Deux stress pour un coeur

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Deux stress pour un cœur
● C. Adams, M. Goudjil, T. Carrères, B. Gallet, J.P. Saudemont*
OBSERVATION
Madame M., 75 ans, est épileptique depuis 1953. Sous Gardénal®, ses crises comitiales sont exceptionnelles, toujours provoquées par des contrariétés familiales. À la suite d’une dispute,
une nouvelle crise généralisée conduit la patiente aux urgences,
où elle présente une douleur rétrosternale à type d’oppression,
avec un électrocardiogramme (ECG) qui évolue vers un aspect
de nécrose myocardique en latéral haut (ondes Q en D1 et VL
avec ondes T négatives) et en antéroseptal (aspect QS en V1 et
V2 avec ondes T négatives) (figure 1). Le pic de troponine atteint
3 ng/ml.
La patiente est alors dirigée en cardiologie, où la coronarographie
réalisée en urgence est normale. La ventriculographie gauche met
en évidence une altération de la fonction systolique (fraction
d’éjection ventriculaire gauche [FEVG] = 41 %) en relation avec
* Service de cardiologie, CH Victor-Dupouy, Argenteuil.
une ballonnisation apicale du ventricule gauche (figures 2 a et b).
L’échocardiographie transthoracique effectuée le jour même
(figure 3) confirme une akinésie des deux tiers apicaux du ventricule gauche avec une cinétique respectée au niveau de la collerette basale ; la FEVG est estimée à 35 %, la pression artérielle
pulmonaire systolique à 50 mmHG, avec une élévation de la pression télédiastolique du ventricule gauche. On ne met pas en évidence d’obstruction dynamique intraventriculaire gauche.
En unité de soins intensifs cardiologiques, où la patiente est initialement prise en charge, sous anticoagulation efficace, bêtabloquant et inhibiteur de l’enzyme de conversion (IEC), l’évolution
est rapidement favorable, sans instabilité hémodynamique. La surveillance ECG objective la repousse des ondes R en latéral haut
et en antéroseptal avec la persistance d’ondes T négatives. L’échocardiographie transthoracique contrôlée au cinquième jour est normalisée (cinétique ventriculaire gauche homogène et normale,
FEVG = 55 %) (figure 4). Le dosage des normétanéphrines urinaires au deuxième jour d’hospitalisation est augmenté
(2 587 nmol/24 h, pour une normale < 2 183 nmol/ 24 h).
Figure 1. ECG à la phase aiguë. Aspect évocateur de nécrose myocardique transmurale en latéral haut (D1 et aVL) et en antéroseptal (V1 et V2).
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a
Figure 4. Échocardiographie transthoracique. Coupe apicale 4 cavités.
Cinq jours après le premier examen, normalisation de la cinétique et de la
fonction ventriculaire gauche (FEVG = 55 %).
b
Le diagnostic retenu est un syndrome du tako-tsubo survenu
dans le contexte d’un double stress, émotionnel (dispute) et physique (crise comitiale, elle-même consécutive au premier stress).
La patiente quitte le service sous bêtabloquant et IEC, également
motivés par une hypertension artérielle ancienne.
COMMENTAIRES
Figures 2 a et b.Ventriculographie gauche en OAD (systole [a] et diastole [b]).
En systole, déformation caractéristique du ventricule gauche avec ballonnisation des segments moyens et apicaux et hyperkinésie des segments basaux.
Figure 3. Échocardiographie transthoracique. Coupe apicale 4 cavités.
Ballonnisation des deux tiers apicaux du ventricule gauche avec FEVG
abaissée (35 %).
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Décrit pour la première fois en 1990 (1), le syndrome du takotsubo, ou ballonnisation apicale transitoire du ventricule
gauche, n’est pas une pathologie anecdotique : il concernerait 1 %
des patients admis au Japon pour suspicion d’infarctus du myocarde, et Bybee et al. (2) estiment que cette cardiopathie était responsable de 2,2 % des syndromes coronaires aigus avec sus-décalage de ST adressés en 2002 et 2003 à la Mayo Clinic de Rochester.
La majorité des patients concernés sont des femmes (de 82 % à
100 % selon les séries), dont l’âge moyen se situe entre 62 et
75 ans. Le symptôme révélateur le plus habituel est une douleur
thoracique, souvent décrite comme une constriction rétrosternale. Il peut aussi s’agir de dyspnée, plus rarement de lipothymie,
voire de syncope.
Ces symptômes surviennent dans le contexte habituel d’un
stress aigu, émotionnel ou physique (3). À l’instar de notre
patiente, Tsuchihashi et al. (4) signalent trois cas de syndrome
du tako-tsubo après une crise d’épilepsie.
