Ludovic BOT Philosophie des sciences de la matière Illustration de couverture Portrait du mathématicien Fra Luca Pacioli di Borgo et du jeune homme inconnu attribué à l’artiste italien Jacopo del Barbari et peint vers 1495, Museo di Capodimonte, Naples. Luca Pacioli, mathématicien italien du quinzième siècle, incarne au premier plan la science sûre de son fait. Campé au centre, il regarde le monde de façon impersonnelle et du haut de sa superbe. La science domine et ne doute pas de ses modes de rationalité. Derrière lui et sur le bord se trouve un jeune inconnu, peut-être Guidobaldo de Montefeltre, élève de Luca Pacioli. Il nous regarde avec un air complice, comme pour dédramatiser la science de Luca Pacioli. Le lecteur de ce livre reconnaîtra sans difficulté le personnage auquel se réfère la vision des sciences qu’il veut dégager. Tachons de rester élève pour ne jamais devenir maître. Collection Acteurs de la Science L’Harmattan Ludovic BOT Philosophie des sciences de la matière « L’image de la Nature a toujours une action multiforme : elle a influencé non seulement la science mais aussi l’art, la religion, la vie sociale ». Basarab Nicolescu L’Harmattan Collection Acteurs de la Science @ L’Harmattan, 2007 ISBN : 978-2-296-02749-7 Philosophie des sciences de la matière La science a pris des allures de tour de Babel en s’émiettant en d’innombrables disciplines sur-spécialisées. Au point qu’on peut se demander si les scientifiques poursuivent encore un idéal de connaissance, que l’on prétendait jadis universelle. De fait, l’aventure scientifique moderne pourrait se terminer de la même façon que le récit biblique, le brouhaha des langues et l’incapacité des hommes à se comprendre faisant échec à leur tentative de toute puissance. Cet éclatement de la connaissance entretient deux idées qui font notre post-modernité. Il ne serait plus possible pour un esprit d’aujourd’hui de maîtriser l’essentiel des connaissances scientifiques de son époque. Et du fait que la connaissance puisse dépendre de points de vue, nous concluons que les concepts d’objectivité, de vérité ou d’universalité n’ont plus d’avenir. Sans prôner de retour ni à l’encyclopédisme ni au réalisme naïf, ce livre part du principe que ces deux idées sont d’abord les conséquences de notre renoncement. Car l’éclatement de notre connaissance montre davantage les difficultés du sujet que l’état réel de nos connaissances. C’est le sujet, c’est-àdire nous, qui proclamons la synthèse impossible et délaissons la philosophie comme possible langue commune à toutes les raisons humaines. C’est donc en s’incluant comme sujet dans la réflexion et en cherchant l’élargissement philosophique qu’on propose ici une synthèse des connaissances contemporaines sur la matière. Entre l’ouvrage de vulgarisation scientifique et l’essai philosophique, ce livre aidera les étudiants en sciences à se faire une culture scientifique au-delà des restrictions que trop souvent leurs cursus leur imposent sous prétexte de professionnalisation et d’efficacité à court terme. Il aidera également les étudiants en philosophie ou en sciences humaines désireux d’intégrer les grands résultats des sciences de la matière dans leurs réflexions. Par sa volonté de réconcilier sciences et culture humaniste, le livre s’adresse également à toute personne consciente qu’il serait imprudent de se détourner de la science et de ses contenus sous prétexte d’une nécessaire critique des idéologies scientistes. Docteur en physique nucléaire, Ludovic Bot enseigne les sciences et la philosophie des sciences en écoles d’ingénieurs. Il mène des recherches sur la formation et la professionnalisation des ingénieurs et est membre du Centre International d’Etudes et de Recherches Transdisciplinaires. Il livre aussi dans cet ouvrage des réflexions sur les enjeux d’une formation scientifique. Table des matières AVANT-PROPOS : L’AVENIR DE LA SCIENCE ..................................... 5 1) INTRODUCTION ................................................................................... 15 Métaphysique, épistémologie et philosophie des sciences… … … … … ...15 Un livre de philosophie des sciences… … … … … … … … … … … … … … 19 La notion de connaissance in-vivo… … … … … … … … … … … … … … ...22 Atomisme, réductionnisme et déterminisme… … … … … … … … … … … 24 Les trois complexités… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … 28 L'homme au milieu du complexe… … … … … … … … … … … … … … … .30 2) LA MATIERE QUANTIQUE................................................................. 