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VALOR – Supplément EU&Fim de Semana / 30,31 oct et 1,2 nov. 2009
Diego Viana
Le silence perturbateur
Mettre en valeur le rôle du silence, dans un dialogue avec la parole, voilà un défi que de
rares auteurs ont osé exploiter. La tension du vide sonore, recherchée par Beckett et radicalisée
par Cage, est aussi insupportable dans tout art que dans les relations humaines. Le cinéma et le
théâtre, lorsqu’ils refusent la parole, conduisent le spectateur à formuler ses propres hypothèses
pour combler le défaut de communication. Avec Strindbergman, la compagnie française Les
Mistons réalise la fusion, dans un seul spectacle, des expériences de deux créateurs suédois,
August Strindberg (1849-1912) et Ingmar Bergman (1918-2007), qui se sont penchés sur la
question du potentiel perturbateur du silence, sur scène et sur l’écran. Le résultat sera représenté
à São Paulo à partir du 7 novembre, au Théâtre Viga. Le spectacle, mis en scène par Marie
Dupleix et joué par les comédiennes Nicole Cordery, Janaïna Suaudeau et Clara Carvalho, fait
partie de l’Année de la France au Brésil.
Strindberg est habituellement reconnu comme le plus grand dramaturge de Suède. Il
publia en 1889 la pièce La Plus Forte, où deux femmes traversent une étrange conversation, à la
table d’un café : l’une est incapable de contenir le flot de ses mots, alors que l’autre garde le
silence. Dans le film Persona, Bergman reprend cette voie. Liv Ullman joue Elisabeth Vogler,
une comédienne qui a choisi de ne plus parler. Alma (Bibi Andersson), infirmière, se laisse
conduire par le regard de l’autre femme, à la limite du fusionnel. Le personnage silencieux ne
laisse pourtant pas l’autre sans réponse, puisque Vogler contrecarre son mutisme par des regards,
des gestes et des intentions. « C’est assez pour manipuler l’autre. Mais le silence cache ce que
l’on ne veut pas voir ou montrer. Tôt ou tard, le masque tombe », analyse la metteure en scène,
Marie Dupleix.
La pièce mélange les noms des auteurs pour les mettre face à face. Bergman n’occulta
jamais combien Strindberg a pu l’influencer. Les deux auteurs possédaient même des traits de
caractère en commun, tels qu’un tempérament intempestif et une créativité obsessionnelle. Le
réalisateur se croyait intime du précurseur et aurait même fait le récit de rêves où il recevait la
visite du dramaturge, venu de l’au-delà pour critiquer les choix esthétiques du disciple.
Strindbergman propose l’exploitation de cette liaison. « En n’examinant que ces deux textes,
nous trouvons en commun des questions comme la maternité, le travail de la femme, la vie au
théâtre, l’adultère, l’inconscient », explique Nicole Cordery, qui joue le rôle qui fut celui de Liv
Ullman dans Persona.
Au théâtre, Bergman a produit 32 mises en scène de 20 pièces de Strindberg, parmi
lesquelles deux fois Mademoiselle Julie, cinq fois Le Songe et quatre fois La Sonate des
Spectres. Certaines scènes de ses films sont des relectures explicites d’extraits du dramaturge.
Dans Les Fraises Sauvages, le professeur Isak Borg rêve qu’il passe un examen à l’école de
médecine, mais échoue et le professeur l’humilie. Dans Le Songe, l’un des principaux textes de
Strindberg, le personnage de l’Officier revient à l’école, où il est châtié par l’instituteur, après
avoir offert « des réponses logiques, mais fausses ». Dans l’œuvre semi-autobiographique de
Bergman, Fanny et Alexandre, la scène du châtiment non-mérité du héros est aussi une référence
à un extrait de Strindberg, non pas de théâtre, mais de l’une de ses autobiographies, Le Fils de la
Servante.
