Nubie : Au pays des pharaons noirs Egypte Les secrets du Haut Nil Nubie : Au pays des pharaons noirs Philae, lîle amoureuse On vogue dans un noir dencre, le ventre collé à lobscurité du lac, sous la lune naissante qui découvre le jeu des barques entre le désert nubien et lîle. Je devine Philae, captive émergée disputée par deux amoureux jaloux, le vieux barrage anglais et louvrage moderne du Saad el-Aali, monumental et brutal. La coque glisse sur leau et le silence est fluide comme le vent dans la voile des felouques, ce chuchotement de Philae dont Camille Saint-Saëns sest inspiré pour écrire son concerto « Egyptien ». Choc de lembarcation contre le ponton de bois, crissement doux du gravier, bruit des pas sur les dalles du temple, marche nocturne entre lombre des colonnes et la lueur de la lune. Philae vous séduit dans linstant, par un coup de foudre sans étincelles qui annihile toute résistance. Cette île est une femme, sensuelle et gracieuse, sirène allongée qui attend son amant de la nuit. Soudain, des projecteurs allument des bouffées de végétation, bouquets de palmiers doum, de dattiers et dacacias. Devant soi souvre une vaste cour, la salle hypostyle, un portique et deux portes massives inscrites dans un carré de ciel bleu nuit piqué détoiles. « Oh ! Hapi... quand tu sors de ta caverne. La terre frissonne de joie ! », dit une voix. Cest elle, cest Isis, maîtresse de la Nubie. Elle parle du Nil, de sa crue et de sa source que les Anciens croyaient entendre bouillonner à Assouan, au fond dun trou de granit ; le Nil ! long de 6500 kilomètres, dont les eaux passent du vert au rouge, gorgé de limon, de récoltes, de futur, celui « qui donne à lEgypte le baptême de ses eaux jaillissantes ». Sur une grande stèle de granit est écrite la tragédie amoureuse dIsis et de son époux le dieu Osiris. Lhistoire commence mal, par un crime, celui de Seth le démon, qui attire Osiris à un banquet, le tue, le découpe et disperse ses restes aux quatre coins dEgypte. La vie sen va, la crue sarrête, il fait nuit et la Terre se désole. En secret, Isis fouille toute lEgypte et reconstitue le corps de son amant, jusquau dernier morceau, son sexe : « Jai survolé le pays ; jai traversé locéan primordial ; jai reconnu la chose (le cadavre) auprès du fleuve », dit la déesse. Lîle de Philae a la forme dune oiselle comme Isis la magicienne réanimant à grands coups dailes son époux défunt. Osiris ressuscite. Ils saiment. Et Isis fécondée donne la vie au dieu Horus, leur fils. Seth le démon a perdu. La crue du Nil jaillit de nouveau, quitte son lit, fertilise la terre comme la semence dOsiris. Voilà lhistoire que Philae raconte depuis des milliers dannées à ceux qui viennent jusquà elle. Les Ptolémées, les Grecs, les Romains, les Blemmyes... tous se sont prosternés devant la déesse. Parfois avec de mauvaises manières, comme ce roi Ptolémée qui a cru bon de lui sacrifier cent prisonniers, sous les yeux dIsis horrifiée. Parfois en amoureux désespéré, comme Antoine le Romain qui a aimé Cléopâtre reine dEgypte, avant de voir sa passion et sa flotte défaite à la bataille dActium. Pour la déesse, lempereur Trajan a construit un kiosque précieux où accostaient les processions, et César lui-même a cédé à la tentation dIsis. A larrivée des chrétiens, les prêtres de Philae sont toujours là, fidèles, même si les évêques puritains font marteler le sexe des dieux et les robes de pierre encore trop légères. Quimporte ! Quelques siècles plus tard, les grognards de Napoléon présentent les armes dans la cour du temple et courent inscrire leurs noms sur la pierre, au pied dune déesse au sein ferme et à la chevelure bouclée. Voilà lhistoire que Champollion le savant déchiffrera avec fièvre. Lhistoire dune passion douce et sensuelle, qui parle de la vie et de la mort, de renaissance et de fertilité, du triomphe de lamour sur les ombres. Une messe païenne qui 01. Jean-Paul