Biologie au quotidien Ann Biol Clin 2013 ; 71 (4) : 485-8 Curarisation prolongée après injection de succinylcholine sur déficit congénital en butyrylcholinestérase et potentialisée par un traitement au lithium : à propos d’un cas Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Prolonged curarisation following succinylcholine injection on butyrylcholinesterase deficiency and potentiated by a lithium treatment: a case report Sophie Huynh-Moynot1 Jean-Clair Moynot2 Chloé Thill1 Diane Commandeur1 Mehdi Ould-Ahmed1 Isabelle Drouillard3 1 Fédération d’anesthésie, réanimation et des urgences, Hôpital d’instruction des armées Clermont-Tonnerre, Brest, France <[email protected]> Résumé. La succinylcholine est un curare de courte durée d’action dont la dégradation dépend de son hydrolyse rapide par la butyrylcholinestérase (ou pseudocholinestérase). Ainsi, un déficit en butyrylcholinestérase, congénital ou acquis, est à l’origine d’un bloc neuromusculaire prolongé. De transmission autosomique récessive, le déficit génétique reste la première étiologie. Le variant atypique est le plus fréquemment retrouvé et est à l’origine d’une curarisation prolongée de 2 heures après injection de succinylcholine. Nous présentons le cas d’un patient qui, après l’injection de succinylcholine, a présenté un retard de décurarisation lié à un déficit congénital en butyrylcholinestérase et favorisé par un traitement au lithium. L’extubation n’a été possible que 7 h après l’injection du curare. 2 Fédération de chirurgie, Hôpital d’instruction des armées Clermont-Tonnerre, Brest, France Mots clés : butyrylcholinestérase, lithium, pseudocholinestérase, sévoflurane, succinylcholine, syndrome paranéoplasique 3 Fédération des laboratoires, Hôpital d’instruction des armées Clermont-Tonnerre, Brest, France doi:10.1684/abc.2013.0865 Article reçu le 7 septembre 2012, accepté le 13 septembre 2012 Abstract. Succinylcholine is a short-term curare which degradation depends on its quick hydrolysis by butyrylcholinesterase (or pseudocholinesterase). Thus, a butyrycholinesterase deficiency, congenital or acquired, is a cause of a prolonged neuromuscular block. From an autosomal recessive inheritance, genetic deficiency remains the first etiology. The most frequently discussed variant is the atypical variant which caused a 2 hours prolonged curarisation after administration of succinylcholine. We report a patient who had a prolonged curarisation after succinylcholine’s injection, due to a congenital butyrylcholinestérase deficiency and contributed by a lithium treatment. Extubation was only possible 7 hours after administration of curare. Key words: butyrylcholinesterase, pseudocholinesterase, lithium, sevoflurane, paraneoplastic syndrome Nous rapportons le cas d’un déficit en butyrylcholinestérase congénital potentialisé par un traitement au lithium, découvert lors d’un bloc neuromusculaire prolongé après injection de succinylcholine. L’observation Monsieur C., âgé de 65 ans, est un patient hospitalisé en psychiatrie pour altération de l’état général dans un contexte Pour citer cet article : Huynh-Moynot S, Moynot JC, Thill C, Commandeur D, Ould-Ahmed M, Drouillard I. Curarisation prolongée après injection de succinylcholine sur déficit congénital en butyrylcholinestérase et potentialisée par un traitement au lithium : à propos d’un cas. Ann Biol Clin 2013 ; 71(4) : 485-8 doi:10.1684/abc.2013.0865 485 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Biologie au quotidien de déséquilibre de sa psychose maniacodépressive. Dans ses autres antécédents, il est noté une extraction dentaire 15 ans auparavant sous anesthésie générale. Son traitement habituel comprend de la fluoxétine, du lithium, du valproate de sodium, de l’oxazépam, de la pipampérone et de la cyamézanine. Dans le bilan étiologique de l’altération de l’état général, il bénéficie d’un scanner thoraco-abdominopelvien mettant en évidence des adénopathies médiastinales. L’indication d’une fibroscopie bronchique à la recherche de lésions en faveur d’un cancer bronchopulmonaire est posée. Une anesthésie générale avec intubation orotrachéale est choisie compte tenu de l’antécédent psychiatrique. Le patient pèse 52 kg pour 1,70 m. L’induction est réalisée par propofol (20 mg) et suxaméthonium (100 mg) ; l’entretien de la sédation par sévoflurane. La durée de la fibroscopie bronchique est de 25 min. Cette dernière est sans