Quelles sont les fonctions de l`obéissance dans l`éducation ?

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Pratique de la philosophie – Animation, formation, recherche, expertise critique
Quelles sont les fonctions de l’obéissance dans
l’éducation ?
Gaëlle Jeanmart
En me penchant sur ces deux corpus très différents de la
philosophie antique et des règles monastiques et plus précisément sur la
manière dont ils traitent chacun de la question du rôle de l’obéissance
dans la formation des individus, je voudrais décrire deux conceptions
différentes de la norme et deux rapports différents à la norme plutôt que
d’opposer une éducation traditionnelle ou disciplinaire à une éducation
nouvelle ou libérale qui refuserait a priori et par principe d’accorder à
l’obéissance un rôle déterminant dans l’éducation.
L’obéissance a un rôle à la fois indispensable et problématique
dans ces deux corpus. C’est un objet de question, mais la manière dont
on la problématise est différente d’une époque à l’autre. Je me propose
d’envisager ici la place respective de l’obéissance dans les systèmes
pédagogiques élaborés par les philosophe grec (et particulièrement
Aristote) et les législateurs du monachisme (et particulièrement Cassien 1
et saint Benoît2).
1
2
Moine italien ayant vécu aux IVe et Ve siècles qui est l’introducteur en
Occident du monachisme qui est originellement égyptien et syriaque.
Après les Institutions cénobitiques de Cassien qui ouvrent l’expérience
orientale du cénobitisme à l’Occident, aucune règle n’a vraiment réussi à
s’imposer en dehors de l’aire d’influence diocésaine de son auteur. Il faut
attendre la règle de saint Benoît VIe siècle pour répondre à un profond besoin
d’unité dans l’organisation de la formation des moines. Elle marque une
étape décisive dans l’évolution de la législation monastique vers un système
scolaire institutionnalisé. Nul n’osera plus la remanier ou la fondre avec
d’autres. Elle sera recopiée et diffusée intégralement. Ainsi, si Cassien est le
passeur à l’Occident du cénobitisme oriental, Benoît est celui qui en
inventera la formule latine.
Gaëlle Jeanmart : « Quelles sont les fonctions de l’obéissance... » - www.philocite.eu – 2011 – p.1
La Grèce classique
Dans la Grèce classique, l’apprentissage a très tôt été conçu
comme un acte de subordination et d’assujettissement de celui qui
apprend au maître, entraînant une certaine passivité du sujet apprenti.
Cette passivité fait problème dans la mesure où l’obéissance dans
l’éducation, ce n’est pas d’abord le respect de la loi, dans un rapport
objectif aux règles de conduite sanctionnées par l’autorité publique qui
n’est pas conçue comme une relation de soumission ; l’obéissance dans
l’éducation, c’est d’abord la soumission d’un individu à un autre, dans un
rapport subjectif qui est un rapport asservissant. Et si ce rapport de
domination
inter-personnel
fait
problème,
c’est
que
l’objectif
de
l’éducation, c’est l’émancipation d’un sujet. Le but de l’éducation, c’est la
liberté de l’homme qui n’est soumis à rien qu’à sa raison, c’est-à-dire qui
n’est soumis ni à ses passions, ni à un autre être dont il serait l’esclave.
La cristallisation du danger et de l’équilibre fragile de cette relation
d’enseignement se fait donc sur le constat d’une hétérogénéité entre
l’objectif visé, à savoir l’autodétermination rationnelle, le fait de n’obéir
à rien qu’à sa raison, et la situation d’apprentissage où l’élève est
considéré comme un être non encore raisonnable et devant s’assujettir à
un homme libre pour le devenir lui-même. Le problème est alors de
trouver une méthode de gouvernement et d’enseignement qui, en dépit
de la relation de subordination, éveille chez le jeune les capacités
d’autonomie qui lui permettront de se réaliser pleinement.
C’est l’asservissement temporaire de l’élève au maître qui lui
permet de soumettre ses désirs à sa raison. L’art d’enseigner du maître
consiste dès lors à transmuer la contrainte extérieure qu’il exerce sur
l’élève en une contrainte interne que la raison de cet élève exercera sur
son propre désir.
