Préface Le christianisme a d’abord été une religion avant de devenir en plus l’idéologie de la chrétienté. Entendons par chrétienté le groupe des nations occidentales, européennes d’abord, américaines ensuite qui se déclaraient officiellement chrétiennes. Mais les deux guerres mondiales et le surgissement d’une nouvelle civilisation fondée sur la science et la technique plutôt que sur des croyances religieuses ont fait disparaitre la chrétienté. Le christianisme est devenu une religion parmi d’autres et il doit affronter les autres religions de la planète sur ce qui constitue maintenant le « libre marché des croyances ». Il doit aussi faire valoir ses droits devant ce que nous appelons ici le « cosmicisme », qui est l’idéologie des États modernes vivant désormais sous l’autorité dernière des hommes de science. Ces États ne sont plus eux-mêmes religieux, ils acceptent tous un système de valeur fondé sur l’intérêt, la puissance économique et financière ainsi que la force des armes. Cependant, ils reconnaissent tous officiellement une charte des Droits de l’homme, qui oriente la morale commune, si elle ne la définit pas précisément. Pour ce qui est d’appliquer ces droits, c’est une autre affaire. Quoi qu’il en soit, cette charte doit beaucoup au christianisme, mais elle ne peut pas l’avouer. Notre travail vise à montrer que le christianisme n’est pas mort avec l’arrivée du « cosmicisme » et des Droits de l’homme. Parce qu’il est une authentique religion, c’est-à-dire une de ces grandes structures mythiques, dont les humains ont et auront toujours besoin pour se situer, non pas dans l’univers matériel, mais dans l’existence tout simplement. Il n’est pas la seule religion cependant et, honnêtement, il ne peut pas prétendre être la meilleure non plus. D’ailleurs, cette question de savoir quelle est la meilleure religion n’a pas plus de sens que celle de savoir quelle est la plus belle œuvre d’art. C’est à un examen de deux des piliers de la religion chrétienne que nous convions notre lecteur : la foi et l’Église, les deux d’ailleurs se supportent l’un l’autre. Mais en même temps, c’est à une description ou à une sorte de phénoménologie de la foi et de l’Église que nous assisterons, telle que je les ai découvertes l’une et l’autre tout au long d’une enquête qui s’étale sur vingt-cinq ans. Bien qu’écrites par un homme qui a longtemps pratiqué la philosophie – en se situant d’ailleurs hors de la religion – ces pages témoignent de sa redécouverte de la valeur du christianisme et de son retour à la foi de son enfance, mais éclairée par la lecture de la Bible, celle des plusieurs théologiens modernes et de quelques grands spirituels. Le livre se veut une « monstration » et une explicitation du sens et de la valeur des « idées chrétiennes », des grandes idées avec lesquelles nos parents et nos ancêtres ont vécu et dont le sens est de plus en plus perdu pour les générations actuelles. On pourrait y voir aussi une tentative de présentation de ce qu’on appelle généralement une « vision du monde », au sens philosophique de cette expression, qui vient de l’allemand Weltanschauung, et qu’on pourrait assimiler à une « philosophie » au sens large. L’examen de ces « idées chrétiennes » n’a pas été mis dans un ordre rigoureux, par souci de conserver à ces textes une certaine fraicheur, qui manque trop souvent aux ouvrages du même genre. Il est fait un peu comme une mosaïque ou un vitrail, avec ses petits morceaux qui, vus de loin et tous ensemble, font apparaitre une image claire. Le lecteur pourra donc se promener dans le livre, comme un visiteur au musée. Il n’est pas obligé de suivre l’itinéraire habituel. Autre comparaison, qui vaut pour la forme seulement : les aphorismes de Nietzsche, un des plus grands ennemis du christianisme ; ou encore, les « Pensées » de Pascal, un des plus grands penseurs chrétiens. Ce dernier voulait écrire une apologie de la religion chrétienne, mais heureusement, il n’a laissé que des bribes, des idées en vrac, qui constituent néanmoins un des maitres livres de l’Occident. Un livre d’ailleurs que Nietzsche admirait disant de Pascal qu’il était pour lui « presque un frère » ! Pourtant le but de Nietzsche était à l’opposé exact de celui de Pascal : détruire le christianisme. Le fait est que tant la pensée religieuse proprement dite, que la pensée antireligieuse, se prêtent mal à une mise en ordre systématique, l’intuition y ayant toujours une plus grande part que le raisonnement. Néanmoins, un travail de compréhension et de justification de la religion chrétienne s’impose partout et cela depuis les origines. De nos jours, surtout au Québec, la foi chrétienne ne va plus de soi. La plupart des gens ne se rendent pas compte de la valeur de