ARIANE MNOUCHKINE

publicité
Laurence LABROUCHE
ARIANE MNOUCHKINE
,
"
UN PARCOURS THEATRAL
Le terrassier, l'enfant et le voyageur
Préface de Robert Abirached
Éditions L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris - FRANCE
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y 1K9
(Ç)L'Harmattan,
ISBN:
1999
2-7384-8022-5
Préface
Laurence Labrouche est née, à quelques mois près, en même
temps que le Théâtre du Soleil: voilà qui explique, peut-être, le
désir qu'elle a eu d'envisager le parcours d'Ariane Mnouchkine
comme un objet d'histoire, dont elle n'observerait pas seulement la
vie quotidienne et la logique intime, mais qu'elle pourrait situer
aussi dans son environnement social, et, ce qui est plus original,
dans une généalogie du théâtre de notre siècle. Il fallait pour cela
une assez belle audace, puisqu'une telle démarche supposait de se
mettre légèrement en retrait df.un personnage déjà inlassablement
interrogé, cité, portraituré: omniprésente dans ce livre, Ariane n'a
pas été priée d'y prendre directement la parole. Elle n'y est donc
entraînée à son corps défendant
ni dans un processus
de
fascination ni dans un devoir de commentaire. L'aventure m'a paru
d'emblée mériter d'être courue, au moment où j'ai accueilli
Laurence Labrouche dans mon équipe de recherche de l'université
de Paris X-Nanterre.
J'ai donc, sans hésitation, accepté son projet et la méthode
qu'il impliquait: philosophe, metteur en scène, solidement instruite
en histoire et en esthétique du théâtre, Laurence Labrouche
montrait une détermination
sans faille pour mener à bien son
travail, avec un mélange de modestie, d'engagement personnel et
d'humour qui augurait bien de l'avenir. C'est ainsi qu'en décembre
1995, au bout de six ans de travail, elle soutenait la thèse dont le
présent ouvrage est issu.
Voici donc une étude passionnante,
où l'on saisit le
cheminement d'un personnage et d'une équipe, soudés t'un à l'autre
à travers toute une suite d'avatars, de surprises, d'entêtements, de
passions, de ruptures, mais où surnage, invinciblement, un projet
d'une clarté absolue: il s'agit ici de parler aux hommes de leur
humanité, en accompagnant leur marche ininterrompue à travers
un grand récit aux épisodes divers. L'histoire,
dans cette
perspective, est inséparable des mythes qu'elle suscite ou qui s'en-
6
trelacent avec elle au fil des siècles, mais elle est également
inscrite dans la sphère de l'intimité des êtres, car ses soubresauts
engagent les consciences et les âmes. Présent dans le débat social
depuis ses débuts, le Théâtre du Soleil a rompu cette "synchronie",
selon Laurence Labrouche, au début des années 1980 : non qu'il se
soit mis délibérément
à contre-courant,
mais parce qu'il était
conduit, pour maintenir sa vigueur, à prendre de nouveaux
détours, à mieux ajuster sa distance au monde et à chercher de
nouvelles façons de dire les accointances de la vie et du théâtre,
quitte à revenir à l'actualité
chaque fois que l'urgence le
commandait, en la reliant à de grands thèmes fondateurs.
Ce que montre Laurence Labrouche, d'autre part, c'est la
nature du rapport avec la tradition qu'a toujours entretenu le
Théâtre du Soleil: de la commedia dell'arte au jeu du clown, du
travail sur le masque aux techniques du théâtre oriental, Ariane
Mnouchkine
a toujours puisé dans le savoir immémorial
du
théâtre, comme si, pour innover ou simplement parler un langage
. d'aujourd'hui, il fallait d'abord découvrir les traces vives du passé
et leur rendre leur efficacité. En cela comme en beaucoup d'autres
occurrences essentielles, le Théâtre du Soleil obéit à la leçon de
Jacques Copeau: Laurence Labrouche établit avec force les liens
de filiation qui existent entre Ariane Mnouchkine et le patron des
Copiaus. Elle montre que le Soleil a enfin donné corps au rêve
poursuivi depuis le Vieux-Colombier
et Pernand- Vergelesse et
demeuré pour une bonne part inaccompli. Douée d'une légèreté,
d'une allégresse et d'un esprit combatif qui est l'autre nom d'un
profond plaisir de vivre, à l'opposé de l'austérité de Copeau, mais
aussi obstinée et aussi méfiante que lui à l'égard des pouvoirs,
Ariane Mnouchkine a su montrer que le théâtre savait transformer
la vie (ou aider à l'assumer) en se nourrissant d'elle: condamné
certes à un inachèvement sans cesse renouvelé, il est aussi capable
de l'accomplir dans les figures du jeu et de la fiction, qui donnent
accès aux joies les plus secrètes du coeur.
D'où la triple métaphore du terrassier, du voyageur et de
l'enfant que nous propose Laurence Labrouche, dans sa belle
conclusion, pour suivre au plus près le cheminement d'une troupe
changeante et toujours la même, qui est d'ici et d'ailleurs, tout
entière engagée dans l'instant sans jamais s'y attarder, joyeuse
d'inventer tout en se sachant servante d'un très vieux rituel.
ROBERT ABIRACHED
QUELQUES REPÈRES POUR UN PARCOURS
De l'ATEP au Théâtre du Soleil
Ariane Mnouchkine naît à Paris en 1939 d'une mère anglaise et
d'un père russe, Alexandre Mnouchkine, arrivé en France en 1923
à la suite de la révolution de 1917. Au moment de la naissance de
sa fille aînée, Ariane Mnouchkine a une soeur cadette, il vient de
fonder une maison de production: Les Films Ariane. Alexandre
Mnouchkine est d'origine juive, toute la famille quitte Paris
pendant la guerre pour se réfugier à Caudéran près de Bordeaux. Ils
regagnent la capitale à la Libération. Les Films Ariane rouvrent
leurs portes. En 1957, à l'issue de son baccalauréat, Ariane
Mnouchkine semble se destiner à une carrière de psychanalyste.
