Sadyaq Balae! L`autochtonie formosane dans tous ses états

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Table des matières
Préface et remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XI
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1
L’anthropologie politique à l’ère de la mondialisation . . . . . . . . 2
Anthropologie et autochtonie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4
La nation et l’ État en anthropologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
La question de Taïwan en anthropologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
Grille d’analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14
Chapitre 1
Les autochtones formosans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
Les identités contestées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20
Les conditions sociales
des autochtones à Formose . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
Trois villages, un projet de recherche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
Chapitre 2
Formose comme terre d’Océanie . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
L’Océanie en anthropologie : Big Men et chefferies . . . . . . . . . . 37
Colonisation et décolonisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
Les Sadyaqs : une société océanienne de Formose . . . . . . . . . . . . 42
Politique du Formose océanien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
Famille et rapports de sexe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
Société de partage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
Ancêtres et esprits : la sorcellerie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54
Gaya : la loi incorporée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62
VIII
Sadyaq Balae !
Chapitre 3
L’histoire de la perte de souveraineté . . . . . . . . . . . . . . . 65
Les Sadyaqs à l’aube de la colonisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
Formose sous l’administration japonaise . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
Transition à la République de Chine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
Autochtonie en République de Chine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82
Les mouvements sociaux
et la bureaucratisation de l’autochtonie . . . . . . . . . . . . . . . . 85
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
Chapitre 4
La possession de la terre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 91
Gaya et le système foncier sadyaq . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Colonisation et nouveaux régimes territoriaux . . . . . . . . . . . . . . 95
Le développement et l’arrivée des Taïwanais
dans les villages sadyaqs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100
L’industrialisation des Tarokos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
Skadang et Xoxos face à la colonisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
« Rendez-nous nos terres ! » : manifestations contre
le parc national . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
La chasse autochtone . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
Chapitre 5
Élections sur le territoire autochtone . . . . . . . . . . . . . . 119
Institutions coloniales et chefferies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122
Élections sous la République de Chine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
Clientélisme et relations ethniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
Perspectives ethnographiques sur les élections locales . . . . . . . . . 127
2006 : conseil de canton . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130
Élections à la mairie du village . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
Corruption et luttes entre factions à Ren’ai . . . . . . . . . . . . . . . . 136
Élections législatives et présidentielles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142
Table des matières
IX
Chapitre 6
Développement et associations communautaires . . . . . . 147
Une archéologie du développement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150
Les associations agricoles d’aujourd’hui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154
Chômage et développement : l’énigme d’un projet d’emploi . . . 161
Développement de l’écotourisme à la rivière Skadang . . . . . . . . 165
Les autres acteurs du développement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 174
Chapitre 7
La rectification des noms et l’autonomie . . . . . . . . . . . . 177
Archéologie de l’autodétermination autochtone . . . . . . . . . . . . 179
Débats constitutionnels et législatifs sous l’administration
PDP, 2000-2008 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
Ethnogenèse I : les Tarokos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189
Ethnogenèse II : les Sediqs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 196
L’avenir de l’autonomie autochtone ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205
Chapitre 8
L’esprit international de l’autochtonie . . . . . . . . . . . . . . 207
Autochtonie formosane et enjeux plus larges . . . . . . . . . . . . . . . 210
L’internationalisation dans la longue durée . . . . . . . . . . . . . . . . 212
Globalisation et rêves autochtones . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
Le Réseau de la durabilité autochtone à Taïwan . . . . . . . . . . . . . 219
Conclusion : Spiritualité et revendications autochtones . . . . . . . 224
Conclusions
Conclusion scientifique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227
Conclusion morale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 232
Références . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235
Introduction
S
adyaq balae ! Ces deux mots étranges, suivis d’un point d’exclamation,
signifient « les vrais hommes » dans la langue sadyaq. Cette phrase au
ton exotique, autrefois inconnue de la plupart des Taïwanais autant
que des Occidentaux, semble familière aux yeux des amateurs de cinéma
depuis les festivals du film de l’automne 2011. Un film portant le même
nom (Warriors of the Rainbow : Seediq Bale), tourné par le réalisateur taïwanais Wei Te-sheng sur le sujet historique de l’incident de Musha (1930),
fut sélectionné pour un prix au Festival du film de Venise. Les organisateurs de ce festival, certainement sous la pression diplomatique chinoise,
ont décrit le film et le réalisateur comme étant de « Taïwan, Chine », ce qui
provoqua immédiatement des protestations de la part du gouvernement à
Taipei (Frater, 2011). Les organisateurs trouvèrent finalement un
compromis en inscrivant : « Taipei cinese ». À Toronto, le film fut étiqueté
simplement comme venant de « Taïwan ».
