Pratique des soins 58 K r a n k e n p f l e g e I S o i n s i n f i r m i e r s I C u r e i n f e r m i e r i s t i c h e 4/2016 Une pratique innovante au sein d’un hôpital universitaire suisse L’examen clinique infirmier Depuis une vingtaine d’années aux Etats Unis, une dizaine d’années au Canada et dans les pays du nord de l’Europe, se développe la pratique de l’examen clinique infirmier. En Suisse, les Hautes Ecoles Spécialisées de la santé l’enseignent aux futures infirmières dans les filières Bachelor (BSc) depuis l’année académique 2012 [1]. Texte: Cécile Massebiaux, François Dettwiler, Miguel Ferreira, Marie-José Roulin / Photos: Cécile Massebiaux Les compétences infirmières sont déterminantes pour la sécurité du patient. www.sbk-asi.ch >Rôle infirmier >Examen clinique >Sécurité des patients K r a n k e n p f l e g e I S o i n s i n f i r m i e r s I C u r e i n f e r m i e r i s t i c h e 4/2016 Les institutions de santé, les hôpitaux et tous les autres acteurs recrutant des infirmières BSc, vont voir émerger des disparités de connaissances entre leurs professionnels expérimentés et les nouveaux engagés. Les nouveaux diplômés BSc risquent de ne pas pouvoir pratiquer l’examen clinique si les milieux hospitaliers ne sont pas familiarisés avec cette pratique et ne l’intègrent pas dans les soins usuels. Il est donc possible que ces connaissances ne profiteront pas aux bénéficiaires de soins, se perdront et que le transfert vers les compétences n’aura pas lieu [3]. Enfin, de récentes recherches révèlent que seule une proportion allant de 1 à 35% des infirmières formées à l’examen clinique, vont le pratiquer au chevet du patient [3,4]. L’infirmière, en première ligne Dans les institutions de santé, l’infirmière est l’actrice de première ligne dans la plupart des services, présente vingtquatre heures et trois-cent-soixante-cinq jours auprès des patients. Il est donc essentiel, afin d’accroître la sécurité de ces derniers, qu’elle puisse détecter précocement et décrire de manière pointue les manifestations cliniques et les signes d’aggravation. Ce dernier point est crucial, compte-tenu du profil démographique de la population vieillissante, ce qui est l’un des facteurs générateur de la complexité chez les patients hospitalisés en soins aigus. Les pathologies sont plurifactorielles, touchent plusieurs systèmes et de fait, présentent une morbidité élevée. D’autres arguments plaident en faveur du développement de cette pratique innovante, une étude réalisée en Europe dans plus de 300 hôpitaux a montré Les auteurs Cécile Massebiaux, infirmière spécialiste clinique en soins aigus, direction adjointe des soins, HUG. Contact: [email protected] François Dettwiler, infirmier responsable d’unité de soins, Département de médecine interne, de réhabilitation et de gériatrie, HUG. Miguel Ferreira, infirmier assistant du responsable des soins, Département de médecine interne, de réhabilitation et de gériatrie, HUG. Marie-José Roulin, Directrice adjointe des soins, HUG. qu’une augmentation de 10% dans le nombre d’infirmières titulaires d’un Bachelor dans une institution est associée à une diminution de 7% (odds ratio 0·929, 0·886–0·973) de la probabilité de décès d’un patient dans les 30 jours après son admission [5]. D’une part, ces résultats confirment que les qualifications et les compétences du personnel «L’examen clinique permettrait le dépistage précoce des complications et favoriserait la pertinence de l’intervention du médecin, lorsqu’un avis médical est demandé.» soignant sont déterminantes pour la sécurité des patients. D’autre part, l’évaluation clinique exhaustive du patient est déterminante dans l’élaboration du processus de soins. Une pratique invisible Aujourd’hui, l’évaluation clinique s’est développée dans les services de soins de manière incomplète. L’anamnèse infirmière permet de recueillir des éléments sur l’histoire de santé et l’environnement du patient, cependant en pratique l’examen physique reste limité à certains secteurs spécialisés comme les soins intensifs. En effet, l’infirmière mesure les signes vitaux, utilise des échelles pour évaluer certains paramètres tels que la douleur ou l’état de conscience, mais ne réalise pas