Nadine Reichenthal (NR) : La presse parle de plus en plus de médecine prédictive, qu’en est-il exactement ? Interview de Jacques Beckmann Chef de projet de Bioinformatique Clinique, Swiss Institute of Bioinformatics Par Nadine Reichenthal gnostic qu’en matière de choix du traitement le plus adéquat. L’interaction entre la médecine et la bioinformatique dessine déjà les contours de la médecine de deJacques Beckmann (JB) : Je préfère que main. l’on parle de médecine personnalisée ou Les exemples suivants illustrent bien cette de médecine de précision. Le terme de tendance. Il a fallu treize années et des médecine prédictive implique une sorte milliards de dollars pour réaliser le premier décodage (ou lecture) de déterminisme qui ne me du génome humain. La même semble pas compatible avec opération ne demande aunos connaissances actuelles « Vers une jourd’hui que quelques jours ou les aléas de la vie. Grâce médecine et moins de 3 000 CHF. Les aux récents développements technologiques, aux nouveaux de plus en plus coûts continuant à chuter, une outils d’analyse et à l’implica- « digitalisée » telle opération sera bientôt abordable et donc largement tion directe des patients, nous pratiquée. Encore faudra-t-il sommes à la veille d’une révolution qui va transformer la médecine, la savoir interpréter les données ainsi obterendant à la fois plus personnalisée et plus nues et expliquer leurs conséquences aux patients et à leurs familles. Un véritable efficace. La médecine personnalisée consiste à défi que notre société se doit de surmonter. adapter un traitement médical en fonc- Autre exemple, une grande partie de la potion des caractéristiques individuelles pulation mondiale possède aujourd’hui un d’un patient (« le bon traitement, le bon smartphone (apparemment les téléphones médicament, à la bonne personne, au bon portables seraient même plus répandus moment »). Personnalisation ne veut pas que les brosses à dents). De plus en plus dire que des médicaments sont créés pour performants, ces appareils sont en train de un seul patient. Cela traduit plutôt le fait devenir de véritables gadgets médicaux à de pouvoir identifier chez les individus des la portée de tous. Les professionnels de la prédispositions à certaines maladies ainsi santé peuvent déjà suivre en continu, via le que leur capacité à répondre favorable- « cloud », de nombreux paramètres médiment ou non à un traitement particulier. caux. Les individus qui le désirent pourUn tel classement peut aider le praticien à ront bientôt participer à cette évaluation adapter des mesures préventives ou thé- en recueillant eux-mêmes leurs données. rapeutiques à des patients qui peuvent en Outre la génétique et la pharmacogénébénéficier et non à des patients qui pour- tique, le microbiome est un autre bon raient ne pas en tirer profit ou pire aux- exemple. Il représente la centaine de milquels cela pourrait porter préjudice sur liards de bactéries qui vivent avec nous, en le plan santé. Ces enjeux humains (prise nous et qui varient d’un individu à l’autre. en compte des complications et désagré- Les médecins examinent aujourd’hui les ments personnels) sont en plus doublés microbes dans le cas de maladies spécid’enjeux économiques (coûts des traite- fiques comme la septicémie (infection de ments/médicaments et coûts associés aux l’ensemble de l’organisme), mais l’analyse du microbiome n’est pas encore intégré effets secondaires). Nous vivons dans une période aux poten- dans le diagnostic et la prise en charge de tialités multiples. De nouvelles technolo- pathologies telles que l’obésité, la sclérose gies à haut débit qui permettent la produc- en plaques ou certains cancers, alors qu’on tion d’une masse vertigineuse de données subodore qu’il pourrait y jouer un rôle sur les patients émergent à tous moments. important. Or l’examen du microbiome néCes facteurs favorisent une transition cessite lui aussi l’analyse et l’interprétation vers une médecine de plus en plus « digi- de giga-données. talisée ». L’interprétation de ces données Il n’est pas difficile d’imaginer de quoi devient essentielle tant en matière de dia- demain sera fait : lorsque nous saurons ››› CELLULE ET CELLULAIRE Médecine et smartphone Dossier spécial « Le bon traitement, le bon médicament à la bonne personne, au bon moment », voilà ce que nous réserve la médecine de demain pour une efficacité mieux ciblée obtenue par la meilleure connaissance des caractéristiques de l’individu. Eclairages. 