Ce qui justifie cette relation est aussi ce qui la limite : pour
accéder à la maîtrise de soi, il faut obéir au maître parce que la passion
doit obéir à la raison (et que l’enfant est toujours un être de passions,
tandis que le maître doit être un être rationnel) et comme la passion doit
obéir à la raison (dans cette limite là). La définition d’un art de
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gouverner s’accompagne tout naturellement de la régulation de l’usage
de l’autorité : l’acte requis par l’autorité doit se faire à l’avantage de
celui dont elle le requière et cet avantage peut être mesuré relativement
au chemin qu’il lui permet d’accomplir dans la réalisation de son essence
d’homme libre, doué d’un logos et destiné à exercer un empire sur luimême et sur les autres par l’exercice de sa raison.
Au delà de la compétence « matières », c’est-à-dire de la
possession d’un savoir ou d’un savoir-faire qu’il transmettrait, la
compétence
particulière
qui
permet
au
maître
de
gouverner
adéquatement, c’est la maîtrise de soi. Celui qui abuse de son pouvoir
en imposant à autrui sa fantaisie, ses appétits et ses désirs, déborde de
l’exercice légitime du pouvoir, c’est-à-dire de son exercice raisonné et
maîtrisé, et exhibe d’abord son absence de maîtrise de lui-même et donc
sa servitude aux passions. Exercer son pouvoir correctement, c’est
l’exercer en même temps sur soi-même. Celui qui se soucie comme il
faut de lui-même se conduit nécessairement comme il faut dans son
rapport aux autres. Le souci de soi est toujours en même temps le souci
des autres et la maîtrise de soi est toujours en même temps une
aptitude à être le maître d’un autre : ils permettent de gérer l’espace de
pouvoir qui est présent dans toute relation, c’est-à-dire de le gérer dans
le sens de l’absence d’arbitrarité.
Le monde monastique
Si le problème pédagogique majeur pour les philosophes grecs
est l’hétérogénéité entre l’objectif visé dans l’éducation et la situation
d’apprentissage où l’élève doit s’assujettir à un homme libre pour le
devenir lui-même, pour les moines, la question est celle de la
conciliation possible de la finitude humaine et de la vie morale de
l’individu. Celle-ci n’est plus conçue comme étant le fruit de la vie
intellectuelle ; ce qui compte désormais, ce n’est pas la raison et
l’emprise qu’elle peut avoir sur les passions, c’est la volonté comme
source de tous les actes et la considération de ses limites. On trouve
dans la tradition chrétienne l’expression forte de cette idée dans l’épître
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aux Romains de Paul : « … vouloir le bien est à ma portée, mais non
l’accomplir. Ainsi, le bien que je veux je ne le fais pas, mais le mal que
je ne veux pas, je le pratique » [Ép. Rom.VII, 18-20]. Il faut donc
renoncer à vouloir par soi-même et cultiver une obéissance permanente.
Cette obéissance est déclinée en trois vertus distinctes –
l’humilité, la patience et la soumission –. L’humilité consiste à se
considérer de si basse condition que tous les autres quels qu’ils soient
peuvent donner des ordres. C’est la qualité de celui qui se sachant de
peu de valeur le reconnaît bien humblement : « nous sommes de faibles
vases tirés du limon de la terre (humus), des espèces de mottes de terre
dressées sur la terre pour un peu de temps et destinées à retomber de
nouveau dans leur sillon, humilions-nous donc comme la poussière de la
terre et disons ce que nous sommes » [Règle du Maître, VIII, 1-53].
Cette absence de valeur se retourne dans le signe inverse de l’excellence
humaine, puisque l’humilité est la vertu des vertus.