Mari Première publication : 16 janvier 2003 Page 1/7 résonne ce soir encore aux quatre coins des murs de Philae et que semble écouter la lune, son disque plat incurvé vers le temple, elle aussi fascinée. Abou, la porte de lAfrique LEgypte ancienne sarrête à 100 mètres dici. Autrefois lîle dEléphantine sappelait « Abou », livoire, avec ses rochers aux formes de pachydermes modelés par la main du Nil. Des carrières de granit rose les pharaons ont extrait leur monumentale architecture. Le grand obélisque de la Concorde a été découpé ici avant de flotter sur un radeau géant vers le nord. Perchée au milieu du fleuve, défiant la folie des crues, lîle dEléphantine était à la fois frontière et forteresse. Dans largile rouge des alluvions, le dieu Khnoum à tête de bélier façonnait lhumanité sur son tour de potier. Et tout était en place. Au-delà commençait la Nubie, mystérieux corridor vers lAfrique qui poussait sa corne noire dabondance. Là-bas se trouvait lor du pays de Koush, le « feu solidifié », la « chair des dieux », cet or « aussi abondant que la poussière des chemins ». Lor - Noub, comme Nubie, en langue pharaon -, venu par caravanes de dromadaires des mines magiques de Wadi Allaki, pour devenir bijoux, sceptres ou masques funéraires des tombes royales. Là-bas était aussi le pays de Pout, la terre des hommes brûlés, où ceux qui se risquaient rapportaient la diorite, les bois dacacia et de sycomore pour les navires. Plus loin, lAfrique des profondeurs était riche divoire, dépices, dencens et danimaux fabuleux, lions, girafes ou « panthères », guépards, utilisés pour la chasse impériale. Les pharaons sémerveillaient, témoin cette lettre de lenfant-roi Pépi II à un des premiers explorateurs de lAntiquité, son fidèle Herkhouf : « Cachet du roi même. An II, troisième mois de la saison de lInondation, le 15. Tu as dit que tu as ramené un Pygmée du pays des habitants de lHorizon... Viens donc en bateau à la résidence tout de suite et amène ce nain vivant, sain et sauf, pour les danses de Haute et Basse-Egypte », jubile lenfant-roi. Il exige des gardes du corps sur le bateau pour empêcher son cadeau vivant de tomber à leau, « parce que Ma Majesté souhaite voir ce nain plus que les produits des carrières ! » Puis les pharaons grandissent et les explorateurs laissent la place aux militaires. Lennemi est le royaume de Kerma, capitale de haute Nubie bien au-delà de la deuxième cataracte. Il faut contrôler les mines dor et les carrières où Sésostris envoie deux expéditions de 1300 hommes, soldats, carriers et tailleurs de pierre qui emploient 1000 ânes pour porter les blocs jusquau Nil. Les Egyptiens truffent les rives de forteresses communiquant entre elles par signaux lumineux de feu de bois. « Bouhen », formidable citadelle, sétend sur 100000 mètres carrés et ses murs en brique crue de 5 mètres dépaisseur grimpent à 11 mètres, dominés par des tours crénelées, percées de meurtrières pour décocher des flèches dans trois directions, au dessus dun pont-levis. Cest une guerre pour le contrôle du désert, faite de razzias et dembuscades, une guerre doccupation où les « hommes sombres » de Nubie nont plus le droit de se déplacer sans autorisation. « Ayant remonté le fleuve victorieusement en tuant le Néhésy, jai descendu le fleuve, rapporte un vizir, en récoltant leurs céréales, en abattant leurs arbres et en incendiant leurs maisons, comme il convient vis-à-vis de celui qui se rebellait contre le roi. » Au Nouvel Empire, quand Aménophis Ier revient de campagne, il fait suspendre la tête en bas à la proue de son bateau, le corps du prince rebelle quil a lui-même tué dune flèche. Et le bateau de Pharaon le tout-puissant descend le Nil jusquà Karnak ! Il faut terroriser lindigène, car à chaque fois que lempire chancelle la rébellion nubienne relève la tête. En 1580 avant J.