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Éditorial
Infectiologie et microbiologie : entre complexité
et santé publique
Prs LAURENT KAISER et THIERRY CALANDRA
Articles publiés
sous la direction
des professeurs
Laurent Kaiser
Service des maladies
infectieuses
Laboratoire de
virologie et Centre
de référence des
infections virales
émergentes
HUG, Genève
Thierry Calandra
Service des maladies
infectieuses
Département de
médecine
CHUV, Lausanne
Deux événements récents ont marqué notre
transmette de manière facilitée d’une bacté­
rie à une autre, posant des problèmes sérieux
spécialité ; ils illustrent deux phénomènes
de contrôle des infections. Cette observation
communs en infectiologie : d’abord nos limites
illustre aussi plusieurs points fondamentaux
à anticiper l’évolution du monde microbien,
de l’infectiologie. Tout d’abord les animaux
ensuite les répercussions qu’une maladie in­
fectieuse peut avoir sur la santé publique à
d’élevage, ici les cochons, qui sont exposés à
l’échelle d’un continent. Ces deux
de multiples pressions antibioti­
événements sont l’identification
ques lors de leur croissance, sont
ces germes ont
d’un nouveau mécanisme de ré­
un réservoir expérimental extra­
été comme
sistance des entérobactéries à un
ordinaire pour le monde bacté­
par miracle
rien ; les bactéries peuvent évoluer
antibiotique de dernier recours,
découverts
et s’adapter pres­que sans limite.
la colistine, et l’épidémie due au
rapidement
Ces interactions entre l’environ­
virus Zika en Amérique du Sud.
partout dans
nement, l’usage à large échelle
Ces observations illustrent aussi
le monde
d’antibiotiques, le transfert de
les frontières infinies de notre spé­
gènes de résistance, puis l’émer­
cialité qui navigue entre des mi­
croorganismes si différents mais qui procè­dent
gence de ces bactéries dans la population
de phénomènes similaires lorsqu’ils émergent
­humaine, et fina­lement dans nos hôpitaux,
du monde animal.
­illustrent la complexité des phénomènes en
jeu et les difficultés à prédire l’évolution du
Parlons d’abord des entérobactéries et de la
monde microbien et l’apparition de nouvel­
colistine. Grâce à une investigation méticu­
les infections en médecine humaine. Une fois
leuse, des confrères chinois ont identifié que
cette découverte publiée, ces germes ont été
des entérobactéries productrices de carbapé­
comme par miracle découverts rapidement
némases, enzymes conférant une résistance
partout dans le monde, y compris en Suisse,
aux antibiotiques de la famille des carbapé­
où des patients, porteurs de ces bactéries ré­
nèmes (antimicrobiens au spectre d’activité
sistant à tout l’arsenal antibiotique disponi­
le plus large ciblant les bactéries Gram néga­
ble, sont déjà identifiés. La science microbio­
tif) pouvaient transporter un élément géné­
logique rencontre immédiatement les sciences
tique (plasmide) codant pour une résistance
cliniques et le contrôle des infections. Les
à la colistine. Où est la nouveauté, étant en­
bactéries, elles, nous ont, comme souvent,
tendu que la résistance à la colistine était un
déjà devancés.
phénomène connu ? Jusqu’à présent les mi­
crobiologistes nous disaient que cette résis­
Lorsque l’attention du monde entier était
tance était constitutive et codée par des gènes
tournée vers le virus Ebola, une épidémie avait
bactériens. La nouveauté réside dans le fait
lieu dans l’océan Pacifique, en particulier en
que cette résistance s’avère aussi dorénavant
Polynésie française, due à un virus au nom
transmissible d’une espèce bactérienne à une
étrange de Zika. Ce virus, découvert dans une
autre grâce à un élément génétique mobile
forêt ougandaise au milieu du siècle dernier,
plasmidique. En quoi cette nouvelle est-elle
avait officiellement causé moins d’une ving­
taine de cas jusqu’en 2007. C’est ce que la lit­
pertinente pour notre pratique ? La colistine
térature nous disait, la vérité est certaine­
est un antibiotique de dernier recours pour
ment autre ; nous avons affaire à une zoonose
traiter les bactéries Gram négatif multirésis­
tantes qui circulent à travers le monde. Le
non reconnue car non diagnostiquée. Il y a
risque dorénavant est que cette résistance se
fort à parier que ce virus a déjà depuis des dé­
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Bibliographie
•
Liu YY, et al. Emergence
of plasmid-mediated
colistin resistance
mechanism MCR-1 in
animals and human
beings in China : A
microbiological and
molecular biological
study. Lancet Infect Dis
2016;16:161-8.