L’incident de Musha, le sujet du film, était le soulèvement à Formose
d’un groupe aborigène contre les Japonais le 27 octobre 1930, et n’avait en
fait aucune relation avec la Chine. Depuis l’entrée en vigueur du traité de
Shimonoseki en 1895, l’île de Formose (Taïwan) faisait juridiquement
partie du Japon. Les aborigènes de l’île, qui avaient gardé leur autonomie
sous la dynastie Qing, n’avaient donc jamais de leur vie été soumis aux
institutions étatiques. Aussi ont-ils résisté avec acharnement à l’imposition
de l’État japonais jusqu’en 1914. Musha, habité par les anciens chasseurs
de têtes, était déjà perçu en 1930 comme un village modèle et la preuve
que l’administration japonaise était plus humaine et plus efficace que
­l’administration britannique ou française dans les colonies d’outre-mer.
Au moment de l’incident de Musha en 1930, la grande majorité des
Sadyaqs ne parlaient alors que le sadyaq et le japonais. Si les dirigeants du
soulèvement étaient conscients de l’existence de la République de la Chine
– ce qui n’est même pas certain –, cet État ne représentait pour eux qu’un
pays lointain et étrange. Pour les Sadyaqs, les enjeux importants étaient
plutôt d’obtenir une récompense adéquate pour le travail de corvée et le
manque de respect des officiers japonais envers les femmes sadyaqs. Le
colonialisme japonais étant un affront aux valeurs égalitaires et sociales de
2
Sadyaq Balae !
leur société sans État et à leur loi sacrée, la Gaya, leur résistance ne signifiait
aucunement un attachement aux grandes idéologies nationalistes de la
Chine. Les attentes de la Chine, en réclamant ce film comme chinois à
Venise, démontrent très bien les dimensions politiques des produits culturels, mais aussi de la mémoire sociale. Dans les interprétations nationalistes
postérieures à l’événement, l’incident de Musha était un acte de résistance
anticoloniale contre le Japon, donc simplement un chapitre du grand récit
de la lutte chinoise contre l’impérialisme japonais. Dans cette vision nationaliste, Formose faisait toujours partie intégrante de la Chine. Cette idéologie ne représente pas les perspectives autochtones. Pour les Sadyaqs, à
l’instar des autres groupes autochtones de l’île, le noyau de l’histoire était
plutôt leur relation changeante avec les États successifs sur Formose, la
Chine étant une puissance coloniale au même titre que le Japon ou les
Pays-Bas.
Les Sadyaqs et leurs attentes envers l’État constituent donc le sujet
de ce livre. Cette ethnographie, le produit de 18 mois de recherche sur le
terrain à Taïwan entre 2004 et 2008, montre comment les Sadyaqs sont
devenus un peuple autochtone à travers leur relation historique avec les
États japonais et chinois depuis 1895. En effet, les Sadyaqs, qui sont originellement une société égalitaire, démocratique et sans institutions politiques, ont développé des rapports particuliers avec l’État tout d’abord
japonais, puis chinois et, graduellement, taïwanais. Leur entrée dans
l’autochtonie internationale est le stade le plus récent de leur statut politique en évolution constante. L’étude de ce processus historique fait partie
de l’anthropologie politique.
