Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit Ennio Floris La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : Vérité et dignité 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit Les États sont d’autant plus glorieux militairement et puissants politiquement qu’ils sont florissants dans les lettres.1 61- Le problème politique de la guerre ors de la rédaction de ce cinquième Discours, la situation politique européenne était particulièrement critique. Le champ de bataille de la guerre de suc1 J.-B. Vico, Orazioni inaugurali, Oratio V, pp. 47-55. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 1 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit cession s’était transporté d’Espagne en Italie du Nord, où les Français avaient dû céder devant les forces de la coalition et repasser les Alpes. Les Napolitains, qui avaient reconnu Philippe, pouvaient craindre le prochain déplacement des combats sur leur territoire. Malgré tout, la curiosité semblait prévaloir sur la peur : il ne s’agissait pas d’une invasion de barbares comme celle des Turcs, mais d’un duel de prestige entre deux grandes puissances. Tout en redoutant les combats, les peuples étaient attirés par le spectacle offert par cette confrontation entre des titans, ainsi que par l’attente d’un ordre nouveau. L’événement le plus marquant, plus étonnant que la guerre elle-même, était la disparition de l’Espagne comme grande puissance. L’empire de Charles V, dont les frontières dépassaient celles du cours du soleil (ainsi que Vico l’avait rappelé dans son précédent Discours), la domination invisible mais inexorable de Philippe II s’étaient écroulés. La nation parmi les plus grandes par l’héroïsme, le faste et la bravoure, n’était maintenant qu’un prétexte de gloire pour les autres, objet de convoitise de la part de la France et de l’Autriche. Avec la fin de la domination espagnole, on devait Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 2 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit s’attendre à la disparition de la Contre-réforme et du baroque comme civilisation, sinon comme style, de la suprématie de la persuasion sur la conviction. En dépit de la prise de conscience encore confuse de ce changement, il apparaissait à tous que la balance allait pencher du côté Nord. La culture européenne allait trouver ses maîtres en France et en Allemagne, et se créer une nouvelle Weltanschauung par la rencontre du libre examen de Luther et du cogito cartésien. C’était la naissance de l’illuminisme. Il semblerait que Vico ait eu l’intuition de cette rencontre, car il reconnaît dans le cogito cartésien l’affirmation implicite d’une liberté personnelle de jugement, opposée au sensus communis propre à la tradition2. Quoi qu’il en soit, la thèse qu’il place en exergue de son Discours trahit le double aspect de cette guerre. Elle utilise, en effet, les expressions belli gloria et imperio potentes, qui s’accordent au spectacle du conflit, justifié par le prestige et la puissance des deux grandes nations ; mais elle « Il senso proprio fatto regolatore del vero », J.-B. Vico, Polemiche relative al De antiquissima, Opere I, Op. cit. p. 274. « Si deve certemente obligazione a Renato che volle il proprio sentimento regola del vero, perché era servitú troppo vile star tutto sopra l'autoritá... Ma che non regni altro che il proprio giudizio... questo é pur troppo... Ormai sarebbe tempo de questi estremi ridursi al mezzo : seguire il proprio giudizio, ma con qualche riguardo all'autoritá ». Cf. pp. 174-175. 2 Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 3 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit oppose aussi à cette gloire des armes l’efficacité de la culture, sur laquelle repose en dernière analyse la force véritable d’une nation. Il trouve également l’occasion de mieux cerner les relations entre éthique et politique. Il avait insisté sur la fonction politique des études libérales comme service offert à la société, mais il avait négligé de parler de l’art de la guerre. La question se posait alors de savoir comment les moyens utilisés par cet art terrifiant pouvaient, dans une même république, s’accorder avec les arts libéraux. En d’autres termes, il convenait d’envisager comment concilier l’humanitas et la force. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 4 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit 62- Les lettres et les armes ’objet de cette nouvelle enquête est l’opposition entre les lettres et la guerre, telle qu’elle s’exprime dans l’opinion publique. Vico cherche donc moins à résoudre le problème qu’à dissiper des préjugés populaires. L’antithèse communément ressentie entre la guerre et la culture provient du fait que l’une utilise la violence, la lutte et la cruauté, et l’autre l’oisiveté (otium), la sagesse et la tranquillité ; la première s’appuie sur la force, la seconde s’associe à la faiblesse. Cette différence existe, pour Vico, seulement dans le cas où les armes et les lettres sont prises en elles-mêmes, en relation à leur objet. Au contraire, elle disparaît si elles sont considérées comme des arts, c’est à dire par rapport à l’homme qui les ordonne en vue d’une unique finalité civile. L’opinion publique est davantage sensibilisée par cette opposition, parce qu’elle possède de l’homme une image brisée et partielle. En effet, elle conçoit l’homme comme mens (c’est à dire « esprit ») ou bien comme anima (c’est à dire « être animal sensible »), négligeant de considérer l’animus, qui est la force du vouloir. Mais on doit définir Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 5 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit l’homme plutôt par l’animus, puisque celui-ci représente le lieu de rencontre de la mens et de l’anima3. S’il est faux d’aligner les études à la faiblesse et à la facilité, comme si elles étaient exclusivement régies par l’esprit et non par l’animus, il est tout aussi erroné de rabaisser la guerre au niveau de l’animalité. L’animus prend aussi en charge la guerre, la soumettant aux lois de la rationalité et de l’humanitas. Chez Vico apparaît la préoccupation de trouver un fondement philosophique au problème posé par les humanistes4. Sa trilogie, empruntée au stoïcisme, lui permet de mieux se situer en face de Pic de la Mirandole. Pour bien indiquer cette différence, je citerai un texte de Salluste, qui a inspiré les deux philosophes dans la solution de ce problème : « Or « Nam mens et animus homo : mens autem erroribus obrupta, animus cupiditatibus depravatus. Sapientia utrique medetur malo, et mentem veritatem, et animus virtute format », J.-B. Vico, Oratio V, p. 49. « ... e come sopra l'anima opera l'anima, cosi sopra l'animo opera quella che dai latini si dilce mens, che tanto vale quanto pensiera, onde restó ai latini detta mens animi... », J.-B. Vico, Autobiografia, p. 40. 4 Le problème posé par les lettres et les armes constituait un des chapitres de la Dispute des Arts. Puisque l'humanitas se réalise par le moyen de l'art, on était porté à rechercher la dignité de l'homme selon les degrés d'excellence des arts ; par exemple, le droit et la médecine, les armes et les lettres, la poésie et la philosophie, etc. Voir E. Garin, La disputa delle arti nel Quattrocento, Vallechi, Firenze. On y trouve des textes de L. Bruni, Di Bracciolini, Giovanni D'Arezzo, Verni, Galatro. 3 Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 6 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit toute notre force réside dans l’âme (animo) et dans le corps : l’âme est faite davantage pour commander, le corps pour obéir ; l’une nous est commune avec les dieux, l’autre avec les bêtes »5. Pic de la Mirandole semble bien inscrire l’homme dans cette alternative sallustienne. Il définit son existence par l’acte de libre choix entre deux comportements d’existence, bestiale ou angélique. Il laisse cependant sa thèse à l’état d’intuition sans se préoccuper de répondre aux interrogations qu’elle pose. Ces deux comportements, bestial et angélique, sont-ils uniquement extérieurs à l’homme ? L’homme peut-il demeurer encore un homme quand il devient bestial ? Vico tente de répondre à ces interrogations en insérant l’affirmation pichienne dans le cadre de la tripartition stoïcienne. L’homme serait constitué de deux natures : l’une spirituelle – la mens – l’autre psychique – l’anima. Il est homme cependant, distinct des anges et des animaux, parce qu’il possède la puissance de se déterminer et de vivre selon l’esprit ou selon les sens. Cette puissance est l’animus. Quand bien même il vivrait comme une 5 Salluste, De conjuratione Catilina, Belles Lettres, Paris, 1958, ch. 1. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 7 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit bête, il n’en demeurerait pas moins homme. L’animus le distingue aussi des anges, puisque, comme l’animalité, la spiritualité doit être élevée au niveau de l’animus pour être humaine, c’est à dire constitutive de la réalité concrète du domaine civil. Vico donne ainsi la réponse au problème de la guerre et des lettres. La guerre est en elle-même une réalité matérielle, fondée sur la force et la violence ; par ailleurs, les études seraient de nature toute spirituelle. Les deux entités s’opposeraient donc dans le cadre de la dialectique matière-esprit. Mais, considérées comme des arts, assumées par l’animus en fonction de l’humanitas, elles ne s’opposent plus ; la matérialité de l’une s’élève à la spiritualité, la spiritualité de l’autre est située au niveau du sensible. Toutes les deux se réalisent dans la virtus. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 8 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit 63- L’État comme sujet politique de la guerre e problème n’est pas résolu pour autant : il faut en effet rechercher le sujet responsable de la guerre et des études. Puisqu’elles sont des arts, convient-il de les abandonner au libre arbitre des individus, en sorte que quiconque puisse faire la guerre à chacun, et que quiconque devienne le maître dans l’orientation à donner aux études ? Pour Vico, ce sujet est l’État (respublica)6. Puisque la finalité de l’État est la paix, la guerre et les études (l’art militaire et l’art libéral), justifiées par celle-ci, ne se contredisent pas. Cette thèse révèle que Vico a poursuivi la lecture de Machiavel. Peut-être en a-t-il ressenti la nécessité pour mieux approfondir politiquement et historiquement le sujet de la conjuration qu’il devait traiter dans son livre. Il ne pouvait pas bien comprendre la guerre de succession sans se référer au Dialogue de l’art et de la guerre de Machiavel, trop célèbre pour être ignoré. « Sed non in eo stat nostra causa ut qui sapientes, idem milites ; sed in qua respublica sapientiae summa gloria, ibidem ex equo belli et imperium », Oratio V, p. 49. 6 Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 9 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit Dans sa préface, Machiavel avoue s’être décidé à traiter de la guerre pour tenter d’expliquer l’opposition ressentie par l’opinion courante entre la vie militaire et la vie civile. Sans doute ces deux systèmes de vie présentent-ils des caractères inconciliables, l’un se fondant sur la violence, l’autre sur la paix. Ils le seraient, en effet, si l’art militaire devenait individuel et personnel, comme le sont les arts libéraux. En devenant individuelle, la vertu militaire rendrait les hommes violents et féroces, n’ayant d’autre justification que le caprice et la bravoure. L’art militaire ne peut être exercé que par l’État. Il trouve ainsi sa raison d’être dans la paix qui fonde aussi la vie civile. Sans doute, la paix estelle l’unique finalité de l’État ; mais pour qu’elle devienne effective, et non seulement fictive, l’État doit être prêt en tous temps à repousser tous ceux qui lui porteraient atteinte. Au lieu de mettre en péril les institutions civiles, l’armée représente le fondement de leur stabilité. Les arts eux-mêmes ne pourraient être garantis si l’armée n’éloignait d’avance les dangers extérieurs. Les peuples anciens n’étaient pas affectés par la tension entre les lettres et les armes, parce qu’ils Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 10 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit respectaient le fondement politique de la guerre. Au moment où Machiavel écrit, l’opinion publique a changé, parce que les consciences se sont corrompues, les hommes transformant l’art militaire en une vertu individuelle. En disant cela, Machiavel s’en prenait aux bandes de mercenaires (compagnie di ventura), dans lesquelles il voyait, avec le pouvoir temporel des papes, une des raisons fondamentales de la ruine des États italiens. Ne possédant pas par eux-mêmes les moyens de défendre leur propre paix, ils étaient instables, soumis au vouloir de ceux qui ne connaissaient que l’art de la guerre. Ainsi, le pouvoir politique n’était guidé que par la force et la nécessité militaire7. 7 N. Machiavelli, Arte della guerre, Feltrinelli, Milano, 1961, pp. 325-326. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 11 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit 64- Le fondement juridique de la guerre n dépit de cet accord, les optiques des deux philosophes sont différentes. Machiavel se contente de justifier la guerre par le principe de la sécurité d’État, tandis que Vico recherche les raisons de la validité de cette justification. Pourquoi est-il nécessaire de recourir à la guerre quand la sécurité de l’État est mise en danger ? N’existe-t-il pas d’autres moyens ? À partir du droit romain, il était universellement reconnu que la guerre faisait partie du jus gentium. La même autodéfense que le droit civil reconnaissait à chaque individu, le jus gentium l’étendait aux États. Mais où ce droit d’autodéfense politique devait-il s’arrêter ? Par exemple, la guerre préventive pouvait-elle être considérée comme un moyen efficace ? L’occupation du territoire d’autrui ne constituait-elle pas aussi une garantie de sécurité ? Mais qui aurait pu invoquer un principe valable pour les deux parties en conflit ? Le jus gentium ne donnait pas un caractère suffisant de légitimité. Au temps de l’Empire, seul l’Empereur pouvait tranSite de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 12 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit cher les conflits entre États. Mais qui aurait pu représenter la justice, lorsque la déclaration de guerre venait de Rome elle-même ? Des papes avaient prétendu à ce haut privilège, mais eux qui ont été les plus grands partisans de la guerre (Machiavel), auraient-ils pu l’exercer eux-mêmes ? Au cours de la Renaissance, les humanistes distinguaient les niveaux éthique et juridique. Éthiquement, chaque État était responsable vis-à-vis de Dieu, in foro conscientiae ; juridiquement, la guerre devenait légitime lorsqu’elle était conduite en bonne et due forme. Pour Alciato (1492-1550), les belligérants étaient assimilés aux acteurs d’une cause. L’état de belligérance était alors légitime ; le jugement intervenait au moment de la victoire de l’un des adversaires. La justice coïncidait ainsi avec la force, et le droit n’avait qu’une valeur formelle8. Machiavel semble demeurer dans cette optique, pour qui la justice ne serait que l’efficacité du pouvoir politique lui-même. G.-L. Barni, Bellum justum et bellum iniustum nel pensiero del giuriconsulto Andrea Alciato, in Bibliothèque de l'humanisme et de la Renaissance (14), 1952, p. 210. 8 Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 13 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit Quand il affirme que la guerre est « un jugement de droit », Vico, sans s’éloigner de la terminologie commune, cherche une solution au-delà d’une légitimité strictement juridique9. Il se réfère au développement personnel qu’il avait apporté à la thèse pichienne, distinguant deux situations de liberté, métaphysique et historique. La première expose la condition morale de l’homme lié à l’alliance de Dieu, la seconde, la situation de sociabilité que les hommes possèdent par contrat civil ; c’est à dire deux niveaux de sociabilité, l’un fondé sur le foedus, l’autre sur le contrat. Le premier est régi par le jus divinum ou naturel, le second par le jus civile. La différence entre ces deux sociabilités est importante, surtout au niveau de la culpabilité ; en effet, au niveau du droit civil, toute transgression est punie par l’autorité, à laquelle chaque individu a aliéné sa propre liberté, tandis qu’au niveau du jus naturale ou gentium (puisqu’il n’y a pas d’autre autorité que celle de Dieu), le droit de punition revient au pouvoir de la partie offensée. Ainsi, le jugement ne peut être exercé que par la guerre. « ... quod bella juris judicia ». En disant cela, il a conscience de donner une nouvelle définition qu'il prend soin d'expliquer : « Novem definitionem fortasse mirati estis : rationes attendite », Oratio V, p. 51. 9 Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 14 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit Vico a pressenti la notion de fédération des États sans pouvoir la préciser. Mais aurait-il pu en dire davantage sans nier l’autonomie politique des États ? Puisque, par nature, les États sont fédérés et unis par le jus gentium, le droit de vengeance ou de punition ne devrait pas revenir uniquement à l’État lésé, mais à toute la fédération. Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 15 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit 65- Le fondement philosophique du Droit ette théorie dépasse les limites imposées par la question de la guerre. Elle nous montre aussi que Vico demeure toujours sensibilisé par Hobbes, auquel il cherche à répondre en approfondissant le jus naturalisme de Grotius. Hobbes repose le fondement du juste et de l’injuste dans le contrat qu’il a placé comme fondement de la vie sociale. La justice coïnciderait avec la logique du contrat. Juste est celui qui se comporte de façon cohérente à l’acte de cession de sa propre liberté10. Vico s’approprie la théorie contractuelle hobbsienne, mais la trouvant insuffisante pour fonder le juste et l’injuste et pour expliquer les relations entre les États, il la limite au domaine du droit civil. Pourquoi serait-il juste de rester lié au contrat, si chacun l’a signé librement ? Quelle raison en empêcherait la résiliation ? Pourquoi ne peut-on « De même que, dans ces discussions, on appelle absurdité le fait de contredire ce qu'on soutenait au début, de même, dans le monde, appelle-t-on injustice et tort l'acte de défaire volontairement ce qu'au début on a volontairement fait » (Hobbes, Leviathan, Op. cit. XIV, p. 131). 