L`anthropologue, le médecin et la santé - Let

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L’interculturalité dans les relations (de soins).
Mardi 28 avril 2015
Jean FAYA
Présentations
De l’intervenant - des participants - de l’intervention
Echanges d’expérience : se soigner dans une autre culture
La culture : universalité et diversité ....................................................................................... 2
La culture, universelle et acquise ........................................................................................................ 2
Définitions ..................................................................................................................................................... 2
Les travaux de L. MALSON (1964) sur les enfants sauvages ........................................................................ 3
Où apparaît ce qui est culturel ? ................................................................................................................... 3
La culture, diverse et variée ................................................................................................................ 4
Mais tout n’est pas culturel : attention au culturalisme....................................................................... 4
Deux mots de méthodologie ..................................................................................................... 6
La démarche du professionnel de la culture, l’anthropologue… ........................................................ 6
La démarche anthropologique, une démarche qualitative ............................................................................ 6
Deux postures clefs : réflexivité et comparatisme ........................................................................................ 7
La démarche de tous… mêmes limites… ........................................................................................... 7
La rencontre de deux culturés ? : L’inter-culturalité !......................................................... 8
Chercher à comprendre, plus que s’évertuer à expliquer. ................................................................... 8
Qu’en est-il de notre manière d’appréhender cet autre culturellement différent ? .............................. 9
La légitimité du savoir, c’est le voir. C’est se " présenter " le monde. .......................................................... 9
Mais percevoir le monde, c’est trouver du sens (C’est se "re-présenter" le monde par le sens…): la
phénoménologie. ............................................................................................................................................ 9
Et ensuite, décrire, c’est interpréter ( c’est se "re-re-présenter" le monde finalement par le langage…) :
l’herméneutique ........................................................................................................................................... 10
Conclusion - débat .................................................................................................................. 11
Pouvons-nous sortir de nos « re-re-présentations » du monde ou de nos préjugés ? ........................ 11
Bibliographie........................................................................................................................... 13
1 1
La culture : universalité et diversité
La culture, universelle et acquise
Définitions
Le terme de culture se réfère à la mise en valeur agricole et, par métaphore, à celle de la
nature humaine, individuelle et collective.
On peut entendre classiquement la culture comme le définit l’un des fondateurs de
l’anthropologie, le britannique Edouard-Burnet Tylor, dès 1871:
« La culture est cet ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances, l’art, les mœurs, le droit,
les coutumes, ainsi que toute disposition ou usage acquis par l’homme en société » (TYLOR, 1871).
On apprécie la proposition plus moderne de Cecil Helman, médecin et anthropologue
sud-africain :
« La culture est un ensemble de balises (explicites et implicites)
dont héritent les individus en tant que membres d’une société particulière
et qui leur disent de quelle façon (dans quel sens)
 voir le monde,
 l’expérimenter émotionnellement
 s’y comporter en relation avec les autres, les forces surnaturelles, les dieux et l’environnement
naturel.
Elle offre aussi aux individus, une façon de transmettre ces balises à la génération suivante par le
recours à des symboles, un langage, l’art et le rituel, les traditions » (HELMAN, 1990).
Deux dimensions essentielles de la culture sont soulignées :
 le fait culturel est universel et caractérise le groupe social,
 la culture est acquise et sa transmission fait partie intégrante du phénomène culturel.
La spécificité de la nature humaine est donc précisément de s’inscrire dans une culture
particulière, qui ne doit rien à l’hérédité au sens génétique du terme.
Les êtres humains se caractérisent bien sûr par des constantes biologiques, mais qui ne se
révèlent que sous des formes culturelles particulières : la faim par exemple est une
manifestation physiologique. Toutefois, la manière dont on l’éprouve, dont on la satisfait et la
capacité à lui résister sont éminemment culturelles (GERAUD, LESERVOISIER, POTIER,
2000).