35 Petite histoire d'un adjectif… … … … … … … … … … … … … … … … … ...36 Une matière non localisée… … … … … … … … … … … … … … … … … ....41 Une matière molle… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … 45 Une matière qui ne se conserve pas… … … … … … … … … … … … … … .48 Pythagore et Aristote contre Démocrite… … … … … … … … … … … … ...49 La non-séparabilité quantique… … … … … … … … … … … … … … … … ..55 3) LA MESURE QUANTIQUE................................................................... 63 La philosophie au chevet de l'interprétation… … … … … … … … … … … .63 Le chat de Schrödinger… … … … … … … … … … … … … … … … … … … .66 Le principe d'incertitude… … … … … … … … … ...… … … … … … … … … 74 L'indéterminisme quantique… … … … … … … … … … … … … … … … … .76 La recherche des variables cachées… … … … … … … … … … … … … … ..84 Indéterminisme, localité et causalité… … … … … … … … … … … … … … 95 L'interprétation de Copenhague… … … … … … … … … … … … … … … ..102 La théorie de la décohérence… … … … … … … … … … … … … … … … ..110 La nature de l'objectivité scientifique… … … … … … … … … … … … … .123 Une connaissance in-vivo… … … … … … … … … … … … … … … … … ...127 4) LA PHYSIQUE MACROSCOPIQUE.................................................. 135 La diversité du monde macroscopique… … … … … … … … … … … … ...136 La mécanique des milieux continus… … … … … … … … … … … … … ...138 Thermodynamique et physique statistique… … … … … … … … … … … .145 La chimie ou les limites de la physique… … … … … … … … … … … … ..156 Un monde irréversible… … … … … … … … … … … … … … … … … … … 159 Les notions de chaos et de systèmes… … … … … … … … … … … … … ...178 La complexité dans les sciences de la matière… … … … … … … … … ...200 5) L'ASTROPHYSIQUE ........................................................................... 207 La cosmographie… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … 208 La cosmologie… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … 209 Relativité générale et big-bang… … … … … … … … … … … … … … … ...215 Les énigmes actuelles de la cosmologie… … … … … … … … … … … … .229 La cosmogonie… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … ...240 6) LA BIOLOGIE ...................................................................................... 251 Le problème de la définition de la vie… … … … … … … … … … … … … 251 Les différentes théories de l'évolution… … … … … … … … … … … … … 263 Le principe anthropique et le problème de la finalité… … … … … … … .276 Le matérialisme biologique… … … … … … … … … … … … … … … … … 285 7) QU'EST-CE QUE LA SCIENCE AUJOURD'HUI ? ........................... 291 Dialogue entre théorie et expérience… … … … … … … … … … … … … ..292 Reproductibilité des faits et prédiction… … … … … … … … … … … … ...295 Pertinence des concepts et des niveaux de description… … … … … … ..296 Une généralité toujours précaire… … … … … … … … … … … … … … … .299 Quelque chose échappe… … … … … … … … … … … … … … … … … … ..300 Le doute, mon cher Watson !… … … … … … … … … … … … … … … … .300 8) CONCLUSION...................................................................................... 303 BON DE COMMANDE A retourner à L'HARMATTAN, 7 rue de l'Ecole Polytechnique 75005 Paris Veuillez me faire parvenir… … … … exemplaire(s) du livre Philosophie des sciences de la matière au prix unitaire de 29€ + 2,90€ de frais de port, + 0,80€ de frais de port par ouvrage supplémentaire soit un total de … … … … … … … € NOM: ADRESSE: Ci-joint un chèque de … … … … … € Signature: … … … … … … … … Vous pouvez aussi commander cet ouvrage directement à votre librairie habituel Visitez notre nouveau site internet et commandez en ligne : http://www.editions-harmattan.fr Avant-propos : L’avenir de la science L’idée de ce livre m’est venue après avoir donné pendant quelques années un cours sous le titre iconoclaste de philosophie des sciences et de l’action et après avoir constaté que je distribuais environ deux fois plus de polycopiés que je n’avais d’étudiants régulièrement inscrits au cours. Le propos s’adressait à des étudiants en sciences et à des jeunes professionnels issus de cursus scientifiques ayant conscience qu’une liste de compétences techniques ou professionnelles, une spécialisation disciplinaire, aussi légitimes et nécessaires soient-elles, ne suffisent pas à mener une carrière de cadre. Par sa volonté de réconcilier sciences et culture humaniste, le cours s’adressait également à toute personne déçue des promesses du