Intervention écrite

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Contribution d' Emmanuel Triby (écrite)
Les approches fonctionnaliste et économique de l’éducation,
la formation des enseignants et les oppositions Nord-Sud :
éléments d’analyse critique
La question posée peut revenir à se demander dans quelle mesure et à
quelles conditions, une approche économique de l’activité enseignante
intéresse la formation des enseignants. Quelle aide elle peut apporter en tant
qu’outil de compréhension des contextes d’enseignement et donc de
formation ?
Quand on parle des modèles d’analyse des relations entre éducation et
développement, de quoi s’agit-il ? Leurs formes sont bien connues : au
niveau macroéconomique, c’est l’établissement de relations statistiques plus
ou moins complexes et aléatoires entre des variables elles-mêmes résultats
d’un travail préalable de réduction du réel. Des modèles s’ébauchent et
inspirent les discours et les politiques, ou plutôt viennent justifier des
politiques.
Parmi ces relations modélisées, on relèvera par exemple le rapport entre les
dépenses d’éducation en faveur de telle ou telle catégorie d’agents et la
croissance économique (les jeunes/les adultes, les garçons/les filles). Ce
type d’étude a montré notamment que la prise en charge publique des
dépenses d’éducation, la socialisation de ces dépenses ne garantissaient pas
l’équité, la juste répartition de ces dépenses au bénéfice de l’ensemble de la
population, notamment de ceux qui ne disposaient pas d’un haut niveau de
ressources. D’autres ont montré que la scolarisation des filles était fortement
corrélée avec le dynamisme de la croissance.
À un niveau plus microéconomique, les approches fonctionnalistes sont
celles qui inspirent les modèles de management des organisations
d’enseignement, très épris de rationalisation, de contrôle et de suivi de
l’activité des enseignants et de leur établissement : gestion de la classe,
management de l’établissement… Les choses se compliquent dans la
mesure où la primauté des approches anglo-saxonnes dans ce domaine font
prendre pour pédagogiques des modèles de pratiques assez typiquement
économiques.
1. L’approche économique des questions de formation, initiale ou
continue1, constitue avant tout un modèle de rationalisation2, ou une
rationalité particulière, c’est-à-dire une fiction permettant d’exprimer un
certain raisonnement (i.e. une relation particulière entre des grandeurs),
mais également un mode de conception des choses et enfin, un certain
1
Dans l’approche économique dominante, la distinction n’a guère d’intérêt puisque c’est le
produit de l’activité qui importe bien plus que l’activité elle-même et les conditions de son
fonctionnement.
2
Dans la conception webérienne de la rationalisation, il faudrait plutôt dire
« rationalisation modèle ». Surtout si l’on croise le processus historique concernant la
culture et l’émergence de la science économique, deux processus pointés au tournant des
XIX° et XX° siècles.
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1
rapport au monde. C’est très strictement ce qu’il convient d’entendre par le
terme de paradigme fondateur. Ce modèle intègre une triple préoccupation :
-
la préoccupation d’un produit, ici le capital humain ; le problème est
de parvenir à le saisir de façon quantifiée pour mesurer ce que
l’apprentissage permet d’accumuler comme connaissance et de
constituer comme réserve de valeur. Le problème posé est bien plus
que méthodologique, car on ne peut raisonnablement prouver ce
processus d’accumulation que si les connaissances accumulées
s’inscrivent dans une activité organisée de façon particulière, c’est-àdire qu’elles « produisent » la possibilité de verser un salaire3.
-
la préoccupation d’un produit efficient, ce qui implique la
maximisation d’un gain, du fait de ce produit, au regard d’un coût
limité (et utilisé de façon optimale) et d’un risque maîtrisé. Là
encore, on pensera que, pour être mesurable, ce gain doit être
monétaire. Certes, mais le gain est en fait une valeur potentielle qui
se réalise à travers des mécanismes de répartition. Il correspond
surtout à un surcroît de valeur qui, pour exister, n’a pas besoin d’être
réalisé.