La patientia est l’abolition de toute volonté propre. Elle consiste
à ne jamais résister à un ordre donné, à ne pas différer d’un corps
inanimé ou d’une matière première utilisée par un artiste. Quelles que
soient les raisons que l’on a de faire ce qu’on faisait, quelle que soit
l’urgence de cette tâche, il faut l’abandonner immédiatement pour faire
ce que le maître ordonne : « C’est ainsi que, assis à l’intérieur de leurs
cellules et appliquant également leur zèle au travail et à la méditation,
aussitôt qu’ils entendent le bruit de celui qui frappe à la porte et donne
le signal les appelant à la prière ou à quelque travail, ils rivalisent
tellement de promptitude à quitter leurs cellules que celui qui exerce le
métier de scribe n’ose pas achever la lettre qu’il avait commencée mais
bondit au moment précis où le bruit de celui qui frappe à la porte
3
La Règle du Maître est la manuscrit sur lequel saint Benoît se serait appuyé
pour écrire la sienne ; elle aurait été composée au début du VIe siècle, en
Italie du Nord ou en Provence. Son texte nous est parvenu sous la forme de
deux manuscrits qui datent du début du VIIe siècle, alors que le plus ancien
manuscrit de la règle de saint Benoît dont nous disposons date du début du
VIIIe siècle. Certains, pour sauver l’originalité de saint Benoît, lui ont attribué
la rédaction de la règle du Maître, la règle dite de saint Benoît étant alors
considérée comme une codification légèrement postérieure, probablement
rédigée à Rome dans l’entourage du Pape Grégoire le Grand. D’autres, dans
le même objectif, ont choisi plutôt de souligner à gros traits tous les progrès
réalisés par la deuxième règle dont ils lui gardent alors l’attribution.
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parvient à son oreille, et ne tolère pas même le retard qu’exigerait le fait
de terminer le jambage commencé » [Inst. cén., IV, 12]. La patience
définit le zèle dans l’obéissance, elle est la déclinaison du « plein gré »
qui distingue l’abandon exigé du moine de la simple obéissance exigée
du grec.
La troisième vertu, la subditio, est la vertu de soumission,
littéralement « le fait d’être mis en dessous ». C’est une notion très
importante parce qu’elle s’oppose à ce que pouvait être l’idée d’une
soumission à la loi dans la pensée morale, politique et philosophique des
Grecs. L’Antiquité connaissait évidemment l’obéissance : on devait obéir
à un code d’obligations et d’interdictions ; mais dans la subditio, il ne
s’agit plus d’une obéissance à un code précis : il faut laisser le principe
d’obéissance pénétrer tout le comportement. Il ne faut rien faire qui ne
soit commandé par quelqu’un d’autre. La formulation de ce principe par
St Basile est forte : « Tout acte qui se sait sans ordre ou permission d’un
supérieur est sacrilège ». Cassien, quant à lui, précise que « la règle de
l’obéissance est gardée avec une telle fidélité que les jeunes non
seulement n’osent pas quitter la cellule sans que leur préposé ne le
sache et n’y consente, mais ne présument même pas son autorisation
pour satisfaire à leurs besoins naturels » [Inst.cén., IV, 10]. Et Benoît
insiste : « Que le moine ne fasse rien qui ne se recommande de la règle
commune du monastère et des exemples des supérieurs » [RB, 5, 55] et
plus loin, il ajoute que subira le châtiment de la règle quiconque se
permettra de « faire n’importe quoi, même de peu d’importance, sans
l’autorisation de l’abbé » [RB, 67, 7].
Cette
analyse
de
l’obéissance
monastique
permet
de
la
distinguer de l’obéissance dans la philosophie de l’éducation grecque
sous trois aspects concernant le temps ou la durée de l’obéissance,
concernant sa finalité et concernant la nature du lien entre norme et
raison.
1) La durée de la relation d’obéissance :
L’obéissance est conçue comme un rapport qui n’a plus rien de
provisoire. Il ne faut jamais se considérer comme ayant atteint une
situation de maîtrise définitive. Cette croyance est la preuve ou, plutôt,
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le fait même de la chute. Tous les recueils de récits de la vie des moines,
comme les Apophtegmes des Pères du Désert montrent bien que
lorsqu’un moine croit être devenu son propre maître et pouvoir se
passer de tout rapport de soumission, c’est alors précisément qu’il
tombe. La déficience de celui qui est le plus avancé sur le chemin de la
sainteté est toujours possible, toujours risquée : il suffit qu’il n’admette
plus l’obligation d’être dirigé et qu’il veuille être maître de lui-même.