scientisme, mais consciente qu’il serait imprudent de jeter la science et ses contenus avec le renoncement aux illusions que les idéologies scientistes ont portées. La décision de proposer un cours de philosophie des sciences était née de la question suivante, qui me taraudait après mes premières expériences d’enseignement et que se posent beaucoup d’enseignants engagés dans la formation des jeunes scientifiques et ingénieurs : au fond, que faut-il retenir des sciences contemporaines ? La question est d’ailleurs posée depuis longtemps1 : La formation des cadres prend aujourd’hui la tournure d’un dilemme. Faut-il privilégier les connaissances techniques et les compétences professionnelles, au risque d’enseigner des recettes plus ou moins efficaces et souvent éphémères ? Ou faut-il développer une culture générale apparemment sans utilité directe ? En sciences, le dilemme est amplifié par l’étendue et 1 Jarrosson (B.), 1988, Invitation à une philosophie du management, Calman-Lévy. l’éclatement des corpus disciplinaires, dont on s’accorde à reconnaître qu’ils ne sont plus à la portée d’un seul individu. Face à cette situation, la société occidentale a longtemps choisi la spécialisation à outrance, alliant accumulation de connaissances et division du travail. Dans un juste retour, les jeunes d’aujourd’hui ne croient plus aux vieilles promesses de la science pour, d’une part leur garantir un avenir professionnel, et d’autre part les épanouir sur un plan personnel. Depuis plus de dix ans, on observe dans tout le monde occidental une baisse continue des effectifs d’étudiants dans les cursus scientifiques. Cette désaffection est un phénomène de société. Les idées de progrès et d’épanouissement humain adossées au développement de connaissances scientifiques ne sont plus défendables aujourd’hui qu’au sein de cercles restreints. Elles ont pourtant servi pendant plus de deux siècles à cimenter de nombreuses idéologies politiques. Elles étaient donc crédibles et efficaces. Elles semblent ne plus l’être. En réalité, elles le sont encore sous des formes renouvelées. Il nous faudra donc critiquer ces idées plus avant pour, derrière la science, redécouvrir la liberté de son auteur. Si les notions de progrès et d’épanouissement ont un sens, là est leur source principale. En réaction à cette situation, se sont développés des plaidoyers pour des formations généralistes, alliant des compétences issues des sciences de la matière, des sciences formelles, et des sciences de la société. Notre dilemme ne fait donc que s’aggraver. Alors qu’il ne semble plus guère possible de former des spécialistes au sens disciplinaire du terme, on veut en plus que nos diplômés soient compétents dans plusieurs disciplines. Entretenant ce cercle vicieux, les cursus scientifiques ont tendance à se recroqueviller vers des formations minimales, ne retenant que les compétences les plus utiles et les plus appliquées dans chaque discipline, pensant ainsi sauver leur légitimité à former des professionnels. On ne s’étonnera pas dès lors d’entendre des responsables de tous horizons déplorer le manque de culture scientifique des cadres diplômés et des jeunes chercheurs préparant leur thèse dans les laboratoires de recherche. On ne s’étonnera pas non plus du manque d’attrait des formations scientifiques pour les jeunes d’aujourd’hui. On répondra seulement que la culture scientifique ne dispense pas de la culture tout court. Elle n’en est qu’un élément. En oubliant la culture intellectuelle au sens large, on sacrifie du même coup la culture scientifique. Certes, la notion de culture générale n’est pas robuste à l’analyse. Aucun cursus de formation ne peut s’organiser autour d’une notion aussi vague, apparemment sans contenus et assez vite futile. Mais il est toujours gênant d’entendre des gens cultivés critiquer la notion de culture générale, alors qu’on sait les dégâts que son absence provoque. Pour se prononcer contre la philosophie, il faut d’abord être philosophe. Pour se prononcer contre la culture, il faut éviter d’être trop ignorant. De fait, sous prétexte de professionnalisation, les contenus les plus fondamentaux des sciences modernes se trouvent de moins en moins enseignés. S’ils sont peut-être arides sur le plan intellectuel, ces contenus sont sûrement les plus résistants au temps et les plus à même d’avoir une réelle portée culturelle. Ce sont en réalité ces contenus délaissés par les programmes de formation qui peuvent intéresser les jeunes générations en leur offrant des raisonnements