25 Dossier spécial Médecine et smartphone Définition L’European Science Foundation1 définit la médecine personnalisée comme une pratique médicale dont l’individu est le centre, à la fois précise et adaptée à ses caractéristiques biologiques (caractéristiques génétiques, taux de protéines, bio-marqueurs) en tenant compte de la caractérisation de son mode de vie, ses habitudes alimentaires. Les chercheurs se référent à une médecine des « 4 P » : Personnalisée, au sens du traitement de la maladie, Préventive, où la dimension de prévention est importante, Prédictive, car l’individu peut recourir à des tests, Participative, au sens ou l’individu devient acteur de sa santé On opère ainsi une distinction entre la médecine personnalisée et la médecine génomique basée uniquement sur la personnalisation des traitements à partir de l’information génétique. On englobe d’une part la pharmacogénétique, le ciblage des traitements, et, d’autre part, le suivi et l‘analyse des tests génétiques, de marqueurs biologiques de l’état de santé de la personne, pour identifier des probabilités de développer des pathologies, afin de détecter de futures maladies très en amont des tests cliniques. 1 Personalized Medicine for the European Citizen towards more precise medicine for the diagnosis, treatment and prevention of disease (iPM). 26 ››› quels renseignements tirer de ces don- être en mesure d’interpréter lui-même un nées, nous passerons peut-être des batte- scanner ou une radio complexe consulte le ries de tests plus conséquentes encore dès rapport transmis par le radiologue pour se notre arrivée à l’hôpital. Les informations faire une opinion et prendre des décisions, ainsi générées permettront probablement le médecin de demain fera appel à d’autres de mieux calibrer le diagnostic, le pronos- compétences pour analyser, comparer et interpréter les métadonnées issues des tic et la prise en charge de chaque patient. J’insiste sur le fait que ces informations technologies émergentes. ne pourront définir qu’une NR : Vous dites que certaines tendance et évaluer un risque. Tout en affinant et optimisant technologies sont déjà à la prise en charge thérapeunotre portée ? « Un outil tique, elles ne pourront proba- à la portée des JB : Le smartphone peut par blement que rarement prédire exemple faire passer un élecpatients » avec certitude qu’un individu trocardiogramme ou une lambda sera appelé à dévelopéchographie cardiaque : une per une maladie spécifique. révolution en terme de coût Le médecin de demain disposera d’une par rapport aux appareils dédiés existants. kyrielle de données à analyser et à prendre Le smartphone (ou le futur bracelet de en compte pour définir et adapter à chacun montre) est en passe de devenir un vrai la réponse optimale : la plus ciblée et donc dispositif médical, un outil comme un la plus sûre et la plus efficace. autre pour le médecin. C’est aussi un outil à la portée des patients qui ne se priveront NR : Comment toutes ces nouvelles pas pour l’utiliser. De nouveaux problèmes technologies vont-elles influencer notre émergeront sans doute (sur-information, consultation chez notre médecin trai- sur-surveillance, cyber-hypocondrie, etc.), tant ? conjointement à des avantages indéniables JB : Une visite ordinaire chez le médecin (avoir un problème de santé en vacances en aujourd’hui consiste généralement en une Asie, prendre et envoyer ses paramètres à anamnèse, une auscultation et parfois des son médecin à Lausanne, afin qu’il envoie tests biochimiques. Demain, nous dispo- par email la marche à suivre). Difficile de serons d’informations supplémentaires voir là autre chose qu’un progrès. issues du monde de la génétique, de la génomique et d’autres méthodes émergentes NR : Un lien possible avec Israël ? ainsi que de capteurs qui mesureront en JB : La population israélienne est particontinu toute une série de paramètres vi- culière dans sa diversité ethnique. C‘est taux. un excellent laboratoire pour étudier les La médecine se digitalisera. La quantité causes de certaines maladies génétiques. d’informations de plus en plus pointues En outre, Israël est à la pointe dans les dodont disposeront les médecins explosera. maines de la médecine, de l’IT et de l’inforA ces données se rajouteront les informa- matique. tions fournies par les patients qui partici- La Suisse tout comme Israël sont des sociéperont de plus en plus à la prise en charge tés dynamiques et créatives qui disposent de leur propre santé. à la fois de centres d’excellence comme les universités et les instituts de recherches NR : Comment, dans son cabinet, le mé- et d’un grand nombre de start-up et de decin fera-t-il face ? brevets. Un potentiel indéniable pour des JB : La médecine deviendra plus encore collaborations à venir fructueuses dans le « pluridisciplinaire ». Le médecin ne possé- domaine de la médecine personnalisée. dant pas tout le savoir requis sera contraint de faire appel à d’autres experts, bioinformaticiens, statisticiens, etc. Comme le médecin d’aujourd’hui qui peut ne pas