-C., quand les Hyksos occupent le nord de lEgypte, leur roi envoie une missive au chef des Nubiens du Sud pour lui proposer de prendre larmée de pharaon... en tenaille : « As-tu appris ce que lEgypte fait contre moi ? Son prince Kamosis mattaque. Mon pays et le tien, il les ravage. Viens, descends au nord, ne sois pas effrayé. Il est aux prises avec moi ici. Personne ne sattend à te voir descendre dans cette Egypte. Je ne le lâcherai pas avant que tu arrives. Nous nous partagerons alors les villes de lEgypte et ton pays sera dans la joie. » Las, la missive est interceptée, les Hyksos seront chassés et la Nubie 01. Jean-Paul Mari Première publication : 16 janvier 2003 Page 2/7 annexée à la terre dEgypte. Alors les « hommes sombres » partent encore plus au sud, dans les profondeurs du Soudan, construire leurs propres pyramides et inventer une nouvelle écriture dans leur fabuleuse capitale du royaume de Méroé. Loin des terribles pharaons. Les crocodiles du lac Nasser Vide le désert ? Celui-ci est plein deau et jalonné de monuments historiques. Parfois lun et lautre font corps, quand le monument retient leau. Assis au sommet du Saad el-Aali, le barrage du lac Nasser, à 182 mètres au-dessus du niveau du Nil, je regarde cette étendue deau douce de 500 kilomètres, plus longue que le lac Victoria, une véritable mer qui contiendrait neuf fois le lac Léman ! Drôle de pyramide que ce barrage, monument de béton équivalent à dix-sept fois le volume de la pyramide de Gizeh. Nasser a sans doute sauvé lEgypte de la sécheresse, mais il a noyé la Nubie sous 157 milliards de mètres cubes deau. Soudain, au bord du lac, le soleil qui allume la surface du lac révèle un magnifi-que crocodile gris vert de 6 mètres de long, chasseur immobile dont la gueule affleure à la surface du lac. Sébek, le dieu-crocodile, est de retour. Il avait disparu dEgypte depuis plus dun siècle, exilé au Soudan. Le lac Nasser lui a ouvert ses anses où nagent des poissons-tigres, des silures et des perches de 200 kilos. Avec, sur ses berges, quelques moutons, une paire de chiens de Bédouin ou un dromadaire assoiffé, cou tendu offert aux mâchoires. Déjà courent des histoires terribles, vraies comme celle de ce pêcheur croqué en braconnant les oeufs dune femelle crocodile ; à moitié fausses comme celle de ces passagers dun ferry incendié, dabord pris par le feu, puis noyés par leau, avalés par les sauriens ou tués par les serpents venimeux des rives du lac ! En réalité, le dieu Sébek est un carnassier très timide, qui troue les filets des pêcheurs mais senfuit à lapproche de lhomme. Celui que je tiens dans la main se laisse même caresser, bébé croco aux yeux mi-clos. Et le temple de Wadi Seboua possède son « crocodile fou », un vieux mastodonte de 800 kilos qui approche les touristes et aime les regarder de son oeil débonnaire. En quarante ans dexistence, le lac Nasser est devenu un mythe, une « mare incognita » et une immense réserve naturelle. Les crocodiles côtoient les grands varans, amateurs doeufs doiseaux et de charogne, les tétraodons, poissons-ballons, les poissons-éléphants fouilleurs de vase et même quelques loutres aux apparitions fugaces. Sur ses rives courent les grands chacals dorés, en meutes aussi dangereuses que des loups, les renards rouges, les fennecs, quelques hyènes hurleuses, des scorpions qui ne tuent pas et des vipères à cornes mortelles. Le soir, le ciel dépose ses oiseaux migrateurs, cigognes noires, flamants roses, hérons cendrés et ibis légendaires, quelques autruches et pas mal de vautours égyptiens au masque jaune. Le jour, le désert nest pas hostile ; la nuit, il reste le domaine des carnassiers, des reptiles, des chasseurs et des contrebandiers venus en 4X4 acheter du poisson au marché noir. Dans les barques dautrefois, cétait lor du Soudan quon dissimulait sous une épaisse couche de saumure. Vide le désert ? Ici est la terre des Bécharias, du pays dOuaouat, les archers préférés des