Elle part en Angleterre pour effectuer une année de propédeutique
à Oxford. C'est là qu'elle commence à faire du théâtre, travaillant
avec John Mac Grath et Ken Loach, qui dirigent à l'époque deux
troupes universitaires. Elle est également assistante sur deux
spectacles: Ulysse d'après le roman de Joyce et Coriolan, mis en
scène par Anthony Page. C'est à l'issue de cette expérience qu'elle
envisage une carrière théâtrale. De retour à Paris en 1958, Ariane
Mnouchkine s'inscrit néanmoins en psychologie à la Sorbonne et
tente de travailler avec le Groupe Antique. Cantonnée à des tâches
qui ne l'intéressent nullement, elle le quitte très rapidement. C'est
aussi à peu près à cette période semble-t-il, entre la fin des années
50 et le début des années 60, qu'elle entame une psychanalyse
qu'elle crédite, nous signale Raymonde Temkine, de la prise de
conscience de ses propres capacités de création I.
En octobre 1959, Ariane Mnouchkine fonde l'Association
Théâtrale
des Étudiants
de Paris
- A TEP
- avec France Dijoud,
Pierre Skira, et Martine Franck, qui allait signer par la suite de
I Raymonde Temkine, Mettre en scène au présent, p. 107-134, La Cité-L'Age
d'homme, 1977.
8
nombreuses photos pour le Théâtre du Soleil. Roger Planchon
accepte d'en être le président honoraire. Entrent alors à l'ATEP la
plupart des futurs fondateurs du Théâtre du Soleil: d'abord JeanClaude Penchenat, Philippe Léotard, Jean-Pierre Tailhade, puis, un
an plus tard, Myrrha Donzenac, Françoise Tournafond, qui
s'occupe déjà des costumes comme elle continuera de le faire
pendant des années au Théâtre du Soleil, Gérard Hardy. L'ambition
de l'ATEP est à la fois de proposer aux étudiants une formation
pour le théâtre et de monter des spectacles. D'abord assurés par
Gérard Lorin et Charles Antonetti, les cours sont d'une facture
toute à fait classique~ On y travaille des scènes du répertoire. Plus
originale peut-être est l'initiation à la scénographie proposée aux
membres de l'ATEP par le biais d'un atelier effectué dans l'enceinte
du Théâtre Sarah-Bernhardt. Durant sa première année d'existence,
l'association accueille une troupe latino-américaine pour quelques
représentations parisiennes. Parallèlement, afin de réunir les fonds
nécessaires au montage d'un premier spectacle, Jean-Paul Sartre
accepte l'invitation d'Ariane Mnouchkine, qu'il ne connaît pas, et
donne une conférence consacrée à une analyse du théâtre épique et
du théâtre bourgeois dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Le
premier spectacle de l'ATEP sera Noces de sang de Lorca, créé à
Vincennes, évidemment pas encore à la Cartoucherie, en mars
1960 dans une mise en scène de Dominique Sérina.
A cette époque Ariane Mnouchkine se consacre exclusivement
à des tâches administratives. Elle ne suit pas les cours proposés par
l'association et sa seule contribution à la création du Lorca sera
d'en réaliser les maquettes de costumes. Elle ne manifeste pas le
désir d'intervenir dans le domaine artistique et tait même son
expérience d'Oxford, en sorte que personne n'imagine un seul
instant semble-t-il qu'elle souhaite s'impliquer dans la réalisation
d'un spectacle. Assez mécontente du travail réalisé sur Noces de
sang, elle franchit le Rubicon l'année suivante et signe sa première
mise en scène avec une création d'Henry Bauchau : Gengis Khan.
Pendant que Monique Godard, alors professeur chez Jacques
Lecoq, assure la direction des cours proposés par l'ATEP, les
répétitions du Bauchau se déroulent sur un rythme beaucoup plus
soutenu que celui adopté pour le précédent spectacle. Gengis Khan
est créé en juin 1961 aux Arènes de Lutèce devant un public assez
clairsemé. Mnouchkine venait d'assister aux représentations que
l'Opéra de Pékin avait données à Paris et sa première mise en scène
s'inspire du théâtre classique chinois. La méthode de travail
employée demeure conventionnelle et n'augure rien de celle qui
sera par la suite élaborée au Soleil. La distribution et la mise en
scène sont ainsi méticuleusement conçues et arrêtées avant le début
9
des répétitions. L'A TEP continuera son activité pendant encore
quatre ans, à peu près jusqu'à la fondation du Théâtre du Soleil,
mais Mnouchkine quitte sa direction dès le mois de novembre
1961, et n'y assurera plus aucune mise en scène.
C'est au cours du montage de Gengis Khan que l'on commence
à évoquer la création d'une troupe professionnelle. Un noyau se
soude autour de ce rêve qui devient peu à peu un projet arrêté. On
décide cependant de repousser de deux ans la création de la troupe,
le temps pour certains de terminer leurs études, pour d'autres de se
dégager de leurs obligations militaires. Ariane Mnouchkine
consacre la première de ces deux années à faire du montage
cinématographique pour réunir l'argent nécessaire à la réalisation
d'un rêve qui la tient depuis l'enfance: partir en Chine. N'obtenant
pas l'indispensable visa, elle partira tout de même pour l'ExtrêmeOrient et le Sud-Est asiatique. Ses pas la mèneront notamment en
Inde et au Japon. Ce voyage solitaire dure environ un an. C'est
alors qu'elle découvre in situ plusieurs formes du théâtre oriental.
Même si Mnouchkine était déjà attirée par cette esthétique
spécifique, comme en témoigne la mise en scène de Gengis Khan,
il semble que c'est à l'occasion de ce voyage que sa rencontre avec
le théâtre oriental se noue véritablement, peut-être parce qu'elle le
découvre à ce moment-là sur sa terre d'origine, immergé dans la
culture dont il procède. La référence orientale sur laquelle se
silhouette le théâtre de Mnouchkine, même si elle apparaît en
pleine lumière assez tardivement, avec les Shakespeare au début
des années 80, n'est ni récente, ni formelle. Pour Mnouchkine
comme pour d'autres metteurs en scène, c'est en Orient qu'il faut
chercher le théâtre.
A son retour en France, sont effectuées les démarches
administratives nécessaires à la création du Théâtre du Soleil.
