Maurice SACHOT Quand le christianisme a changé le monde I. La subversion chrétienne du monde antique éditions Odile Jacob, Paris, 2007 Résumé (par Anne Merker) Si la philosophie commence avec la suspension des évidences, alors l’ample travail historique que nous livre Maurice Sachot, dans le premier tome de son ouvrage Quand le christianisme a changé le monde, est d’abord philosophique. Car l’évidence absolue qui s’attache à la qualification de la foi chrétienne comme « religion », ou, à un degré moindre, à son appréhension comme une « philosophie », cette évidence est ici sans concession remise en cause. M. Sachot nous conduit dans une longue déconstruction, à rebours de l’ordre chronologique, de nos représentations sur ce qui se donne comme « religion chrétienne » et « christianisme », jusqu’à en atteindre le noyau originel, dont il fait ensuite le point de départ d’une christianogénèse en trois moments, tous animés d’une dynamique de renversement : le moment sémitique, où la foi chrétienne n’est encore qu’un mouvement inclus dans la judaïté, mais recèle, par sa nature même, un ressort qui renversera ce rapport; le moment grec, où elle se déploie comme christianismos au sein de la catégorie de philosophie en la subvertissant de l’intérieur; et le moment latin, où elle accède pleinement au statut d’une institution autonome, en revêtant la catégorie de religio, subvertissant ainsi la religio latine et lui affublant la qualification qu’elle recevait d’elle : superstitio. Le noyau fondamental d’où irradie toute l’énergie subversive du mouvement chrétien, c’est la logique inhérente à la catégorie d’accomplissement. C’est d’elle que proviennent le sens, l’existence et les mutations du mouvement chrétien, et au-delà, d’un Occident qui en est pénétré. Mais ce noyau doit d’abord être décelé en défaisant patiemment les enveloppes dans lesquelles il s’est transmis au monde, car ces enveloppes elles-mêmes sont, justement, le fruit de sa puissance subversive. Déconstruction préliminaire indispensable donc, pour échapper à la tautologie : celle qui consiste à dire et penser un objet, la religion chrétienne, avec les catégories dont cet objet lui-même a opéré une subversion en vue de fins qui lui sont propres. Sans cette déconstruction de nos représentations usuelles, nous ignorons que le discours théorique que nous cherchons à tenir sur la religion chrétienne n’est jamais qu’un discours de la religion chrétienne sur elle-même, structuré par les fins qu’elle poursuit. L’objet du discours s’est déjà de longue date institué en sujet qui structure à notre insu les énoncés que nous tenons sur lui. La scientificité impose de rompre ce cercle tautologique, ou aussi, dirions-nous : héautologique, « qui se dit soi-même ». Quand Tertullien déclare, en l’an 197, la foi chrétienne comme « vraie religion du vrai Dieu », il transgresse l’usage de son temps et renverse les attributions de religio et supersitio. Religio, dans la diction latine, ne peut être qu’un culte intimement associé à l’entité politique, et ne désigne nullement une réalité constituée à part de l’institution politique. Car la religio, de religere, « reprendre », est une disposition d’ordre psychique, un mouvement intérieur de retenue, de réexamen attentif, et ne désigne pas une structure objective instituée. C’est, dans un usage particulier, le scrupule intérieur touchant la correcte observance des rites institués politiquement par Rome et qui font corps immédiatement avec l’État, lequel se tient à ses dieux dans le même moment qu’il se tient lui-même. Appliquée, par le coup de force de Tertullien, à la foi et au mouvement chrétien, la catégorie de religio devient un institué distinct de l’institué politique, une communauté liée par la foi à côté de la communauté politique. Lactance, au début du IV° siècle, scellera ce coup de force, en proposant une étymologie dévoyée de religio, comme si le mot était issu de religare, « relier », la religio étant alors censée lier l’individu à Dieu par la piété. Le christianisme a dès lors accédé au statut d’institution autonome qui fait pièce à l’institution politique. Il se présente comme un lien autre, transcendant le lien de la communauté politique, inversant le rapport de subordination originel entre religio et civitas au sein de la structure politique romaine. La foi chrétienne n’a pas non plus toujours été « christianisme » au sens originel que conférait le suffixe en -isme, qualifiant des écoles philosophiques. Par un processus similaire de subversion