-
la préoccupation de la circulation de ce produit, condition de la
perpétuation de ce produit. La circularité est essentielle ici
(l’abolition du sens), même si elle s’accompagne de la figure de
l’accumulation4. Ce mouvement singulier rend le système
économique et social à la fois très sensible à la confiance, sorte de
croyances partagées sur l’avenir, pour un temps, et capable de
résister aux changements qu’il suscite par la réorganisation
permanente de ses conditions de fonctionnement. C’est sans doute ce
qui peut expliquer la résilience, par nature paradoxale, du système
de l’économie de marché5, malgré ses nombreux soubresauts.
Cette approche a l’apparence du réalisme, donc semble permettre
d’expliquer, c’est-à-dire d’établir des causalités (et par là des responsabilités
et, pourquoi pas, des culpabilités) qui comble la compréhension possible, en
faisant oublier qu’elle n’est qu’une interprétation. En somme, l’analyse
économique a une grande portée aujourd’hui parce qu’elle répond au
« besoin d’explication » des individus (cf. Bachelard et son saloir, ou
F. Giust-Desprairies et son analyse de l’explication chez les enseignants)
dans un univers qui ne croit plus suffisamment à ce qui lui permettait de
donner un sens à son existence. Ce qui fait que cette fiction a une grande
3
On notera que nous sommes en présence d’une des plus grosses tautologies de la science
économique : qu’est-ce que produit le capital humain ? De la valeur. Qu’est-ce qui prouve
cette production ? Le salaire versé.
4
L’équité n’est pas intéressante en elle-même mais parce qu’elle permet de « boucler » le
système, c’est-à-dire de montrer que le fonctionnement du système le mène, spontanément
ou non, vers l’équité.
5
« Le capitalisme a une résilience immense qu’aucun système économique et social
antérieur n’a jamais possédée » (Canfora L., 2003, L’imposture démocratique ,
Flammarion).
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2
prégnance, malgré des démentis réels sans cesse réitérés, c’est qu’elle
permet d’entretenir une croyance dans la maîtrise d’un devenir en réduisant
les activités sociales à des combinatoires bricolées. Plus précisément, c’est
la convergence historique entre une approche qui théorise le fonctionnement
social par les comportements individuels et l’émergence de la « société des
individus ».
Pour autant, certains phénomènes qui intéressent directement les
enseignants et dont l’élucidation aiderait à comprendre certaines difficultés,
sont presque totalement rétifs à ces « explications » économiques :
Ex 1 : les élèves décrocheurs et la déscolarisation au Sud (…comme au
Nord) : un comportement rationnel ? Sans une approche anthropologique
des phénomènes d’urbanisation et de l’évolution des structures familiales, le
phénomène reste obscur. Surtout il ne semble pas pouvoir être identique au
Sud et au Nord, et ne pas soulever la même question sur l’autorité en
éducation.
Ex 2 : la désaffection des enseignants pour les postes en milieu rural au Sud
(…comme au Nord) : un comportement rationnel ?… Si la « rationalité de
l’agent » peut être invoquée6, c’est également en fonction du risque résultant
des découpages ethniques et culturels mal assumés et aujourd’hui
générateurs de tensions ouvertes.
Ex.3 : la scolarisation des filles comme facteur de développement : en quoi
la théorie du capital humain permet-elle de comprendre cet « enchaînement
vertueux » et tout ce qu’elle implique de mutations des représentations (des
filles, des hommes, des parents…) ?
Ex.4 : le développement de l’enseignement privé/enseignement public dans
les pays du Sud et le phénomène de privatisation des services publics au
Nord : ces deux mouvements relèvent-ils de la même logique économique et
sociale ?
La particularité de l’analyse économique, et cela se renforce aujourd’hui,
c’est sa capacité à intégrer des phénomènes non économiques qui seuls
permettent de boucler la compréhension des phénomènes saisis par cette
analyse et d’éviter ainsi aux raisonnements de paraître pour ce qu’ils sont :
des tautologies. En fait, l’analyse économique fait le tri parmi les facteurs
censés être actifs, et les raisons qui sont susceptibles de naître chez les
agents. Surtout, elle fait mine de croire qu’il est possible de comprendre les
phénomènes collectifs, l’éducation par exemple, à partir de la mise au jour
des ressorts de l’action individuelle, qu’il suffirait d’agréger. En ce sens,
l’analyse économique n’est jamais neutre ni dans ses visées pratiques, ni
dans les conceptions qu’elle sous-tend, ni dans changements qu’elle peut
impliquer (même quand ceux-ci ne sont pas nécessairement anticipés).