Dans
la
culture
grecque,
en
revanche,
l’obéissance
est
temporaire, n’ayant de valeur qu’à élever un homme ignorant au niveau
de savoir et de compétence plus grand du maître. Grâce à sa soumission
provisoire, le disciple devenait dépositaire du savoir du maître ou de son
statut d’homme libre et de citoyen. Le but du gouvernement d’autrui est
son propre terme : le maître doit apprendre à l’élève à se passer de tout
rapport d’autorité, à être maître de lui-même et il doit, pour cela,
supprimer toute autre contrainte que celles que la raison impose.
Le
moine
entoure
les
actes
d’obéissance
d’un
soin
tout
particulier, comme le faisaient les Grecs mais pour des raisons inverses :
pour les Grecs, l’obéissance était le lieu d’une attention toute particulière
parce qu’elle était le point de passage obligé pour l’autre d’elle-même, la
maîtrise de soi et la liberté citoyenne. Le risque était alors que le maître
compromette les vertus futures de son élève par un usage non
précautionneux de son autorité. Commander devait se faire dans le
respect de la future personne libre et comme préservation et préparation
de cette liberté future.
Pour les moines, l’obéissance est également un lieu d’attention
tout particulier parce qu’elle est aussi le seul chemin conduisant à la vie
morale et au salut. Mais le risque cette fois est de considérer que ce
chemin trouve une fin dans la maîtrise de soi et dans l’abolition du
rapport d’obéissance. Autre risque, autre manière d’y surseoir : pour
que ne naisse jamais le sentiment que l’on est devenu son propre
maître, 1) les moines réglementent scrupuleusement tous les gestes du
quotidien de sorte qu’il soit possible pour le moine de ne rien faire qui ne
se recommande de la loi, comme le veut le principe de la subditio ; et 2)
ils préconisent un usage absolument abusif de l’autorité, les maîtres
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acariâtres exigeant en permanence les choses les plus absurdes et les
plus injustes de leurs disciples. Commander se fait cette fois de manière
à ce que n’affleure jamais à la surface de l’esprit du disciple l’idée d’une
liberté future.
2) La finalité de la relation d’obéissance :
À l’analyse, l’obéissance se décompose en deux éléments bien
distincts : d’une part, le fait même d’obéir, compte non tenu de ce que
nous prescrit l’autorité à laquelle nous nous soumettons ; d’autre part,
le contenu matériel des actes par lesquels notre soumission se
manifeste.
Seul
le
premier
de
ces
deux
éléments
est
pris
en
considération par les moines. L’obéissance dans le monde monastique
est un rapport formel parce qu’il est auto-référé : la valeur de
l’obéissance tient essentiellement au fait que l’on obéit, et cela quel que
soit l’ordre et quel que soit le maître. Il ne faut pas obéir à un ordre
dans la mesure où cet ordre est justifié par des motifs précis et un
objectif à atteindre. Le but de l’obéissance, c’est la docilité posée comme
la condition fondamentale de toutes les autres vertus. C’est pourquoi la
capacité à diriger se mesure à celle de créer et d’encourager la
disposition de l’élève à la docilité. Autrement dit, toute la question de la
compétence du maître tourne autour du thème de l’autorité 4.
Dans la culture païenne, en revanche, l’obéissance n’a de valeur
qu’à élever un homme ignorant ou incompétent au niveau de savoir, de
compétence et de liberté plus grand dont le maître dispose. Obéir est
alors ordonné à la transmission du savoir et de la maîtrise de soi et pas
à l’acte même d’obéissance. Grâce à sa soumission provisoire, le disciple
devient dépositaire du savoir et de la compétence du maître ou de son
statut d’homme libre et de citoyen. La valeur du rapport d’obéissance
est strictement relative à la valeur du maître et à l’existence d’une
supériorité objective entre maître et élève. Ce n’est finalement pas le
maître qui demande à être obéi, mais selon une formulation d’Aristote,
4
C’est d’ailleurs ce rapport formel à l’obéissance qui a permis d’éviter un
morcellement de l’institution monastique qui, du IVe au VIIIe siècles, reposait
sur une multitude de règles diverses ; l’unité profonde de cet ordo
monasticus tenait à ce qu’il exigeait la soumission complète et permanente à
une règle, sans préciser laquelle, la chose ayant finalement peu
d’importance.