nouveaux, des représentations nouvelles du monde à partir desquelles une émancipation leur est possible. Ce sont des pistes pour de telles représentations que ce livre veut esquisser. Mes enseignements de philosophie des sciences proposent une réponse en deux temps à la question posée, étant entendu qu’elle possède un prolongement sous-jacent : que faut-il retenir des sciences contemporaines qui puisse servir l’honnête homme du vingt et unième siècle ? Car il ne faudrait pas oublier de parler aux temps présents. Parler de la science et de son avenir, c’est en réalité parler de son enseignement dans le monde présent, aux jeunes d’aujourd’hui qui ont autant besoin de se construire un avenir que de comprendre un passé. Les deux éléments qui sont à retenir selon moi des sciences contemporaines, après les ruptures du vingtième siècle, sont d’une part la nature in-vivo de notre connaissance de la matière et donc du monde, et d’autre part la nature incomplète de nos modes de raisonnement et donc de notre approche de la vérité. Nous sommes dans le monde que nous cherchons à connaître et nous y participons, notre connaissance fait partie du monde dont elle se dit connaissance. Nos raisonnements et notre langage sont capables d’une réflexivité infinie et restent incomplets. Ces deux conclusions semblent évidentes et ce livre, comme tous mes enseignements, pourraient s’arrêter là. Mais si le philosophe pouvait sans doute depuis longtemps se les attribuer pour passer à d’autres choses, ces conclusions ne doivent plus grand chose à une quelconque spéculation philosophique a priori. Elles se présentent aujourd’hui comme des résultats a posteriori, plutôt inattendus par rapport aux contextes qui les ont fait naître, obtenus il y a environ un siècle et après dur labeur. Le progrès principal que nous avons fait depuis ces découvertes a été de trouver les mots pour dire leurs sens possibles et leur généralité pour toute la connaissance, ce qui est beaucoup. Sans être totalement fondées sur les sciences de façon univoque, ces conclusions sont donc solides, partageables par scientifiques et philosophes, et peuvent être raisonnablement proposées comme socles des connaissances actuelles et à venir. Les sirènes dangereuses de la futurologie ne doivent pas ici nous faire peur. Les socles en question ne sont pas des réminiscences des promesses conquérantes du scientisme, dont nous attendons toujours la réalisation. Ce sont des béances, des manques, d’humbles aveux. Car c’est sans doute ici la dimension la plus intéressante de l’affaire : les conclusions dont il s’agit se présentent comme des états limites que les sciences trouvent en elles-mêmes, des contre-exemples à certains programmes de connaissance. Après le rêve de toute puissance qu’elles ont connu à l’heure du positivisme, les sciences se sont lancées dans une aventure intérieure, ce qu’on a appelé en physique quantique et en mathématiques les crises des fondements. Face à ces crises, les scientifiques sont souvent tentés de défendre l’image de leur science en insistant sur ses résultats empiriques, techniques, engendrant de possibles applications à notre vie quotidienne. Certes, ce sont là des aspects plus aisés à vulgariser et à montrer directement au public que les théories ou les théorèmes. Mais la tentation de faire oublier les doutes épistémologiques des sciences contemporaines cache mal le souci légitime des scientifiques, via l’image de leur science et donc de leur profession, de sauvegarder des financements publics dont le citoyen-contribuable attend des retours. Il n’est pas certain cependant que les citoyens, jusqu’aux milieux économiques pour lesquels la formation est un lourd investissement et un creuset de développement, se satisfassent longtemps d’une vision purement techniciste et appliquée de la science, dont les promesses restent nettement plus nombreuses que les réalisations effectives. Il s’agit pourtant de la vision majoritaire souvent revendiquée dans les institutions d’enseignement et de recherche scientifiques. On entend bien ici ou là des protestations, souvent formulées au nom d’une aptitude de la science à former les esprits en profondeur. Mais ces protestations restent d’une part bien trop individuelles face au scepticisme collectif qui semble avoir frappé les milieux scientifiques, et qui sonne de plus en plus comme un refus de leur part de penser le monde. D’autre part, et de façon plus inquiétante encore, ces protestations ne sont pas exemptes de relents scientistes dans leur