L’Encéphale (2012) 38, 274—276 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP NOUS AVONS LU POUR VOUS Du temps et des hommes, vers une neuropsychologie du temps, Cambier J. Édition de l’Infini, Reims (mars 2010). 301 pp. Voici un livre extraordinaire ! Dire qu’il procède d’un esprit encyclopédique est vrai. Dire que c’est une encyclopédie serait une erreur, car si tous les aspects du temps y sont abordés, ce n’est ni par ordre alphabétique, ni par chapitres pédagogiques, mais selon un fil conducteur neuropsychologique que l’auteur nous invite à suivre. Ce livre vient en son temps : après Le cerveau réconcilié, la mémoire, les 12 éditions des Abrégés de neurobiologie et la pépinière d’articles mémorables, apportant toujours un point de vue original sur le rapport de la pensée et du cerveau, voici qu’apparaît la clé de voûte vers laquelle convergent les grandes lignes créatrices de Jean Cambier. Dépositaire de la tradition neurologique de la Salpêtrière, représentée par le professeur Théophile Alajouanine, trait d’union entre le siècle des corrélations anatomo-cliniques et le siècle des neurosciences, Jean Cambier a toujours lutté contre le dogmatisme et la pensée unique. Il part de faits cliniques analysés par l’interrogatoire, éclairés par l’examen du patient avant de faire appel à l’imagerie cérébrale (qui prime aujourd’hui). Du temps et des hommes comprend 12 chapitres qu’il est impossible de résumer sans risquer d’en ternir la richesse et le brio. Aussi, plutôt qu’une analyse, nous tenterons d’en faire une synthèse qui ne suivra pas toujours à la lettre l’ordre des chapitres. Le contenu de cet ouvrage de près de trois 300 pages est triple : il traite de la neurobiologie de l’appréhension du temps, des anomalies pathologiques ou non de celle-ci, enfin d’une approche, qualifiable par commodité, de philosophique (historique, sociologique, artistique). Il était nécessaire dès le premier chapitre de définir une sémantique de la perception du temps : la sensibilité universelle des êtres vivants au Temps peut être qualifiée « chronesthésie », son étude est l’objet de la chronobiologie. Quant à la représentation des étapes du temps écoulé, c’est la chronologie, à ne pas confondre avec la chronognosie qui désigne la durée subjective que chacun dans son for intérieur se fait du temps passé. Selon un procédé qui lui est cher, Jean Cambier ouvre la page de la chronobiologie par une observation, celle d’un jeune homme de 18 ans qui du fait d’un kyste arachnoïdien refoulant l’hypothalamus avait perdu totalement la fonction chronobiologique, ainsi que la régulation, dans le temps, 0013-7006/$ — see front matter doi:10.1016/j.encep.2011.11.005 du sommeil. Nous voici sur le chemin de l’hypothalamus, et d’une façon plus générale, du diencéphale dont il fait partie, et de l’épiphyse ou glande pinéale qui s’y rattache, chemin qui nous mène tout droit vers le site d’élection des dispositifs chronobiologiques : les horloges internes, sources des rythmes biologiques que l’on peut classer selon leur périodicité : d’un jour pour les rythmes circadiens, supérieure à un jour pour les supradiens, pouvant varier plusieurs fois au cours d’une même journée pour les infradiens. Dans le règne animal, ces rythmes biologiques ont pour rôle de garantir l’autonomie des fonctions vitales à l’égard des indices de l’environnement, ils sont programmés génétiquement, ce qui a été démontré chez la drosophile dont le rythme des activités locomotrices dépend d’un gène situé sur le chromosome X. Chez les oiseaux et les mammifères les mécanismes de l’horloge biologique sont situés dans les noyaux suprachiasmatiques. Ces noyaux qui reçoivent des afférences sensibles à la lumière, différentes des voies optiques, projettent largement sur l’hypothalamus et l’épiphyse. Cette glande, en sécrétant la mélatonine assure la périodicité de la veille et du sommeil : la lumière reçue par la rétine inhibe la sécrétion de mélatonine. Chez le hamster, l’ablation des deux noyaux supra-optiques abolit tout rythme d’activités. Après avoir démontré que l’économie somatique aussi bien que psychique était soumise à des rythmes, dépendant d’horloges internes, l’auteur examine les variations du « ressenti » du temps écoulé, c’est la chronognosie. Il est évident que le vécu du temps n’est pas immuable, mais que les successifs instants que nous vivons n’ont ni le même intérêt ni la même charge émotionnelle : « les jours ne sont pas tous égaux ». Les concepts d’instant et de présent ne seraient opposés que si l’on ne considérait ce dernier que selon une conception mathématique : un idéal temps T◦ entre le passé et le futur. En revanche, Saint Augustin soulignait que le futur devient rapidement du passé, suivi en cela par Husserl qui proposa la notion de « presque présent » ou de présent dilaté, synonyme d’instant. La chronognosie n’est pas d’appréciation facile en clinique ; l’auteur adopte la méthode d’évaluation de la perception du temps de Lalande et Hannequin : discrimination de deux durées, estimation verbale de la durée d’un stimulus sonore ou verbal, production d’une action de durée déterminée pendant un temps donné, reproduction de durées (frappe rythmique, par exemple). La chronognosie est influencée par de nombreux facteurs. Expérimentalement, chez des rats conditionnés à des stimuli sonores courts ou longs, il est possible d’accélérer ou de ralentir par l’administration de certaines substances la perception Nous avons lu pour vous de la durée du stimulus sonore délivrée, donc la réponse du réflexe conditionné ; la dopamine accélère la durée de la perception du temps vécu alors que diverses drogues comme le haschich peuvent l’allonger considérablement. La dopamine est issue des neurones de l’aire tegmentale ventrale qui projettent sur le cortex frontal, les noyaux accumbens septi, les noyaux septaux ainsi que sur le système limbique. Suivons pas à pas la brillante démonstration de l’auteur dans les rapports entre la dopamine, les circuits de récompense, la mémoire de travail, la mémoire à court terme. Il existe bel et bien un circuit de la récompense localisé avec précision (lors de l’auto-stimulation du rat) dans l’aire tegmentale ventrale ; le faisceau médian du télencéphale, les noyaux accumbens septi, le septum et le système limbique ainsi que le cortex frontal. La dopamine issue de l’aire tegmentale ventrale est prépondérante dans ce circuit. Baddeley a révisé le concept de la mémoire à court terme, il en a fait une « mémoire de travail », dotée d’un administrateur central, situé dans le cortex préfrontal de la convexité et de deux systèmes asservis : la boucle audi-phonatoire dans l’hémisphère gauche et le calpin visuospatial dans le droit. Passage obligé vers la mémoire à long terme, la mémoire de travail a des capacités qui n’excèdent pas cinq à six minutes et sont limitées à sept items. Pour l’auteur, des innombrables informations sensorielles ou idéatoires que nous recevons, seules quelques unes sont sélectionnées dans la mémoire de travail, puis stockées en mémoire à long terme ; cette sélection s’opère par la mise en jeu de facteurs attentionnels dépendant du cortex préfrontal et de facteurs émotionnels, expression du système limbique, ces deux systèmes bénéficiant des projections dopaminergiques issues du tegmentum ventral médian. La « pathologie du temps » peut être regroupée en deux domaines : d’une part, les maladies des rythmes, d’autre part : les modifications de la chronognosie au cours de certaines affections. La psychose périodique, l’encéphalite épidémique, l’insomnie fatale familiale, le syndrome d’Ondine, les apnées du sommeil ou le syndrome d’avance ou de retard des phases du sommeil (dont était atteint Marcel Proust) évoluent sur un mode rythmique. Tout autres sont les modifications de la chronognosie, connaissance intuitive de la durée du temps passé, au cours de certaines maladies dont on a, à présent, l’explication et qui ont acquis de ce fait valeur d’enseignement. Elles démontrent, en particulier, le rôle de la dopamine dans l’horloge interne qui est ralentie dans la maladie de Parkinson idiopathique, du fait d’une hyposécrétion de dopamine par le locus niger alors qu’une accélération de ladite horloge s’observe au cours de la schizophrénie qui serait hyperdopaminergique. Les modifications de l’horloge interne sont améliorées par la dopathérapie dans le premier cas et les neuroleptiques dans le second. Les hémisphères cérébelleux ne sont pas exempts d’influence sur l’estimation de la durée qui sépare les deux sons d’un intervalle ainsi que la reproduction des rythmes frappés. L’IRM fonctionnelle a montré durant une telle estimation, une activation des noyaux gris, du thalamus et du noyau caudé qui précède celle du cervelet. L’auteur ne manque pas de discuter les rapports de la mémoire et de la