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c’est la vertu supérieure et la capacité à accomplir les meilleures actions
qui demandent à être suivies5. Et la valeur de chaque ordre tient au
rapport qu’il entretient à cette supériorité : un ordre ne vaut que
lorsqu’il est la mise en œuvre et en application d’une compétence
supérieure. Tout ordre sortant du champ de compétence du maître n’a
pas de raison d’être et pas de valeur propre. Et tout l’art de la
gouvernementalité consiste pour le maître d’école à ne jamais sortir de
ce champ qui est aussi celui de la maîtrise de soi. Le maître n’est justifié
à commander que parce qu’il existe un lien causal nécessaire entre l’acte
qu’il ordonne et la finalité (la liberté citoyenne) qu’il vise.
3) Le rapport à la norme :
L’analyse de la notion de norme dégage habituellement trois
sens :
•
un sens impératif ou prescriptif : la norme désigne ce qui
s’impose à nous sous la forme d’un règlement ou d’une loi dictant
ce qui est interdit, ce qui est permis et ce qui est obligatoire ;
•
un sens appréciatif : la norme désigne ce qui est subjectivement
jugé bon et légitime ;
•
un sens descriptif : la norme est la manière d’être, d’agir, de
penser, la plus fréquente dans une société donnée ; par sa
fréquence, elle détermine un critère de normalité.
Seuls les deux premiers sens sont concernés ici.
Comme religion du texte, avec son idée d’une volonté de Dieu
qui régit l’univers et le principe de l’obéissance, le christianisme a pris
l’aspect prescriptif d’un code de règles. La règle monastique, dotée d’un
statut juridique, est un code de gestes permis et proscrits qui
réglemente la vie quotidienne dans le moindre de ses gestes (quand se
lever, quand parler, quelles paroles sont autorisées, quels gestes faut-il
faire pour se lever, quand, comment et où dormir, se laver, manger ?...),
de sorte que tout acte du moine, y compris les plus prosaïques, peut se
justifier comme un acte d’obéissance à la règle. L’éducation monastique
5
Cf. Aristote, Pol., III, 15.
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fonctionne comme une entreprise de normalisation des comportements
par l’obéissance à un cadre de prescriptions qui régissent le vivre
ensemble de la manière la plus minutieuse et minuscule qui soit. La
dimension appréciative de la pédagogie grecque est supprimée par
l’exigence d’abandon : dans l’abandon, on se laisse conduire à l’aveugle,
donnant un assentiment de principe et donc permanent à l’ordre de celui
qui dirige ; on n’a pas à se soucier de connaître explicitement les raisons
et les fins de ses ordres puisque rien d’autre que l’obéissance et la
manière
d’obéir
n’est
recherché.
Or,
c’est
précisément
cette
compréhension qui sort l’élève de l’obéissance parce que quand on
connaît l’articulation des moyens aux fins, on agit librement même
lorsqu’on suit un conseil. On agit parce qu’on a compris l’opportunité de
tel ou tel acte pour nous au regard de l’objectif que l’on vise, et non
parce que le maître nous l’a prescrit.
Pour les Grecs, seule la norme juridique et donc publique se
présente sous la forme prescriptive tandis que la norme éducative,
privée, se présente plutôt sous la forme appréciative. La mission
principale de l’éducateur, ce n’est pas l’édification d’un règlement, mais
l’aptitude à vivifier le rapport originel que l’âme entretient au bien
comme critère normatif. Il faut qu’au terme de l’éducation, l’élève puisse
délibérer correctement sur les meilleurs moyens de mener une vie juste
et d’être heureux. L’éducation est emprise dans le champ de la morale et
la morale n’est pas tournée vers l’application et le respect d’un code
comme chez les moines, mais vers « l’éthique » au sens étymologique et
originel d’éthos qui désigne une certaine manière de vivre, de se tenir,
de marcher, de parler, de manger, de gérer son rapport aux autres et de
réagir aux événements qui se présentent. L’éthique grecque est la forme
concrète, appliquée et réfléchie de la liberté. Il faut faire en sorte que
les vérités de la philosophie soient si vivantes en nous qu’elles nous
dictent ce qu’il faut faire en chaque situation. C’est seulement à cette
condition que la raison est bien à la source de tous les actes du sujet et
c’est à cette condition qu’ils sont « éthiques ».