2 2
Les travaux de L. MALSON (1964) sur les enfants sauvages
Après avoir défendu sa thèse de la construction de la nature humaine et de son
absence à l’état naturel, en dehors de la société humaine, Lucien Malson termine son ouvrage
par l’analyse de trois cas différents d’homo ferus (homme sauvage) :
Gaspard, l’enfant reclus, a été retrouvé habillé, portant une lettre de sa mère qui l’envoie
chercher du travail. Son corps est celui d’un homme, mais il a 3 ans d’âge mental. Il se lève et se
couche en même temps que le soleil, marche difficilement, aime le pain et l’eau (pas le vin ni la
viande : cela s’apprend !), pleure et crie souvent, a peur de tout. Il connaît 6 mots et une expression en
patois. Reclus, cet enfant a donc reçu une éducation minimaliste et n’a développé que très peu de
caractéristiques humaines qui nous semblaient pourtant innées…
Victor, l’enfant solitaire de l’Aveyron, découvert dans une forêt, se lève et se couche
également en fonction du soleil, cherche aussi à s’évader et regarde derrière le miroir (car il ne s’y
reconnaît pas). Il n’a pas d’instinct sexuel à la puberté, présente une analgésie cutané (insensible au
chaud et au froid), n’aime pas dormir dans un lit et a l’habitude de tout sentir.
Amala et Kamala, les enfants animalisés quant à elles, ont été capturées dans une tanière de
loup en Inde par le Révérend SINGH en 1920. Ces enfants-loups imitent le halètement et laissent
pendre leur langue : comportement peu humain mais étrangement proche de celui d’un loup (qui les a
recueilli et donc « éduquées » !). Elles sont photophobes et nyctalopes, hurlent à la mort et gémissent.
Elles cherchent à s’évader et dorment peu (4 heures). Elles marchent sur les coudes et les rotules et
courent très vite sur les mains et les pieds. Autant de comportement « hérités » du loup, autant de faits
contre la notion de « nature humaine » au sens inné.
Ainsi, on sous-estime toujours combien la culture nous fonde et combien le choc
culturel peut paralyser : si on sort de son système de balise, vivre devient difficile.
Exemple du TCHAD et la période d’initiation : arbres sacrés et homme-lion.
Que le fait culturel soit universel et acquis a une conséquence simple : nous aurions
tous pu être cet Albanais, ce Congolais, ce Rom que nous croisons au quotidien dans nos
actions de santé, et qui nous semble si différent… Ce constat va bien sûr à l’encontre des
théories racialistes.
Où apparaît ce qui est culturel ?
La culture est donc toujours là, partout, sous nos yeux…
Manger à telle heure plutôt qu’à une autre : les Espagnols mangent très tard, les Roms
mangent vers 16 heures mais ne déjeunent pas, le goûter est très français, etc…
Se vêtir, construire et décorer (architecture), s’entourer d’objets électroniques et parler
au téléphone dans la rue en marchant, etc.
La culture apparaît aussi dans des constructions matérielles (l’Hôtel de ville) qui
peuvent être issues de pratiques culturelles (user de béton plutôt que de bois), susciter des
sentiments et des discours (formes immatérielles de l’expression de la culture).
3 3
La culture, diverse et variée
Il est donc une infinie variété des cultures, et à tous les niveaux (échelles sociétales,
territoriales ou individuelles, etc.). Finalement, chacun n’a-t-il pas sa propre culture ? En tous
cas, il est difficile de délimiter les champs culturels.
Cette diversité amène Claude Lévi-Strauss à proposer une définition de la culture qui
va se démarquer des précédentes, peut-être trop énumératives et descriptives. Il s’agit de
mettre en avant non pas tant la culture, mais ce qui différencie les cultures entre elles. Car ditil, ce qui est commun à tous les hommes ne peut qu’obéir à des déterminations naturelles.
C’est donc dans la différence, nécessairement arbitraire, que se trouvent le culturel et l’objet
de l‘anthropologie.
« Nous appelons culture tout ensemble ethnographique qui, du point de vue de l’enquête,
présente, par rapport à d’autres, des écarts significatifs » ou encore « le terme culture est employé
pour regrouper un ensemble d’écarts significatifs dont les limites coïncident approximativement »
(LEVI-STRAUSS, 1958 : 351).