connaissance du temps (Aristote pensait qu’un même organe était dévolu aux deux fonctions). Le 275 syndrome de Korsakoff d’origine alcoolo-carentiel comprend outre une amnésie antérograde durable avec légère amnésie rétrograde, une importante désorientation dans le temps et dans l’espace, accompagnée de fabulations. Les corps mamillaires dont les lésions sont responsable ne sont qu’un élément du circuit hippocampomamillo-thalamique de Papez dont l’interruption bilatérale par des lésions de diverses origines provoque un syndrome amnésique affectant à des degrés divers l’orientation dans le temps. Très attaché à la différenciation fonctionnelle des hémisphères cérébraux, Jean Cambier nous rappelle que, seuls les patients atteints de lésions de l’hémisphère cérébral droit, très impliqué dans la connaissance de l’espace, estiment mal les durées, « le temps, c’est de l’espace entre nous et nos souvenirs ». Le rôle de l’hémisphère gauche (l’aire de Broca) a été démontré pour la perception des rythmes (c’est-à-dire la segmentation irrégulière du temps), il intervient de façon analogue dans « la représentation mentale du passage du temps », la boucle audi-phonatoire étant un maillon « du récit interne des enchaînements ». À l’appui de sa théorie originale, J. Cambier cite un passage de J.B. Taylor qui à la suite d’une lésion temporo-pariétale gauche rapportera : « sans la possibilité de rapprocher un instant de celui qui le précédait ou lui succédait, je me suis mise à flotter d’un moment isolé à l’autre. . . Me voilà seule dans l’unique compagnie des battements cadencés de mon cœur ». Quant au cortex frontal, de par son rôle de gestion des fonctions exécutives, il intervient dans la maîtrise du temps, c’est-à-dire l’organisation de l’emploi du temps. Le retentissement sur la perception du temps au cours des maladies mentales n’a pas été oublié en soulignant les particularités de leurs différences (par exemple, entre démence fronto-temporale et Alzheimer). Si dans cette analyse nous avons privilégié les aspects neurophysiologiques, neuropsychologiques et la maladie, c’est en raison de l’orientation de la revue à laquelle elle est destinée, ce qui ne saurait nous faire oublier l’immense richesse des domaines abordés. J’en veux pour preuve les philosophes du temps : d’après la religion du Livre, Dieu. . . savait compter jusqu’à sept. Platon dans Timée reprenant Pythagore décrit les harmoniques des sphères. Un hommage appuyé est fait à Saint Augustin auquel Husserl renvoie le lecteur avant qu’il consulte son propre texte. Pour Kant, le temps est un a priori de notre état intérieur. Personne n’ignore que, dans « Matière et mémoire », Bergson opposa durée pure et temps objectif. En fait d’histoire, celle de la maîtrise du temps nous plonge dans les moyens matériels de mesurer le temps, d’établir des calendriers et de fixer (par observation des astres) le début de l’année. Jadis les méthodes de mesures étaient approximatives, elles ne connaissaient pas la minute encore moins la seconde, c’est la science et l’accélération constante des moyens de transport (sans oublier les performances sportives) qui nous ont familiarisé avec les unités plus courtes que la seconde, il faut reconnaître que la notion de temps dans la physique quantique dépasse nos capacités de représentation. La grammaire nous a appris la diversité de ce que l’on appelle les temps, et leur correspondance dans les différentes cultures, (mais qui ose utiliser encore le plusque-parfait du subjonctif ?). Enfin, le langage a concrétisé à travers des mots des concepts jusque-là intuitifs, il est devenu du temps conté, mais saisi par le langage, le temps 276 a cessé d’être l’affaire de l’homme aux prises avec le changement des choses pour devenir l’affaire des hommes, c’est-à-dire le temps compté, pensé, donc maîtrisé. Ce livre exceptionnel allie la richesse de la documentation à un style clair et agréable, il recèle bien d’autres trésors à découvrir, par exemple : une comparaison de la musique, des arts plastiques et de ceux du langage au regard du temps, la neuropsychologie de l’attente. Promis à un grand succès et à la pérennité, nous pouvons lui appliquer les Nous avons lu pour vous vers célèbres d’Apollinaire : Vienne la nuit sonne l’heure/les jours s’en vont, je demeure. B. Lechevalier 20, rue Renoir, 14000 Caen, France Adresse e-mail : [email protected] Disponible sur Internet le 20 janvier 2012