particularité, hormis une surélévation régulière blanchâtre de la muqueuse de la bronche souche gauche faisant réaliser des biopsies systématiques. À la fin du geste, la sédation est arrêtée puis le patient est transféré en salle de surveillance post-interventionnelle. L’évolution est marquée par la persistance d’un coma et l’absence de déclenchement du respirateur, tandis que l’hémodynamique reste stable. Le monitorage de la curarisation par le « train of four » (TOF : mesure au niveau de l’adducteur du pouce du rapport entre la réponse de la 4e stimulation et de la 1re stimulation, après 4 stimulations brèves d’une durée de 0,2 ms, répartie sur 2 s) indique une curarisation profonde avec un TOF à 0 sur une échelle de 4. La mesure de la glycémie capillaire ne retrouve pas d’hypoglycémie. Une tentative d’antagonisation par anéxate, naloxone et prostigmine s’avère sans effet. Trois heures plus tard, le TOF est mesuré à 2 sur 4, puis à 4 sur 4 à la 4e heure. Un bilan étiologique du coma est réalisé mais il reviendra ultérieurement normal : lithiémie à 0,53 mmol/L (0,6-1,2), taux de TSH, T3L et T4L respectivement à 1,62 mUI/L (0,27-0,42), 5,53 pmol/L (3,1-6,8) et 14,23 pmol/L (13-23), taux de valproate de sodium à 77 mg/L (50-100), recherche d’antidépresseurs tricycliques négative, alcoolémie à 0 g/L. Le patient est transféré intubé et sédaté par propofol dans le service de réanimation dans l’attente d’une décurarisation complète. Un bilan complémentaire à l’admission (bilan hépatique, troponine et bilan rénal) s’avère normal. Après vérification de l’absence de curarisation résiduelle, la sédation est arrêtée 7 h après la fibroscopie bronchique. Le patient est extubé sans complications. Un prélèvement sanguin sur tube sec à la recherche d’un déficit congénital ou acquis en butyrylcholinestérase plasmatique est réalisé. Ce dernier reviendra ultérieurement et confirmera un déficit quantitatif (butyrylcholinestérase plasmatique à 3 003 UI/L pour une norme entre 4 200 et 13 000 UI/L). Par ailleurs, la recherche par biologie moléculaire retrouve une mutation de cette enzyme à l’état 486 homozygote du variant atypique. L’évolution globalement favorable permet le retour du patient dans le service de psychiatrie dès le lendemain. Le point de vue du biologiste La cholinestérase est une enzyme catalysant l’hydrolyse de l’acétylcholine en acétate et en choline. On distingue deux types de cholinestérases par leur origine, leur structure, leur spécificité d’action et l’indication de la mesure de leur activité [1]. L’acétylcholinestérase (cholinestérase globulaire ou cholinestérase vraie car intracellulaire) a une affinité presque exclusivement spécifique pour son substrat naturel, l’acétylcholine. Elle est synthétisée dans le globule rouge et le tissu nerveux. Son rôle physiologique est d’assurer le fonctionnement des synapses acétylcholinergiques de la jonction neuromusculaire en évitant l’accumulation de l’acétylcholine. Elle est également présente dans les poumons et la rate [1]. La butyrylcholinestérase (cholinestérase sérique ou pseudocholinestérase car extracellulaire ou BchE en abréviation internationale) a une affinité beaucoup plus large. Elle hydrolyse de nombreux esters synthétiques et naturels, dont l’acétylcholine. Elle est présente dans le plasma, le foie (siège de sa synthèse), le pancréas et l’intestin [1]. Néanmoins, son rôle physiologique demeure incertain : elle pourrait participer à l’hydrolyse du neurotransmetteur pendant la différenciation cellulaire au cours du développement embryonnaire, à la transmission nerveuse lente ou encore à la régulation de la concentration plasmatique de la choline [1, 2]. Le dosage de la butyrylcholinestérase est réalisé grâce à une technique colorimétrique qui mesure la cinétique d’hydrolyse à l’aide d’un substrat, la butyrylthiocholine [1]. Les valeurs usuelles de la butyrylcholinestérase varient selon l’âge, le sexe et la concentration d’œstrogènes/progestérone (grossesse, prise de contraceptifs oraux) [1, 3]. La mesure de son activité enzymatique est indiquée dans l’intoxication aiguë ou l’exposition chronique aux produits organophosphorés, l’évaluation d’une insuffisance hépatocellulaire et la recherche d’une anomalie de production qualitative se traduisant par une curarisation prolongée. La mesure de l’activité de l’acétylcholinestérase confirme également les cas d’intoxications aiguës ou chroniques aux