Lévi-Strauss donne comme exemple que si nous portons notre intérêt sur des écarts
significatifs entre Paris et Marseille, ces deux ensembles urbains pourront être provisoirement
constitués comme deux unités culturelles.
On ne s’aperçoit hélas des différences bien souvent que dans un rapport d’opposition
ou conflictuel d’abord (ne serait-ce que l’inconfort ou la gêne). On peut d’ailleurs à ce propos
se demander si la réaction première (qui est donc souvent une forme de rejet) n’est pas
« culturelle »… ?
Mais tout n’est pas culturel : attention au culturalisme.
Attention à la surinterprétation culturelle. Le culturalisme peut ainsi être considéré
comme un raisonnement ordinaire par lequel la différence est interprétée seulement en termes
de culture.
C’est ainsi que l’on expliquera par exemple des difficultés de mise en œuvre de
programmes d’éducation sanitaire par la compréhension d’attitudes ou de comportements peu
conformes aux normes et aux attentes des intervenants.
Et l’on suppose alors que des singularités, éventuellement exotiques permettront
d’expliquer, par « des croyances » ou des « représentations », ce que l’on ne comprend pas…
Il va falloir dépasser l’absolu de la différence pour penser l’autre comme différent de
soi et pourtant même que soi :
– par une familiarité patiemment acquise avec cette étrangeté initiale
– par un travail réflexif fréquemment ancré dans une analyse politique.
4 4
Pour Didier Fassin (2000), le culturalisme est une triple violence :
1. « Il ôte la prérogative de l’universel : dans bien des cas, les spécificités présumées
relèvent en fait, pour peu qu’on cherche à les comprendre, parfois tout simplement par le
dialogue, de rationalités dans lesquelles il est facile de se reconnaître soi-même. Nombre
de comportements posés a priori comme étranges deviennent alors tellement familiers
qu’on se prend à penser qu’à la place de l’autre, on agirait sans doute comme lui. »
Plus on voit du « culturel » (c’est-à-dire de la différence), moins on s’intéresse au lien et
moins on ouvre au dialogue.
Exemple du petit enfant brulé à la jambe
2. « Il élude les explications alternatives des pratiques : en particulier, les conditions
matérielles, les statuts juridiques, les contraintes de l’existence sont gommés au profit de
la seule donnée culturelle. Être en permanence en quête de ressources financières, ne pas
avoir de titre de séjour, subir des discriminations au quotidien, sont des éléments qui
peuvent souvent rendre compte de comportements en matière de santé et de soins, bien
mieux que toute essentialisation de la différence. »
Plus on voit du « culturel », moins la différence est explicable autrement et moins on
semble appartenir au même monde.
3. « Il exonère celui qui y a recours de toute analyse de sa propre implication, ou de celle
de son institution, dans la production de la différence.
On conçoit qu’il soit souvent plus aisé d’admettre que des problèmes rencontrés résultent
d’une difficulté d’adaptation à l’autre, mais c’est alors souvent au prix d’un
redoublement de la stigmatisation, quand bien même l’explication culturelle se veut une
excuse généreuse, et d’un évitement de toute mise en cause des institutions médicales ou
sociales qui produisent ce discours. »
Nous pouvons là retenir que les cultures ne sont pas nécessairement des entités stables
et bien circonscrites. Certaines cultures sont beaucoup moins identifiables et moins
homogènes que ne le laissent entendre ceux qui utilisent ces catégories.
Et le fait culturel est en grande partie inconscient aux acteurs, parce que totalement
intériorisé, incorporé. Comme le dit le proverbe africain, les poissons ne parlent pas de l’eau
dans laquelle ils baignent…
La culture nous apparaît comme une évidence mais elle n’est pas paradoxalement
évidente. Elle est construite par notre regard (qui est lui-même fait de culture…).
Alors, que pouvons-nous dire de la culture de cet autre quand nous le rencontrons ?
