Comprendre La place des interventions de suppléance dans les paralysies totales du VI Dernières techniques et cas pratique illustré n Les interventions de suppléance sont d’utilisation assez rare. Elles permettent néanmoins une amélioration importante du mouvement d’abduction dans une paralysie totale du VI. Les techniques et les indications sont précisées. L a première description des techniques de suppléance remonte aux années 1903 (Jackson) et 1907 (Hummelsheim). Le principe est d’utiliser des muscles fonctionnels pour aider ou remplacer le mouvement du muscle droit latéral paralysé (1, 2). Pour certains auteurs, il y aurait “réinnervation partielle” de ce muscle à partir des muscles transposés, pour d’autres l’effet obtenu serait essentiellement d’ordre “mécanique”. A quel moment cette chirurgie intervient-elle ? La technique s’adresse à des paralysies totales ou très importantes du VI pour lesquelles la chirurgie classique est largement insuffisante. Il peut s’agir de graves traumatismes crâniens, de fractures du rocher ou de séquelles neurochirurgicales après exérèse de volumineuses tumeurs. Les interventions de suppléance s’intègrent dans un processus global de prise en charge et se situent bien évidemment “en fin de course”. Schématiquement : • soit le patient nous est adressé par un service de rééducation ou par un service de neuro-chirurgie pour la prise en charge d’une paralysie totale séquellaire ; • soit nous suivons le patient depuis le début pour une paralysie du VI sévère mais récente et un certain délai d’attente est alors nécessaire. La prise en charge sera classique : il faudra expliquer au patient sa pathologie, le rassurer et l’exhorter à la patience. Dans les premières semaines, l’occlusion d’un œil est souvent le seul moyen lorsque la déviation est importante et la diplopie gênante. * Centre Monticelli-Paradis, Marseille Dans un second temps, un équipement par prismes de forte Quels sont les patients concernés ? Pratiques en Ophtalmologie • Février 2012 • vol. 6 • numéro 51 Dr Nicole Gambarelli* puissance, toujours prescrits en press-on, peut être une alternative. On peut prescrire jusqu’à 15 dioptries base temporale sur chacun des deux verres ou de plus fortes puissances, jusqu’à 25 dioptries, sur un seul verre. Une amélioration peut être amenée même si la correction prismatique n’est pas totale, au prix d’une position vicieuse de la tête compensatrice. L’utilisation du Botox® a un grand intérêt chez ces patients. Au bout de quelques semaines ou mois après le début des troubles, une injection de Botox® dans le droit médial homolatéral peut être réalisée. Elle permettra une réduction de la déviation, améliorera le confort du patient et évitera la contracture du muscle droit médial (Fig. 1). Le Botox® est parfois réutilisé plus tard dans le traitement, en association avec une chirurgie de suppléance (3, 4). La chirurgie ne sera jamais envisagée avant six mois ou un an 47 Comprendre d’évolution, lorsqu’on est absolument sûr qu’aucune amélioration n’est possible. Nous utilisons toujours dans un premier temps une chirurgie conventionnelle de recul/résection : dans ces paralysies totales du VI, nous avons à traiter des déviations très importantes pouvant dépasser 60 dioptries, et les dosages chirurgicaux doivent être généreux. On peut être amené à réaliser des reculs de 10 mm du droit médial et des résections de 10 mm du droit latéral (Fig. 2). Dans certains cas, une chirurgie complémentaire sur l’œil adelphe peut être utilisée, à type d’affaiblissement du droit médial controlatéral avec ou sans utilisation d’une Faden operation (5). Mais la chirurgie conventionnelle est en général insuffisante. Le patient se trouve amélioré, il persiste une Et en position primaire, une position vicieuse de la tête compensatrice et une abduction inexistante. C’est à ce moment-là que la chirurgie de suppléance prend sa place, elle aura pour vocation de finir de corriger la déviation en position primaire, mais également d’améliorer le mouvement d’abduction. Figure 1 – Botox®. Figure 2 - Recul/résection. Les techniques de transposition a Figure 3 - Transpositions totales. 