La présentation clinique initiale peut être marquée par des
complications graves : insuffisance cardiaque, œdème aigu pulmonaire ou choc cardiogénique pouvant requérir une contre-pulsion par ballon intra-aortique (une défaillance cardiaque est observée pour 3 % à 46 % des patients selon les séries analysées par
Bybee [5]), plus exceptionnellement arythmies auriculaires ou
ventriculaires, troubles conductifs pouvant expliquer une syncope initiale, accident embolique systémique en présence d’un
thrombus intraventriculaire gauche, rupture ventriculaire gauche.
Ces complications sévères mettent en jeu le pronostic vital à la
phase aiguë de la pathologie, avec une mortalité hospitalière de
1 % pour la série de 88 patients de Tsuchihashi (4).
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Différentes anomalies de l’ECG ont été rapportées : le plus
souvent, l’ECG initial présente un sus-décalage de ST dans les
dérivations précordiales, fréquemment associé à des ondes T
négatives ; parfois, seule l’inversion diffuse et ample des ondes
T est observée. Des ondes Q dans les dérivations V1 à V3, un
microvoltage des dérivations standard et un allongement de l’espace QT sont également signalés (3).Toutes ces modifications de
l’ECG sont évocatrices d’une pathologie coronaire, d’autant
qu’elles apparaissent dans le contexte d’une douleur thoracique
rétrosternale. Par comparaison avec les infarctus du myocarde,
l’inversion des ondes T et l’allongement de l’espace QT, d’autant plus important que les ondes T sont profondes, sont plus marqués pour le tako-tsubo (6).
Au stade aigu de la pathologie, l’échocardiographie transthoracique peut aider au diagnostic en objectivant la déformation caractéristique du ventricule gauche : importants troubles de
la cinétique avec ballonnisation des deux tiers apicaux du ventricule respectant sa portion basale hyperkinétique. Ces anomalies de cinétique segmentaire ne correspondent pas à des territoires vasculaires coronaires et leur étendue est disproportionnée
par rapport à la faible ascension enzymatique (seuls 7 patients
sur 88 de la série de Tsuchihashi [4] ont un pic de créatines phosphokinases [CPK] > 1 000 UI/l). Face à une douleur thoracique
associée à un sus-décalage du segment ST, ces constatations sont
donc atypiques pour retenir le diagnostic d’infarctus du myocarde. En outre, l’échocardiographie authentifie certaines complications : obstruction intraventriculaire gauche, thrombus apical... Enfin, elle sert de référence non invasive pour le suivi
ultérieur. En fonction de leur disponibilité rapide, les explorations scintigraphiques et l’IRM, qui confirme la présence d’un
myocarde viable, peuvent aussi participer au diagnostic et au
suivi du syndrome du tako-tsubo.
Cependant, le plus souvent, la présentation initiale explique
le recours à une coronarographie d’emblée face à la suspicion d’infarctus du myocarde. Cet examen constate l’absence
de lésion coronaire significative ; de rares cas de spasmes multifocaux ont été décrits (3). La ventriculographie gauche met
en évidence l’aspect caractéristique de ballonnisation apicale ventriculaire gauche avec une hypokinésie sévère ou une
akinésie des segments moyens et apicaux du ventricule gauche,
le respect des segments basaux hyperkinétiques, une fraction
d’éjection réduite et, parfois, une obstruction intraventriculaire
gauche (12 patients sur 72, soit 18 %, avec gradient > 30 mmHg
pour Tsuchihashi [4]).
La prise en charge initiale justifie une surveillance en unité de
soins intensifs sous scope et les traitements administrés visent
à gérer les complications de la phase aiguë. Une anticoagulation
efficace est logique compte tenu de l’importance des troubles
cinétiques ventriculaires gauches et de la description de thrombus in situ et d’évènements thromboemboliques.
Passées l’instabilité initiale et les éventuelles complications sévères,
le suivi authentifie à brève échéance (de quelques jours à
quelques semaines) la normalisation de la cinétique et de la
fonction systolique ventriculaire gauche en imagerie (contrôles
de ventriculographie gauche ou d’échocardiographie, examens
scintigraphiques, ou IRM), la fraction d’éjection ventriculaire
gauche passant de 41 % à 64 % dans la série de Tsuchihashi (4).
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Par rapport au stade initial de la pathologie, Abe et al. (7) objectivent la disparition des anomalies échocardiographiques après un
délai de 18 jours en moyenne. Des récidives sont mentionnées
dans 0 % à 8 % des cas (5), 2,7 % pour Tsuchihashi (4).
Parmi les hypothèses physiopathologiques avancées pour tenter
d’expliquer le syndrome du tako-tsubo, l’implication des artères
coronaires, le rôle d’une obstruction intraventriculaire gauche,
une myocardite sont en définitive peu probables. En fait, les publications les plus récentes convergent vers la relation entre syndrome du tako-tsubo et cardiopathies catécholaminergiques.