Ariane Mnouchkine se souvient que les futurs membres de la
troupe avaient finalement choisi ce beau nom de "soleil" parce qu'il
était le plus évocateur de bonheur 1. La troupe se constitue en
Coopérative Ouvrière de Production en mai 1964. Ce choix fonde
statutairement la gestion de la compagnie sur la collégialité : un
homme vaut une voix. Le principe du fonctionnement collectif est
posé d'emblée. Les membres coopérateurs qui apportent chacun
une quote-part de neuf cents francs - soit entre quatre et cinq mille
francs actuels - sont: Ariane Mnouchkine, Martine Franck,
Françoise Tournafond, Jean-Claude Penchenat, Jean-Pierre
Tailhade, Gérard Hardy, Philippe Léotard, Myrrha et Georges
Donzenac. Ariane Mnouchkine est élue présidente, fonction qui
I Le bon plaisir, France Culture, 1987.
10
dans une SCOP compte plus de devoirs que de droits, le président
n'étant pas en principe investi d'un pouvoir de décision supérieur à
celui de n'importe quel coopérateur. Les Films Ariane prêtent un de
leurs bureaux des Champs-Elysées pour que la jeune compagnie y
installe son siège social.
On souligne probablement à bon droit que l'engagement
d'Ariane Mnouchkine dans et pour le théâtre est des plus radicaux,
de même que la passion, on pourrait dire la foi, qu'elle nourrit à son
égard. Par ailleurs, on a coutume de la considérer comme une
figure d'une volonté inflexible, manifestant un sens, voire un goût,
certain du pouvoir. Cependant, la manière dont elle a abordé sa
carrière révèle une détermination qui n'est pas sans réalisme, ni
sans être teintée d'une sorte de prudenc~, ou d'esprit de réserve.
Jacques Copeau pensait qu'il fallait se méfier des vocations trop
vives. "Une vraie vocation doit se laisser éprouver. Elle doit subir
des délais, des empêchements. Elle peut rarement se passer d'une
bonne éducation"I, écrivait-il. L'engagement de Mnouchkine dans
la voie du théâtre semble moins le fruit d'une vocation précoce,
totalement certaine d'elle-même et de son bien fondé, que celui
d'un parcours et des circonstances. Il y a une expérience anglaise,
presque fortuite, qui conduit à une première tentative de s'insérer
d'abord dans une structure déjà existante. L'échec relatif de cette
tentative conduit Mnouchkine à créer sa propre structure. Mais elle
se tient d'abord éloignée de la dimension artistique, alors qu'il est
très probable que c'est bien cette dimension qui déjà l'intéresse. Le
fait que cet intérêt fut apparemment tu ou très discrètement
exprimé laisse évidemment à penser qu'il ne s'agit pas seulement
d'opérer ainsi un choix de priorité stratégique - il faut travailler à
une administration pour créer une structure suffisamment solide -,
mais qu'il y a là aussi comme un atermoiement, un investissement
dont la nature profonde est un peu "évitée". C'est l'insatisfaction
ressentie devant un premier spectacle qui semble autoriser, pour
une part difficilement évaluable, une certaine libération, conduire
Mnouchkine à réaliser sa première mise en scène et de là, peut-être
pas à concevoir, mais à arrêter le projet de créer une troupe. Il
faudra pour autant encore deux ans avant d'en arriver à la naissance
proprement dite du Théâtre du Soleil. Entre son unique mise en
scène pour l'ATEP en 1961 et celle des Petits bourgeois, premier
spectacle du Soleil qui verra le jour fin 1964, il va s'écouler trois
années durant lesquelles Ariane Mnouchkine prend un recul
effectif à l'égard de la pratique du théâtre. Elle a dit de son long
1 Appels, p.44, extrait d'une conférence donnée au Laboratory Theatre de New
y ork en 1927, Pratique du théâtre-Gallimard, 1974.
Il
voyage en Orient qu'elle l'avait fait sans l'intention d'y découvrir le
théâtre oriental mais animée d'une sorte de sentiment d'urgence, de
l'intuition que c'était probablement le dernier moment où elle aurait
le temps nécessaire pour l'accomplir. Quelle place accorder à
l'A TEP au sein de ce parcours? Le fait que Mnouchkine s'en
détourne finalement avec une certaine soudaineté et n'y exerce plus
aucune responsabilité dès après une unique mise en scène semble
témoigner d'une position assez particulière à l'égard de cette
association qu'elle avait tout de même créée de toutes pièces. On
aurait pu s'attendre à ce que Mnouchkine essaie de faire évoluer
l'A TEP vers le professionnalisme, et poursuive l'expérience,
comme ce fut le cas pour d'autres troupes d'abord universitaires, ou
plus généralement d'amateurs, depuis l'intérieur de cette structure
déjà existante. Tout se passe plutôt comme si l'ATEP ne l'avait
intéressée que jusqu1au moment où le Soleil devenait possible. En
créant l'ATEP, Mnouchkine s'est en sorte forgée peut-être moins
une structure d'apprentissage - c'est le Soleil qui va devenir la
structure de son apprentissage -, qu'une structure-outil, une
structure-clé. L'A TEP est un épisode fondateur, mais sa valeur
n'est que transitionnelle.
Les débuts: 1964-1969
La première saison du Théâtre du Soleil verra la création de
deux spectacles: Les petits bourgeois de Maxim Gorki et
Capitaine Fracasse, adapté très librement et en alexandrins du
roman de Théophile Gautier par Philippe Léotard. A l'époque, la
troupe travaille à la Maison des Jeunes et de la Culture de
Montreuil où le Gorki sera donné pour la première fois en
novembre 1964. Dans la foulée, la compagnie répète la pièce de
Léotard, créée en juin 1965 en plein air à Gennevilliers, à
l'occasion d'une fête foraine. Les petits bourgeois sont repris à
Paris au Théâtre Mouffetard, de septembre à novembre 1965.
Rares sont les critiques qui se dérangent mais la fréquentation
publique est bonne et le spectacle globalement apprécié. Suivront
une retransmission radiophonique et une tournée en banlieue. Le
spectacle enfin est accueilli à la Maison de la Culture de Bourges
que dirige Gabriel Monet. Deux mille neuf cents spectateurs
verront Les petits bourgeois. Encouragé par ce bon début, la troupe
décide de donner Fracasse à Paris au Théâtre Récamier en janvier
1966. Les critiques, cette fois plus nombreux, ne montrent pas
grand enthousiasme pour le spectacle et le public manque à l'appel.