L’anthropologie politique à l’ère
de la mondialisation1
L’anthropologie politique est l’étude du pouvoir, soit dans les petites
sociétés (ex. : Godelier, 1982 ; Sahlins, 1976), soit dans les États modernes
(ex. : Abélès, 1992), ou encore dans les relations conflictuelles entre les
1. Suivant Abélès (2008 : 8), j’emploie la notion de mondialisation pour les échanges
commerciaux et les relations politiques dans la longue durée historique, et cela
dans le sens braudélien d’économie-monde. La globalisation, dérivée de l’anglais
globalization, fait plutôt référence aux mutations économiques et politiques qui
accompagnent le nouveau système interétatique depuis 1945 et qui se sont intensifiées à cause de la montée récente du néolibéralisme. Selon cette définition, les
activités mercantiles de la Vereenigde Oost-Indische Compagnie à Formose
pendant le xviie siècle faisaient partie de la mondialisation, tandis que la participation actuelle des autochtones formosans à l’ONU fait partie de la globalisation.
Introduction3
petites sociétés et les États (ex. : Clastres, 1974). En comparaison avec la
science politique, l’anthropologie politique est la perspective de la politique vue d’en bas. Ayant abandonné les théories évolutionnistes, auxquelles
on reproche leur ethnocentrisme, les anthropologues politiques insistent
plutôt sur le caractère contemporain des logiques politiques. Dans une
perspective souvent critique de la colonisation et de la décolonisation
inachevée, ils essaient de comprendre les relations inégales qui furent créées
par la colonisation, la décolonisation, le développement et l’extension du
système étatique partout sur la planète (Balandier, 1974).
Graduellement, l’État est devenu un des principaux sujets de préoccupation de l’anthropologie politique. Bien que l’État soit une invention
relativement récente dans l’histoire de l’humanité, toutes les populations du
monde sont de plus en plus engagées dans un système-monde où elles sont
représentées par un État. Les sportifs Massaï, par exemple, gagnent leur
renommée internationale grâce à leur participation aux Jeux olympiques
comme membres d’une équipe nationale. Les autochtones du monde entier
expriment leurs demandes politiques par l’entremise du système interétatique des Nations unies, où ils s’inscrivent aux forums sous le nom d’organisations non gouvernementales (ONG) nationales. Les phénomènes de ce
type sont devenus le matériel brut d’une anthropologie féconde de la
« mondialisation » et de la « globalisation » (ex. : Abélès, 2008 ; Appadurai,
2001 ; Friedman, 1994 ; Warnier, 1999). De plus, même lorsqu’ils ne s’identifient pas comme des anthropologues politiques, les anthropologues de tout
acabit portent souvent leur attention sur les relations entre la société et l’État
aux niveaux local et communautaire.
L’objectif de ce livre est de comprendre la relation entre les Sadyaqs,
une société austronésienne de Formose, et l’État pendant les administrations successives du Japon (1895-1945) et de la République de Chine
(1945- ). Bien qu’ils restent toujours des peuples dominés et marginalisés,
les Sadyaqs acceptent largement la légitimité de l’État sur leur territoire.
Leur consentement est maintenant visible dans l’appui qu’ils donnent à
chaque élection au Parti nationaliste chinois (KMT), porte-parole de la
souveraineté de la République de Chine à Formose.
Si on les compare aux Zapatistes du Mexique ou aux Mohawks avec
leurs luttes de résistance à Oka et ailleurs, la docilité formosane mérite une
explication. Si l’on tient pour acquis que les peuples colonisés doivent
absolument résister à toute puissance externe, on tombe dans une analyse
psychologique des peuples opprimés comme l’a fait Franz Fanon dans son
livre Peau noire, masques bleus (1952). Cette approche risque de culpabiliser les peuples subordonnés, et de les voir comme étant formés ­d’individus
4
Sadyaq Balae !
malades, alors que chaque situation coloniale peut être mieux expliquée
dans son propre contexte à la fois historique, culturel et sociologique. La
question est donc de comprendre les étapes successives par lesquelles les
États ont établi la légitimité de leur souveraineté sur les territoires appartenant aux peuples autochtones et créé les institutions de la domination.
Comment Formose a-t-il été incorporé dans le système colonial et étatique ?
Qu’ont fait les États du Japon et de la Chine républicaine pour renforcer
leur légitimité sur le territoire formosan ? Que signifient les demandes pour
l’ère de la globalisation ? Pour cela, il faut d’abord s’interroger sur le concept
même de l’autochtonie.