5 5
Deux mots de méthodologie
La démarche du professionnel de la culture, l’anthropologue…
La démarche anthropologique, une démarche qualitative
« La spécificité de la démarche anthropologique se base sur l’observation rigoureuse, par
imprégnation lente et continue, de groupes humains minuscules avec lesquels nous entretenons un
rapport personnel » (LAPLANTINE 2006 p 13).
Groupes humains minuscules
La méthodologie en sciences humaines vise toujours partir du local, d’un individu.
L’entretien, outil de base de l’anthropologue vise à se rapprocher au maximum de la
conversation, du familier. Il s’agit de créer un dialogue, une situation d’écoute telle que la
personne étudiée par l’anthropologue, puisse disposer d’une réelle liberté de propos, et ne se
sente pas en situation d’interrogatoire. L’entretien de terrain tend ainsi à se situer aux
antipodes de la situation de passation de questionnaires, qui relève d’un fort coefficient
d’artificialité et de directivité (OLIVIER DE SARDAN, 2008, p.59).
Un rapport personnel
On peut se faire la réflexion que si on n’a pas vécu quelque chose par soi-même, il est
toujours plus difficile de « réaliser » les enjeux de la chose. Il s’agit donc pour
l’anthropologue, d’être au plus proche de la personne, dans un rapport familier, pour presque
vivre avec elle ce qu’elle vit.
Imprégnation lente et continue
La validité de l’enquête de terrain provient aussi de la durée. Elle rend possible de
véritables rencontres, des échanges différés, un jeu sur le temps avec les enquêtés.
Plus qu’en accablant les personnes de demandes d’explication dans une frénésie de savoir, il
faut percevoir que nous apprendrons autre chose en écoutant leurs conversations quotidiennes,
en entrant dans une relation plus familière, au fur et à mesure de verres de bières partagés, au
fil de soirées au coin du feu.
Exemple des repas à Bekamba versus les terrains des Gens du Voyage.
6 6
Observation rigoureuse
La description est la force épistémologique du qualitatif ! Ce qui fonde la légitimité du
savoir anthropologique, c’est le voir, le témoignage oculaire, non la surveillance théorique,
mais la présence scopique du chercheur sur le terrain. La description, loin d’être le degré zéro
de la connaissance, serait ce qui seul permet son élaboration (LAPLANTINE, 2006, p.116).
Et, l’anthropologue tente de « décentrer » son regard, c’est-à-dire de se défaire de
l’habitude et des évidences. La rigueur se situe dans l’effort d’un regard toujours étonné et
jamais « blasé » !
On parle aussi du carnet de notes de l’ethnologue, c’est une méthode pour vérifier
qu’on arrive à prendre de la distance : par exemple, si vous retrouvez des lettres que vous
avez écrites quand vous étiez petits, vous vous rendriez compte très facilement de la distance
qu’a pris votre regard sur les choses depuis lors…
Les journaux d’ethnographie, les carnets d’observations sur lesquels nous esquissions nos
premières descriptions ne sont pas une propédeutique marginale par rapport à l’œuvre scientifique
(qui seule mériterait le nom d’anthropologie). Ils sont les seuls moyens d’y parvenir. (LAPLANTINE
2006, p.102)
Deux postures clefs : réflexivité et comparatisme
Une réflexivité réflexe
C'est effectivement par un mouvement de retour sur soi et sur son activité, sur la
relation que le chercheur entretient avec son objet que l’anthropologue peut accéder à un
moyen efficace d'améliorer la qualité scientifique de son travail. Le chercheur explicite son
point de vue, et la façon dont il voit. Il fait partie de la situation qu’il observe.
La comparaison et la confrontation des points de vue
Il faut se mettre toujours en position de soumettre les données à la comparaison et de
les confronter entre elles et avec celles des autres, non pour définir la vérité ou la fausseté de
tel ou tel énoncé, mais pour ouvrir la perspective d’un travail de synthèse, et susciter
l’interrelation.
