avant-propos Ce livre est le troisième volume de Dialectique et société 1, ouvrage qui veut traiter de manière systématique de la connaissance de la société autant sur le plan épistémologique que théorique et méthodologique. Son objet est le mode de constitution de la société comprise en son unité, comme totalité, et il a été précédé par La connaissance sociologique et Introduction à une théorie générale du symbolique où le problème de la spécificité de la réalité sociale était abordé au plus haut niveau de généralité comme problème de l’action significative. Il sera suivi d’un quatrième volume consacré à l’analyse typologique des formes historiques de la société. Le cinquième abordera enfin la question de la méthode telle qu’elle se pose dans la perspective de la connaissance compréhensive, c’est-à-dire selon une approche phénoménologique, herméneutique et interprétative 2. Le tout correspond à un plan d’ensemble qui a déjà été réalisé partiellement dans une thèse de doctorat soutenue en 1973. Comme Dialectique et société forme un tout et que la publication de ses parties a dû être échelonnée sur plusieurs années, 1. Pour éviter les confusions, notamment en ce qui a trait à la numérotation des volumes de Dialectique et société, nous avons fait les retouches nécessaires pour tenir compte de la réédition augmentée du premier volume en deux volumes. nde 2. Freitag prévoyait à l’origine encore un autre volume, La perte de la transcendance. Ébauche d’une critique de la postmodernité, « consacré à une réflexion critique sur les transformations structurelles en cours dans les sociétés contemporaines ». Dans la présentation de La connaissance sociologique, il souligne que « ce volume a déjà été partiellement réalisé dans L’oubli de la société. Pour une théorie critique de la postmodernité », paru en 2002. nde Culture, pouvoir 042013.indd 9 13-04-11 09:15 10 Dialectique et société il paraît nécessaire de situer brièvement la place qu’occupe le présent volume dans l’ensemble de l’ouvrage, et de montrer particulièrement comment il s’articule aux premiers volumes déjà parus. 1. L’objet de Dialectique et société est la connaissance de la société. Mais la connaissance de la société est aussi déjà l’objet des sciences sociales dont le concept, à moins de rester complètement indéterminé, ne peut guère être défini autrement que par l’intention d’appliquer à la connaissance de la société (et de tout ce qui se trouve constitué en elle selon le mode de la socialité : les faits sociaux, les rapports sociaux, les structures sociales, les problèmes sociaux, les identités sociales, les représentations sociales, les déterminismes sociaux, l’imaginaire social, etc.), les préceptes épistémologiques et méthodologiques qui caractérisent ce qu’on appelle tout à fait généralement la démarche scientifique. Or cette position prise par les sciences sociales pose un double problème. D’un côté, la visée d’objectivité empirique et d’univocité significative caractéristique de la démarche scientifique comporte une précompréhension de la réalité objective comme réalité inanimée ou positive, non signifiante en elle-même et par elle-même. Or, par contraste avec un tel mode d’objectivité, la réalité sociale-historique est précisément constituée entièrement par des pratiques significatives ou plutôt signifiantes. D’autre part — et cela n’est qu’une conséquence —, les sciences sociales sont elles-mêmes incluses dans la société et dans l’histoire, à titre de pratiques significatives particulières qui se donnent la vocation d’être une modalité historique et formelle privilégiée de connaissance de soi de la société. Cette double condition existentielle de la réalité sociale et de sa connaissance suffit donc à mettre fondamentalement en question les modèles méthodologiques, épistémologiques et ontologiques impliqués par le projet d’une connaissance scientifique de la société, ou impose à tout le moins que les sciences sociales redéfinissent le concept de scientificité à leur propre compte, de manière à ce qu’il ne désigne plus pour elles un mode de connaissance positive, mais critique et réflexive. C’est alors en fonction d’une visée de connaissance critico-réflexive que l’exigence d’objectivité empirique pourrait être à nouveau assumée, mutatis mutandis. (C’est cette question qui