Anthropologie et autochtonie
Les anthropologues ont toujours étudié les petites sociétés, mais le
concept de l’autochtonie est relativement nouveau. Lewis Morgan (18181881) et Henry Maine (1822-1888) percevaient les petites sociétés comme
les premiers stades d’une évolution humaine linéaire vers la « civilisation »
et les États modernes. Les anthropologues britanniques de l’école fonctionnaliste, qui systématisaient la discipline d’anthropologie politique avec leur
livre Systèmes politiques africains, construisaient une typologie des sociétés à
État et des sociétés sans État (Fortes, 1964). La différence était que les
sociétés à État possédaient une autorité centralisée, un appareil administratif et des institutions judiciaires, alors que les sociétés sans État n’en
avaient pas. Cette tentative de classifier les systèmes politiques, aussi utile
qu’elle a pu être pour l’administration coloniale, n’a pu satisfaire à long
terme les besoins de l’anthropologie, car les études fonctionnalistes ne
tenaient pas compte des effets du colonialisme sur les sociétés étudiées.
Quelques anthropologues français, notamment Georges Balandier
(1969) grâce à sa participation dans la Résistance contre l’occupation allemande, comprirent mieux la situation des peuples colonisés. Au lieu de
travailler sur les spéculations évolutionnistes ou les tentatives de créer des
typologies universelles, ils développèrent plutôt une approche dynamique,
prenant en compte les nouvelles configurations du politique, les changements culturels et les conditions de la vie politique moderne. Par la suite,
les bouleversements de mai 1968 radicalisèrent encore plus le milieu
anthropologique en France. Et, avec Pierre Clastres (1974), les anthropologues politiques comprirent que les sociétés « sans État » n’étaient pas des
sociétés primitives et non évoluées, mais plutôt des sociétés avec une
logique non hégémonique qui rejetaient l’émergence d’un État unificateur,
la stratification sociale et la subordination. Selon Clastres :
Introduction5
Ce que l’on constate dans le monde des Sauvages, c’est un extraordinaire
morcellement des « nations », tribus, sociétés, en groupes locaux qui veillent
soigneusement à conserver leur autonomie au sein de l’ensemble dont ils
font partie […]. Cette atomisation de l’univers tribal est certainement un
moyen efficace d’empêcher la constitution d’ensembles sociopolitiques
intégrant les groupes locaux et, au-delà, un moyen d’interdire l’émergence
de l’État qui, en son essence, est unificateur (Clastres, 1974 : 181).
Finalement, nous pouvons dire que le concept d’autochtonie n’est
pas né de l’anthropologie, mais plutôt des luttes politiques menées par les
petites sociétés étudiées par les anthropologues. Au début, surtout dans les
situations coloniales en Afrique, le mot « autochtone » signifiait les gens
locaux en comparaison avec les colonisateurs venus d’Europe. Avec la
décolonisation, le mot comprit aussi les gens de la même région qui étaient
moins orientés vers le « développement » et la « modernisation » que les
groupes dominants. Malgré leur résistance envers l’État unificateur, les
petites sociétés comme les Indiens guaranis étudiés par Clastres en
Amérique du Sud perdaient leur autonomie lors des processus de colonisation et même de décolonisation lorsqu’ils étaient incorporés dans les États
dominés par les groupes ethniques plus orientés vers la « modernisation » et
le « développement ».
Dans les pays comme le Canada et la Nouvelle-Zélande, même si
les premiers habitants avaient signé très tôt des traités légaux avec les États
colonisateurs, les États firent subir des politiques d’assimilation aux petites
sociétés. Les États, ainsi que les écoles et les Églises qui participaient à
l’éducation assimilatrice, les définissaient comme des minorités ethniques
plutôt que comme des peuples souverains. Une conception idéologique
qui les assimilait à des peuples primitifs justifiait les politiques menant à
l’extinction de leurs langues et de leurs coutumes, ainsi qu’à la perte de
leurs territoires. Ces politiques, au lieu d’enrichir et de « civiliser » les
premiers habitants de ces pays, menaient plutôt à une marginalisation
accrue, à la pauvreté (Eversole, McNeish et Cimadamore, 2005) et parfois
même à la destruction de leurs cultures. Envisageant le risque d’une assimilation totale, l’anthropologue Robert Jaulin (1970) inventa même le
mot « ethnocide » pour décrire cette perte culturelle, un génocide visant
l’âme plutôt que la chair.