volonté d’affirmer une mission éducative exclusivement dévolue à la science au détriment d’autres disciplines ou d’autres façons d’envisager le monde et la place qu’y tient la raison humaine. Pour notre part, nous pensons qu’il serait dangereux de se contenter de la vision techniciste, ou professionalisante à court terme, de l’enseignement des sciences et de ne pas tenter d’enseigner aussi leurs résultats les plus théoriques, quitte à ce que cela passe par quelques aveux d’humilité et par une association avec d’autres façons de penser. Si elles ne détournent pas la tête pour tromper le citoyen, les sciences peuvent ressortir grandies de l’aventure intérieure dans laquelle elles se sont lancées en voulant explorer leurs fondements. C’est ce travail que nous nous proposons, en nous restreignant dans cet ouvrage à la crise des fondements qu’a provoquée la physique quantique dans les sciences de la matière. Restituer en quoi la nature in-vivo de notre connaissance n’est pas qu’une idée philosophique a priori, mais une idée qui permet d’interpréter de façon synthétique la physique d’aujourd’hui sans la priver de l’idéal d’une connaissance universelle et rationnelle. Comprendre en quoi il s’agit par le fait même d’une limite fondamentale posée aux désirs de conquête et de toute puissance que les sciences ont pu ressentir par rapport à leur objet avant ces découvertes, multiples et dont la compréhension s’étale sur la majeure partie du vingtième siècle. Pour cela, nous utiliserons un langage proche de la vulgarisation scientifique car nous désirons nous faire comprendre des non-spécialistes. Les thèmes que nous allons aborder ont pourtant fait l’objet de nombreux ouvrages de vulgarisation, mais il nous semble que leur réelle portée culturelle n’est pas encore assimilée. Il nous semble également, et c’est là peut-être un frein à l’assimilation culturelle des connaissances scientifiques contemporaines, que des contre-sens subsistent à propos des thèmes en question par manque de critique philosophique. On observe parfois une intégration trop directe et à vrai dire peu intéressante de certaines connaissances scientifiques dans des visions du monde qui veulent échapper à l’investigation rationnelle. Il n’y aurait là rien d’alarmant si ces visions, très minoritaires il est vrai, n’étaient pas sensationnelles et donc sur-médiatisées par rapport à leur réelle portée intellectuelle. Les intentions de la vulgarisation scientifique ne sont pas toujours au-dessus de tout soupçon. La vulgarisation ne sera pas cependant pour nous un but autonome. Notre objectif n’est pas de faire un cours de sciences, il n’est pas disciplinaire ou seulement d’érudition. Il s’agit plutôt de commencer ou de poursuivre un travail d’appropriation philosophique. Il s’agit de mettre les contenus des sciences contemporaines, dans ce qu’ils ont de plus universel, et parfois aussi de plus aride, à la portée de l’honnête homme de ce siècle. Il s’agit de montrer en quoi les sciences d’aujourd’hui peuvent être pour lui porteuses d’une bonne nouvelle. En parlant ainsi de bonne nouvelle (ou encore d’humbles aveux ou de limites des sciences… ), il est clair que nous positionnons le débat sur le plan des valeurs et non pas sur le plan des sciences. Les sciences n’ont aucune nouvelle, bonne ou mauvaise, à annoncer. Leurs résultats sont partiels et rarement significatifs par eux-mêmes. Mais depuis l’avènement de la modernité, les sciences participent tellement à nos représentations qu’il serait risqué de ne pas les questionner par rapport à des visions du monde qui sous-tendent nos existences, questionnement qui doit d’ailleurs se faire dans les deux sens. Nos connaissances scientifiques doivent nous pousser à questionner nos représentations du monde, comme nos représentations doivent nous permettre de prendre du recul sur ce que nous nommons science et sur les nombreuses dimensions de nos activités scientifiques. Le risque serait de se laisser enfermer à notre insu dans des représentations implicites qu’on croit fondées sur (ou contre… ) la science, alors qu’au contraire la philosophie est une tentative d’élucidation des points aveugles de nos raisonnements. La science est amorale, elle n’a ni sens ni signification propres, mais elle n’est pas une essence. Elle n’est pas une chose en soi. Elle est un ensemble de processus, de débats, de problématisations, de résultats, de démarches, faisant partie de la condition humaine moderne. Ces éléments ne sont pas toujours homogènes entre eux et il