organophosphorés. Cette dernière est aussi présente dans le liquide amniotique au cours d’un défaut de fermeture du tube neural [1]. La curarisation prolongée après administration d’une dose usuelle de succinylcholine a été décrite pour la première fois en 1953 [3]. Il existe de nombreuses étiologies expliquant un déficit en butyrylcholinestérase, congénital ou acquis (tableau 1). Cependant, le déficit enzymatique d’origine Ann Biol Clin, vol. 71, n◦ 4, juillet-août 2013 Succinylcholine et déficit en butyrylcholinestérase Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Tableau 1. Facteurs modifiant l’activité de la butyrylcholinestérase [1, 4]. Augmentation Hyperlipoprotéinémie Diabète sucré Obésité Thyréotoxicose Goitre nodulaire Hypertension essentielle Asthme Psoriasis Schizophrénie Alcoolisme État anxieux Diminution Atteintes hépatiques sévères Néoplasie, carcinome Atteinte rénale sévère Plasmaphérèse, circulation extracorporelle Sepsis Brûlure Tétanos Maladie du collagène Rhumatismes articulaires Maladie inflammatoire Typhus Infarctus du myocarde Myxœdème Anémie Malnutrition Maladie chronique débilitante Épilepsie Médicaments : lithium, IMAO, chlorpromazine, pancuronium, anesthésiques locaux à fonction ester, anticholinestérasiques (néostigmine, pyridostigmine, physostigmine), cyclophosphamide, fluorures (enflurane, sévoflurane), bambutérol, propanidide Toxiques : organophosphorés, moutardes azotées Radiothérapie génétique reste la principale cause. Sa transmission est autosomique récessive de façon variable. Le gène de la butyrylcholinestérase est situé sur le chromosome 3 [3]. Il existe de nombreux variants, le plus fréquent étant le variant atypique. Généralement, 1 individu sur 25 à 50 se trouve à l’état hétérozygote tandis qu’il faut compter 1 individu sur 3 000 pour l’état homozygote [4]. Dans le cas clinique présenté, d’autres étiologies acquises peuvent être évoquées compte tenu du déficit modéré en butyrylcholinestérase, des antécédents du patient et de son traitement. En effet, le lithium et le sévoflurane allongent la durée de curarisation par les curares dépolarisants tels que la succinylcholine [2, 5]. Près de 90 % de la succinylcholine est hydrolysée par la butyrylcholinestérase. La durée habituelle du bloc moteur, inversement proportionnelle à l’activité de l’enzyme, est de 10 min [3]. En cas d’activité pseudocholinestérasique réduite, la durée observée de curarisation est de 2 h en moyenne [4]. C’est surtout le variant silencieux, plus rare (1/100 000), qui est responsable d’une durée de curarisation supérieure à 4 h [4]. Bien que le déficit génétique ait été mis en évidence, le traitement par lithium et l’entretien de la sédation ont potentialisé la durée du bloc neuromusculaire. Ann Biol Clin, vol. 71, n◦ 4, juillet-août 2013 Néanmoins, une étude récente montre que l’activité pseudocholinestérasique est plus élevée chez les patients bipolaires de type 1 et chez les patients sous antipsychotiques [6]. Le point de vue du clinicien Dans le cadre du bilan étiologique de ce bloc neuromusculaire prolongé, certaines causes acquises ont pu être facilement éliminées par les tests biologiques courants : thyréotoxicose, alcoolisation, hyperglycémie, infarctus du myocarde, insuffisance hépato-cellulaire et insuffisance rénale. Des déficits acquis peuvent en effet coexister avec un déficit congénital en butyrylcholinestérase. La suspicion d’un syndrome paranéoplasique reste plausible dans l’observation présentée en raison de l’altération de l’état général du patient et des adénopathies médiastinales suspectes retrouvées au scanner. Les carcinomes abaissent l’activité de la butyrylcholinestérase. Le degré de dépression est influencé par l’extension néoplasique et le site de la lésion primitive, même en l’absence d’altération de la fonction hépatique. Les tumeurs mammaires ont moins d’effets que les tumeurs pulmonaires, gastro-intestinales ou génito-urinaires. L’explication repose sur la production d’inhibiteurs de la butyrylcholinestérase dans certains types de cancers [2]. La posologie de succinylcholine administrée dans l’observation présentée, supérieure à la dose théorique de 1 mg/kg, a également favorisé la prolongation du bloc neuromusculaire. Quant à l’administration de prostigmine, elle est formellement contre-indiquée car elle inhibe non seulement l’acétylcholinestérase, mais aussi la butyrylcholinestérase [3]. La récupération