Au lieu d’accepter le destin tragique prédit par Jaulin, ces peuples
décidèrent, après la Deuxième Guerre mondiale, de se baser sur un nouvel
élément du discours international pour défendre leurs droits : le droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes. Ils affirmèrent qu’ils n’étaient ni des
« Sauvages » ni des « peuples primitifs », mais les peuples autochtones qui
6
Sadyaq Balae !
disposent des mêmes droits à la souveraineté que les peuples de l’Algérie ou
du Vietnam.
De plus, grâce à leur participation à plusieurs organisations internationales, ils devinrent capables de mettre leur cause sur la liste des priorités
en politique internationale. En 1957, l’Organisation internationale du
travail (OIT) adoptait la convention nº 107 « concernant la protection et
l’intégration des populations aborigènes et autres populations tribales ou
semi-tribales dans les pays indépendants ». Cette convention, malgré son
ton paternaliste présupposant l’assimilation des groupes concernés et leur
disparition en tant que communautés distinctes, marque l’entrée des
peuples autochtones dans le système de droit international (Schulte-Tenckhoff, 1997 : 126). Cette initiative importante était possible seulement à
l’OIT, un rassemblement des États et des syndicats nationaux, en raison de
la participation directe de la société civile dans ses délibérations. Ce fut le
précédent historique de la participation des groupes aborigènes aux autres
instances des Nations unies.
Le concept de peuples autochtones, avec les connotations juridiques
leur reconnaissant une relation particulière avec le territoire, s’est développé dans les conférences internationales avec la participation des ONG.
À la fin des années 1960, le Groupe international de travail pour les peuples
autochtones, à Copenhague, et le Survival International, à Londres, étaient
fondés par des anthropologues autour des questions de l’ethnocide et du
génocide en Amérique du Sud. En 1971, le Conseil œcuménique des
Églises parrainait un colloque sur l’Amérique du Sud qui se termina avec
le premier appel à la décolonisation des peuples autochtones, la Déclaration de la Barbade. Puis il y eut, dans les années 1970, plusieurs autres
conférences internationales sur l’autochtonie au cours desquelles les États
scandinaves et les Pays-Bas firent la promotion des droits autochtones
auprès des Nations unies.
En 1977, le sous-comité sur le racisme, la discrimination raciale,
l’apartheid et la décolonisation du Comité spécial des ONG internationales pour les droits de l’homme adoptait la « Déclaration de principes
pour la défense des nations et peuples autochtones de l’hémisphère occidental » (Schulte-Tenckhoff, 1997 : 2-3). Puis, en 1982, le Groupe de
travail des populations autochtones était créé à la Commission des droits
de l’homme. À l’instar de la participation syndicale à l’Organisation internationale du travail, qui comprenait déjà des ouvriers autochtones de
l’Amérique du Sud, on donnait aux peuples autochtones la possibilité de se
représenter eux-mêmes. Cette nouvelle pratique étendait ainsi la parti­
Introduction7
cipation non étatique aux nouvelles instances de l’ONU (Sanders, 1998 :
76-77).
Dans son ouvrage célèbre, Étude du problème de discrimination à
l’encontre des populations autochtones, le rapporteur spécial José Martinez
Cobo créait la « définition de travail » de l’autochtonie qui portera ensuite
son nom :
Les populations autochtones sont constituées par les descendants actuels
des peuples qui habitaient l’ensemble ou une partie du territoire actuel
d’un pays au moment où sont venues d’autres régions du monde des
personnes d’une autre culture ou d’une autre origine ethnique qui les ont
dominés et les ont réduits, par la conquête, l’implantation de population
ou d’autres moyens, à un état de non-domination ou colonial ; elles vivent
actuellement davantage selon leurs propres coutumes et traditions sociales,
économiques et culturelles, que selon les institutions du pays dont elles
font maintenant partie, sous une structure étatique qui est essentiellement
l’expression des caractéristiques nationales, sociales et culturelles d’autres
couches, prédominantes, de la population (Schulte-Tenckhoff, 1997 : 7).
