LA VIE EST UNE MERVEILLE RECOMMENCEE Les annales de la

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LA VIE EST UNE MERVEILLE RECOMMENCEE
Les annales de la tradition bouddhiste racontent que le prince Siddhârta, le futur Bouddha, a
toujours vécu, par les soins de son père, dans une sorte de cité idéale épargnée de tous les maux de la
condition humaine. Un jour, il a l'occasion de sortir dans le monde: il découvre, lors de ce premier
contact avec l'extérieur, le spectacle morbide de la maladie, de la vieillesse et de la mort et conclut que
l'homme est voué, sa vie durant, à la souffrance. Bouddha va entreprendre une quête initiatique pour
trouver le moyen de libérer les hommes de ce cycle de la douleur. Cette recherche personnelle et solitaire
va aboutir à la sagesse bouddhiste attentive à la nature illusoire de toute chose, au principe de la
permanence de l'impermanence et à la possibilité d'une délivrance qui se réalise quand l'individu arrive à
adhérer au cycle de la mouvance et réussit à l’accompagner sans ressentiment. Le bouddhisme établira
aussi que le désir, en tant que moteur de l'agir humain dans tous les domaines de la vie, est le facteur
déclencheur de toutes les souffrances humaines. Mais quelque part, c'est ce même désir, qui justifie que
Bouddha décide de continuer l'aventure de la vie en dépit des horreurs qu'elle comporte. Pourquoi tenir
autant à cette vie qui nous met en face de notre finitude et des affres de l'existence humaine ? En vertu de
quelle valeur, la vie peut devenir, non seulement supportable, mais érigée en bien?
Ce récit peut être interprété comme une parabole qui décrit la trajectoire d'un projet existentiel
initié par une révélation du sombre visage de la vie et qui évolue progressivement vers l'invention d'une
posture qui permet d'assigner à la vie un sens susceptible de la rendre désirable. Il importe de souligner
qu'aucun discours produit par les hommes sur la vie n'est à même de décider de son sens ou de dévoiler
les secrets de son essence ou les modalités de son mode de fonctionnement. Tout discours désireux de
définir la vie, qu'il emprunte les voies de la biologie, de la théologie ou de la morale, ne peut offrir qu'une
opinion contingente et qui change selon les personnes, les contextes et les priorités de chacun. II semble
indispensable, pour tout un chacun, de forger un discours personnel sur sa vie pour pouvoir lui donner
une signification qui émane de lui-même et non des autres. Cependant, il ne suffit pas de se prononcer
sur sa vie pour qu'elle puisse devenir agréable et vivable ; il faut nécessairement la façonner et la
construire pour qu'elle puisse nous contenter. C'est ce mouvement volontaire et courageux, par lequel un
individu décide de s'emparer de sa vie, qui fait sens et attribue une valeur, résolument voulue, au fait
d'exister
C'est également ce mouvement qui nous intéresse par ce que c'est l'unique voie sérieuse, et
véritablement concrète, qui nous soit donnée pour répondre à la question de la vie et surtout pour la vivre
et chercher, quand faire se peut, à bien la vivre.
A/ LA VIE N’EST PAS UN BIEN; ELLE N’EST PAS UN LONG FLEUVE TRANQUILLE: ELLE
EST “RIEN”
L'angélisme le plus radical, mêlé à l'optimisme le plus béat ne peuvent nous aveugler au point de
nous empêcher de voir qu'au quotidien les hommes souffrent tout le temps et en tout lieu, et, parfois de la
façon la plus atroce. Pour ce constat nous n'avons pas, du reste, besoin de démonstrations scientifiques
ou philosophiques plus ou moins élaborées, en guise de preuves il suffit de consulter la Une d'un
quotidien ou de suivre un journal télévisé pour voir l’horrible spectacle de la misère humaine, dans ses
manifestations matérielles et morales, étalées sur toute la surface du globe.
D'ailleurs quand bien même elle le serait, par je ne sais quel miracle, les catastrophes naturelles et
leurs ravages qui affligent les hommes suffisent pour montrer que la vie n'est pas un long fleuve
tranquille. Partout, effectivement, la vie est éprouvée comme une expérience marquée par les privations,
les souffrances et les déceptions.