faut chercher à les discuter à la lumière d’un minimum de critique externe. Il est impossible de séparer totalement la pensée scientifique d’autres formes de pensée 2, et dire ceci ne revient pas à tomber dans un relativisme profond qui tendrait à faire croire que tout se vaut ou que la connaissance n’a plus d’idéal d’universalité. Par conséquent, il doit être clair pour le lecteur que ce livre est un livre de philosophie et non un livre de science. Il contient certains éléments d’interprétation des connaissances scientifiques qui ne doivent pas grand-chose aux sciences elles-mêmes et qui doivent être explicitées et assumés comme des choix philosophiques personnels. Mais il nous semble que les temps sont redevenus favorables à un dialogue serein entre sciences et philosophie. Oserions-nous aller plus loin et appeler à une re-fécondation des sciences par la philosophie ? Oui, en gardant cependant un doute, mais la pratique du doute n’est-elle pas ce qu’il y a de mieux partagé entre philosophes et scientifiques ? Sans participation de la philosophie, la science risque de se réduire à un ensemble de recettes opératoires n’apportant aucune compréhension en profondeur des objets qu’elle prétend décrire. Car la question qui me taraude n’est toujours pas terminée : que faut-il retenir des sciences contemporaines qui puisse servir l’honnête homme du vingt et unième siècle, dans la mesure où celui-ci pense qu’une réalité existe et s’engage dans un effort pour se l’approprier ? Notre époque a en effet tiré des thèmes scientifiques dont nous allons parler une ambiance profondément relativiste, voire nihiliste3. Les crises des fondements ne laissent pas indemne. Cette ambiance n’existe pas que dans les milieux scientifiques. Elle est présente dans tous les milieux intellectuels et dans notre société en général. La désaffection des jeunes pour les études scientifiques n’en est qu’un signe parmi d’autres. 2 Pour s’en convaincre, voir par exemple l’excellent travail de sociologie de la connaissance de Raymond Boudon : Boudon (R.), 1990, L’art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, Fayard. 3 Cette ambiance est parfois qualifiée de post-moderne, terme qui montre nos difficultés à penser notre époque, et repose souvent sur des ambiguïtés issues de mauvaises compréhensions des sciences contemporaines. Voir Sokal (A.) et Bricmont (J.), 1997, Impostures intellectuelles, Odile Jacob. Notre scepticisme va jusqu’à nous faire douter de la capacité de l’homme d’aujourd’hui à maîtriser l’ensemble de ses propres connaissances. N’est-ce pas là le signe le plus manifeste de notre renoncement ? Certes, la science est une aventure collective. Mais quelle serait la réalité d’une connaissance stockée par bribes dans des bases de données, sans portée synthétique, sans relations, faite par des cerveaux spécialisés s’ignorant les uns les autres ? Cette connaissance serait sans sujet. Elle ne serait donc plus connaissance. Face à ce scepticisme, nous oserons nous poser la question fondamentale : De quoi notre connaissance est-elle connaissance ?4 L’avenir de la science ne se fera pas sans un réel à connaître. Il ne se fera pas non plus sur la base d’une réalité seulement extérieure, réalisme naïf d’antan dont les crises des fondements ont montré les limites. La connaissance ne peut être sans sujet, elle ne peut être non plus sans objet. Dans cette réconciliation entre sujet intérieur et objet extérieur, qui peut concerner les sciences de la matière comme les sciences formelles et les sciences de la société, la philosophie a un rôle majeur à jouer auquel nous tenterons d’apporter notre contribution. Le cours dont est issu ce livre est structuré en trois parties relativement autonomes quant à leurs contenus. La première partie, la seule reprise et développée dans les pages qui suivent, est une inspection des grands résultats contemporains intéressant la philosophie des sciences de la matière. Nous y recueillons les éléments qui nous permettent d’annoncer et de définir précisément le sens de notre première grande conclusion, à savoir qu’il faut retenir des sciences contemporaines qu’elles sont une connaissance in-vivo de la matière. Cette conclusion n’est pas sans conséquences sur la nature de l’objectivité scientifique. Nous tenterons d’expliciter ces conséquences à propos des principaux débats qui animent les sciences de la matière. Pour ce qui concerne la physique et la chimie, nous aborderons les questions de l’atomisme, du réductionnisme, du déterminisme, du réalisme, de la réversibilité et de l’irréversibilité des phénomènes, les notions de comportement chaotique, de système et de complexité. Pour ce qui concerne l’astrophysique, nous discuterons la théorie du big-bang, les notions d’espace-temps et d’univers en tant qu’objets de science, la question des origines. Pour ce qui concerne la biologie, nous aborderons les définitions possibles de la vie, les théories de l’évolution, le principe anthropique et la question de la finalité. 