La publication de Sharkey et al. (3) regroupe 22 patientes originaires d’Amérique du Nord, atteintes du syndrome du takotsubo : la présentation de ces patientes est très proche de celle
des sidérations myocardiques non ischémiques rapportées lors de
pathologies non cardiaques, des phéochromocytomes, des hémorragies subarachnoïdiennes. Wittstein et al. (8) ont comparé les
taux de catécholamines plasmatiques pour 13 patients atteints du
syndrome du tako-tsubo et pour 7 patientes hospitalisées à la suite
d’un infarctus du myocarde en classe Killip III : lors des deux
premiers jours d’évolution, les patients ayant un syndrome du
tako-tsubo ont des taux de catécholamines plasmatiques deux à
trois fois supérieurs à ceux des témoins ayant un infarctus du
myocarde, et 7 à 34 fois plus élevés que les valeurs normales.
Ueyama et al. (9, 10) ont publié deux travaux réalisés sur des rats
femelles : le développement du syndrome du tako-tsubo a pu être
prévenu par blocage préalable des récepteurs cardiaques α- et βadrénergiques, et il est démontré que l’activation de ces récepteurs constituait le trigger initial des modifications moléculaires
induites au niveau du coeur par le stress. Une augmentation brutale (et probablement transitoire) des catécholamines circulantes
expliquerait le syndrome du tako-tsubo par le biais d’anomalies
de la vasomotricité coronaire ou d’une toxicité directe sur les
myocytes. La localisation des troubles de la cinétique segmentaire respectant la base du ventricule gauche peut correspondre
à une réponse exacerbée de sa portion apicale à la stimulation
sympathique (11), expliquée en partie par une plus forte densité
de récepteurs adrénergiques et/ou une réponse accrue à la stimulation adrénergique. Des différences régionales de vascularisation myocardique, la structure même de la pointe ventriculaire
gauche, plus sujette à perdre son élasticité, ont été également citées
pour tenter de comprendre la déformation caractéristique du ventricule gauche. Enfin, il reste à expliquer la prédominance du syndrome du tako-tsubo chez des femmes ménopausées : une supplémentation en estradiol atténue la réponse pathologique du
ventricule gauche au stress chez des rats femelles ovariectomisées (12). Pourraient intervenir des altérations de la fonction endothéliale après la ménopause, liées à la diminution de l’imprégnation estrogénique, et des troubles de la microcirculation en réponse
aux stimuli catécholaminergiques.
CONCLUSION
L’évolution récente des connaissances permet de mieux définir
le syndrome du tako-tsubo et de proposer des critères diagnostiques (5, 13) (tableaux I et II). Avant toute exploration hémodynamique, sont particulièrement évocateurs le contexte de stress,
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Tableau I. Critères diagnostiques du syndrome du tako-tsubo (13).
Critères majeurs
1. Ballonnisation réversible de la portion apicale du ventricule gauche
avec segments basaux hypercontractiles
2. Anomalies électrocardiographiques de ST-T mimant un infarctus du
myocarde aigu
Critères mineurs
1. Stress physique ou émotionnel pour facteur déclenchant
2. Élévation modérée des enzymes cardiaques
3. Douleur thoracique
Critères d’exclusion
Sidération myocardique ischémique
Hémorragie subarachnoïdienne
Phéochromocytome
Myocardite aiguë
Cardiopathie rythmique
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En dehors de la prise en charge classique des complications initiales, les mécanismes physiopathologiques impliqués pourraient
conduire à des traitements plus spécifiques pour gérer la phase
aiguë et s’opposer aux récidives. Sur des études animales, le blocage des récepteurs adrénergiques et la supplémentation estrogénique sont en effet susceptibles de limiter cette réponse pathologique au stress.
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Bibliographie
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3. Sharkey SW, Lesser JR, Zenovich AG et al. Acute and reversible cardiomyopathy provoked by stress in women from the United States. Circulation
2005;111:472-9.
Tableau II. Critères nécessaires pour le diagnostic du syndrome du
tako-tsubo proposés par la Mayo Clinic (5).
1. Akinésie ou dyskinésie transitoire des segments apicaux et moyens du
ventricule gauche dont l’étendue ne correspond pas à un territoire coronaire
2. Absence de coronaropathie sténosante ou d’évidence angiographique
de rupture de plaque aiguë
3. Apparition d’anomalies électrocardiographiques (soit sus-décalage du
segment ST, soit inversion des ondes T)
4. Absence :
✓ de traumatisme crânien récent
✓ d’hémorragie intracérébrale
✓ de phéochromocytome
✓ de coronaropathie sténosante
✓ de myocardite
✓ de cardiomyopathie hypertrophique
la discordance entre les anomalies ECG et échographiques étendues et la faible élévation enzymatique. Il est cependant difficile
d’éliminer à ce stade le diagnostic d’infarctus du myocarde, et
seule la coronarographie authentifiera l’absence de lésion coronaire significative. L’hypothèse actuellement retenue est une cardiopathie catécholaminergique se manifestant par une sidération myocardique réversible dont le pronostic est
favorable une fois passées la phase aiguë et ses complications potentiellement sévères.
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