Le spectacle tournera cependant dans le Sud de la France au cours
12
de l'été 1966. Il Y aura ensuite quelques représentations en
banlieue. Fracasse réunira quatre mille spectateurs. La pièce n'a
pas été un succès et il serait inexact de donner une importance
exagérée à cette production. Pourtant, plus que le réalisme des
Petits bourgeois, cette histoire épique et romanesque qui met en
scène une troupe de comédiens, avec sa référence directe à la
commedia dell'arte, et le décor de Roberto Moscoso fait de toiles
peintes que l'on monte et que l'on descend à vue, comme plus tard
dans 1789, comme le recours à des couplets commentant l'action
ou annonçant la scène suivante, paraissent, avec le recul, taillés
dans la même étoffe que le théâtre proposé par le Soleil dans les
années 70.
Après les représentations du Capitaine Fracasse au Récamier,
le travail de création du Soleil marque une première pause. Chacun
ressent le besoin d'une formation. Ariane Mnouchkine suit alors
l'enseignement de Jacques Lecoq s'efforçant de transmettre aux
acteurs du Soleil ce qu'elle-même vient d'appre~dre. La troupe
prend également des cours d'acrobatie et travaille le chant et la
diction sous la direction d'un ancien acteur de chez Dullin. La
rencontre de l'enseignement de Lecoq est très importante. Elle
participe du processus de découverte d'un langage scénique qui
verra le jour en 1969 avec Les clowns et qui sera comme un point
d'Archimède dans le travail de Mnouchkine. Et il Y a aussi cet
apprentissage effectué d'une manière un peu inattendue, un peu
incongrue pour une toute jeune compagnie de la seconde moitié
des années 60, auprès d'un ancien collaborateur de Dullin. Sans
donner à cet épisode une trop grande signification, il n'en reste pas
moins vrai qu'il confronte les jeunes acteurs du Soleil à l'ombre
portée d'un certain théâtre, d'une certaine idée du théâtre, celle de
Dullin, Jouvet, et surtout de celui qui fut leur premier "patron",
Jacques Copeau. Cette vision du théâtre est de celles dont
Mnouchkine aujourd'hui se réclame.
Au cours du début de saison 66/67, Martine Franck propose un
texte à la troupe: La cuisine d'Arnold Wesker, créée à Londres
quelques années avant mais jamais jouée en France. L'action se
déroule dans les cuisines d'un grand restaurant, avant, pendant et
après un service. La pièce dénonce centralement l'abrutissement et
l'avilissement de l'homme par le travail. Mnouchkine est d'autant
plus intéressée par le texte qu'il demande un travail important de la
part des acteurs et du metteur en scène et cadre ainsi parfaitement
avec la nécessité et l'urgence ressenties à ce moment-là d'un
apprentissage. Elle parvient à rencontrer Wesker et à obtenir les
droits. Léotard assure l'adaptation française. Les répétitions se
déroulent à partir de mai 1966 jusqu'au printemps] 967 dans une
13
salle paroissiale de la rue de Pelleport puis au Cirque d'hiver. Le
passage à Paris de Wesker qui vient assister aux dernières
répétitions attire l'attention de la critique. Certains articles
paraissent en avant-première. Après quelques représentations de
bon augure à l'Antenne culturelle de Malakoff, La cuisine est créée
à Paris le 5 avril 1967 au cirque Montmartre. Toute la critique s'est
déplacée pour la première. Elle est là pour Wesker, elle découvre
une troupe et un metteur en scène. Servi par d'excellents articles, le
spectacle fait salle comble pour toute la durée des représentations
jusqu'en juillet. Il est repris avec le même succès pendant trois
mois à la rentrée 1967/1968. En décembre, la troupe entame une
tournée en province dans de grandes salles: Bourges de nouveau,
Marseille, Villeurbanne... La cuisine est le spectacle qui révèle le
Théâtre du Soleil et Ariane Mnouchkine au grand public et aux
critiques. Il comptera soixante-trois mille quatre cents spectateurs.
Durant la même saison, pendant les représentations du Wesker
en décembre 1967, commencent les répétitions du Songe d'une nuit
d'été créé au printemps 1968 de nouveau au cirque Montmartre.
L'accueil est comparable à celui du précédent spectacle. Dans le
même temps, le Soleil produit un spectacle pour enfant, L'arbre
sorcier, Jérôme et la tortue, écrit et mis en scène par Catherine
Dasté et joué par les comédiens non distribués sur le Shakespeare.
Les événements du printemps 1968 éclatent au cours des dernières
représentations du Songe. La troupe les suit de près sans toutefois y
participer vraiment. Lorsque le mot d'ordre de grève générale est
lancé par la profession, le Soleil, alors en tournée, décide après de
longs débats de ne pas s'y associer. En revanche, il interrompt les
représentations du Songe pour reprendre La cuisine dans les usines
occupées, se rangeant ainsi à, la proposition de Jean Dasté qui
accueillait la troupe à Saint-Etienne. C'est sur ce mode que la
tournée se poursuit. De retour à Paris, bien qu'une nouvelle série de
représentations de la pièce de Shakespeare soit programmée à
Médrano, le Soleil choisit de continuer à jouer dans les usines:
Citroën, Renault, Kodak, la SNECMA... On monte à la hâte un
petit spectacle de cabaret pour l'occasion. Le songe ne sera repris
au cirque Montmartre qu'en juin. Le Soleil honorera ainsi
tardivement le contrat établi avec Joseph Bouglione.
Durant l'été, l'ensemble des engagements étant annulé à cause
des événements, la troupe accepte l'invitation du Conseil Général
du Doubs qui, pour compenser l'annulation des Nuits de
Bourgogne, propose au Soleil de s'installer deux mois aux Salines
d'Arc et Senans. C'est durant cet été passé aux Salines que la
compagnie décide de renoncer au texte écrit, au texte d'auteur, pour
se lancer dans la création collective. C'est aussi aux Salines que le
14
Soleil entame réellement une recherche autour, dit Penchenat, d'un
"nouveau langage théâtral"l, immédiatement préhensible pour le
public. C'est en ces termes que sera arrêté le projet du spectacle
suivant, Les clowns. Fin septembre Jean Vilar propose à Ariane
Mnouchkine de participer au festival d'Avignon 1969 qu'il veut
redynamiser en s'appuyant sur de jeunes compagnies. Puis la
troupe se rend à Venise où la Biennale accueille La cuisine et
L'arbre sorcier. Parallèlement, les répétitions très difficiles des
Clowns se poursuivent dans des lieux divers, notamment à
l'Antenne culturelle de Malakoff. La troupe y donnera quelques
représentations de La cuisine qui permettront de payer le loyer.