•
Musso D. Zika Virus
Transmission from
French Polynesia to
Brazil. Emerg Infect Dis
2015;21:1887.
•
Kindhauser MK. Bulletin
of the WHO 2016: http://
dx.doi.org/10.2471/BLT.
16.171082
cennies causé des épidémies humaines. Chez
qui doit intégrer des notions d’épidémiologie,
l’adulte, la maladie est le plus souvent bénigne,
de santé publique, l’étude des zoonoses, la
sans conséquence pour l’individu infecté ;
gestion des agents antimicrobiens et les scien­
raison supplémentaire de passer inaperçu. Il
ces du microbe et de l’immunité. L’exem­ple du
y a quelques mois, l’apparition de complica­
Zika est flagrant à ce titre, et nous r­ appelle la
tions, sous la forme de syndrome de « Guil­
nécessité absolue, en présence d’une nouvelle
lain-Barré » et de malfor­ma­tions fœtales (mi­
maladie, d’investiguer de manière minutieuse
crocéphalie) au Brésil, a permis d’établir un
son épidémiologie, sa pathogenèse et de tra­
quer les com­plications ; des prin­
lien entre le virus Zika et ces
cipes de base parfois oubliés mais
complications totalement inatten­
La technologie
qui restent inamovibles. Alors que
dues. Un virus bénin, négligé par
facile se
nous som­mes capables de con­
notre communauté, se permet un
substitue à
duire des analyses génomiques en
pied de nez en nous rappelant,
l’investigation
quel­ques heures, nous permet­tant
une fois encore, que la survenue
laborieuse de
d’établir rapidement l’arbre généa­
d’une infection – aussi banale
terrain
logique d’un « nouveau » patho­
soit-elle chez l’adulte – peut s’avé­
rer catastrophique lors de la vie
gène, il est étonnant qu’en 2016,
­fœtale en causant des malformations sévères
nous ayons tant de difficultés à définir avec
et souvent irré­versibles. Autre rappel, le rôle
certitude la relation exacte entre le virus Zika
fondamental d’observations épidémiologiques
et la microcéphalie. La technologie facile se
et cliniques classiques et minutieuses pour
substitue à l’investigation laborieuse de terrain.
comprendre tout l’impact d’une maladie in­
fectieuse.
Ces deux événements sont également des en­
seignements importants pour les centres
Quelles sont les leçons à tirer ?
universitaires et la formation des infectiolo­
gues. Le temps où le spécialiste en maladies
L’avènement du virus Zika et l’émergence de
infectieuses pouvait se concentrer sur son
résistances aux antibiotiques résultent de
modèle expérimental et proposer des théra­
phénomènes parfois similaires en particulier
peutiques ciblées qui découlent des observa­
des interactions étroites entre l’homme et le
tions de son laboratoire, est dépassé. L’infec­
monde animal. Le virus Zika est une arbovi­
rose qui utilise l’expansion de vecteurs (en
tiologie est par définition une science trans­
versale qui touche l’ensemble des spécialités
particulier l’Aedes aegypti) pour se transmet­
sans aucune frontière. A l’échelle de la com­
tre à l’humain. Les bactéries multirésistantes
munauté, l’infectiologie doit avoir le regard
évoluent chez l’animal en toute quiétude avant
tourné vers la santé publique et proposer les
de coloniser ou d’infecter les humains.
stratégies nécessaires à prévenir les événe­
ments indésirables, liés à l’émergence de nou­
Ces deux exemples illustrent le spectre très
velles pathologies microbiennes.
étendu des sciences abordées en infectiologie,
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