pharaons. Rarement, très rarement, il arrive que ceux qui saventurent loin à lest du lac aperçoivent ces êtres étranges, à la peau brûlée, grands et très minces, sans chaussures et sans chèche, en pantalon bouffant et petit gilet élégant, la chevelure afro gonflée pour se protéger du feu du soleil. Ce ne sont pas des Touareg, ils parlent une langue, le rutana, qui nest ni arabe ni nubienne, et même islamisés restent plus animistes que fils dAllah. Sans nationalité voilà encore quinze ans, ils vivent délevage, poussent devant eux moutons et dromadaires, ne pêchent pas, ne mangent pas de poisson et se contentent de galette ou de lait caillé. Sous leur tente, on sacrifie à la cérémonie du jabana, ce café soudanais broyé dans un petit récipient en terre cuite, avec un filtre en herbe, des tasses en porcelaine, de la cardamome et des épices. Ils vivent encore comme il y a trois mille ans, évitent le contact et les photos, ne connaissent pas le plastique, sont doux, très timides et ne demandent jamais rien à personne. On les aperçoit marchant au loin, les hommes armés dépée au pommeau 01. Jean-Paul Mari Première publication : 16 janvier 2003 Page 3/7 dargent, dun poignard à lame courbe, de bouclier en peau dhippopotame et de fouet en queue déléphant. A la fois aborigènes et dandys du désert, les Bécharias sont libres, silencieux et furtifs. Les gens dAssouan peuvent bien les traiter de mauvais musulmans, de pauvres hères ou de gitans. Ils sont lâme du désert, aussi mystérieux que lui. Wadi es-Seboua, la Vallée aux Lions Ce pays est de feu et de glace. Dabord langoisse vous prend quand le disque rouge du soleil senfonce dans le lac Nasser et que le bleu limpide du ciel se transforme en un univers noir. Il nous quitte ! Et sil ne revenait plus, nous laissant inertes, de glace, à jamais sans chaleur et sans lumière ? On frissonne. Les Egyptiens avaient raison de lappeler Râ, le dieu suprême. Maintenant il fait nuit. En face, les trois temples de Wadi es-Seboua sont illuminés. On cherche la Croix du Sud dans un ciel noir piqué de pierres glacées. La lune monte derrière une dune. Elle néclaire pas le lac ; elle lécrase, le repeint dargent liquide, fait émerger les pyramides noires des sommets alentour et découpe le décor à coups de rayons froids. Le lac monte au ciel. Nous sommes sur une terrasse piquée de temples, dîlots de lumière, de balises célestes, escaliers des hommes davant vers la voûte étoilée : la maison des dieux de lEgypte, le toit de la Nubie. Débarquement à laube en éraflant une eau bleu foncé, froide et coupante. On marche sur le sable rose, recouvert dun lisier vert de gris, moquette élastique sous le pied nu. La nuit, tout ce qui a faim dans le désert quitte son abri et, au pied dune butte dherbes, un carré de sable ébouriffé dit lassassinat dun rongeur. La piste qui vient dAssouan est interdite et un policier vous suit, kalachnikov sur lépaule, souvenir dun massacre de touristes à Louxor. Un jour, inévitablement, les hommes viendront creuser des sillons dans ce limon et élever quelques hôtels. Pour lheure il ny a que les temples, leau, le sable, le silence et ce sentiment inouï de fouler une terre vierge. Le premier des trois temples est romain et un peu fruste. Dans le deuxième, grec, dune extraordinaire finesse, les déesses ont le cheveu bouclé, le sein bombé et le mamelon ourlé dun coup de ciseau hédoniste. Sous elles, le mur est creusé de rigoles, faites par les ongles des fidèles venus gratter un peu de poussière sacrée. Le troisième temple, égyptien, souvre sur une double rangée de lions qui ont donné son nom à la vallée. A lintérieur, Isis et Osiris, Hathor, Thot le scribe, Horus, Sekhmet à tête de lionne... tous entourent pharaon. Le visage des statues, le disque dHathor, lentrejambe du souverain et le ventre des déesses, tout a été martelé, piqué, parfois creusé au ciseau par ces diables de chrétiens emportés