formellement un examen physique du patient. Cette absence de formalisation de l’examen physique a pour conséquence de rendre cette pratique invisible et peu efficiente. Enfin, une pratique informelle ne permet pas de développer un réel savoir et de le transmettre. Forts de tous ces constats, est né ce projet pilote d’implantation de l’examen clinique infirmier aux HUG. Expérience pilote Cet article décrit une expérience pilote visant à former les infirmières à l’examen physique et implanter formelle- Deux facettes Evaluation et surveillance L’évaluation clinique infirmière comprend deux parties: l’évaluation initiale et la surveillance clinique en cours de séjour. L’évaluation initiale comprend l’anamnèse infirmière et une évaluation de l’état clinique comprenant un examen physique. Cette évaluation initiale permet d’identifier les problèmes de soins et de planifier les interventions de soins qui en découlent. La surveillance clinique a pour but de suivre l’évolution de l’état de santé et de déceler les complications éventuelles. Il s’agit d’un processus ciblé sur les problèmes de santé identifiés [2]. Formation Trois axes principaux La formation des 12 infirmières de l’équipe s’est articulée sur trois axes principaux: • Un atelier de trois heures d’en- seignement sur l’examen clinique (théorique et pratique). Illustré par des situations de soins extraites du quotidien des participants, ainsi que par un formulaire leur permettant de s’exercer et de documenter leurs expériences. • Une phase de mentorat individua- lisé, par une infirmière spécialiste clinique au chevet du patient, avec entraînements à la pratique a eu lieu dans l’unité de soins. • Une coordination des actions de formation par le cadre de proximité. Enfin, les médecins ont participé au processus en échangeant avec les infirmiers, en apportant leur savoir sémiologique, en les invitant à ausculter et à partager leurs points de vue. 59 Pratique des soins 60 K r a n k e n p f l e g e I S o i n s i n f i r m i e r s I C u r e i n f e r m i e r i s t i c h e 4/2016 m .co pik ee r F Regard médical «Un réel plus pour la collaboration» Le point de vue de la Dresse Pauline Darbellay, cheffe de clinique dans l’unité pendant la phase pilote du projet. Quelle fut votre vision et quelles expériences avez-vous vécues lors du projet pilote d’Examen Clinique Infirmier dans l’unité? «J’en ai pensé beaucoup de bien. J’ai trouvé l’équipe soignante très impliquée et avide d’apprendre à utiliser cet outil. Les infirmiers-ères participaient activement à l’examen clinique lors de la visite, et n’hésitaient pas à poser des questions sur les sons entendus pour vérifier leurs connaissances ou leurs trouvailles. Je pense que c’est un réel plus pour la collaboration médico-infirmière, et que cela peut contribuer à permettre d’avertir le médecin interne en charge plus rapidement de la dégradation d’un patient, puisque la tournée est faite bien plus tôt que la visite médicale. Particulièrement pour prévenir les OAP, qui aiment bien survenir le matin. Je pense qu’il faut intégrer toujours cet examen au contexte clinique du malade. Pour cela, il faut bien que les infirmiers-ères soient convaincus qu’il ne s’agit pas d’un examen routinier de plus à faire en sus de la prise des signes vitaux, mais qu’il s’agit bien de détecter une mauvaise évolution le plus tôt possible. Les signes précurseurs hors symptômes du patient, sont détectables… je trouve que l’Examen Clinique Infirmier a beaucoup de sens…Lors de mon passage au sein de l’unité, l’équipe était encore en phase d’apprentissage. J’ai trouvé très positif que les questions soient librement posées, pour augmenter les connaissances et que les infirmières participent à l’auscultation au moment de la visite…» ment cette pratique, dans un service de médecine interne prenant essentiellement en soins des patients avec des affections respiratoires. Cette unité comprend huit lits de pneumologie et huit de médecine interne. Elle est dotée de 10.9 équivalants temps plein (ETP) infirmiers, de deux médecins internes et d’un chef de clinique. Le déploiement de ce projet pilote a duré six mois (janvier à juin 2015) et a été construit de manière systématique en suivant