La convention nº 107 avait été remplacée en 1989 par la convention nº 169 « concernant les peuples indigènes et tribaux dans les pays
indépendants ». La nouvelle convention, qui parle de peuples au lieu de
populations, reconnaît les droits des peuples autochtones de déterminer
leur propre voie de développement et les droits sur leurs territoires traditionnels. Au lieu de viser l’intégration à la société dominante et l’égalité
entre les individus, elle préconise le maintien et le développement des
peuples autochtones comme des groupes ayant des droits collectifs
(Schulte-Tenckhoff, 1997 : 128). La convention nº 169, ratifiée par
22 pays, devenait le texte fondateur pour tous les autres documents et
toutes les lois nationales sur les peuples autochtones, y compris la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones et les projets
de lois de la République de Chine (Taïwan).
Ce nouveau concept juridique, né pendant les délibérations à l’OIT,
contribuait à l’expansion d’un discours international de l’autochtonie. En
1991, la Banque mondiale reconnaissait les droits des peuples autochtones
dans la « Directive opérationnelle OD.420 relative aux peuples autochtones » (Schulte-Tenckhoff, 1997 : 210). Les Nations unies décrétaient
1993 l’Année internationale des populations autochtones, 1995-2004, la
Décennie internationale des populations autochtones, et 2005-2014, la
deuxième Décennie internationale des populations autochtones. En 1992,
le chapitre 26 de l’Agenda 21 signé à la Conférence de l’ONU sur l’environnement et le développement à Rio de Janeiro reconnaissait le territoire
8
Sadyaq Balae !
autochtone et l’importance des connaissances traditionnelles des autochtones pour le développement durable. Finalement, le 13 septembre 2007,
l’Assemblée générale de l’ONU adoptait la Déclaration des Nations unies
sur les droits des peuples autochtones.
Le concept de l’autochtonie fut rapidement accepté en anthropologie. Les anthropologues, reconnus depuis longtemps comme les « experts »
des petites sociétés du monde, se solidarisaient souvent avec les peuples
autochtones et leurs mouvements sociaux. Ils avaient contribué à la formation de plusieurs ONG, tels Cultural Survival aux États-Unis, Survival
International en France, avec la participation de Claude Lévi-Strauss, et le
Groupe international de travail pour les peuples autochtones (GITPA)
avec une section francophone créée par l’anthropologue Françoise Morin.
Au Québec, dans les années 1970, les anthropologues de l’Université
McGill avaient participé aux négociations entre les Cris et Hydro-Québec
à la Baie-James. Plusieurs années plus tard, en 2004, l’Université Laval, qui
avait déjà une longue tradition de recherche et d’enseignement sur les
autochtones de l’Arctique, ouvrait le Centre interuniversitaire d’études et
de recherches autochtones (CIERA).
Selon la définition de José Martinez Cobo, les caractéristiques de
l’autochtonie sont : 1) l’habitation sur un territoire donné avant l’arrivée
des autres populations ; 2) un état de domination ou de marginalisation ; et
3) la persistance de la culture et des traditions dans la population autochtone. Une dernière caractéristique, qui ressort de revendications articulées
sur le plan international, est que les peuples autochtones réclament ce
statut eux-mêmes dans un principe d’auto-identification. Comme je le
démonterai dans ce livre, les Austronésiens de Formose répondent objectivement à tous les critères de cette définition.
La nouveauté du concept de l’autochtonie se reflète dans le fait que
plusieurs groupes autochtones n’ont pas de mot précis pour désigner
l’« autochtone ». Chez les Sadyaqs, le prêtre français Ferdinando Pecoraro
utilisait leur mot Tn’alang, avec la racine alang (« lieu habité, endroit »)
pour désigner celui « qui est du terroir, indigène » (1977 : 3). Un pasteur
presbytérien m’a appris que tnpusu, ou « racine », serait la bonne traduction
du mot « autochtone ». Pourtant, la plupart de mes interlocuteurs ont
préféré dire simplement sadyaq (« être humain »). Pour spécifier leur
autochtonie, ils ajoutent souvent l’adjectif balae (« vrai »), soit sadyaq balae.
