ACFAS 2006 Université McGill, Montréal Colloque no. 413 : Les langages de l’altérité II Lundi 15 mai et mardi 16 mai PRODUIRE ENSEMBLE DES CONNAISSANCES CONCERNANT LES CULTURES AUTOCHTONES : SYNERGIE ET CONTRADICTIONS Pierre Beaucage Département d’anthropologie Université de Montréal [email protected] L’ethnologue s’est historiquement attribué la fonction de traduire en termes propres à une tradition scientifique occidentale, des formes socioculturelles observées chez des peuples autochtones, posés comme extérieurs tant par rapport à la science que par rapport à l’Occident. Les représentations élaborées par ceux que nous appelions « informateurs », concernant le cosmos ou la parenté, faisaient partie de notre objet d’études, non de la parole légitime les concernant, qui restait l’apanage des chercheurs, administrateurs et missionnaires. Sur le plan éthique, l’adhésion au principe hérité des Lumières (« La connaissance est un bien en soi ») justifiait notre entreprise. Les transformations contemporaines multiformes que vivent ces peuples (commodément groupées sous le vocable de mondialisation) entraînent chez eux des bouleversements culturels sans précédents, mais, aussi, pour plusieurs, un accès à la parole qui les concerne : parole politique (liée aux mouvements autochtones actuels) et aussi parole scientifique. J’essaierai de montrer ici comment ces transformations obligent à une reconsidération des dimensions éthiques du travail ethnologique, que je définis au sens le plus large comme la production et la diffusion de connaissances concernant la société et la culture. Historiquement, l’activité des ethnologues a consisté à Différentes conceptions de l’éthique ont cours chez les anthropologues. Celle que je soutiens ici exige que l’on tienne compte des rapports de pouvoir qui sont inhérents à la pratique même de notre discipline. En premier lieu, il y a longtemps que les peuples autochtones, qui ont été l’objet historique de l’anthropologie (et le demeurent dans une bonne mesure) sont, dans leur immense majorité, intégrés en position de subordination à l’intérieur de sociétés pluriethniques. Face à cette condition historique de leur objet d’étude, les chercheurs ont eu le choix, soit de l’évacuer, en 1 situant leurs travaux dans l’intemporalité de l’éternel « présent ethnographique », soit de la reconnaître et d’en tenir compte dans leurs interprétations des phénomènes socioculturels. Or, depuis deux décennies, la situation est en train de changer en profondeur. En effet, les peuples autochtones produisent un discours nouveau et propre sur eux-mêmes et sur les rapports interethniques, tels qu’ils les vivent. Discours nouveau, dans la mesure où il ne se limite plus aux configurations symboliques d’antan concernant le Cosmos, le Soi et l’Autre configurations qui avaient besoin d’un « traducteur », l’anthropologue - mais bien de discours destinés directement aux milieux politiques et académiques globalisés; discours propre, en raison de l’appropriation de concepts comme « souveraineté » et « autodétermination », qui sous-tendent une redéfinition des rapports de pouvoir. Cette situation nouvelle présente un double défi pour l’anthropologie. En premier lieu, sur le plan scientifique, elle brise le monopole dont nous jouissions depuis les origines, en tant qu’énonciateurs du seul discours pertinent sur l’ethnoculturel. En second lieu, sur le plan politique et éthique, certains de ces nouveaux acteurs en viennent soit à contester la légitimité même de tout discours sur eux qui soit produit à l’extérieur du groupe, qu’il soit administratif, religieux ou anthropologique, soit à vouloir orienter les objectifs et le contenu de cette recherche. On demande alors à l’anthropologue de s’impliquer dans le sens d’un changement jugé désirable pour le groupe. L’initiative peut aussi, bien sûr, venir de lui. Avec quelques exceptions près, les anthropologues reconnaissent aujourd’hui à la fois l’importance de la continuité socioculturelle, base d’équilibre collectif et individuel, et le droit des personnes autochtones à opter pour des changements qui correspondent davantage à leurs aspirations. Le point d’équilibre entre les deux peut être difficile à définir dans la pratique. Que se passe-t-il si la culture du groupe X ne définit pas les rapports politiques de la même manière que la tradition inspirée des philosophes européens du Siècle de Lumières? Et si la condition des femmes et des enfants diffère considérablement des conceptions qui prévalent dans les pays du Nord? La recherche anthropologique peut montrer scientifiquement que ces différences correspondent à des rôles précis et complémentaires, reliés aux modes de production de la subsistance et de reproduction du groupe : c’est ainsi qu’on interprète, par exemple, les règles concernant le « contrôle des femmes fertiles » dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Ce genre d’analyse s’inscrit dans la perspective du relativisme culturel. Sur le plan éthique, cependant, la situation est beaucoup plus complexe. On peut argumenter que, lorsqu’il existe un consensus dans un groupe socioculturel concernant une situation donnée, on serait malvenu de vouloir la modifier. C’est ainsi que de nombreux anthropologues ont pris fait et cause pour des communautés et des peuples autochtones dont les conditions d’existence étaient mises en cause par de « grands projets de développement » : la lutte des Cris de la Baie James contre l’extension des grands barrages, celle des autochtones du bassin amazonien contre l’exploitation forestière et minière sur leurs territoires ont suscité de vastes mouvements de solidarité, qui incluaient des anthropologues. Ce type d’action de défense du mode de vie d’un peuple est l’une des formes de ce que j’appelle l’anthropologie impliquée. Il est aussi tout à fait compatible avec le postulat du relativisme culturel : si toutes les cultures se valent, toutes méritent de survivre!. Mais il est des situations plus complexes, comme celles qui entraînent les transformations sociales et culturelles internes d’un groupe. Certains changements, comme une éducation moderne généralisée ou la démocratisation des institutions, peuvent apparaître tout à fait désirables à ceux qui ont le moins de droits dans une société (souvent, les femmes et les jeunes) alors qu’elles apparaîtront peu souhaitables, voire carrément inacceptables, pour les 2 hommes et les couches les plus favorisées. La « défense de la culture », dans ce contexte, n’est pas une option évidente, sur le plan éthique, à moins de prétendre la figer dans un immobilisme qui ne correspond pas du tout, d’ailleurs, à l’histoire des cultures. Pour aborder fructueusement le problème, il faut d’abord quitter le domaine abstrait de la culture (qui est un construit des chercheurs) pour celui, concret, des groupes ethniques : ces groupes d’hommes et de femmes qui existent et entrent en contact, en maintenant entre eux certaines frontières, matérielles et symboliques, comme le précisait Fredrik Barth (1969). Il faut immédiatement dépasser Barth et ajouter que ces rencontres ne se déroulent jamais en terrain neutre : dans les sociétés pluriethniques qui ont historiquement incorporé de force les peuples autochtones, le pouvoir est partagé inégalement entre les groupes, tout comme il l’est, suivant d’autres clivages, à l’intérieur de chaque groupe. La considération de cette question de pouvoir jette une lumière sur des questions qui demeureraient autrement insolubles. C’est pourquoi il est selon moi impossible d’aborder la question de l’éthique en anthropologie, sans la rattacher à la question du pouvoir. Du pouvoir d’État, certes, mais aussi du pouvoir lié à l’appartenance de genre ou à la possession de capital symbolique : qu’il découle de la possession de connaissances légitimées socialement (comme le savoir anthropologique) ou de celui que confère la préséance au sein d’un mouvement social émergent (comme un mouvement autochtones). J’explorerai brièvement ces dimensions en faisant principalement référence à ma propre expérience de terrain : expérience de recherche qui s’est voulue également une expérience d’implication avec les groupes autochtones concernés. ◙ 3