Les penseurs de l'antiquité gréco-romaine avaient déjà compris la nécessité de penser la vie dans sa
dimension d'expérience inquiète et angoissée. Hésiode évoque dans les Travaux et les jours les « tristes
soucis » qui taraudent les hommes depuis que Pandore a libéré de la jarre les maux qu’elle enfermait.
Pour lui le destin de I' homme oscille entre la misère et l'angoisse « le jour, dit-il, fatigues et misères, et la
nuit, les dures angoisses. » Les lyriques et les tragiques s'inscrivent également dans la même lignée et
abordent la même thématique. Solon affirme qu' « il n'ya pas d'homme heureux. Tous la douleur les
point, les hommes qui voient le soleil! ». Sophocle dans Oedipe- Roi dit de même, quand il écrit, « las,
race des mortels, que votre vie est égale au néant. ». Nous remarquons ainsi que l’humanité ne se fait pas
beaucoup d'illusions sur la vie et ce depuis bien longtemps. Il va de soi qu'elle ne peut pas être regardée
comme un bien absolu qui serait soustrait au manque et la souffrance.
Héraclite expliquait le fonctionnement de la vie par le principe de l'expansionnisme des étants,
lesquels sont obligés, pour persévérer dans l'être de prélever ce dont ils ont besoin dans l'être même des
autres.
La vie reposerait de la sorte sur la prédation et la destruction. La biologie aujourd'hui dit la même
chose sur la logique du vivant et la nécessité de cette double dynamique de destruction / construction.
Néanmoins si la vie n'est pas un long fleuve tranquille, cela ne signifie pas forcément que nous devons
l'assimiler à une réalité totalement morbide. Certes, Schopenhauer considère que la vie oscille, comme
un pendule, de la souffrance à l'ennui, mais il ne la refuse pas complètement puisqu'il a accepté de la
vivre jusqu'au bout, et qu'il a, sur un autre plan, établit une éthique du désespoir qui finit par sublimer le
sens de la vie. II s'avère donc que la vie n'a pas de signification précise et universelle que la force des
arguments philosophiques ou la pertinence de la démonstration biologique pourraient imposer à la
curiosité du chercheur.
La vie est peu loquace quant à son identité et sa définition; en elle-même, elle n'est rien.
Toutes les significations que nous lui imposons sont le fruit d'un travail de transfert par lequel nous
projetons sur la vie les représentations que nous nous faisons d'elle : du reste, avons-nous le choix, nous
est-il possible de vivre sans, au préalable, décider du sens et de l’orientation que nous désirons affecter à
notre vie?
B/ IL N’YA DE VIE QUE SINGULIERE:
La biologie nous apprend l'évidence de l'unité du vivant: tous les êtres dits vivants auraient en
commun l'organisation cellulaire. Cette unité montre qu'il n'ya pas de hiérarchie entre les vivants, mais
différence et altérité. La hiérarchie cherche à définir une essence, mais l'essence n'existe pas car, nous
disent les biologistes, il n'ya que diversité et multitude et, in fine, que des individus. C'est aussi ce que
stipule la philosophie, écoutons à ce propos Marcel Conche qui écrit ce qui suit dans Montaigne et la
philosophie : « chaque être vaut en tant qu'il est différent des autres et est précisément lui-même. Les
créatures ne sont pas donc subordonnées les unes aux autres ; chacune est sa propre fin. Elle est là non
pour autre chose et selon une finalité extérieure, mais pour elle-même. Chacune existe avec un droit égal,
car tout être est fin en soi. » . La vie part, de ce fait, d'un acte d'appropriation par lequel un individu
s'empare de son existence, choisit sa vie, et, dans le même mouvement se choisit lui même. Ce processus
de possession commence initialement par la connaissance : puisque, chez l'homme, l'acte de connaitre
est évaluation, et puisque c'est l'homme qui évalue, alors il do à guider et orienter sa raison vers la bonne
évaluation de la vie.