2. Cependant, on peut faire l’hypothèse que cette approche est utile en
fonction de certaines préoccupations ; en particulier pour ce qui concerne la
6
Aussi bien pour le choix d’affectation des jeunes enseignants du Nord que la répartition
des médecins sur le territoire.
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3
formation des enseignants.. Relevons succinctement les possibilités ouvertes
par cette approche :
-
un souci d’objectivation, pour tenter de dépasser la seule « intention
d’instruire », qu’elle soit individuelle ou collective : rendre compte.
Rendre compte revient à s’en tenir aux faits et, plus précisément, aux
faits matériels. Dans cette perspective, l’économie se donne comme
une narration plausible (la construction de mondes possibles),
quand bien même on n’en finit pas de se demander « à quoi servent
les économistes ?7 ». Cela étant, entre rendre compte et rendre des
comptes, la distance n’est pas très grande. L’analyse économique
combine étroitement les faits matériels et leur justification (selon
l’expression de Boltanski et Thévenot) dans un jeu de miroirs dont il
n’est pas possible de séparer l’élément actif.
-
la prise en compte de la contrainte budgétaire qui pèse sur la
formation du « capital humain » en considération de la mise en
valeur de ce capital. Ou comment une valeur socialisée (les
prélèvements collectifs) est mise au service d’une accumulation
privée de potentiel de valeur et de valorisation, elle-même condition
du fonctionnement de la société. On peut voir aussi, dans
l’affirmation de cette contrainte, la confusion subreptice entre
rationalisation et rationnement.
-
le repérage du niveau de régulation optimal. En l’occurrence, c’est
l’établissement « structure clé du changement systémique » qui
occupe cette position dans les pays du Nord : un niveau de pilotage,
un niveau de mobilisation des acteurs, un niveau d’identification des
effets en considération des valeurs promues (la valeur vs les
valeurs). L’établissement comme lieu de l’entreprise, là où se
constitue une force collective susceptible de créer les conditions de
l’activité, en ce domaine les conditions de l’apprendre, individuel et
collectif. La transposition éventuelle dans les pays du Sud ne doit
pas oublier cette autre équivoque : changer le niveau d’organisation
et d’institutionnalisation de la production de la valeur (potentielle)
peut aboutir à transformer les valeurs.
Ce rapide inventaire exprime bien le besoin de prendre la dimension
économique des phénomènes au sérieux8, malgré ou à cause de leur
ambivalence. Cela ne signifie se soumettre à on ne sait quel déterminisme
7
Thème récurrent de la presse nationale (Le Monde, Le Point, Capital, Les Échos…) qui
finit par ne plus donner l’impression de croire même à la fausse question qu’elle fait mine
de (se) poser. Ces journalistes poseront la même fausse question la semaine suivante à
propos des analystes des marchés (prévisionnistes et autres experts de la finance). En
somme, ils ne cherchent qu’à confirmer le bien fondé de la conception sartrienne du
journaliste, le sommet de la littérature (reprise par Foucault également).
8
Et non pas tant « la rationalité des acteurs » (comme le défendait naguère J.L. Dérouet
dans la RFP) qui dépend d’abord et avant tout des conditions dans lesquelles elle émerge :
conditions locales et conditions sociales
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du marché ; l’approche économique présentée ici n’a pas besoin du marché,
elle exprime simplement une certaine conception de l’efficacité réelle.
3. Mais l’approche économique est également une approche risquée. Dans
un double sens : bien qu’elle les comporte, elle tend à masquer certains
risques sociaux pour asseoir une certaine conception du monde dominée par
le risque économique.