fera l’objet du cinquième volume.) Sur la base d’un tel constat, le premier volume de Dialectique et société a procédé à une critique du modèle positiviste et scientiste de connaissance auquel les sciences sociales se sont généralement rapportées explicitement ou implicitement pour fonder leur pré- Culture, pouvoir 042013.indd 10 13-04-11 09:15 Avant-propos 11 tention à la scientificité. C’est à partir de cette critique que l’on a été conduit dans le deuxième, logiquement, à mettre en évidence les caractéristiques ontologiques de la pratique significative, catégorie générale dont l’activité d’objectivation scientifique ne représente finalement qu’une modalité formelle particulière. Conformément à la dynamique heuristique inhérente à toute démarche dialectique, la question épistémologique soulevée par l’autoréflexion critique conduisait donc nécessairement à une interrogation portant sur les caractéristiques ontologiques de son objet, la pratique cognitive, et par ce biais sur celles qui appartiennent à toute activité significative, en tant qu’elle est toujours orientée aussi par un principe normatif qui détermine sa spécificité tout en garantissant son effectivité de pratique réelle. La question portant sur les conditions de la connaissance de la société s’est donc transformée, de l’intérieur, en une question portant sur le mode d’être de la société comprise comme une réalité comportant dans sa condition phénoménale essentielle l’autocompréhension de soi et l’objectivation d’une altérité (celle du monde pour l’ensemble des sujets sociaux, celle des autres sujets pour chaque sujet particulier, et celle des formes de société différentes pour chaque société historique qui se saisit elle-même selon une identité déterminée). Mais le point de départ épistémologique limitait cependant la portée de cette interrogation et le champ de description objective sur lequel elle débouchait : il ne permettait de saisir le concept de pratique significative que du point de vue de sa constitution formelle et générale (voir à ce sujet, dans le volume 2, l’analyse qui est faite des niveaux sensorimoteur, culturel-symbolique et formel du rapport d’objectivation). Certes, ce mode d’opérativité formelle de l’activité comprise comme activité symbolique impliquait déjà, dans sa constitution, l’intervention de l’intersubjectivité et de la référence à autrui et, à travers ces termes, c’était déjà la société qui se trouvait désignée comme a priori de l’existence de la pratique en tant que telle, c’est-à-dire en tant que pratique significative. Mais cet a priori, la société, n’y était encore saisi que comme un horizon que l’analyse critique devait bien sûr postuler, mais dont elle n’avait pas encore alors à problématiser directement le mode propre d’existence en tant que totalité réelle, concrète et déterminée. Je résume maintenant brièvement le contenu du premier volume de Dialectique et société. La connaissance sociologique tente d’abord de faire le point sur le problème du rapport entre la théorie et la pratique, et donc sur celui du rapport entre les sciences de la Culture, pouvoir 042013.indd 11 13-04-11 09:15 12 Dialectique et société nature et la connaissance de la société, en abordant la question de manière historique. La première partie de l’ouvrage étudie d’une part l’évolution du rapport entre les sciences sociales et le modèle de scientificité établi par les sciences naturelles, et d’autre part le rapport qu’elles ont toujours entretenu avec la société, en tant que modalité d’autocompréhension « idéologique » de celle-ci. La deuxième partie est ensuite consacrée à une critique systématique de la problématique positive et de ses formulations épistémologiques depuis le positivisme classique jusqu’à Thomas S. Kuhn, en passant par le néopositivisme et le rationalisme critique de Karl R. Popper. Le but de cette critique était d’établir la non-pertinence du modèle positiviste, compris au sens le plus large, s’agissant du projet de connaissance de la société, dès le moment qu’on admet que la réalité sociale est fondamentalement constituée par des pratiques significatives et qu’elle ne peut donc pas être adéquatement décrite en pure extériorité. Cette deuxième partie permettait donc déjà de dégager de manière formelle, quoique encore négative, les caractères