La droite raison nous apprend que la vie est saisissable par les sens : la réalité sensible est donnée et
c'est par les sens que nous entrons en contact avec le vivant, ce n'est pas par l'âme, l'esprit, la raison ou la
conscience. II ne sert à rien de vouloir intellectualiser ou conceptualiser la vie puisque, souligne Marcel
Conche « la bonté des choses s'offre sans mots dans l'extase sensorielle. Nous cherchons laborieusement
la réconciliation avec la réalité sans nous apercevoir que nous sommes déjà réconcilié avec elle par notre
corps, nos sens, et tout ce qui en nous nous fait naturellement participer à la vie de ce monde [ ...] les sens
ont toujours partie gagnée contre le jugement le plus sensé, la sagesse même. Le jugement a beau rester
inaltéré, et les impressions sensibles être trompeuses et connues pour telles, elles n'en ont pas moins la
force d'impressions réelles et vivantes. ». Ce sont, en effet, les sens qui rendent possible la saisie du
changement et de la mouvance qui font l'essentiel du mouvement varié de la vie et qui, de ce fait
favorisent l'appropriation du réel. La raison en est incapable parce qu'elle a besoin de fixer et de figer les
choses pour pouvoir les analyser ; c'est d'ailleurs pour cette raison que l'essentiel de la vie échappe à la
raison scientifique qui cherche à fixer ce qui ne cesse de bouger.
La saisie sensorielle, qui constate le changement constitutif du mouvement de la vie, nous permet,
sur un autre plan, de réaliser que cette dernière a un fonctionnement poétique. En effet, la vie étant
embarquée dans le perpétuel changement, la vie invente sans cesse de la variété. Elle ne cherche pas à
uniformiser ou à reproduire toujours les mêmes types. Au contraire, elle ne cherche, rien moins, qu’à les
multiplier, les diversifier et à introduire partout de la différence et de la variété : elle est une création
éternellement recommencée. C'est, en somme cet aspect qui lui confère une faculté artistique puisqu'elle
crée, à la manière, des arts plastiques et œuvre, de ce fait poétiquement. Son action inventive se fait
toujours au présent, mais, parce qu'elle est impliquée dans la dynamique ininterrompue du changement,
le spectacle qu'elle offre est, à chaque fois inédit et neuf, et c'est ce qui confère du charme à la vie « la vie,
déclare Marcel Conche dans l'ouvrage précité, est chose tout entière présente, actuelle [...] elle a un
charme qui ne peut se comparer à aucun autre. Ce charme tient à ce que le présent, comme les eaux du
fleuve d'Héraclite, ne revient jamais deux fois. Ce que je vais vivre, ce n'est que pour une fois. L'homme
revient, mais pas moi. ».
La vie est rétive à tout effort de modélisation ; elle est irréductible aux catégories de la raison et de la
science, le seul moyen de s'en emparer est la saisie individuelle correctement orientée par un jugement
droit et lucide : jugement qui permet l'éclosion de l'art de vivre à propos.
C/ L’ART DE VIVRE A PROPOS
Montaigne disait «je ne fais rien sans gaité », il voulait entendre par cela qu'une activité est bonne si
elle lui procurait du plaisir. Néanmoins, pour que le plaisir puisse advenir, l'individu ne doit pas déployer
à l'égard de la vie une attitude restrictive qui ne veut de la vie que ses bons côtés ou qui lui impose
l'impératif moral de la tempérance. L'homme en possession de l'art de vivre sait que le dérèglement et la
passion font partie de la vie comme l'affirmait Nietzsche sous la forme d'un appel de Dionysos adressé à
l'homme désireux de vivre en esthète « viens, détourne-toi de la vie fastidieuse, vie qui se répète, sans
nouveauté, sans risque, sans violentes émotions, sans découvertes, vie qui n'est qu'un sommeil ; fidèle à
l'esprit de la vie, aventure-toi, tente de nouveaux chemins, et préfère les sentiers aux grandes routes. ».
L'art de vivre consiste à inventer un sentier et faire en sorte qu'il puisse devenir le bon. Dans cet effort
d'invention, il faut apprendre à accepter ce qu'il ya de pire dans le fait d'exister, dans ce qui est présent et
ce qui risque d'avoir lieu. Grâce à cet état de conscience la vie nous donnera toujours plus que ce à quoi
nous nous attendions « ce que nous avons est toujours plus que ce à quoi nous avons droit, déclare
Marcel Conche, c'est une grâce répétée qui nous est faite [ ... ] homme qui vit dans l'hypothèse du pire
aura sans cesse une sorte de supplément de bonheur de tout ce qui fait la différence entre ce qui lui arrive
et le pire qui aurait pu arriver ».