par une rage deffacer les dieux anciens, un intégrisme en guerre contre le plaisir. Au fond, une effigie peinte de saint Pierre seffrite, un peu désolée, le regard du saint tourmenté à quelques centimètres dun cartouche de pierre qui affiche toujours le nom de Ramsès. Sur chacun des deux pylônes, Pharaon tient une poignée de têtes coupées de vaincus : au nord, têtes dHittites venus dAsie ; au sud, tête dAfricains de Nubie. Tout le paradoxe nubien est là. Cette civilisation a toujours à la fois accueilli et repoussé létranger. Pour lEgypte, cest un no mans land africain nourri de trésors et de dangers que ses pharaons ont conquis en détruisant Kerma et Napata. Plus tard, Rome rêve de ses mines dor, redoute ses archers rebelles et échoue à construire le mur dHadrien au sud. Après avoir détruit la flotte dEgypte, Néron envoie un émissaire trouver les sources du Nil mais le pauvre centurion échoue, assailli par les fièvres et les crocodiles. Pour les Grecs, qui font légende de tout, la Nubie devient le pays de résidence des dieux. Là-bas, croient-ils, les hommes vivent cent vingt ans et se nourrissent de lait ; les femmes voluptueuses se promènent dans des palais mobiles tractés par des éléphants, les prisonniers portent des menottes en or et les cercueils sont de cristal. La légende dit que le jeune Alexandre a rencontré lamour près dune fontaine deau au jasmin. « Ne me méprisez pas pour la couleur de ma peau, lui dit la belle, car lintérieur est plus brillant que votre peau blanche. » Sous le règne des chrétiens, les Nubiens demeurés un peu païens adorent Isis-la Vierge Marie. Avec lislam qui parle du pays noir, « le Soudan » noir, ils gardent leurs motifs 01. Jean-Paul Mari Première publication : 16 janvier 2003 Page 4/7 chrétiens... La Nubie avale tout, partagée entre Mars et Vénus, porteuse dune fascination amoureuse et objet de haine. Les archéologues des temps modernes vont lignorer. On la redécouvre dans lurgence, avec la menace dun barrage, exhumant en hâte ses trésors avant de les inonder. Ne reste quun parfum dinconnu, de mystère, dun monde disparu : Mû, le continent englouti. « Il nest quun acte sur lequel ne prévalent ni lindifférence des constellations ni le murmure éternel des fleuves : cest lacte par lequel lhomme arrache quelque chose à la mort », proclamait André Malraux en 1960 en lançant la campagne de sauvetage des monuments de Nubie. Le monde a sauvé une partie des temples, mais pas les villages du bord du Nil. Aujourdhui le désert est devenu un immense musée silencieux, privé dhumanité. Où sont les hommes ? Le paradis perdu des Nubiens « Je suis né au village dAb Sambal, sur le Nil, face au temple dAbou-Simbel », raconte Fikri le Nubien, « homme à la peau sombre », grand joueur de luth, nourri de psalmodies du Coran et de la musique des chants profanes : « Au XIXe siècle, mon arrière-grand-père a rencontré Belzoni, un commerçant en antiquités qui a commencé à désensabler le temple dAbou-Simbel. Jai des photos de lui posant avec des ladys anglaises, en robes et capelines claires. Le village sétendait sur 36 kilomètres ; une partie de la famille vivait ici en Egypte et lautre au Soudan, on se voyait souvent aux mariages ou lors des condoléances. En 1902, le premier barrage britannique na pas touché Ab Sambal. Avec la deuxième surélévation en 1922, une partie des terres arables, des palmeraies et lécole du village ont été noyées et mon aïeul a obtenu des Anglais la construction dun quai de 8 kilomètres. Je suis né au nouveau village, où il ny avait ni électricité ni eau courante. On buvait leau du Nil, face aux statues des temples, en sautant dans les felouques pour aller jouer, pieds nus, à lintérieur du sanctuaire dAbu Aouda. Sauf la nuit ! Parce qualors les fantômes des temples pouvaient vous prendre. Dès la sortie de lécole coranique, on jetait nos cartables et nos chaussures pour galoper, entre