interne à celui qui se joue dans la catégorie de religio, le mouvement chrétien, en se glissant sous la parure de la philosophie pour se faire entendre d’un espace culturel entièrement pénétré d’hellénisme, en subvertit le sens tout en s’en imprégnant. Le Dieu de la foi chrétienne est appréhendé en termes d’être et de vérité, mais l’épistémologie elle-même, consubstantielle à la philosophie grecque, se fera herméneutique : interprétation de la révélation, et non examen des conditions rationnelles de la connaissance scientifique, ni processus de recherche et d’enquête sur les étants du monde. La raison, jadis souveraine dans une philosophie qu’un Platon avait décrite comme mouvement de poursuite de la sophia sans cesse désirée par la pensée intellectuelle, se voit destituée de son hégémonie pour être soumise à la foi. « Religion », « christianisme » : il s’agit à chaque fois de quelque chose de plus profond que d’un emprunt de catégories. À l’appui des principes de la médiologie fondée par Régis Debray, Maurice Sachot montre la manière dont en se revêtant d’habits nouveaux qui ne sont pas originels, la foi chrétienne opère, dans le même geste, et sa propre mutation et une subversion de la forme même dans laquelle elle se transmue. Elle se propage par des vecteurs qui ne sont pas de simples véhicules que le processus même de transmission et le message transmis laisseraient indemnes. L’impossible a-pathie réciproque du message et du vecteur de communication, que l’auteur a nommée en un autre ouvrage « la double tragédie de la transmission » (voir Christianisme et philosophie. La subversion fondatrice 2 originaire, Nantes, Pleins Feux, 1999), s’impose à nos yeux dans cette déconstruction du christianisme et de sa « bonne nouvelle ». En deçà de la catégorie de religion, en deçà de la position ou posture de philosophie, nous accédons à la catégorie fondamentale : celle de l’accomplissement, véritable moteur du mouvement chrétien, source de toutes les figures de renversement dont son histoire est scandée, et dont il scande l’histoire du monde occidental. M. Sachot nous expose la matrice institutionnelle de cette logique subversive : ce qu’il appelle la « proclamation scripturaire », ou « institution synagogale ». Cette proclamation consiste en une lecture de la Torah et des Prophètes, doublée (et tout est là, à en croire les travaux de M. Sachot) d’un moment d’homélie, qui est une ressaisie des textes écrits de la tradition par un commentaire qui les inscrit, sous la modalité de l’accomplissement, dans le présent de la communauté. La lecture vive, voilà l’originalité de la proclamation scripturaire. L’homélie, parole vivante, se présente comme l’accomplissement de la parole écrite de Dieu et de ses prophètes. C’est par cette matrice institutionnelle structurante et structurée autour de la catégorie d’accomplissement que Jésus, dont l’action, purement proclamatoire, n’avait rien de politique et de révolutionnaire, ni même d’idéologique, a pu revêtir l’appellation de Christ (processus que M. Sachot a soumis au même travail de déconstruction dans L’invention du Christ, Paris, Odile Jacob, 1998), et qu’il a pu devenir à la fois un terme et un nouveau commencement dans l’histoire. Issu de la foi juive, le mouvement chrétien n’en est au départ qu’une péripétie. Mais, par sa nature même, sa prétention à être l’accomplissement-achèvement d’une histoire originaire, cette fraction marginale au sein de la judaïté se ressaisit des origines (Jésus devient le nouveau Moïse, le nouvel Adam, etc.), et par ce ressaisissement, se fait le tout achevé dont la foi juive est désormais assignée par elle à n’en être qu’une modalité spécifique, “dépassée”, située dans une temporalité dont elle ne détiendrait plus le sens ultime. Si la polémique anime par endroits le propos de M. Sachot, elle ne touche jamais l’objet, traité avec toute la neutralité scientifique requise, sans accusation ni apologétique, mais seulement la méthode, ou plutôt l’absence de méthode critique relevée dans certains travaux homologues. Pour ce qui est de l’objet lui-même, toute l’ambition de ce livre est justement de parvenir à étudier en toute objectivité et sans traitement de faveur une réalité dont la place insigne et structurante au sein de l’Occident ne peut être niée. Maurice Sachot, en préparant ici sa démonstration du christianisme comme matrice de l’Occident (objet de son prochain ouvrage), nous met en garde de croire que le christianisme serait, de droit, la matrice de toute pensée. * 3