48 b On peut utiliser des transpositions totales ou partielles. (6-10). • Les transpositions totales : O’Connor, en 1921, propose une transposition de la totalité des deux muscles verticaux pour suppléer le droit latéral paralysé. Les deux verticaux sont réinsérés aux extrémités correspondantes du droit latéral ; des variantes à la position de cette réinsertion ont été Pratiques en Ophtalmologie • Février 2012 • vol. 6 • numéro 51 La place des interventions de suppléance dans les paralysies totales du VI a Figure 5 - Planche photos opératoires. b Figure 4 - Transpositions partielles. Figure 6 - Technique de Jansen. décrites par Uribe et Gobin (Fig. 3). • Les transpositions partielles : Hummelsheim, en 1907, a proposé d’utiliser deux languettes musculaires représentant la moitié tem- porale des deux muscles verticaux. Ces deux languettes sont réinsérées au ras de l’insertion du droit latéral. Une variante a été décrite par O’Connor en utilisant les moitiés nasales des droits verticaux. Ces languettes sont glissées sous les moitiés temporales restées en place puis fixées de la même façon que précédemment, près du droit latéral. L’efficacité s’en trouve augmentée (Fig. 4). Dans le même esprit, pour augmenter l’efficacité de la suppléance, Kauffman a proposé d’utiliser la technique de Hummelsheim mais en croisant les languettes musculaires sous le droit latéral. C’est la technique que nous utilisons le plus volontiers à l’heure actuelle et qui nous donne le maximum d’efficacité. Le muscle droit latéral est souvent désinséré et éventuellement “reréséqué” (Fig. 5). Pratiques en Ophtalmologie • Février 2012 • vol. 6 • numéro 51 La technique de Jansen réalise une myopexie entre le droit latéral et les droits verticaux. Les trois muscles sont divisés en deux moitiés et on solidarise chaque moitié du muscle paralysé avec la moitié proximale du muscle voisin. Cette technique est décrite comme moins risquée sur le plan de la trophicité du globe, puisqu’il n’y a pas de désinsertion musculaire. Elle est néanmoins assez délabrante et rend une éventuelle réintervention bien difficile ; elle n’est plus guère utilisée de nos jours (Fig. 6). Notre expérience pratique Nous avons repris les paralysies du VI opérées dans l’année 2011 : 59 patients ont été opérés, 48 par chirurgie conventionnelle, 11 par chirurgie de suppléance. Ces 11 cas se présentaient dans 49 Comprendre A Figure 8 - Lancaster n° 1. B Figure 9 - Lancaster n° 2. C Figure 7 – A. Position primaire. B. Regard à gauche. C. Regard à Figure 10 - Lancaster n° 3. droite. un contexte neurologique grave : traumatismes crâniens avec coma, schwanomes, cavernomes, méningiomes, etc, ayant entraîné, entre autres conséquences, une paralysie totale du VI. Dans cette série, on note une grande majorité d’adultes, puisque sur 59 patients, nous n’avons retrouvé que 3 enfants. Il s’agissait de contextes neurologiques graves, de déviations très importantes, mais la chirurgie conventionnelle a suffi 2 fois sur 3 : • Manon, 12 ans, double paralysie du VI par hémorragie méningée, traitée par résection des deux droits latéraux ; • Aurore, 6 ans, paralysie du VI gauche par épendymome de la fosse postérieure, traitée par intervention 50 de recul/résection œil gauche ; • Lorenzo, 7 ans, paralysie du VI gauche par traumatisme crânien grave, déjà opéré par recul/résection et réopéré par intervention de suppléance du droit latéral gauche, technique de Hummelsheim, modifiée Kauffman. Un cas clinique nous permet d’illustrer l’effet que l’on peut attendre d’une telle chirurgie : M. P., 68 ans, traumatisme crâniofacial grave avec paralysie du VI droit. Il est en Et 20° de près, 30° de loin avec diplopie (Fig. 7). La limitation de l’abduction est majeure, l’œil droit n’atteignant pas la ligne médiane (Lancaster n° 1) (Fig. 8). Une première intervention est réalisée : recul de 8 mm du droit médial droit, résection de 8 mm du droit latéral droit. A l’issue de cette chirurgie il persiste une Et de 12° de près, 16° de loin (Lancaster n° 2) (Fig. 9). Une intervention de suppléance est utilisée suivant la technique précédemment citée. En post-opératoire, le patient est pendant quelques jours, en légère divergence consécutive qui se stabilise sur une petite convergence de loin, il est centré de près (Lancaster n° 3) (Fig. 10). L’abduction est améliorée mais on peut noter une légère limitation de l’adduction créée par la chirurgie (Fig. 11). En conclusion Insistons sur l’apport très intéres- Pratiques en Ophtalmologie • Février 2012 • vol. 6 • numéro 51 La place des interventions de suppléance dans les paralysies totales du VI sant de ces techniques en cas de paralysie totale du VI avec abolition complète du mouvement. Elles interviennent en dernière intention, après parfois une cure de Botox® et un premier temps chirurgical conventionnel. Du fait de la multiplicité des muscles touchés, le risque d’ischémie du segment antérieur doit rester présent à l’esprit du chirurgien (11, 12) et imposer une grande rigueur dans la réalisation de l’acte chirurgical. n Mots-clés : Paralysie totale du VI, Chirurgie de suppléance, Ischémie du segment antérieur Figure 11 – A. Position primaire. B. Amélioration de l’abduction. C. Petite limitation de l’adduction. Bibliographie 1. Berard PV, Quere MA. Chirurgie des strabismes, Rapport SFO, Masson : Paris, 1984. 2. Roth A, Speeg-Schatz C. La chirurgie oculo-motrice. Masson : Paris, 1995. 3. 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