Gabriel Garan offre alors de coproduire Les clowns, qui seront
créés au Théâtre de la Commune fin avril 1969. L'accueil du public
et de la critique est mitigé. Vient Avignon. L'idée de Vilar était de
parvenir à sensibiliser le public populaire avignonnais à
l'événement et de décentraliser le festival en donnant des
représentations hors des remparts. La troupe rencontre différentes
associations locales et promène ses clowns dans la cour du lycée
Saint Joseph, puis en proche et grande banlieue d'Avignon, à
Champfleury et Sorgues. Le spectacle sera mieux accueilli à
l'occasion de ces représentation~ qu'à sa création. Il sera repris à la
Commune à la rentrée, puis à l'Elysée Montmartre en janvier 1970.
C'est durant quelques représentations des Clowns en ce début de
saison 1969/1970 que Mnouchkine joue pour la première et,
jusqu'ici, dernière fois dans un spectacle du Soleil, tenue de
remplacer à la dernière minute une comédienne souffrante. Après
des représentations apparemment assez mornes des Clowns,
suivront de février à avril les ultimes représentations de La cuisine
à l'Ely sée Montmartre. Pendant que la troupe travaille d'une
manière assez informelle le Barbe bleue d'Offenbach sous la
direction de Penchenat, Mnouchkine se retire pour essayer de
définir le projet du prochain spectacle. Comme il en avait été
décidé aux Salines, il s'agira d'une création collective. Mnouchkine
sait aussi qu'elle souhaite continuer à travailler à partir de la forme
scénique découverte avec Les clowns, mais elle cherche un sujet
qui appartiendrait à un patrimoine largement partagé. Les contes du
terroir un moment envisagés sont rapidement écartés et c'est
l'histoire de France qui est retenue. Mnouchkine pense d'abord
traiter de la Commune, mais un premier travail révèle qu'on ne
peut en saisir les fondements sans remonter à la période de la
1 Jean-Claude Penchenat et Richard Monod, "La vie d'une troupe: le Théâtre du
Soleil", Le théâtre, Bordas, 1989.
15
Révolution française. C'est à elle que
sera consacré le prochain
.
spectacle.
Au cours de la période qui débute avec le séjour aux Salines
d'Arc et Senans, se poursuit avec la création et les représentations
des Clowns et s'achève avec la formulation du projet sur la
Révolution, apparaissent les principaux éléments sur lesquels vont
se fonder la pratique et l'esthétique scénographique
et
dramaturgique du Soleil durant la majeure partie des années 1970.
Un chemin commence à se dessiner fermement, celui de la création
collective, de l'improvisation, celui aussi d'un théâtre de l'histoire,
de la mémoire des hommes et, au travers du clown, de la foire, du
masque, un théâtre de la mémoire du théâtre, de la tradition.
Au même titre que les germes d'une pratique et d'une
esthétique théâtrale sont apparus entre 1964 et 1969, la troupe du
Soleil s'est peu à peu constituée durant la période. Dès le montage
des Petits bourgeois, le nombre des coopérateurs passent de neuf à
treize. C'est avec ce premier spectacle que Roberto Moscoso, qui
restera le décorateur attitré du Soleil pendant une dizaine d'années,
commence sa collaboration avec Ariane Mnouchkine. Fracasse
nécessite un nombre important d'acteurs. A ce moment-là entrent
notamment dans la compagnie Joséphine Derenne, Françoise Joxe,
Daïna Lavarenne, Nicole Félix. Pendant le montage de La cuisine,
certains comédiens, manquant de confiance dans l'entreprise,
quittent la troupe. Pour la première fois, un comédien est renvoyé
du Théâtre du Soleil pour avoir refusé de jouer un rôle qu'il juge
trop court. D'autres arrivent, Serge Coursan, René Patrignani, Anne
Demeyer, Françoise Jamet. Guy-Claude François, rencontré à
l'occasion des représentations de Fracasse au Récamier, devient
directeur technique du Théâtre du Soleil à partir du Songe d'une
nuit d'été. Il succédera à Roberto Moscoso à partir de L'âge d'or et
signe encore aujourd'hui les scénographies des spectacles de
Mnouchkine. Sont ainsi réunis la plupart de ceux qui seront les
artisans des spectacles des années 70. C'est aussi au terme de ces
cinq premières années que certains des membres fondateurs les
plus actifs s'en vont, comme Philippe Léotard et Jean-Pierre
Tailhade.
Les débuts du Soleil n'ont été ni extrêmement difficiles ni
particulièrement aisés. D'un côté, la troupe accède très vite à la
reconnaissance du public, de la critique et d'une partie de la
profession. Elle bénéficie également, avec une rapidité qui laisse
aujourd'hui rêveur, d'une subvention des Affaires culturelles: cinq
mille francs 1 en 1965 et 1966, vingt mille francs en 1967, cent mil1 Les sommes sont données en francs courants.
16
le pour Le songe, auxquels viennent s'ajouter cinq mille francs pour
L'arbre sorcier, trente mille francs en 1969, la chute brutale de la
subvention étant motivée par l'apport de la coproduction de Garan.
D'un autre côté, ce financement est accordé au titre de l'aide au
spectacle. Il est donc par nature précaire et aléatoire. Il ne permet
pas, en outre, de faire face aux frais générés par le fonctionnement
d'une troupe permanente qui rapidement compte une trentaine de
membres pour avoisiner la cinquantaine tout au début des années
70. Pour Les petits bourgeois les répétitions ne sont pas payées et
seuls les non-coopérateurs reçoivent un cachet versé à la
représentation. L'ensemble des membres du Soleil travaille donc
ailleurs pour vivre. Dès le montage de Fracasse, la compagnie doit
contracter un emprunt bancaire. Aux charges de création et de
fonctionnement, s'ajoutent celles occasionnées par la location des
lieux de répétitions et de représentation. L'échec de Fracasse au
Récamier endette lourdement la troupe. La cuisine est montée dans
des conditions financières assez catastrophiques, d'autant que le
loyer qui doit être versé pour la location de Médrano s'élève à neuf
cents francs. L'enjeu des représentations de La cuisine relève un
peu du "tapis" des joueurs de poker. Le beau succès du spectacle
permet d'éponger toutes les dettes et de rémunérer l'ensemble des
membres de la compagnie, coopérateurs compris, pour un salaire
versé uniquement pendant les représentations
qui s'élève
modestement à mille cinq cents francs par mois. Le montage et les
premières représentations du Songe se déroulent donc dans d'assez
bonnes conditions. Toutes les représentations sont payées. Pour la
première et dernière fois au Théâtre du Soleil les acteurs perçoivent
un salaire dont l'importance est proportionnelle à celle de leur rôle.