d’un bloc neuromusculaire prolongé secondaire à un déficit en butyrylcholinestérase peut être accélérée par l’administration titrée de butyrylcholinestérase plasmatique d’origine humaine [2]. Les principaux inconvénients de cette préparation sont son coût élevé et le risque infectieux notamment viral, bien que les produits soient pasteurisés [2]. Néanmoins, le meilleur traitement reste l’attente d’une décurarisation spontanée [7, 8]. Les nombreuses observations rapportées dans la littérature sur les cas de curarisation prolongée soulèvent le problème de l’innocuité de l’utilisation d’un curare métabolisé par les pseudocholinestérases (succinylcholine et mivacurium) et celui de la prévention d’un tel accident. Cependant, le dépistage préopératoire systématique d’un déficit en pseudocholinestérase ne s’impose pas car la fréquence des sujets homozygotes déficitaires est très faible. En revanche, l’interrogatoire pré-anesthesique doit rechercher systématiquement des antécédents personnels ou familiaux de curarisation prolongée. Le monitorage de la fonction musculaire est indispensable [2]. La connaissance par le patient 487 Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017. Biologie au quotidien de son déficit enzymatique est impérative pour prévenir un accident ultérieur en cas d’anesthésie générale. Un protocole intrahospitalier de prise en charge du déficit en pseudocholinestérase, de la présomption du diagnostic à sa confirmation, est recommandé. Il en existe un exemplaire sur internet [9]. Une information précise est à fournir dans tous les cas, au patient et à sa famille, sur les conséquences de l’utilisation d’un médicament métabolisé par la butyrylcholinestérase. Un document ou une carte écrite précisant la nature du déficit doit être fourni aux sujets à risque. Tout nouveau cas de curarisation prolongée avec un myorelaxant doit faire l’objet d’une déclaration au centre de la pharmacovigilance [2]. Liens d’intérêts : Conclusion 5. Gomez F, Cantini O, Valat P, Usandizaga D, Reynier P, Janvier G, et al. Anesthésie pour électroconvulsothérapie. Ann Fr Anest Réanim 2001 ; 20 : 187-95. Un déficit en butyrylcholinestérase d’origine génétique reste la première cause de bloc neuromusculaire prolongé après injection de succinylcholine, mais il peut coexister avec des déficits acquis. L’originalité de ce cas réside dans le fait que le bloc neuromusculaire, bien que secondaire à un déficit congénital en butyrylcholinestérase à l’état homozygote, était potentialisé par un traitement au lithium et possiblement par un syndrome paranéoplasique sous-jacent. Par ailleurs, le respect systématique de la dose de succinylcholine de 1 mg/kg aurait permis d’écourter l’allongement de la curarisation. Enfin, la prostigmine est formellement contreindiquée en cas de déficit en butyrylcholinestérase ; cette connaissance doit être appliquée dès la constatation d’une curarisation prolongée à la succinylcholine. 488 aucun. Références 1. Laboratoire Pasteur Cerba. Guides des analyses spécialisées. Paris : Elsevier, 2007 : 281. 2. Lejus C. Les cholinestérases. Ann Fr Anesth Réanim 1998 ; 17 : 112235. 3. Lejus C, Delaroche O, Trille E, Blanloeil Y, Pinaud M. Butyrylcholinesterase deficiency : how to analyse the cholinesterase activity in small children ? Ann Fr Anest Réanim 2006 ; 25 : 657-60. 4. Flanna K, Soliday FK, Conley YP, Henker R. Pseudocholinesterase deficiency : a comprehensive review of genetic, acquired, and drug influences. AANA Journal 2010 ; 78 : 313-21. 6. Ezzaher A, Haj Mouhamed D, Mechri A, Neffati F, Douki W, Gaha L, et al. Etude de l’activité pseudocholinestérasique chez des patients bipolaires de type 1. Ann Biol Clin 2012 ; 70 : 25-31. 7. Ceppa F, Kenane N, Chellak S, Bigaillon C, Burnat P. Prolonged succinylcholine-induced apnoea associated with cholinesterase silent plasma variant. Ann Fr Anest Réanim 2005 ; 24 : 425-7. 8. Chemchik H, Souii S, Naija W, Bouzouita O, Ben Selma A, Said R. Prolonged neuromuscular block following celocurin injection : a case report. Rev Anest Réa Med Urg 2011 ; 3 : 12-4. 9. Service d’anesthésie-réanimation du Centre Hospitalier Intercommunal de Poissy St Germain. Déficit en pseudocholinestérase plamastique : du diagnostic présomptif à la confirmation. http://anesth-chips.fr/protocolesd-anesthesie/chirurgie-generale/article/deficit-en-pseudocholineterase, mai 2012. Ann Biol Clin, vol. 71, n◦ 4, juillet-août 2013