ce qui est perdu. Entre autres, parce qu’une version laïcisée des idées et des valeurs chrétiennes subsistent et continuent d’influencer secrètement la morale courante. En ce qui me concerne personnellement, il y a une chose dont je suis fermement convaincu, c’est qu’aucune philosophie ne peut fournir à elle seule une motivation suffisante pour guider et surtout pour dynamiser la vie humaine. Il faut lui adjoindre des « croyances », ou, ce qui est encore mieux, une foi. Mais alors le recours à des schèmes mythiques s’impose obligatoirement. Toute philosophie a des fondements théologiques et elle devrait s’achever dans une véritable théologie, sinon elle reste incomplète et insatisfaisante. Elle ne pourra être qu’intéressante, une parmi d’autres. C’est que la philosophie a pris l’habitude de traiter du langage et des mots, plutôt que de la réalité du monde, à laquelle elle suppose souvent que nous n’avons pas accès. Un Québécois, Paul Lemaire, affirmait dans la revue Concilium il y a plus de trente ans : « Il y a un besoin criant d’une nouvelle culture religieuse... Il est urgent d’évangéliser l’intelligence, en la rendant d’abord plus critique à l’égard de la culture contemporaine ». Voilà une belle expression, qui peut définir une entreprise théologique au sens large en ce début du troisième millénaire et pas seulement au Québec : évangéliser l’intelligence. Trop de pasteurs se contentent d’évangéliser le cœur, qui est naturellement inconstant et que seule une intelligence bien éclairée peut maintenir dans un bon chemin. Le besoin de théologie actuellement est énorme et c’est pour essayer de satisfaire un peu ce besoin que nous avons entrepris le présent travail. Mais il faut au préalable qu’on ne tienne pas la religion en général pour une maladie mentale, ou encore pour une forme particulière d’imposture intellectuelle. En ce qui concerne le christianisme plus particulièrement, il n’aurait pas vécu deux millénaires s’il avait été, soit une maladie mentale, soit une imposture intellectuelle. La preuve en est que la quantité d’ouvrages le concernant, écrits par des penseurs – souvent athées d’ailleurs –, n’a jamais été aussi grande. Il est douteux que le catholicisme, sa version la plus haute et la plus austère, revienne jamais à la mode dans nos sociétés postmodernes, mais il est non moins certain qu’il ne disparaitra pas non plus. La qualité des esprits qui lui consacrent encore leur foi, lui donnent leur cœur, en assure la pérennité. La foi dite « du charbonnier » a presque disparu de l’Église, mais les très grands esprits y sont plus nombreux que jamais. C'est d’ailleurs de constater ce phénomène qui nous a amenés à reprendre contact avec le christianisme et l’Église après vingt ans d’abandon pour suivre la mode orchestrée par les médias. Le texte actuel est donc le fruit de ces années de réflexion, d’exploration, tant dans la Bible que dans des théologiens et des exégètes de notre époque. Parmi ces lectures, une place à part revient à la revue Concilium, fondée à la fin du Concile Vatican II, dont nous avons dépouillée soigneusement les trois-cents premiers numéros. Pour ceux qui connaissent la revue, cette référence signale une pensée « de gauche », favorable à la Théologie de la libération sudaméricaine. Nous croyons en effet que le christianisme, qui pendant tant de siècles s’est situé « à droite », jouant aux côtés des forces sociales et politiques dominantes, n’a d’avenir sur la planète qu’à la condition de passer à gauche et de lutter dans l’opposition à ces mêmes forces sociales et politiques dominantes, qui désormais ne sont plus chrétiennes. La civilisation de l’Occident, que le christianisme a pourtant contribué à faire naitre et qu’il a formée et inspirée de multiples façons, a trop bien réussi. Elle oublie, depuis quelques siècles déjà, certaines vérités fondamentales que ses penseurs devraient lui rappeler. Mais l’auteur du présent livre ne se fait pas d’illusions. Une logique implacable, fondée sur la force, mène toutes nos sociétés vers une culture et une civilisation planétaires qui affaiblissent les différences culturelles et mutile les êtres humains, tout en les rapprochant et les mettant de plus en plus en contact les uns avec les autres. La place de l’Église, si elle veut être fidèle à la pensée de son fondateur telle que nous la trouvons dans les Évangiles et les Épitres, n’est pas du côté des puissants qui font la loi, mais du côté des faibles et des pauvres que l’on exploite et marginalise, tout en les intoxiquant avec des idéologies ou en les droguant avec des spectacles. L’Église de demain devra être avec eux, quitte à perdre le prestige que les États anciennement chrétiens lui reconnaissent encore assez souvent.