Cependant, les annulations successives des contrats de l'été 1968 et
le choix de jouer dans les usines occupées coûtent cher à la
compagnie et déséquilibrent de nouveau son bilan. Il est malgré
tout décidé, à la rentrée 1968/1969, de salarier mensuellement les
membres de la troupe. Ce salaire est fixé à deux mille francs, mais
il va rapidement au cours de la saison descendre jusqu'à neuf cents
francs. Le relatif insuccès des Clowns n'améliore pas la situation
comptable du Soleil. C'est dans ce contexte que tout au début des
années 70 une partie du public va créer l'Association des Amis du
Théâtre du Soleil. Elle a pour vocation d'aider la compagnie
notamment en lui consentant des prêts ou en lançant des bons de
souscription. Elle restera active pendant cinq ans. Au terme de ses
premières années d'existence, le Soleil se débat dans des difficultés
financières importantes et n'a toujours pas pu s'implanter dans un
lieu fixe. Mnouchkine avait fait en 1968 une proposition laissée
sans suite par Joseph Bouglione pour Médrano. En 1969, la com-
17
pagnie avait pensé aux Halles de Baltard. Le Soleil était alors entré
en contact avec quelques conseillers municipaux, là encore
vainement. A la fin des années 60 le Soleil est une troupe
prometteuse, mais nullement" installée", qui peut tout aussi bien se
développer, végéter ou purement et simplement disparaître.
Au moment du montage, de 1789, Ariane Mnouchkine
évoquait dans un entretien avec Emile Copfermann une tension qui
était apparue deux ans après la création du Soleil entre Fracasse et
La cuisine. Elle en parlait comme l'expression d'une méfiance, de
"l'impression que l'opinion d'une personne (il paraît évident que
Mnouchkine fait, ce disant, allusion à elle-même) pouvait
s'imposer comme la seule pour tous."l Il semblerait que, durant la
période 64/69, il y ait eu sur la question du leadership de
Mnouchkine une certaine ambiguïté. D'un côté, c'est elle qui est
élue présidente de la SCOP. Même si l'on sait que les fonctions de
ce type peuvent être appréhendées de manière très informelle dans
des groupes jeunes, le fait demeure significatif. Au même titre, elle
occupe tout de suite la place de metteur en scène de la troupe. La
position de Mnouchkine que le succès vient rapidement confortée
ne semble pas être véritablement contestée, mais on peut se
demander si elle est, pour autant, considérée comme la seule
hypothèse envisageable pour la troupe. On peut noter qu~ L'arbre
sorcier n'est monté ni par elle, ni par un membre du Soleil, et c'est
Penchenat après les représentations des Clowns qui dirige un
travail autour du Barbe bleue d'Offenbach. Il semble un peu
difficile d'imaginer que c'était dans le seul but de patienter en
attendant que Mnouchkine décide du prochain spectacle. La troupe
est toute jeune, composée de personnalités fortes et créatrices, elle
est un projet collectif et sa situation reste encore très incertaine.
Rien n'y est évidemment écrit, ni dû, par avance.
Les grands travaux: 1970-1976
Les répétitions de 1789, premier volet du diptyque
révolutionnaire du Soleil, commencent le 15 juillet au Palais des
Sports de Paris, que la compagnie loue pour quatre cents francs par
jour, charge élevée dont on voit mal comment le Soleil peut
continuer longtemps à l'assumer. La compagnie vient d'obtenir du
ministère une subvention annuelle qui lui est attribuée en tant que
troupe permanente et par là un statut un peu plus sûr. Cette
I Entretien avec Émile Copfermann, Différent, le Théâtre du Soleil, p. ] 5, Travail
théâtral, numéro spécial, 1976.
18
subvention est d'un montant de cent quatre-vingt mille francs. Mais
la somme est insuffisante pour couvrir à la fois les frais de
montage du spectacle, les salaires et l'arriéré de dettes qui court
toujours. Malgré une rallonge de cinquante mille francs que le
ministère finit par accorder, il faut recourir au mécénat du public
par le biais des Amis du Théâtre du Soleil et de la générosité de
quelques supporters de renom (Béjart, Brel, Miro). La situation
demeure pour autant inquiétante. En août, Christian Dupavillon,
alors étudiant en architecture et collaborateur de Jack Lang au
festival de Nancy, informe la troupe d'une proposition émanant de
Madame Alexandre-Debray. Elle est à l'époque conseillère à la
Ville de Paris et présidente de l'Association pour le Rayonnement
de l'Horticulture Française, ARHF, (l'actuel Parc Floral depuis
1985). Le détail a son importance car il se trouve que les locaux
désaffectés de l'ancienne cartoucherie du bois de Vincennes
viennent d'être rétrocédés à la Ville de Paris et dépendent depuis
peu de l'ARHF. Madame Alexandre-Debray propose de les mettre
provisoirement à la disposition du Théâtre du Soleil afin qu'il
puisse y répéter à moindres frais. C'est Ariane Mnouchkine,
accompagnée de Guy-Claude François, qui se rend sur place. Ils
choisissent trois bâtiments, dont l'un sera occupé par la salle de
répétitions, l'autre par l'équipe technique, le troisième, les anciens
bureaux, par l'administration au premier étage (comme c'est
toujours le cas aujourd'hui) et la couture au rez-de-chaussée. En
septembre 1970, on régularise la situation par la signature d'un bail
de trois ans consenti contre un loyer modique de mille cinq èents
francs par trimestre. Entre 1970 et 1973, les bâtiments de la
Cartoucherie seront, peu à peu, investis par d'autres compagnies.