L’adjectif balae est fréquemment utilisé pour signifier une origine dans les
montagnes, comme xeuling balae pour le chien natif des montagnes de
Formose ou ksoloç balae pour le poisson des rivières dans les montagnes.
Apparemment, disent-ils en riant, ni les hommes, ni les chiens, ni même
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les poissons dans les plaines ne sont des vrais ! Dans l’usage quotidien, ils
utilisent plus souvent le mot chinois yuanzhumin (原住民), une traduction de l’anglais signifiant (tout comme le français aborigène) un habitant
« de l’origine ».
Évidemment, l’autochtonie ne fait pas référence principalement
aux différences ethniques et culturelles, mais à la relation entre ces populations, d’une part, et les colons venus de l’extérieur et leurs institutions
étatiques, d’autre part. Mais cette relation est dynamique. En droit international, comme en anthropologie, nous reconnaissons une transition du
discours, dans lequel les peuples aborigènes, simplement « de l’origine » sur
un territoire donné, sont graduellement devenus les peuples autochtones
reconnus comme des personnes juridiques avec les droits naturels de
l’autodétermination. Ce serait donc un anachronisme de décrire ces
groupes comme les peuples « autochtones » avant la période de la décolonisation et la reconnaissance graduelle de leurs droits. Une étude de l’autochtonie est donc nécessairement une étude des relations entre la nation
autochtone et l’État.
La nation et l’ État en anthropologie
Les questions de la nation et de l’État, même si elles ont été largement négligées par l’école américaine d’anthropologie culturelle, sont des
préoccupations de l’anthropologie depuis la naissance de la discipline.
M. Mauss et A. Van Gennep ont insisté sur le fait que la nation est une
invention relativement récente. Mauss concevait la nation comme une
institution qui s’appuie sur les conditions de l’intégration politique et
l’unité économique. Quant à Van Gennep, il établissait une distinction
entre la nationalité, un concept désignant les groupes ayant une identité
comme telle, et la nation, une notion « réservée aux nationalités dotées
d’un État » (Neveu, 1997 : 71). Ces idées rappellent celles d’Ernest Renan,
grand penseur de la nation, qui disait que c’est une grave erreur d’attribuer
« à des groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques une souveraineté
analogue à celle des peuples qui existent réellement » (Renan, 1992 : 37).
Pour sa part, Max Weber percevait un lien entre la nation et la puissance politique, la nation étant une sorte de passion (Pathos) pour « une
organisation du pouvoir politique déjà existante ou ardemment désirée »
(Weber, 1971b : 144). Dans les situations où elles ne possèdent ni institutions ni passion de les créer, les sociétés aborigènes ne sont que très difficilement classifiées comme les nations. Comme je le démonterai dans ce
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Sadyaq Balae !
livre, l’autochtonie est pourtant aussi un champ fécond pour la naissance
des nations et des nationalismes pathétiques.
C’est probablement avec ces réticences en tête que Clastres mettait
le mot « nation » entre guillemets dans la description citée ci-dessus qu’il
donne de ces petites sociétés et de leur conception de l’autonomie. Il
souligne ainsi que les sociétés sans État, malgré leur désir de garder leur
autonomie et l’usage de leur territoire, ne possèdent pas et ne veulent pas
posséder les institutions d’un État qui nécessiteraient inévitablement des
positions de pouvoir :
C’est l’effort permanent pour empêcher les chefs d’être des chefs, c’est le
refus de l’unification, c’est le travail de conjuration de l’Un, de l’État. L’histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l’histoire de la lutte des
classes. L’histoire des peuples sans histoire, c’est, dira-t-on avec autant de
vérité au moins, l’histoire de leur lutte contre l’État (Clastres, 1974 : 186).