les palmiers doum, les acacias et les roseaux, vers le Nil puissant comme un aimant. Lété, quand le sable était bouillant, on se fabriquait des semelles avec lécorce des palmiers. Accrochés à des radeaux de branchages, on approchait en silence des îlots où dénormes crocodiles faisaient la sieste, gueule ouverte. On courait vers eux en criant, riant de les voir dévaler plouf ! - vers un trou deau.Le monde était un terrain de jeu immense et magnifique. Parfois terrifiant, quand on fouillait les grottes inscrites de mystérieuses gravures rupestres ou quon croyait voir la nuit un grand château illuminé derrière la dune. Ah, le désert ! On partait affronter les loups, les scorpions et les hyènes pour rapporter des pierres de basalte noir aux formes étranges. En revenant, je me jetais dans le grenier vers les jarres de fèves, de lait caillé et - mon péché majeur - la confiture de dattes ! Il ny avait pas de crimes, pas de vols, pas de police à Ab Sambal, seulement une mosquée dont les appels mélodieux rythmaient le cours des choses. En 1960 est arrivé le premier hydroglisseur pour touristes. Puis Nasser est venu nous parler de nationalisme, de progrès et de la nécessité de notre déplacement. Javais 8 ans et on nous distribuait des cahiers de dessins avec des maisons électrifiées, des hôpitaux et des écoles modernes. Certains parlaient de choses inconnues, de cinéma, de voitures et des lumières de la ville. Javais 9 ans quand ils ont commencé à démonter les maisons, les fenêtres et les portes de lécole. Les parents emballaient les armoires, les lits et les clés très simples en bois des portes sans serrure. Cela a duré un mois. Dans certains villages, les habitants ont laissé des messages sur les murs pour les poissons qui allaient venir les habiter en leur demandant de prendre soin de leur maison. Quand le grand bateau est arrivé, je jouais encore sur les bords du Nil. La police avait interdit demmener les chiens. Le nôtre nous a suivis toute la nuit à la nage. Le lendemain, mon grand-père a menacé de se tuer si on labandonnait. Et le policier a cédé. Moi, je me retournais sans cesse pour voir le village séloigner. En serrant contre moi mon dernier bocal de confitures de dattes. Avec le sentiment de lécher un 01. Jean-Paul Mari Première publication : 16 janvier 2003 Page 5/7 paradis perdu. « 600000 Nubiens ont été déplacés en Egypte et 1 million au Soudan. A Assouan, un bus nous a transportés vers Kom Ombo. Là-bas, plus de Nil. Seulement des maisons inachevées, des HLM en béton, un grand chantier surchauffé où leau était rare pour des paysans sans champ et sans bêtes. Plus tard, je suis parti étudier au Caire. Les autres hommes sont allés nourrir le gros de lémigration dans les pays du pétrole. Ou servir de chauffeurs, de domestiques ou de portiers dhôtel. Jaimerais bien recréer un noyau nubien à Abou-Simbel, avec des maisons de briques en limon séché mélangé à la paille, des greniers bourrés de confiture de dattes, une bibliothèque, des instruments de musique, luth, flûte, xylophone, et un musée dethnologie. Nous représentons à peine 1% de la population égyptienne, un peuple en exil loin de son Nil, le chaînon manquant de lhumanité, entre lEgypte et lAfrique, entre hier et aujourdhui. Quand les adultes se réunissent, ils ne parlent que dAb Sambal, leur village des origines. Un jour, peut-être, nous reviendrons. » Abou-Simbel, le sanctuaire Que disent-ils ? Je ne comprends pas. Le silence est trop dense. Quel calme, quelle paix ! Ils sont écrasants de paix, ces quatre colosses de grès au fond de leur sanctuaire, lové à 60 mètres au coeur de la montagne. Dabord Ptah, la force du mal, bras croisés, les traits effacés : le mal na pas de visage. Puis Amon, coiffe haute, visage griffé qui le fait ressembler à un chat angora. Et Ramsès II, le pharaon, celui qui a osé se placer entre les divinités et qui peut dire : « Je suis