La démarche de tous… mêmes limites…
Pour tenter d’expliquer l’autre, anthropologue ou pas, il faut du temps, une rencontre,
un lien de proximité, de l’observation, des lectures…
7 7
La rencontre de deux culturés ? : L’inter-culturalité !
C’est donc difficile d’expliquer la culture de l’autre, d’autant plus si il est lointain.
Que dire de la rencontre entre deux personnes de culture différente : « l’inter-culturalité » ?
Voici quelques points théoriques, comme des outils pour le praticien pour penser son action.
« Les populations visées ne sont pas des « cruches vides » que l’on doit remplir de
connaissance scientifique. Elles ont déjà un savoir spécialisé en matière de santé. Elles sont
déjà remplies d’un savoir populaire considéré comme seul valable » (MASSE 1995).
Chercher à comprendre, plus que s’évertuer à expliquer.
Wilhelm Dilthey était un philosophe, sociologue et psychologue allemand au début du
XX
siècle. Il a contribué à inscrire les sciences humaines dans une perspective
épistémologique différente des sciences de la nature.
Il opposait ainsi à la rationalité explicative (« erklären » = expliquer) une rationalité
interprétative (« verstehen » = comprendre).
ème
Mme K est une femme Camerounaise de 40 ans, opérée dans l’enfance d’un ostéosarcome qui
lui aura coûté l’œil gauche. Elle dit à son médecin, le Dr Lucas M. que parfois, elle charcute la cavité
vide de son œil avec une lame de rasoir pour enlever le mal…
Le Dr Lucas M. explique son geste en disant qu’il se réfère à des croyances traditionnelles
répandues en Afrique, où l’usage d’objet qui coupe a une vertu bénéfique, comme pour enlever
l’aluette dans le mal de gorge, ou les scarifications pendant l’initiation. Il sait ça depuis le Tchad.
Pour Dilthey, l’explication demeure toujours l’explication d’un objet, abordé dans une
soi-disante autonomie par rapport à celui qui l’énonce.
À l’inverse, la compréhension, c’est comprendre aussi le sujet qui explique l’objet ou
plus précisément « la totalité du sujet et de l’objet ouverte à plusieurs lectures possibles »
(LAPLANTINE, 2006, p.92). Ainsi, comprendre, ce n’est pas tant expliquer ce que l’on
observe, ce que l’on perçoit et ce que l’on voit, mais comprendre, c’est avant tout comprendre
les « processus à l’œuvre dans la vision et l’énonciation » (Id, p.92). Nous faisons nousmêmes partie de ce que l’on cherche à expliquer.
Le Dr M aurait pu prendre un peu de recul, revenir au contexte de cette femme soignée en
France il y a 30 ans par une radiothérapie qui lui laisse de lourdes séquelles, pour lesquels les
médecins spécialistes tout comme lui, éprouvent leur impuissance et abandonnent le soin. Reste à la
patiente le système D de charcuter sa plaie comme nous l’avons tous fait.
Dilthey avançait que le mode de connaissance des sciences sociales doit viser davantage
à comprendre qu’à expliquer (1947).
8 8
Qu’en est-il de notre manière d’appréhender cet autre
culturellement différent ?
Qu’en est-il de notre capacité à le comprendre, à le connaître ?
Qu’en est-il des missions de témoignage (= de parler d’eux, de parler pour eux) ?
La légitimité du savoir, c’est le voir. C’est se « présenter » le monde.
Didier FASSIN (2008) affirme en parlant du travail de l’ethnologue, que la présence
sur le terrain, représente un « moment de vérité » pour les sciences sociales.
Il en est de même pour nous, acteurs du médico-social, pour les associations de terrain,
au sens où notre présence au plus proche de la population, permet d’accéder à une forme
spécifique de compréhension des choses, des personnes et des faits (2008, p.10).
Ainsi, en tant qu’anthropologue, je défends que ce qui fonde la légitimité de notre
connaissance de terrain, n’est pas le ronronnement des principes ou des théories, le niveau de
détails des planifications d’actions, et autres guides-lines, mais c’est le voir, le témoignage
oculaire, la présence de l’acteur sur le terrain.