fondamentaux de l’objet social. Le deuxième volume, Introduction à une théorie générale du symbolique, présentait ensuite une typologie des modalités du rapport d’objet, à savoir une description différentielle de ses modalités sensorimotrice, culturellesymbolique et formelle. La deuxième partie de l’ouvrage, de loin la plus longue et la plus élaborée, était consacrée à l’analyse structurelle-fonctionnelle du rapport d’objet en général, dans laquelle six moments épistémiques étaient définis. Cette typologie se présentait en même temps comme une épistémologie générale et comme une théorie générale de la pratique significative, ou encore une théorie générale du symbolique, conformément au titre choisi. Son originalité était, d’une part, de fusionner une épistémologie et une théorie de l’action, puisqu’elle intégrait la première dans la seconde ; elle consistait d’autre part dans le fait qu’elle mettait déjà en lumière, au niveau d’une analyse purement formelle de l’objectivation significative (problème classique de l’épistémologie entendue au sens large de théorie de la connaissance, et non au sens étroit de théorie de la connaissance scientifique), les conditions de structuration et de reproduction d’ensemble des pratiques significatives particulières (problème fondamental d’une sociologie générale, comprise dans la perspective d’une théorie de l’action sociale et selon une approche compréhensive). Elle permettait du même coup d’intégrer, comme on vient de le dire, une théorie de l’action et une théorie de la structure (ou encore : Marx et Weber, Culture, pouvoir 042013.indd 12 13-04-11 09:15 Avant-propos 13 pour simplifier), tout en dépassant l’opposition entre diachronie et synchronie que les théorisations structuralistes formalistes ont habituellement établie. 2. La théorisation entreprise dans Dialectique et société comprend la société comme procès d’autoreproduction en même temps expressif et réflexif, et place donc les pratiques sociales concrètes, à caractère subjectif et symbolique (« significatif »), au fondement ontologique de toute réalité sociale-historique, et cela inclut aussi les diverses modalités phénoménales de l’identité subjective et de l’objectivité. Dans cette perspective, la société peut alors être définie comme la structure d’ensemble des rapports sociaux, c’est-à-dire des rapports entre les pratiques sociales, mais pour autant précisément que cette structure soit impliquée dans le procès de reproduction. Cette conception implique d’emblée que l’on fasse intervenir une distinction analytique entre le niveau des pratiques sociales et le niveau de la société, et c’est sur cette distinction qu’est construite l’articulation entre le deuxième volume de Dialectique et société et les deux suivants consacrés à l’étude de la société et de son historicité. Il s’agit là d’une distinction analytique, puisque toutes les pratiques concrètes sont toujours déjà spécifiées et structurées socialement ou sociétalement (que ce soit d’une manière immanente par le biais de la référence symbolique qu’elles comportent toutes ou, d’une manière externe, par le biais des régulations institutionnelles ou opérationnelles auxquelles elles sont soumises), et puisque inversement l’ordre d’ensemble de la société ne se réalise jamais qu’au travers des pratiques concrètes, particulières et singulières. Mais cette réciprocité dialectique ne supprime pas l’extériorité réelle de ces deux niveaux l’un par rapport à l’autre, ni par conséquent les tensions qui peuvent se produire entre les deux : le concept de « pratique » (ou d’action) se rapporte en premier lieu à l’individu sensible et agissant qui est en même temps la personne dotée de la capacité de représentation, de compréhension et d’expression symbolique. À ce niveau, le concept fondamental est donc celui du rapport sujet-objet, du rapport significatif au monde, à autrui et à soi-même, et c’est ce rapport qu’il s’agit de définir en sa nature et d’analyser en sa structure. Tel a été, essentiellement, l’objet du deuxième volume. Le concept de « société », de son côté, se rapporte fondamentalement aux mécanismes qui assurent l’assujettissement des pratiques significatives à un ordre d’ensemble, et la reproduction ou la transformation de cet ordre ou de cette Culture, pouvoir 042013.indd 13 13-04-11 09:15