Elle contribue à l’émergence d’un effet rhétorique. Elle produit presque
nécessairement une représentation globalisante de la réalité qui incite à
opérer de vastes transferts de raisonnement d’un contexte à un autre : de là
où il a fait ses preuves vers là où il ne peut manquer de les faire aussi, à
condition d’être entendu. Elle participe directement à la production d’un
discours totalisant, voire totalitaire : le discours de la gestion, le discours de
la compétition, le discours de la contrainte…
Elle aboutit à l’installation de confusions, autour de notions-clés censées
synthétiser la dynamique des activités humaines :
- la figure du marché, le marché scolaire ou le marché de la
formation, là où il y a d’abord plus manifestement construction d’autres
liens sociaux (école/famille) et politiques (régionalisation des politiques de
formation). En ce sens, assimiler le marché scolaire aux comportements
consuméristes revient à confondre une approche sociologique critique avec
l’approche économique la plus normative. À moins qu’il ne s’agisse de
débusquer ce que l’analyse sociologique contemporaine doit aux schèmes de
l’analyse économique ;
- la concurrence, là où il n’y a en fait que l’infinie diversité des
bricolages locaux, plus ou moins bien ajustés. En ce sens, prendre les
rapports de force établis par un financeur avec des organismes de formation
ou des établissements pour l’instauration d’une concurrence revient à
confondre l’idéal-type concurrentiel de la théorie économique avec sa réalité
sociale et politique. De même, prendre la segmentation de l’espace entre les
établissements (en formation initiale) ou entre organismes de formation (en
formation d’adultes) pour de la concurrence est méconnaître la réalité des
rapports qui s’établissent entre offreurs, très loin de l’image d’entrepreneurs
portés par le souci de la plus haute efficience.
- le changement permanent, autre grande figure du discours
économiste, là où il y a surtout le développement d’une précarité et la mise
en question des conditions même de la survie sociale. Qu’y a-t-il de
commun entre un changement contraint, une exigence d’adaptabilité qui ne
peut être que partielle, fragilisante, et un changement maîtrisé porté par un
projet de transformation de soi et de son milieu d’existence ?
L’approche économique fonctionnaliste tend à réduire l’espace public à
néant, à délégitimer l’action publique, surtout à ne plus comprendre la
nécessité de donner les moyens à un acteur collectif de se développer,
d’assurer au moins les conditions matérielles de sa pérennité. La mise en
question est largement alimentée par le comportement des représentants
politiques. Dans les pays du Sud (comme dans de nombreux pays du Nord),
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les dépenses publiques en faveur de l’éducation sont mises en compétition
avec l’incitation à investir et à entreprendre qui serait affaiblie par des
prélèvements trop élevés. Sphère de l’action publique et sphère de
l’initiative privée sont ainsi posées comme deux pôles aux intérêts
contradictoires.
Surtout, l’approche économique opère un glissement sémantique qui
empêche de comprendre ce qui est en train de se jouer, et donc d’agir : de
quelle économie parlons-nous ? À la suite de M. Foucault, entre autres, il
faut parvenir à se déprendre du modèle proposé par l’analyse économique
pour tenter de saisir ce qui lie nécessairement des ressources à un produit
social par l’entremise de processus de transformation et de circulation. En
fait, il s’agit simplement de revenir, après Xénophon, au sens le plus
originel du terme « économie ». Et dans cette économie, rechercher quelle
place il est possible d’accorder au travail et à l’activité, qui sont au cœur de
l’apprentissage. Voilà l’orientation d’une approche économique qui pourrait
s’avérer utile pour les enseignants9.
Conclusion. Le rôle de l’université est de donner une plus juste place à ces
approches fonctionnaliste et économique, et d’en instruire la critique, pour
qu’elles deviennent des outils de formation et de professionnalisation pour
les enseignants, au Nord comme au Sud. Seule l’université devrait être
capable de combiner à la fois l’exposé des théories et leur analyse critique,
débusquant ainsi la part d’idéologie qu’elles comportent. En ce sens, elle
devrait permettre à la fois la critique des conceptions marchandes de
l’éducation et le développement de la prise en compte de la dimension
économique de l’activité d’enseignement.
Auteurs de référence (car je n’ai rien inventé) : J.-Marie Barbier, Anne
Barrère, Guy Berger, Michel Foucault, Florence Giust-Desprairies, Maurice
Godelier, Vincent Merle, Alain Mingat…
9
Certaines approches contemporaines de l’évaluation vont d’ailleurs dans ce sens. Cf.
C. Hadji, M. Vial, M. Lecointe, J.M. Barbier…
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