10 Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 16 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit pas redevenir barbares ? En outre, d’où jaillit l’équité des pactes par lesquels les États s’associent ? Sans doute y sont-ils poussés par des motifs d’utilité, mais où est le fondement du juste et de l’injuste justifiant la guerre ? Vico – avons-nous dit – conserve la bipartition juridique ; mais au lieu de faire coïncider le droit naturel et l’usage de la liberté propre à l’âge primitif, il l’identifie à la condition universelle de rationalité, commune à tous les hommes. Le droit naturel, chez Hobbes, est un a priori historique, chez Vico un a priori logique. Ainsi le contrat qui fonde l’État, et le pacte qui serait à la base des relations internationales sont-ils justes ou injustes selon leur conformité aux principes de la raison. Ils obligent, dans la mesure où ils traduisent au niveau de l’histoire les impératifs pratiques de la raison. Cette conception, qui l’oppose à Hobbes, le rend également solidaire avec les principes généraux de la philosophie de Grotius. Il reste, toutefois, personnel au point de marquer ses distances vis-à-vis de son maître. Pour Grotius, le droit naturel est un arrêt de la raison, correspondant à l’ordre fondé par Dieu au moment de la création de l’homme, et Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 17 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit rétabli par le salut du Christ11. Mais il serait possible de dire qu’existe un hiatus dans le système, parce que l’ensemble du droit relève d’une rationalité qui n’est pas définie juridiquement. Au contraire, en référant ce système à la dimension de liberté créée par l’alliance de Dieu, Vico traduit l’intention d’expliquer le droit par une métaphysique du droit. Ainsi l’homme, la raison et même Dieu ne sont que des moments d’une idéalité juridique, fondatrice de la sociabilité. Étant social, même sans son idéalité, l’homme ne parvient à se réaliser historiquement qu’au niveau social. Vico est parvenu à cette conception, parce qu’il a associé la notion de liberté de Pic de la Mirandole et la conception stoïcienne de la république dans le cadre de la notion traditionnelle patristico-thomiste de la loi éternelle. « Jus naturale est dictatum rectae rationis indicans actui alicui ex eius convenentia aut disconvenentia cum ipsa natura rationali... » (Grotius, De jure belli et pacis », Op. cit. L.I. chap. I,X 1, p. 6). 11 Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 18 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit 66- Le triomphe de la sagesse et l’appel à la paix uisque le jus gentium implique la reconnaissance des principes de la raison, donc de la sagesse, il convient de conclure que la guerre, institution de ce droit, doit être décidée par les sages. Bien qu’exercée par les militaires, elle ne peut être proclamée que par l’autorité politique de l’État : retour en force de la théorie de Machiavel, dans un esprit différent et une autre profondeur. Même si l’État est fondé par un double droit – droit civil et droit des gens – seul ce dernier légitime la guerre, ce qui signifie que, pour justifier la guerre, la raison d’État, émanant de l’utilité politique, doit s’inscrire dans une rationalité de sagesse, fondatrice de la paix entre les hommes parce qu’elle lie l’État aux autres. Ainsi ce qui apparaissait au commencement comme difficilement conciliable – la guerre et les études libérales – se révélait aisé : en effet, le sujet responsable de la guerre est l’État lui-même, rendu sage par les études et la prudence. À ce point apparaît nettement la différence de Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 19 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit perspective entre Vico et Machiavel, celui-ci adossant l’État à la puissance miliaire, celui-là à l’efficacité de la sagesse politique. Vico se complaît dans le paradoxe en affirmant que l’efficacité de la guerre est elle-même