Dieu. » Enfin, Rê-Horakhty, disque solaire au-dessus de la tête, astre rond qui remplace son visage emporté. Ils sont assis côte à côte, les bras posés sur leurs cuisses, ou plutôt leur absence de bras en or, pillés, face à la barque solaire qui était là, sur ce présentoir de granit noir. Le plus touchant est sans doute Ramsès, parce quil est resté étonnamment humain, même transmuté en Dieu. Il a lair dun vieil homme qui somnole, visage long, nez droit, allongé, paupières closes sur une bouche pincée, un petit menton et des joues poupines, vieillard calme et malicieux qui sourit en dormant. Quest-ce qui pourrait laffecter ? Il y a des milliers dannées, il dormait déjà, 60 mètres plus bas, dans son Spéos, temple creusé dans le roc. Dans les années 1960, on a décalotté la colline, creusé tout autour de son sanctuaire, avant de le scier à la main, en traits fins de 6 millimètres, lui et sa montagne, divisés en un millier de blocs lourds parfois de 30 tonnes. Ne restait plus quà bâtir une autre montagne 60 mètres plus haut et de hisser les blocs pour reconstituer ce puzzle géant. Au-dessous de lui, la vallée est noyée, mais Abou-Simbel a gardé son orientation originelle face aux étoiles et exactement le même angle au soleil naissant. Maintenant je suis seul. Lapproche de lombre a chassé les touristes et lheure de la rupture du jeûne du ramadan a éloigné les policiers pressés de boire un verre de thé et de fumer la première cigarette depuis laube. Le temple sest vidé, on ma oublié. La lumière des projecteurs, forte et douce, fait vaciller lobscurité du sanctuaire, une vibration qui enveloppe les épaules des dieux. Ils rayonnent, comme entourés dune aura poudrée dor. Accroupi sur le plancher de bois, dans la chaleur souterraine de la montagne et face au lac bleuté, on voudrait attendre là longtemps, jusquà un de ces petits matins déquinoxe, en octobre et février, quand le soleil se lève exactement dans laxe de la porte dentrée, selon le calcul précis des prêtres dAmon. Ces matins-là, le premier rayon venu de derrière la montagne darde son trait droit au-dessus du lac, traverse lair pur, pénètre par la porte du temple, troue lobscurité sur 60 mètres et passe au centre exact de la salle hypostyle entre huit colosses qui gardent laccès. De part et dautre, le trait éclaire furtivement des fresques géantes où le roi-pharaon, terrible soldat, bande son arc du haut de son char, piétine des grappes dennemis et écrase de sa massue des chapelets de têtes. Cette lumière, ce spectacle horrible, ne pouvait que terrasser de peur létranger. Cétait le but recherché. Mais le trait de lumière a déjà atteint lautre salle, celle des dieux Rê, Amon, Thot, Hathor la vache sacrée, le dieu-bélier. Et tous reçoivent des offrandes, de lencens et des paroles sacrées. On est passé de la guerre au sacré, de la puissance à la dévotion, de la force brute à la philosophie de linitié. Au Saint 01. Jean-Paul Mari Première publication : 16 janvier 2003 Page 6/7 des Saints. Là, en une fraction de milliseconde, à la vitesse de la lumière, le trait venu du levant, du monde de lau-delà, va éviter Ptah, puissance obscure. Il illumine le torse dAmon, dabord seul, puis avec Ramsès, duo rayonnant, couple divin, et enfin Rê. Tout est dit. Les bras manquants des dieux, autrefois recouverts dor, réfléchissaient cette lumière de soleil dor qui repartait en sens inverse. On la voyait resurgir des 60 mètres de profondeur jusquà la porte dentrée comme un flux, un rayon prodigieux de lumière qui illuminait la surface des eaux dans la vallée. Et les dieux, revitalisés par le feu du soleil, lui rendaient sa lumière, redonnaient la vie à lair, au sable, au Nil. Au monde des hommes. Silence. On écoute. Que disent-ils aujour-dhui ? Que dit Ramsès, Homme, Pharaon et Dieu ? Il dit que le temps ne passe pas. JEAN-PAUL MARI 01. Jean-Paul Mari Première publication : 16 janvier 2003 Page 7/7