Les peuples aborigènes de Formose, et surtout les Sadyaqs, ressemblent
beaucoup aux sociétés indiennes décrites par Clastres. Comme on le verra
dans le troisième chapitre de cet ouvrage, c’est exactement cette atomisation sociale qui a permis aux États extérieurs de s’implanter sur le territoire
austronésien à Formose. Les autochtones sont les peuples, sans État et sans
nation, qui luttaient contre l’État au début, mais qui acceptèrent finalement sa domination. Leurs propres nationalistes, qui rêvent aujourd’hui
d’autonomie politique pour les peuples autochtones au sein de l’État
taïwanais, ont bien appris le pathos national décrit par Weber, même si ce
sentiment n’est pas partagé par tous les membres de leurs communautés.
Les observations anthropologiques de ces sociétés sans État sont
largement des études des peuples austronésiens et africains. En Mélanésie,
Malinowski argumentait comme Clastres que ces sociétés n’étaient pas
primitives, mais simplement organisées autrement. Ces sociétés représentaient « un mode d’être sans État, dans un système riche en lois, mais
dépourvu d’institutions » (Abélès, 1990 : 42). Également, Marshall Sahlins
démontrait que les relations entre les petits groupes n’étaient pas réglées
par les institutions politiques, mais plutôt imbriquées dans l’échange de
dons (Abélès, 1990 : 44).
Dans un tel contexte social, l’arrivée d’un État colonisateur représentait pour ces peuples un défi de taille. Dans toute l’Océanie, la création
de nouveaux États lors de la décolonisation était difficile puisqu’elle mettait
en cause des centaines ou des milliers de communautés fragmentées,
dispersées et sans aucune identité « nationaliste » (Wesley-Smith, 2007 :
Introduction11
35). Pour les petites sociétés austronésiennes, l’État colonial et postcolonial
était une nouveauté imposée de l’extérieur.
Par ailleurs, l’anthropologie politique prouve bien que l’État, et pas
exclusivement sur le territoire autochtone, implique toujours une relation
de domination (Abélès, 1990 : 73). Selon la définition classique de Max
Weber, l’État est « le monopole de la contrainte légitime » sur un territoire
bien déterminé (Weber, 1971a : 97). Dans ses réflexions sur le fonctionnement de l’État, Weber essayait de comprendre les dynamiques de la domination et de l’obéissance. Dans toute domination, définie comme « la
chance pour des ordres spécifiques (ou pour tous les autres) de trouver
obéissance de la part d’un groupe déterminé d’individus » (Weber, 1971a :
285), la volonté d’obéir s’appuie sur la coutume, sur des motifs affectifs,
sur des intérêts matériels ou sur des mobiles idéaux, mais surtout sur la
croyance en la légitimité de la domination. Pourtant, « la “ légitimité ” d’une
domination – du fait qu’elle présente des rapports très certains avec la légitimité de la possession – n’a nullement une portée strictement “ idéelle ” »
(Weber, 1971a : 286, le soulignement est de Weber). Dans toute étude sur
l’expansion de l’État sur le territoire aborigène, le défi est de comprendre
ce rapport de domination, qui n’implique nullement une capitulation
complète. Dans chaque état de domination, il y a encore des moments de
résistance et de l’espace pour une mobilisation contre la domination.
Weber distinguait clairement la domination de la puissance, qui est
« la chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre
volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette
chance » (Weber, 1971a : 95). Dans la typologie de Weber, il y a trois types
de domination légitime : 1) la domination charismatique, reposant sur la
croyance à une personne et aux ordres dictés par celle-ci ; 2) la domination
traditionnelle, reposant sur « la croyance quotidienne en la sainteté de
traditions » ; et 3) la domination légale, reposant sur « la croyance en la
légalité des règlements » (Weber, 1971a : 289).
Cette dernière forme de domination est celle qui existe dans les
sociétés modernes avec les notions du droit positif, de la citoyenneté et de
la bureaucratie rationnelle. On verra dans ce livre comment les Sadyaqs,
comme plusieurs autres sociétés semblables en Océanie, vivent la transition d’une domination « traditionnelle » à une domination « légale ». Cette
transition, pourtant, est toujours contestée. Les acteurs de l’État doivent
donc continuellement nourrir la croyance populaire de sa légitimité, ce
qu’ils font avec la représentation et avec la théâtralisation de l’État.
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