une méthode de gestion de projet. Une action de formation a été élaborée pour la douzaine de collaborateurs infirmiers expérimentés (cf encadré) en impliquant des référents de proximité. De plus, le support de documentation des soins a dû être revu, car il ne prévoyait pas d’espace pour documenter les observations infirmières lors de l’examen clinique. Une évaluation de ce projet a été réalisée à l’aide de deux questionnaires qui ont été conçus par les acteurs du projet en se basant sur la théorie de la diffusion d’une innovation de Rogers. Changement de culture Les résultats de l’enquête mettent en évidence la conviction partagée des soignants (médecins et infirmiers) que la réalisation de l’examen clinique est bénéfique à la qualité des soins dispensés aux patients. Ceci est révélateur d’une amélioration de l’efficience par une identification des interventions et L’évaluation infirmière favorise le lien entre soignant et patient. des surveillances à prodiguer plus performante. Ils estiment ainsi assurer un meilleur suivi. L’examen clinique permettrait ainsi le dépistage précoce des complications et favoriserait la pertinence de l’intervention du médecin, lorsqu’un avis médical est demandé. Les infirmiers estiment mieux structurer la transmission des informations auprès de leurs pairs, mais aussi auprès des médecins. Ces derniers ne sont pas tous convaincus de ce bénéfice. Il reste toutefois difficile de mettre en lumière une amélioration des transmissions lors de cette phase, la fréquence d’exposition étant peu importante. Toutefois le recours au médecin semble plus pertinent lorsqu’un avis médical est requis. Les infirmiers estiment offrir une prise en charge plus complète. A ce jour, le lien entre l’examen clinique et l’aspect sécuritaire n’a pas pu être mis en évidence. Il semble y avoir une cohésion médicosoignante s’accordant à penser que le développement de cette activité serait favorable à une collaboration interprofessionnelle plus prononcée et qu’une méthodologie commune dans l’examen du patient serait profitable. L’ensemble des infirmiers considèrent dès à présent l’examen clinique comme étant de leur rôle, ce qui n’est pas la vision unanime des médecins. Ceci présage de la nécessité d’un accompagnement progressif dans ce changement de K r a n k e n p f l e g e I S o i n s i n f i r m i e r s I C u r e i n f e r m i e r i s t i c h e 4/2016 culture et de perception du rôle infirmier par l’ensemble des professionnels soignants, notamment les médecins. Améliorer la sécurité En outre, nous relevons que plus de 87% des infirmières perçoivent cette évolution de pratique comme étant une valorisation de leurs compétences. D’un point de vue managérial ceci est très intéressant et est en accord avec les bénéfices escomptés dans le développement du concept du Magnet Hospital (concept de l’hôpital attractif, d’origine américaine, associant la qualité des soins et la satisfaction du personnel). Nous constatons que la réalisation de l’examen clinique n’est pas quotidienne. 50% des participants le réalisent une à deux fois par semaine et nous espérons que cette pratique sera facilitée, à travers l’optimisation du support de documentation. Au vu des résultats obtenus, nous pensons qu’une systématisation de l’examen clinique permettrait aux infirmiers de s’approprier cette nouvelle pratique. L’objectif ultime étant que les infirmières mobilisent ces nouvelles compétences de manière ciblée en fonction de l’état de santé du patient et puissent détecter précocement des signes de détérioration, améliorant ainsi la sécurité des soins. Regard Infirmier «Favorable au lien soignant-soigné» L’avis de Frédéric Pierre, infirmier clinicien de l’unité. En votre qualité d’infirmier clinicien, comment avez-vous perçu l’expérience du déploiement de l’examen clinique au sein de l’unité? «Le déploiement de l’examen clinique (EC) au sein de mon unité a suscité une très forte adhésion de la part de l’équipe infirmière, car il répond à un véritable besoin des professionnels en comblant un espace méthodologique manquant. Il permet de structurer la pratique soignante et fait le lien entre l’observation infirmière – le fameux ‹tour du lit› – et la formulation du