Abordée, selon cet éclairage, la vie serait une modalité de la puissance, parce qu' en elle nous avons
Ie pouvoir d'anticiper et d'accepter ce qui ne dépend pas de nous « il faut, écrit Montaigne, étendre la joie,
mais retrancher autant qu'on peut la tristesse. », et, le propre de l'art de vivre est d'apprendre à l'homme
que la plus grande des perfections possible en ce monde est de jouir de la part de vie qui est donnée a
chacun «c'est une absolue perfection, déclare Montaigne, et comme divine, de savoir jouir loyalement de
son être. ». II importe de souligner que cette perfection, de laquelle parle Montaigne, est sagesse car « le
sage, nous dit Comte-Sponville, acquiesce à soi comme il acquiesce à la vie; et ce oui [à la vie] est sa joie,
et ce oui est sa sagesse ». L'art de bien vivre nous intime l'ordre de nous désintéresser de tout ce qui
divertit ou distrait l'homme de la seule tache fondamentale pour lui : la tache pure et simple de vivre. II
faut comprendre que la société fait donc obstacle a la vie par l'esprit de conquête qui nous fait rater
l'essentiel. L'homme pris dans les rets du temps de l'économie ne peut pas se contenter de vivre ; il est
toujours en chantier ; il a toujours quelque chose a faire ; il est foncièrement préoccupe et soucieux. De
même il pense qu'il a besoin de justifier sa vie: il doit servir, cumuler du capital, créer de la richesse ; sa
vie est rationnalisée parce qu'elle est subordonnée a des buts « la plupart des gens, écrit Marcel Conche
commentant Montaigne, vivent dans un temps brise par l'espérance : le mieux, la véritable vie est pour
plu tard [...] la vie se passe dans l'attente et l'espérance de vivre, un vivre toujours a venir ».
L'art de vivre nous enseigne la nécessite de concevoir la vie dans sa gratuite, comme un Jeu, et ce
en s'évertuant a ne pas la prendre au sérieux, a s'en détacher pour mieux la définaliser et pouvoir s'en
détacher quand il le faut. Dans cette vie vécue comme un jeu, l'homme doit être attentif au changement,
à la variété et a la diversité. Mais ce changement il ne faut pas le concevoir comme une évolution d'un
état moindre de l'être vers un état supérieur. C'est beaucoup plus un approfondissement et un
accomplissement de soi : une naissance a soi et une révélation par l'émergence de notre être authentique.
Pareillement, nous comprenons que cet art de vivre ne peut être que recherche heureuse d’un plaisir
tragique qui reconnait la nature mixte de tout contenu d'existence, fait, à la fois, de joies et de douleurs «
des plaisirs et des biens que nous avons, disait Montaigne, il n'est aucun exempt de quelque mélange de
mal et d'incommodité. ». Cela ne suppose pas qu'il soit donné à l'homme de faire le tri pour sélectionner
dans la vie ce qui mérite d'être expérimenté et ce qui ne le mérite pas. L’homme ne peut qu’adhérer, et
avec gratitude, a ce que la vie lui offre, car il ne lui appartient pas de lui commander.
La Vie n'est ni bonne ni mauvaise. En elle-même, elle ne prétend à aucune signification, et, de
ce fait, elle se veut ouverte a toutes les possibilités. Dans tous les cas, l'expérience montre qu'elle est
mixte, puisqu'elle est faite, concomitamment, de joies et de souffrances, qu'il faut apprendre sagement à
accepter pour mieux vivre. Toutefois, il n'est pas question de nous résigner à notre condition: il faut s'y
plaire. Notre vie est mixte, il faut la vivre et triompher des obstacles, mais d'abord, il faut tout accepter
en elle. La vie, tant qu'elle nous intéresse, rend possible le travail sur soi qui nous érige en créateur de
nous-mêmes et de notre propre existence. En somme, ce travail de double création rend possible une
véritable invention de soi par soi-même, travail qui fait de celui qui I 'entreprend un serviteur des
choses de l'être, ouvert a la richesse du monde et dispose à s'accorder avec le miracle de
l'enfantement perpétuel de la vie: c'est a ce prix que nous pouvons prétendre a une véritable
compréhension de la vie. La vie serait, dans ce cas, un exercice par lequel l'homme attentif participe
au travail continu par lequel la vie s'invente chaque instant.
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