4 Cette question fondamentale, évidemment non scientifique mais directement philosophique, est posée avec beaucoup d’acuité pour ce qui concerne les sciences humaines dans Solé (A.), 2000, Créateurs de mondes, nos possibles, nos impossibles, collection Transdisciplinarité, Editions du Rocher. Le choix de traiter le principe anthropique en biologie à la suite des théories de l’évolution, et non pas en astrophysique à la suite de la théorie du big-bang comme c’est habituellement le cas dans la littérature spécialisée, est pédagogique. Le problème de fond est celui de la finalité en sciences et il se pose globalement de la même façon dans les théories du big-bang et dans les théories de l’évolution. Il nous a paru judicieux d’utiliser le fait que les théories de l’évolution sont moins abstraites, plus faciles à comprendre et probablement déjà mieux connues du grand public, sans pour autant oublier que le principe anthropique a été formulé par des astrophysiciens, ce que le texte restitue largement. Pour des raisons que nous avons rapidement évoquées ci-dessus et qui, nous l’espérons, deviendront plus claires au cours de la progression de l’ouvrage, la physique quantique joue un rôle particulièrement important dans les débats contemporains sur les sciences de la matière. Il s’agit sans aucun doute de la partie la plus difficile du présent ouvrage. Nous avons choisi de scinder cette difficulté en deux chapitres distincts5. Le premier d’entre eux porte sur la notion de matière telle que la physique quantique nous incite à la (re)concevoir. Nous espérons que ce chapitre reste dans l’ensemble abordable par le lecteur profane, auquel nous conseillons quoi qu’il arrive de lire le début de ce chapitre en guise d’introduction à la problématique essentielle que pose la compréhension de la physique quantique. Le chapitre suivant porte sur la notion de mesure, autre grand problème soulevé par la physique quantique et qui se trouve au cœ ur de la révolution épistémologique qu’elle a engendrée. Le lecteur profane pourra passer ce chapitre sur la mesure quantique en première lecture pour se consacrer à la lecture des chapitres suivants et de la conclusion de l’ouvrage, d’abords nettement plus aisés. Il disposera alors d’éléments supplémentaires pour percevoir l’importance du problème de la mesure quantique et revenir éventuellement en seconde lecture au chapitre ignoré dans un premier temps. Par contre, pour le lecteur disposant déjà d’un certain bagage à propos de la physique quantique, et versé notamment dans la lecture d’ouvrages de vulgarisation sur le sujet, le chapitre consacré à la mesure quantique sera d’une grande utilité car il reprend à la lumière de résultats relativement récents ce problème souvent très mal abordé dans les ouvrages de vulgarisation, voire même de façon volontairement ésotérique ou trop anticipatoire. La seconde partie du cours de philosophie des sciences dont est issu ce livre traite de la notion d’incomplétude qui marqua par les théorèmes de Gödel l’achèvement de débats très importants concernant les sciences formelles, 5 Il s’agit des chapitres 2 et 3 intitulés respectivement La matière quantique et La mesure quantique. véritable crise des fondements que connurent les mathématiques au début du vingtième siècle. La troisième partie reprend quant à elle le débat sur le relativisme et le nihilisme en sciences ouvert par des approches sociologiques, historiques ou ethnographiques des sciences qui firent grand bruit dans le dernier quart du vingtième siècle en allant jusqu’à faire douter les milieux scientifiques eux-mêmes sur la question de l’objectivité de la connaissance scientifique. Ces débats engendrèrent surtout une guerre des sciences entre les sciences dites improprement dures et celles dites tout aussi improprement molles, voire même au sein de différentes approches de ces mêmes sciences, guerre qui pollue aujourd’hui encore certaines questions éducatives. Des formations comme les formations d’ingénieurs font appel aux sciences de la matière, aux