Très vite après le Soleil, durant l'hiver 70, Jean-Marie Serreau
s'installe dans le hangar voisin, qui deviendr,a le Théâtre de la
Tempête. En 1971, Antonio Diaz-Florian et l'Epée de Bois, alors
un groupe restreint de six personnes, entrent par la petite porte et
investissent quelques baraques. Puis viendront, au printemps 1972,
l'Atelier Neuf (créé l'année précédente par Tanith Noble et
quelques autres) à l'invitation de Jean-Marie Serreau - ce sera le
Chaudron - et quelques mois après l'Aquarium, cette fois, c'est
Ariane Mnouchkine qui fait office de marraine, en février 1973.
Chacune de ces compagnies contactera, avec Mme AlexandreDebray, le même type d'accord que celui signé par le Soleil en
septembre 1970 et sera à la fois le maître d'oeuvre financier et
l'artisan effectif de sa propre installation.
1789, la révolution doit s'arrêter à la perfection du bonheur
est créé le Il novembre 1970 à Milan à l'invitation de Paolo Grassi
et du Piccolo. C'est un triomphe. Cependant la compagnie n'est pas
19
parvenue à obtenir un nombre de contrats suffisant en France. A
l'issue d'une réunion de la troupe, il est décidé d'aménager la
cartoucherie pour en faire un lieu de représentation. Le coût de
l'opération s'élève à deux cent mille francs, prélevés sur des caisses
déjà déficitaires de sept cent mille francs. Il faudra trois semaines
de travaux effectués par toute la troupe et des ouvriers engagés
pour l'occasion. L'installation pare au plus urgent. Seul le bâtiment
devant accueillir les représentations est remis en état: réparation de
la toiture, installation des sanitaires, mise en conformité vis-à-vis
des normes de sécurité, éclairage. On renonce au chauffage,
beaucoup trop onéreux, malgré le froid sibérien de l'hiver 1970.
Quant à l'extérieur, boueux terrain vague planté de marronniers, il
restera tel qu'il est. Aux alentours de Noël, la Cartoucherie de
Vincennes ouvre pour la première fois ses portes au public. 1789 y
sera donné sans interruption pendant six mois jusqu'au 14 juillet
1971. Le triomphe de la création italienne se confirme, le Soleil
entre glorieusement dans la "cour des grands". Les représentations
reprennent à la rentrée puis le spectacle entame une tournée à
l'étranger - notamment à Berlin, Belgrade et Londres - et en
France. Partout, le spectacle est accueilli par un public ébloui, venu
en masse. En novembre 1971, les répétitions du second volet du
diptyque commencent. 1793, la cité révolutionnaire est de ce
monde est créé à la Cartoucherie le 12 mai 1971. Le spectacle
remporte un très bon succès mais insuffisant pour que son
exploitation soit totalement viable financièrement. Durant la saison
1972/1973 il est donc repris en alternance avec 1789. Sur
l'ensemble de ses représentations, 1789 réunira deux cent quatrevingt-un mille trois cent soixante-dix spectateurs, et 1793 cent
deux mille cent.
En janvier 1973, Ariane Mnouchkine évoque le projet d'une
création collective prenant pour cadre la période le l'histoire
française de déroulant entre 1936 et 1945. Elle aurait pour décor
une grande salle de bal. Le projet est assez avancé. Guy-Claude
François travaille déjà au plan d'aménagement du lieu, les
comédiens commencent à travailler les danses de l'époque et à se
documenter sur la période. Mais Mnouchkine finalement
abandonne l'idée. Penchenat s'en souviendra probablement
quelques années plus tard lorsqu'il montera Le bal avec le Théâtre
du Campagnol. Le Soleil marque une nouvelle pause dans la
création pour se consacrer à l'apprentissage. On travaille la
commedia dell'arte. Toute la troupe part en tournée outre-mer
durant une partie de l'été 1973. A la rentrée, Mnouchkine formule
le projet du prochain spectacle: une création collective traitant de
la réalité sociale contemporaine et utilisant comme forme la
20
commedia dell'arte. 1789 et 1793 quittent le répertoire. Les
répétitions de L'âge d'or commencent. Le spectacle, et encore ne
s'agit-il comme le mentionne son sous-titre que d'une première
ébauche, verra le jour le 4 mars 1975. Il est donné jusqu'à l'été à la
Cartoucherie, cycle de représentations entrecoupé par une tournée
à l'étranger. Après des représentations en plein air à Venise pour la
Biennale en septembre 1975, le spectacle est repris à la
Cartoucherie pour trois mois. Suivra, de janvier à mai 1976, une
tournée sous chapiteau qui conduira la troupe en France, en
Belgique et en Italie. Il y aura sur l'ensemble des représentations de
L'âge d'or cent quarante mille spectateurs.