Mais percevoir le monde, c’est trouver du sens (C’est se « représenter » le monde par le sens…): la phénoménologie1.
Edmund HUSSERL est philosophe et mathématicien allemand lui aussi. Il est le
fondateur de la phénoménologie, qui eut une influence majeure sur l'ensemble de la
philosophie du XXème siècle. Il estime que l’activité de perception et plus précisément du
voir est « l’instance ultime et décisive de toute connaissance » (HUSSERL, 1993). Mais pour
l’auteur, la compréhension d’une situation est ainsi la compréhension d’une totalité
signifiante.
Ce que nous percevons n’est pas seulement des personnes, des objets, des faits, une
forme, c’est d’abord et toujours du sens (ce qui nous « fait sens », qui nous « fait raison », cf
les balises inconscientes…)
Au sujet de Mme K, il est aussi agréable pour le Dr Lucas M de défendre, de mettre en
avant son expérience au Tchad qui le valorise, qui donne sens à ses histoires.
« La description, en tant que description de l’ « objet », apparaît […] comme n’étant
qu’un aspect de la connaissance descriptive pour laquelle il n’y a pas de faits à l’état brut,
mais d’emblée des faits auxquels nous attribuons des significations.
La description est un acte qui n’est pas d’ordre de la reprographie mais du sens,
chaque fois nouveau, que nous élaborons en présence de ce que nous percevons »
(LAPLANTINE, 2006, p.102).
Nous avons tendance à voir en premier les choses qui nous semblent coller avec nos
propres objectifs. Les phénomènes naturels sont toujours observés à travers les yeux de
l’esprit, c'est-à-dire à travers « le filtre des idées préconçues de l’observateur » (FLECK,
2008, p. XX).
1
Phénoménologie selon le Petit Larousse illustré : « Méthode philosophique qui vise à saisir, par un retour aux données immédiate de la
conscience, les structures transcendantales de celle-ci et les essences des êtres ».
9 9
Exemple des migrants politiques ou migrants économiques ?
Et ensuite, décrire, c’est interpréter ( c’est se « re-re-présenter » le
monde finalement par le langage…) : l’herméneutique2
À un moment, il faut parler de la situation, interpréter la situation.
Du voir, des balises plus ou moins conscientes, il faut mettre des mots.
Il est impossible de sortir du langage (LAPALANTINE 2006).
Pour expliquer qui est Mme K, le Dr Lucas M. est bien obligé de « sortir des mots » pour
tenter de formaliser sa pensée « croyances traditionnelles, vertus bénéfiques, objet qui coupe… », qui
sont toujours plus ou moins bien choisis…
La relation qui unit l’acteur médico-social et la situation ou la personne qu’il
rencontre, est, nous l’avons vu une relation signifiante, mais elle est aussi une relation qui
mobilise une activité, celle d’interpréter du sens.
Les descriptions dans nos récits ou nos écrits sont des redescriptions différées d’un
temps passé et donc toujours notre reconstruction d’une réalité qui n’est plus.
On se re-re-présente le monde… dans nos discours sur l’autre, en interne et dans notre
communication externe, dans nos messages de témoignage.
C’est pour cela que jamais plusieurs professionnels sur un même terrain ne donneront
au final des descriptions identiques de la même réalité qu’ils observent. Les lectures de
chacun seront différentes, et les écritures multiples.
2
Herméneutique selon le Petite Larousse illustré : « Théorie de l’interprétation des signes comme éléments symboliques d’une culture ».
1010
Conclusion - débat
Pouvons-nous sortir de nos « re-re-présentations » du monde ou de
nos préjugés ?
Non ! Enfin… Oui, si l’on a conscience que toujours nous nous « re-re-présentons » le
monde.
La démarche de « réflexivité » peut-être une solution pour « gérer » nos préjugés, en
appliquant les outils de l'analyse à son propre travail ou à sa propre réflexion.
Elle va permettre à l’acteur de terrain de transformer son engagement sur le terrain en
distance.