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Conclusion
Le rôle de l’obéissance dans la vie monastique peut servir de
repoussoir
pour
nous,
et
la
conception
grecque,
au
contraire,
d’aspiration ou d’inspiration. Le rôle et les limites de l’obéissance et le
rapport à la norme dans la philosophie grecque permettent en effet de
faire quelques remarques utiles pour sortir de l’opposition entre une
conception traditionaliste de l’éducation, qui défend l’importance de
l’autorité, et la conception soixante-huitarde, qui en proscrit l’usage. Je
retiens de ce parcours dans des corpus différents essentiellement trois
choses qui peuvent nous concerner encore :
1. L’obéissance n’est pas un mal, l’autorité non plus : il n’y a pas de
mal dans la pratique de quelqu’un qui sachant plus de chose
qu’un autre lui dit ce qu’il faut faire et lui transmet un savoir. Le
problème est de savoir comment on peut éviter, dans ce rapport
de pouvoir qui est d’ailleurs tout à fait incontournable, les effets
de domination qui vont faire d’un enfant un être soumis à
l’autorité arbitraire et inutile d’un adulte. Il faut poser le problème
de
l’autorité
gouvernement
comme
celui
et
sortir
des
techniques
d’une
rationnelles
dramatisation,
de
d’une
« démonisation » du pouvoir, de l’autorité et de l’obéissance.
2. Je voudrais revenir à une conception plus riche du rôle de la
raison dans la vie morale et affective de l’homme et contrecarrer
ainsi son appauvrissement qui tient, d’une part, à une conception
psychologisante assez commune aujourd’hui qui attribue aux
affects une place surdéterminée dans la vie de l’homme et qui
tient, d’autre part, à l’usage purement spéculatif de la raison par
une bonne partie des philosophies contemporaines qui l’on
décrochées de la dimension spirituelle qu’elle avait dans la pensée
grecque6. Pour les philosophes grecs, en effet, il faut connaître un
6
Il y a incontestablement une responsabilité de la philosophie académique
dans l’appauvrissement de la manière dont on pense aujourd’hui
classiquement le rôle de la raison dans la vie adulte ; elle s’est écartée,
depuis Descartes sans doute, en tout cas de manière partiellement, d’une
conception spiritualiste du rapport de l’âme à la vérité. La spiritualité postule
que l’accès à la vérité n’est possible que par une modification de l’âme et
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certain nombre de vérités (sur la nature de l’homme, sur sa place
dans le monde, sur les passions de l’âme, sur la mort, etc) mais
ces vérités transforment le sujet. La connaissance produit un effet
sur
les
passions
qu’elle
décongestionne
(par
exemple
la
connaissance physique et cosmologique confère au savant une
sérénité liée aux perspectives générales sur l’organisation de
l’univers et à la place de la vie humaine dans ce cosmos organisé
que sa science lui permet d’avoir). D’autre part, les philosophes
ne
transigent
pas
avec
l’exigence
que
toute
connaissance
théorique reçoive une traduction comportementale. Pour traduire
cette exigence, Plutarque prend l’image du dresseur de chiens :
« Il faut que vous ayez appris les principes d’une façon si
constante que, lorsque vos désirs, vos appétits, vos craintes
viendront se réveiller comme des chiens qui aboient, la raison
parlera comme la voix du maître qui, d’un seul cri, faire taire les
chiens » [De la tranquillité de l’âme, 465c].
La raison n’est pas juste le raisonnement ; c’est ce qui se trouve à
la racine de toutes nos croyances. La thèse de la philosophie
grecque au sujet de l’homme et de ses modes de détermination
de lui-même est celle du rôle prépondérant de la pensée dans la
vie de l’homme, dans ses choix, ses discours, ses perceptions et
ses émotions. Selon ce postulat grec qui donne un rôle riche et
important à la raison dans la vie humaine, la pensée existe, bien
au-delà, bien en deçà des systèmes et des édifices de discours.