redevable moins à la force des armes qu’à la sagesse. S’adressant à des peuples de haute culture, il les assure qu’éclairés par une intelligence politique, ils peuvent parvenir à gouverner dans la paix un immense empire, même au cas où dans celui-ci les institutions libérales prévalent sur la préparation militaire. Il donne en exemple l’empire chinois, et il affirme qu’un État puissant et inculte tombera en ruine, tandis qu’une nation cultivée et sage, même inférieure en puissance, prévaudra, à l’exemple de la Hongrie contre la Turquie. En bref, la raison prévaut sur la force. Il ne faut pas s’étonner de trouver dans ce texte un appel concret à la paix, en relation directe avec la guerre de succession. En dépit du ton élevé de l’écrit et du souci d’érudition, nous avons affaire à un discours dans lequel l’auteur se présente non en philosophe, mais en orateur, visant les situations concrètes de ses auditeurs qui sont tout ensemble ses élèves, les professeurs et, à travers eux, les Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 20 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit belligérants eux-mêmes. Quoique l’orateur aime cacher ses intentions et ses vues sous des lieux communs, son message demeure suffisamment clair, laissant entendre que cette guerre ne peut être appréhendée dans le cadre d’un « jugement de droit », parce qu’elle est motivée par le prestige et la raison d’État. Ses paroles sont ainsi un retour à la sagesse. À long terme, dans la mesure où il s’adresse à des élèves, son message apparaît beaucoup plus efficace. On peut légitimement penser que cette guerre avait plongé les étudiants dans une crise qui, par ailleurs, a déterminé le choix du sujet de ce Discours. À quoi bon étudier – pensaient les jeunes – si ce n’est que pour devenir le jouet de puissances étrangères ? Un idéal existe-t-il encore pour les études ? Mieux vaudrait les entreprendre dans le seul but professionnel, en vue du profit. Dans le précédent Discours d’ouverture, Vico les avait détournés de cette tentation ; il les avait exhortés à toujours croire à un idéal humain et politique qui leur fût propre. « Cette université d’études est le temple où l’esprit se cultive à la guerre et où il grandit dans la prudence de la guerre ». Vico ne renonçait pas à penser que Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 21 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit l’université était la force de la classe dirigeante du pays. Il s’adressait aux jeunes, dont il attendait « le sens généreux des armes, la haute décision politique et les arts illustres des chefs de la nation. D’eux doivent provenir la gloire de la guerre et la grandeur de l’empire ». Mots sans doute pompeux, tragiquement vides par rapport à la situation actuelle de Naples et de l’Italie, mais pédagogiquement utiles pour insuffler quelque chose de cette sagesse grecque et de cette grandeur romaine qu’il s’était proposé d’offrir par ces Discours. Par-delà ces résultats, cet écrit montre que Vico a adhéré avec enthousiasme et conviction au manifeste de paix lancé par Pic de la Mirandole, le transposant cependant à un autre niveau. En effet, la fin de l’humanisme, sa propre expérience politique, ainsi que la lecture de Machiavel, de Hobbes et de Grotius, lui avaient fait prendre conscience de l’impossibilité de parvenir à une rencontre entre les hommes par la seule voie des études. Ainsi, à l’homme parfait de Pic de la Mirandole il substituait la république, lieu historique de la rencontre de tous les arts, de l’art militaire et des lettres, de l’éloquence et de la philosophie, ainsi Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 22 Ennio Floris : La rupture cartésienne et la naissance d’une philosophie de la culture dans les œuvres juvéniles de J.-B. Vico Les Discours (1689-1717) : 6- Le droit de la guerre et la sagesse du droit que le sujet possible et concret de toutes les vertus humaines12. Le génie universel disparaissait pour céder la place au génie du peuple, réalisé par sa conscience politique. « Enimvero, auditores, summum belli ducem hac virtutum corona magis quam cospicua galea cristaque insignari necesse est : justitia... moderatione... continentia... clementia. Has summo belli imperatori sapientia ad eximiam belli gloriam animi virtutes confert, eas modo mentis cognoscite. Dialectica... geometrica... arithmetica... architectura... eloquentia... naturalis scientia ». (Oratio V, pp. 52-53). 12 Site de l’analyse référentielle et archéologique : http://alain.auger.free.fr 23