« Pour porter au jour le caché par excellence, ce qui échappe au regard même du savant,
l’inconscient transcendantal, il faudra historiciser le sujet de l’historicisation, objectiver le sujet de
l’objectivation, c'est-à-dire le « transcendantal historique » dont l’objectivation est la condition de
l’accès de la science à la conscience de soi, c'est-à-dire à la connaissance de ses présupposés
historiques. Il faut demander à l’instrument d’objectivation que constituent les sciences sociales le
moyen d’arracher ces sciences à la relativisation à laquelle elles sont exposées aussi longtemps que
leurs productions restent déterminées par les déterminations inconscientes qui sont inscrites dans le
cerveau du savant ou dans les conditions sociales à l’intérieur desquelles il produit » (BOURDIEU,
2001, p.168).
Retour sur l’exemple de Mme K et du Dr Lucas M
Toute avancée dont je suis capable dans mon projet de connaissance des personnes de
culture éloignée de la mienne est inséparablement lié au progrès concomitant de la
connaissance de mon rapport à ces personnes.
Mon projet de connaissance progresse avant tout dans la conscientisation du
rapport non analysé que j’entretiens à l’objet. J’ai donc autant de chances d’être
« objectif » que j’ai complètement objectivé ma propre position sociale et les intérêts liés à
cette position.
Nous, on aime cette perspective relativiste où la culture apparaît davantage comme un
objet construit que comme une réalité empirique !
1111
Evaluez la rencontre sur le site internet, rubrique « Les rencontres ».
www.letknowcafe.org
1212
Bibliographie
BOURDIEU, Pierre. Science de la science et réflexivité. Paris : Raisons d’agir Edition, Cours et Travaux, 2001,
237 p.
DESCOLA, Philippe. Les lances du crépuscule. Paris : Editions terre humaine poche Pocket, 1993, 490 p.
DEVEREUX, George. De l’angoisse à la méthode, dans les sciences du comportement. Paris : Aubier, 1967,
474 p.
DILTHEY, Wilhem. Origines et développement de l’herméneutique (1900). Le monde de l’esprit, Aubier, 1947,
t. I, p. 313.
FAVRET-SAADA, Jeanne. Les mots, la mort, les sorts. Paris : Gallimard, folio/essais, 1994, 427 p.
FASSIN, Didier et BENSA, Alban (s. dir.), Les politiques de l’enquête. Epreuves ethnographiques. Paris : la
Découverte (Bibliothèque de l’Iris), 2008, 331 p.
FASSIN, Didier. Repenser les enjeux de santé autour de l’immigration. Hommes et migrations, 1225, 2000.
FLECK, L. Genèse et développement d’un fait scientifique (traduit par Nathalie JAS). Paris : Les Belles_Lettres,
[Ed. originale 1934], 2005.
GERAUD, Marie-Odile, LESERVOISIER, Olivier, POTIER, Richard. Les notions clefs de l’ethnologie.
Paris : Armand Colin, 2000, 332 p.
HELMAN, Cecil. G. Culture, Health and Illness. Oxford : Butterworth-Heineman, 1990.
HUSSERL, Edmund. Idées directrices pour une phénoménologie. Paris : Gallimard, 1993.
KLEINMAN, A. Concepts and a Model of the Comparaison of Medical Systems as Cultural Systems. Social
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LAPLANTINE, François. La description ethnographique. Paris, Armand colin, 2006, 128 p.
LEVI-STRAUSS, Claude. Anthropologie structurale. Paris : plon, 1958
MALSON, Lucien. Les enfants sauvages. Paris : 10/18, 1964.
MASSE, Raymond. Culture et santé publique. Quebec : Gaëtan Morin, 1995.
TYLOR, Edouard.Burnet., La civilisation primitive, trad. Fr., Paris : reinwaldn 2 vol. 1876-1878) (1er ed. en
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OLIVIER DE SARDAN, Jean-Pierre. La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation
socio-anthropologique. Louvain-la_neuve : Bruylant-academia, 2008, 365p.
1313
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