Elle se cache souvent, mais anime toujours les comportements
quotidiens. Il y a de la pensée même dans les institutions les plus
sottes et les habitudes de vie les plus muettes. Il y a de la pensée
même à la source de tous les affects : pour aimer il faut avoir une
idée, si indéterminée soit-elle, de ce qu’on aime. Pour vouloir, il
faut avoir une idée, même confuse, de ce que l’on veut. C’est ce
primat de l’idée sur l’affect qui fonde l’éducabilité des sujets. C’est
parce qu’il y a toujours une représentation à la base de tout acte,
qu’il provoque en retour des effets de vérité sur le sujet. Depuis Descartes,
la philosophie rationaliste ne s’intéresse plus à ce rapport vivifiant de l’âme à
la vérité, mais aux conditions qui permettent à un sujet, en tant que sujet et
indépendamment de toute modification de son être, d’avoir accès à la vérité.
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de tout geste aussi banal, aussi quotidien, aussi automatique soitil que l’éducation n’est pas sans pouvoir, sans impact, sur ces
gestes quotidiens et apparemment irréfléchis. Le travail du
philosophe comme éducateur est de guetter ces représentations
confuses soit pour les clarifier soit pour rendre odieux et
impossibles les gestes qui reposent sur elles. Et moins il y a de
pensée et plus la débusquer est chose urgente : les habitudes les
plus indiscutables, les évidences les plus fortes reposent sur des
petits
riens
de
pensée,
des
moignons
d’idées.
L’éducation
rationnelle au sens enrichi que nous voulons lui restaurer doit
viser à ce que nous ayons par rapport à tout ce que nous faisons
des raisons que nous avons clarifiées et des idées qui sont
précises et nuancées.
3. La troisième remarque concerne enfin le rapport de la norme à la
raison. Chez les philosophes grecs, le fondement de la norme
éthique (conçue de manière prescriptive comme ce qui doit régir
le comportement individuel), c’est le logos et donc la rationalité
qui préside à l’ordre du monde ; la liberté est donnée par la
connaissance de cette rationalité et la soumission volontaire
limitée à l’ordonnancement qu’elle désigne. Il y a un rapport étroit
entre le souci de soi, la soumission à la raison et la liberté. C’est
quand on se soumet entièrement à la raison, qu’on lui soumet
tout et qu’on ne se soumet qu’à elle que l’on est parfaitement
libre. Chez les Chrétiens, en revanche, la norme n’est pas le fruit
d’un examen rationnel – le débat raison-foi et la priorité accordée
à
la
foi
(et
à
la
volonté)
implique
une
limite
dans
la
compréhension rationnelle des lois de l’univers et des règles du
vivre ensemble, qui ne sont pour les premières et n’ont pas à être
pour les secondes, le fruit d’une raison, mais bien d’une volonté,
celle
de
Dieu,
qui
est
impénétrable.
Quelque
chose
d’incommensurable, de sacré, se glisse dans la normativité et fait
obstacle au contrôle critique de la raison. Il est d’ailleurs interdit
et pour ainsi dire immoral de traiter rationnellement des lois qui
régissent la vie collective.
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Or, il me semble que le sentiment de scandale que nous
éprouvons assez communément à l’idée qu’il faille par exemple en
matière de santé, nécessairement adopter une stratégie parce
que les ressources de la sécurité sociale sont limitées témoigne
d’une certaine parenté avec la conception chrétienne du rapport à
la norme. Nous ne voulons pas voir le calcul (et donc la
rationalité) qui préside aux choix nécessaires à faire sur les
maladies qui seront couvertes et celles qui ne bénéficieront
d’aucune couverture parce que nous attribuons une valeur
absolue à la vie, et dès lors une « politique » de la santé n’est
acceptable pour nous que si elle est tenue secrète, c’est-à-dire si
elle n’a pas l’air d’être le fruit d’un raisonnement qui, sur ces
matières, nous paraît absolument odieux. Les limites que nous
mettons
inconsciemment,
par
une
sorte
de
pudibonderie
ininterrogée, au déploiement de la rationalité dans le domaine
législatif
réduisent
le
rôle
de
contrôle
du
peuple
à
une
théâtralisation de la protestation qui laisse aux politiques le soin
de réfléchir et d’agir.
Gaëlle Jeanmart : « Quelles sont les fonctions de l’obéissance... » - www.philocite.eu – 2011 – p.13
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