Concernant la vie de la troupe, la première moitié des années
1970 est une période à fois féconde et orageuse. D'une part, le
Soleil a enfin trouvé un lieu d'implantation, point fondamental à la
fois pour la survie d'une troupe et pour sa liberté de création et de
programmation. Il est d'ailleurs probable que c'est l'existence de la
Cartoucherie qui autorise le Soleil à mener à bien un véritable
travail d'accueil des collectivités et des scolaires, politique à
laquelle la compagnie consacre beaucoup d'énergie, répondant
ainsi à une des exigences d'un théâtre populaire, celle d'être ouvert
au plus grand nombre, tout en s'assurant un réservoir important de
spectateurs. De 1970 à 1975, la subvention du Soleil augmente
régulièrement: cent quatre-vingt mille francs, auxquels s'ajoute
une rallonge de cinquante mille francs, en 1970, trois cent mille
francs en 1971, trois cent cinquante mille en 1972. L'année
suivante, la compagnie passe hors commission, il lui est alloué
quatre cent cinquante mille francs de subvention annuelle, cinq
cent mille francs en 1974, un million en 1975. Cependant, les
dettes s'élèvent à un million de francs au moment du montage de
1789. Elles sont tout juste épongées par les recettes du spectacle,
en sorte que les caisses de la compagnie sont à peu près vides au
début des répétitions de 1793. La situation nécessite un nouvel
emprunt et engendre un endettement qui se monte à huit cent mille
francs en mai 1972. La subvention qui est censée prendre en
compte le statut de troupe permanente du Soleil ne couvre en fait
qu'une partie des besoins du Soleil. Les frais générés par le
paiement mensuel des salaires, qui ne progressent que très peu - la
troupe compte à l'époque une cinquantaine de membres qui
touchent mille cinq cents francs par mois, puis mille sept cent
cinquante francs pour la saison 1972/1973 -, la location de la
Cartoucherie, l'entretien du lieu sont à la charge de la compagnie et
dépendent pour une bonne part des recettes. Dans l'approche de
cette situation, il faut tenir compte de deux facteurs importants. Le
temps de montage des spectacles du Soleil est très long, beaucoup
21
plus long en tout cas que celui généralement en usage, le record
absolu restant à ce jour détenu par L'âge d'or. Ces périodes de
répétitions sont évidemment des moments où l'on dépense
beaucoup sans qu'aucune recette entre en caisse. Ce rythme
particulier de travail s'explique à la fois par le mode de production
collectif en usage au Soleil, par la difficulté de maîtriser les formes
de jeu utilisées, et par la haute exigence de qualité imposée par
Mnouchkine. Par ailleurs, le Soleil pratique à l'époque les mêmes
tarifs, abordables pour le public, que ceux de grandes institutions
comme le TEP ou le TNP dont la subvention est largement
supérieure. Les comptes du Soleil attestent un déficit chronique qui
avoisine le million de francs, neuf cent mille francs exactement, en
1974/1975. La compagnie ne peut plus assurer le paiement des
salaires et l'ensemble de la troupe se met au chômage entre
septembre 1973 et juin 1974. A cette date, le versement des
salaires prend trois mois de retard, les membres de la compagnie
ne toucheront leur dû qu'à partir de février 1975. Durant cette très
longue période de "vaches maigres", les uns bénéficient des
allocations chômage, d'autres sont obligés d'effectuer ici ou là
quelques travaux alimentaires. Conjointement, les Amis du Théâtre
du Soleil apportent quelques fonds. On vend également à l'avance
les places de L'âge d'or. Les répétitions du spectacle se poursuivent
coûte que coûte, mais leur rythme s'en ressent: pendant un certain
temps, la troupe ne peut plus répéter qu'un jour sur deux. Ceci se
conjugue à la grande difficulté du spectacle: le jeu masqué est un
art complexe, par surcroît acteurs et metteur en scène ont du mal à
prendre le recul nécessaire pour traiter de l'actualité immédiate. La
date de sortie du spectacle est repoussée, sa rentabilisation aussi.
En 1975, le ministère finit par prendre en compte l'endettement de
la compagnie. La subvention allouée pour 1976 demeure à un
million de francs mais elle est assortie d'un versement de trois cent
mille francs reconductible sur trois ans.
C'est probablement durant cette période que les relations entre
le ministère et le Soleil seront les plus tendues, tension qui
atteindra son point culminant lors du bref passage de Maurice
Druon à la Culture, entre 1973 et '1974. "Je ne donne pas d'argent
à ceux qui tiennent la sébile dans une main et le cocktail Molotov
dans l'autre" dira-t-il. Le Soleil réagira immédiatement à cette
déclaration, qu'il entend comme une volonté clairement exprimée
de censure, en organisant une manifestation à Paris. D'une manière
générale, la tactique adoptée par le Soleil à cette époque consistera
à informer régulièrement le public qui vient assister à ses
spectacles de la situation de la compagnie et de ses démêlés avec
les pouvoirs publics, tactique évidemment payante étant donné le
22
renom dont jouit la troupe depuis la création de 1789 et l'énorme
impact public de chacun de ses spectacles. Il est important de situer
le contexte de l'époque. Après l'électrochoc de mai 1968, de Gaulle
lui-même se retire en 1969, suivi par André Malraux, mythique
ministre des Affaires culturelles. Le pouvoir reste donc aux mains
d'une droite gaulliste, ou déclarée telle, dont la caution historique
commence à s'effacer, et qui semble, à quelques exceptions près,
fortement réactive à la montée de sève de la société civile I. En ce
début des années 1970, il est clair que le Soleil, tant par le contenu
de ses spectacles, que par le mode de fonctionnement et de
production de la troupe, est très mal vu du pouvoir politique, qui le
considère probablement, et à juste raison de toute évidence, comme
procédant de l'esprit de mai 1968. Analyse encore renforcée par le
fait que la Cartoucherie accueille à cette époque de nombreuses
réunions et manifestations politiques, qui font écho à la plupart des
grandes revendications de l'époque: droits de la femme,
engagement contre la guerre du Viêt-nam, pour le retour du Chili à
la démocratie etc..
Entre la fondation du Soleil et les années 1972/1973, une
centaine de personnes ont fait partie de la troupe pendant des
périodes plus ou moins longues. Un noyau compact s'est formé:
Ariane Mnouchkine, Roberto Moscoso, Guy-Claude François,
Jean-Claude Penchenat, Myrrha Donzenac, Daïna Lavarenne,
Joséphine Derenne, René Patrignani, Nicole Félix, Françoise
Toumafond, Martine Franck, Alain Rey, Gérard Hardy, Mario
Gonzales, d'autres. Certains sont là depuis la création, d'autres sont
arrivés vers la fin des années 1960. A ce groupe de base, vont
s'ajouter tout au début des années 1970 des acteurs ou des
collaborateurs dont les noms restent attachés à celui du Théâtre du
Soleil. 1789 verra notamment l'arrivée de Clémence Massart.
Sophie Lemasson, gui n'est pas encore devenue Sophie Moscoso,
jeune étudiante en Etudes Théâtrales qui prépare une maîtrise sur la
troupe, suit les répétitions du spectacle. Rebaptisée" aide
mémoire", elle entame à ce moment-là son travail d'assistante
auprès d'Ariane Mnouchkine, fonction qu'elle occupe toujours
aujourd'hui. C'est au cours des représentations londoniennes de
1789, que l'on rencontre Jonathan Sutton qui rejoint la compagnie.
Philippe Hottier, Philippe Caubère, Maxime Lombart, Jean-Claude
Bourbault, notamment, entrent dans la troupe tout au début des
I Pour citer un exemple significatif, il ne faut pas oublier qu'à cette époque la
télévision, précisément l'information télévisée, est contrôlée d'assez près par le
pouvoir.
Téléchargement