plan de soins, complétant la première et argumentant le second. Exhaustif, il facilite le recueil d’informations objectives quant à l’état clinique du patient et facilite l’échange interdisciplinaire avec le corps médical par l’emploi d’un langage et d’un vocabulaire commun.» «S’il ne se substitue en aucun cas à l’examen clinique médical, il constitue une base de travail dans le cadre de la prise en charge infirmière et un outil d’évaluation de l’évolution du patient. Il facilite le réajustement des actions mises en place, et favorise la détection précoce des éventuelles dégradations. Il facilite également le renseignement de la documentation de soins en constituant une base de travail collective, un socle commun. Fort de ces qualités, il est un levier d’amélioration qualitative de la profession infirmière.» «Enfin, je trouve à la démarche un intérêt tout particulier: l’examen clinique participe à replacer l’infirmierère au lit du malade, en lui redonnant du temps auprès de ce dernier et influence favorablement le lien soignésoignant.» Pouvez-vous nous décrire les réactions et perceptions de la patientèle face à cette pratique innovante? «Les patients ont exprimé de la curiosité, un peu de surprise aussi et au final de l’intérêt, voire de la reconnaissance, grâce au temps passé auprès d’eux. Il est aussi important de bien répondre à leurs questions, en particulier sur le fait que notre examen ne se substitue pas à celui du médecin, il ne s’agit donc pas d’un examen ‹low-cost›, ni d’une redondance superflue.» Collaboration médico-soignante indispensable A ce jour, il a été décidé d’élargir ce projet à plusieurs départements de l’institution. L’examen clinique infirmier sera adapté en fonction des lieux de pratique (hospitalier, ambulatoire, soins aigus ou longs séjours). Cette démarche est soutenue par les directions des soins et médicale, en effet la collaboration médico-soignante aussi bien au niveau des directions que dans les unités de soins est indispensable pour faciliter un déploiement harmonieux de cette pratique. Il est envisagé de développer un support de documentation commun pour les médecins et les infirmières, afin d’éviter toute redondance médico-soignante et ainsi privilégier la présence auprès du patient. Un programme de formation continue a été mis sur pied et offre déjà des journées de formation à l’examen physique autour de plusieurs thèmes: l’examen respiratoire, cardiaque ou neurologique, l’évaluation de l’état mental. Néanmoins, notre expérience montre que pour certaines infirmières, une réactualisation de leurs connaissances en anatomie et pathologie est nécessaire avant de pouvoir suivre pleinement ces formations. Finalement, un mentorat et le soutien des cadres infirmiers de proximité sont indispensables pour permettre un réel transfert de l’examen clinique dans la pratique. Pour conclure, ce projet montre qu’il est possible de former les infirmières expérimentées à l’examen physique et qu’elles perçoivent positivement cette nouvelle pratique. Ceci permet de penser que les jeunes diplômées trouveront un milieu favorable au développement de cette pratique et pourront ainsi l’exercer pour le bénéfice des personnes hospitalisées. Références [1] Haute Ecole de Suisse Occidentale. Plan d’études cadre Bachelor Filière formation en soins infirmiers. 2012. Consulté le 23 dec 2015. Disponible sur: www.heds-fr.ch/FR/ bachelor/BachelorSI/formation-bachelor/ Documents/PEC_Soins_infirmiers.pdf. [2] Eckhardt A. Evaluation et jugement clinique. Dans: Jarvis C, éditeur. L’examen clinique et l’évaluation de la santé. 2 ed. Montréal: Chenelière Education; 2015. p. 3 –15. [3] Lesa R., Dixon A. Physical assessment: implication for nurse educators and nursing practice. International Nursing Review. 2007;54(2):166 –72. [4] Birks M., Cant R., James A., Chung C., Davis J. The use of physical assessment skills by registered nurses in Australia: Issues for nursing education. Collegian. 2013;20:27–33. [5] Aiken LH., Slorane DM., Bruyneel L., Van den Heed K., Griffiths P., Busse R., et al. Nurse staffing and education and hospital moratlity in nine European coutries: a retrospective observational study. Lancet. 2014;383(9931):1824 – 30. 61