« Strindberg m’a suivi tout au long de mon existence », disait Bergman. « Je l’ai aimé et
haï, j’ai jeté ses livres contre le mur, mais je n’ai jamais pu me libérer de lui. » Les obsessions du
dramaturge sont retravaillées par le réalisateur, dans un processus que la chercheuse suédoise
Birgitta Steene nomme « digestion ». Le réalisme de son recueil de nouvelles Mariés !, où
l’auteur expose le conflit des sexes radicalisé par les normes de la société du XIXe siècle, valut à
Strindberg d’être poursuivi en Justice, ainsi qu’une éternelle réputation de misogyne. Bergman,
90 ans plus tard, transformera la crise des sexes des années 1970 en une série de télévision,
Scènes de la vie conjugale, qui reste une réussite majeure du petit écran en Suède. Dans Les
Communiants, Bergman retravaille, pour le XXe siècle, âge de l’existentialisme et du « silence de
Dieu », la recherche sans espoir de la spiritualité moderne. Obsédé par ce thème, Strindberg
relate, dans ses romans Inferno et Légendes, les oscillations dont il fit l’expérience, entre le
matérialisme, le spiritisme, l’occultisme et le catholicisme, pendant qu’il flânait à travers les rues
du Paris des années 1890. « Il serait pourtant injuste de croire que Bergman copiait Strindberg. Il
convertissait l’influence en une matière créative profondément personnelle et très actuelle »,
argumente Nicole Cordery, qui obtint récemment un Master sur Strindberg à la Sorbonne. En
réalisant cette recherche, elle eut l’idée de proposer la fusion de Persona et La Plus Forte en un
seul spectacle.
La tournée de Strindbergman s’insère dans un moment de redécouverte de l’œuvre de
Strindberg au Brésil. Aussi au Viga, un « Festival Strindberg », avec exposition photographique,
lecture de pièces et séminaires aura lieu en décembre. Depuis 2006, le Brésil a eu plusieurs mises
en scène de textes de l’auteurs, tels que Camarades, Le Songe et Paria. En 2010, débuteront La
Sonate des Spectres et Le Père. Pour les admirateurs de Bergman, la programmation du Festival
International de Cinéma de São Paulo propose une rétrospective de ses films, ainsi que
l’installation « Ingmar Bergman : l’homme qui posait des questions difficiles », à la
Cinémathèque de la ville.
Un autre dialogue de la pièce est technique et cherche la réponse à une question vivante
du théâtre contemporain, explique Marie Dupleix. La pièce emploie des technologies de vidéo
pour renforcer la fusion des deux auteurs : le texte théâtral est traduit en images et le scénario du
film est vécu sur scène. « Avec ces deux géants, il fallait inventer des codes pour les lier, sans
rivaliser avec leur génie. Ainsi, pas question de faire du Bergman sur scène ou de filmer
Strindberg. Il fallait les unir. » La stratégie comporte pourtant des risques : « Il ne s’agit pas d’un
travail à part. Il faut être conscient du fait que la lumière et la vidéo s’ajoutent à une œuvre qui
existe déjà en soi », avertit Nicolas Simonin, éclaireur, scénographe et responsable de la
projection. « La vidéo est en même temps décor, éclairage et récit. Elle ne peut pas s’écarter de
l’esthétique de l’œuvre. » Dans Strindbergman, l’intégration radicale des langages produit des
interprétations multiples chez le public. « En France, nous avons écouté des hypothèses très
variées. Une qui me surprend beaucoup est celle qui compare Alma et Elisabeth aux personnages
du film Ève », se souvient Janaïna Suaudeau, infirmière sur scène et épouse à l’écran.
Les comédiennes racontent avec fierté la façon dont la tournée brésilienne fut financée,
sans avoir recours à des fonds publics ou privés. « Les gens ont senti que nous étions sérieuses et
que nous allions faire marcher ce projet. Nous avons pensé à la campagne d’Obama, alors nous
avons lancé le microfunding [mécénat à petite échelle], et ça a marché ! Nous avons cru et les
personnes, en conséquence, ont cru aussi en nous et au projet », narre Janaïna Suaudeau. Avec 42
réponses positives de mécènes, le voyage fut possible. Clara Carvalho, comédienne du groupe
TAPA, accepta l’invitation pour prendre le rôle de la Doctoresse, remplaçant la française
Geneviève Monguillot. Après São Paulo, la troupe présente Strindbergman à Rio de Janeiro, au
théâtre Sérgio Porto, en janvier et février.
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