sciences formelles et aux sciences de la société. Si nous n’étions pas capables de jeter un regard critique et compréhensif sur l’ensemble de ces sciences, nous risquerions de former nos ingénieurs de façon schizophrénique, avec tous les risques que cela entraîne pour l’avenir de notre développement social et économique. Pour des raisons éducatives, il appartient donc au philosophe de dépasser une telle guerre des sciences, de toutes façons stérile pour l’ensemble de notre connaissance, et de se donner les moyens de former des esprits complets et capables de synthèses respectueuses de l’ensemble des réalités de notre condition humaine et de nos connaissances. Lors du travail consistant à transformer le cours en livre, il est apparu que chacune des trois parties du cours, si elle voulait être sérieusement présentée de façon autonome par rapport à toute intervention orale, faisait assez naturellement l’objet d’un ouvrage. Le thème de l’incomplétude de nos modes d’accès à la vérité, qui nous semble être la seconde grande conclusion à retenir des sciences contemporaines, concerne la philosophie des sciences formelles et sera traité dans une publication à venir. Les questions du réalisme et de l’objectivité scientifique, abordées de façon tangente dans le présent ouvrage, seront reprises plus complètement à la lumière des apports des sciences sociales et des critiques que nous pouvons en faire. Il ne s’agira pas de faire des sciences contemporaines le temple de la certitude qu’elles n’ont été que dans les rêveries scientistes dont les aspects chimériques sont maintenant avérés, mais de les voir comme des activités raisonnablement rationnelles occupant une place honorable mais non aveuglante dans le paysage de notre connaissance. Nous pensons que pour l’étudiant de deuxième ou de troisième cycle universitaire, pour le jeune scientifique ou pour l’honnête penseur de ce siècle, tous désireux de faire un point par rapport aux sciences contemporaines sans être obligés de devenir spécialistes, la progression de l’ensemble du cours ainsi restituée par trois ouvrages de taille modeste et lisibles indépendamment les uns des autres, permettra d’allier une compréhension suffisante des thèmes scientifiques dont il s’agit, ce qui nécessite un minimum de culture et d’érudition, à des pistes de réflexion personnelle solidement fondées. Ces pistes de réflexion seront pour le lecteur autant d’occasions d’émancipation et de dépassement de l’autorité des scientifiques, y compris de l’auteur de ces lignes. C’est par rapport à cette double ambition pédagogique, acquisition de connaissances mais aussi souci d’émancipation, que nous désirons voir jugé cet ouvrage. Un chapitre d’introduction va nous permettre de définir le vocabulaire que nous utiliserons. Ce sera également l’occasion de préciser, sur un plan philosophique, des hypothèses de départ et des positions générales qui, si elles dépassent le thème strict de ce livre consacré aux sciences de la matière, sont à éclaircir pour éviter autant que faire se peut des ambiguïtés. Nous avons conscience que certaines de ces positions sont discutables. Nous ne les annoncerons que comme provisoires et afin de pouvoir problématiser une réflexion sur les sciences de la matière. Aussi imparfait et inachevé soit-il, ce travail d’introduction est de portée plus générale que les thèmes du livre. Nous avons choisi de faire porter cet effort de cohérence et de mise en perspective philosophique davantage sur un travail d’introduction que de conclusion, car il nous semble que le devoir de l’enseignant est d’abord de bien problématiser sa réflexion pour la rendre attractive, accessible, lui garantir le maximum d’ouverture, et ensuite de faire preuve de retenue au moment de conclure pour laisser place à la liberté du lecteur amené à construire sa propre réflexion, porteuse d’un avenir qui lui appartient. De façon dissymétrique par rapport à son introduction, la conclusion du présent ouvrage se bornera par conséquent à reprendre de façon synthétique, en termes simples et sans le détail des argumentations, les principaux éléments rencontrés au fil des chapitres, dans le seul objectif pédagogique d’aider le lecteur à les mémoriser. La vérité n’appartient à aucune discipline. La vérité est nomade, c’est sans doute pour cela qu’elle est si insaisissable. Plutôt que de chercher à l’entrapercevoir passer furtivement devant nous, voyageons avec elle. Les empreintes laissées sur le sable seront les siennes. Ludovic BOT Brest, juin 2006