, comme les batailles d’enfants dont la
furie et l’intensité sont instables et passagères, étant donné la faiblesse de
ces enfants »105.
101. Cf. Aristote, EN, VII, 5, 1147a 18-19.
102. On pourrait rapprocher également ce passage de Rhétorique 23, 1400b 9-16, dans lequel
Aristote évoque la Médée de Carcinos, qui se défend à partir des erreurs qu’elle a commises,
en produisant un enthymème que le Stagirite rapporte à la technique oratoire précédant
Théodore.
103. Voir Aristote, Poétique, 14, 1453b30, où Médée est notamment opposée à Œdipe, qui
n’a reconnu son lien de parenté qu’après avoir tué son père (il n’a donc pas su qu’il
commettait le parricide).
104. Richard Bodéüs (EN, p. 163, note 1) souligne qu’Aristote affirme par là l’inefficacité
potentielle de la science (contre Socrate), puisque l’erreur (conçue comme déficit au niveau
de la connaissance sensible), qui n’est pas l’effet d’une absence de science, est néanmoins
la cause de l’actualité de la science (qui reste donc en puissance). Pour Épictète au contraire,
le conflit psychologique est une contradiction logique (E. II, 26). Il n’est donc pas question
d’absence ou de présence de la science (Socrate), ou de science en acte ou en puissance
(Aristote), mais plutôt d’usage droit ou perverti de la raison.
105. Cf. Plutarque, De Virt. Mor., 446F-447A (= SVF III, 459 ; = LS 65 G) (trad. Brunschwig
et Pellegrin).
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PHILONSORBONNE n° 11/Année 2016-17
Plutarque nous apprend en effet que l’oscillation rapide des jugements
contraires que l’on trouve chez les passionnés peut nous persuader à
tort de l’existence de deux parties dans l’âme qui se répondent en prenant
alternativement le dessus l’une sur l’autre, et ce, jusqu’à la cession finale
de la partie rationnelle. C’est, par ailleurs, ce que l’on voit dans la Médée
de Sénèque, Médée changeant d’avis à plusieurs reprises et se ravisant
(v. 137-149 et 937-945), comme c’est aussi le cas chez Euripide (v. 1040,
1046-1048, 1049-1050, 1055, 1051-52)106. Jackie Pigeaud offre à cette
occasion une explication convaincante au moyen d’une comparaison
saisissante, qui n’est pas dépourvue d’une certaine touche kantienne107 :
« Chrysippe utilisait ces deux vers comme appui de sa démonstration
de l’unité de la passion et du jugement (…). Le triomphe du thumos sur les
bouleumata n’est pas le résultat d’un duel, mais le déferlement d’une vague
qui emporte avec elle la vague précédente et dépasse la lisière où elle s’était
arrêtée. Ces deux vagues n’en sont plus qu’une, et c’est le mouvement même
de la mer »108.
Pour Épictète, Médée n’a évidemment pas agi sous la détermination
d’une puissance irrationnelle (son « θυμός »), mais a suivi l’avantage
apparent (se venger de Jason en satisfaisant son courroux plutôt que
de sauver ses enfants)109. La « faiblesse de Médée » est donc cognitive, et
n’a rien à voir avec l’ἀκρασία telle que la conçoit Aristote. Paradoxalement
(ce que l’exemple de Médée nous fait comprendre, mais pas celui de
Ménélas), cette faiblesse interprétative donne lieu à une violence
incroyable110. À la différence de Ménélas, l’absence de tension de Médée,
qui fait son infirmité, implique une vigueur qui lui fait fermement tenir
ses résolutions mauvaises111. Épictète n’accorderait donc pas à Médée
une dualité psychique comme il pourrait le faire pour Ménélas (dont
l’action manque de vigueur), puisque son crime est « l’explosion d’une
âme aux nerfs vigoureux » (ἔκπτωσις ψυχῆς μεγάλα νεῦρα ἐχούσης)112.
Cette « vigueur », contrairement à ce qui se produit chez un Ménélas aussi
mou intellectuellement que moralement, dépendrait même d’une cognition
par laquelle, comprenant que ce ses enfants sont qu’il y a de plus cher
106. Sur la comparaison des deux Médée, voir C. Gill, « Two monologues of Self-division :
Euripides, Medea 1021-1080 and Seneca, Medea 893-977 », dans P. Hardie,
M. Whitby (éds.), Homo Viator : Classical Essays for J. Bramble, Bristol, 1987, p. 25–37.
107. Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, III, De la faculté de désirer,
§74, 252.
108. J. Pigeaud, La Maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme au corps dans la
tradition médico-philosophique antique, Paris, Les Belles Lettres, 1981, p. 381.
109. Cf. Épictète, E. I, 28, 7.
110. Cf. Galien, PHP IV, 2, 27, p. 244 De Lacy.
111. Cf. Épictète, E. II, 15, 20.
112. Ibid. II, 17, 21.
Faiblesse cognitive et faiblesse morale chez les stoïciens
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à Jason, Médée saisit la meilleure façon de se venger de lui113. Bien que
négative, cette force interprétative explique ce qui distingue Médée de
Ménélas, en donnant à celle-ci un air d’anti-Héraclès qui suscitera quelque
part l’admiration d’Épictète114.
113. Ce moment est bien décrit par Sénèque dans sa Médée (voir v. 544-551). Ce meurtre, elle
le justifie par le destin qu’elle soumet (= v. 520-521 ; parallèle chez Euripide, Méd. v. 10621063 et 1067-1069).
114. Ibid. II, 17, 19.
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