Emmanuel Macron et la colonisation française en Algérie : où est le

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Publié le 3 mars 2017
Emmanuel Macron et la colonisation française
en Algérie : où est le véritable «crime» ?
Le mercredi 15 février, à l’occasion d’un déplacement en Algérie, Emmanuel Macron a fait la
déclaration suivante sur la colonisation française, lors d’une interview donnée à une télévision
algérienne : «La colonisation fait partie de l’histoire française. C’est un crime, un crime
contre l’humanité, c’est une vraie barbarie. Et ça fait partie de ce passé que nous devons
regarder en face, en présentant nos excuses à l’égard de ceux envers lesquels nous avons
commis ces gestes.» Une affirmation qui peut être lourde de conséquences, et qui appelle en
tout premier l’examen critique de l’historien.
Emmanuel Macron, candidat à l’élection présidentielle, a qualifié la colonisation française de
«crime contre l’humanité». Si ses propos ont pu recevoir sur place un bon accueil, ils ont suscité en
France une vive polémique, certains applaudissant, d’autres se scandalisant. Cette question reste en
effet très sensible, semblant même, avec le temps, se raviver, à l’exemple de la Shoah qui, après une
période de consensus sur le passé «résistant» de la France, est revenue bousculer notre conscience
nationale, qui fut aussi «pétainiste». Mais y a-t-il des arguments convaincants pour accuser la
colonisation française de l’Algérie d’avoir été un «crime contre l’humanité» ?
Peut-on parler de «colonisation française» en Algérie ?
Certains contestent – question préliminaire – qu’on puisse parler de «colonisation française» en
Algérie. En effet, ce territoire n’était pas une «colonie» au sens juridique du terme, mais faisait
partie intégrante du territoire national, sous la forme de trois départements (Alger, Oran,
Constantine). Sa situation différait-t-elle, après tout, de celle qu’ont subie les peuples d’autres
territoires intégrés de force dans la Nation au fil des siècles ? Oui, car les Bretons, les Corses, les
Savoyards ont été admis dans la pleine citoyenneté française, mais pas les Algériens1 musulmans.
J’y reviendrai.
La France a-t-elle conquis un pays souverain ? Non. «L’Algérie», lors de la conquête2, n’existait pas
en tant que nation indépendante : la «régence d’Alger» était une province ottomane, mal contrôlée
par un Dey en butte aux révoltes constantes de l’arrière-pays. La «régence» vivait largement de la
1 - Le terme Algérien recouvre des sens différents selon les époques : il désigne d’abord un sujet du dey
d’Alger (terme usité dès le XVIIIe siècle), puis un habitant autochtone des départements français d’Algérie et,
à partir de 1962, un citoyen de la République d’Algérie.
2 - La conquête de l’Algérie par la France se réalisa en plusieurs étapes, depuis le débarquement de l’armée
française à Sidi-Ferruch le 14 juin 1830 jusqu’à la reddition de l’émir Abd el-Kader au duc d’Aumale, le 23
décembre 1847. Cette phase principale de la conquête se termina par l’annexion de l’Algérie à la République
française, via la création en décembre 1848 des départements français d’Algérie. Des campagnes de
pacification du territoire continuèrent de se dérouler pendant les décennies qui suivirent.
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«course», piraterie en mer et sur les côtes chrétiennes, dont les victimes étaient vendues comme
esclaves et durement traitées. Elle avait donc piètre réputation dans le concert des pays «civilisés» –
même si ces derniers se livraient alors aux traites négrières.
En 1830, la France n’avait pas de projet colonial en Algérie, mais elle est intervenue officiellement
pour venger le coup d’éventail dont avait été victime son consul de la part du Dey. Il s’agissait
surtout de redorer le blason de Charles X, mais cela intervint trop tard, car la victoire (5 juillet
1830) n’empêcha pas la chute du régime trois semaines plus tard. Dans un souci de justice, il faut
rappeler que l’incident qui déclencha l’opération avait pour origine le refus de la France de régler
une dette contractée sous le Directoire. Mais aussi qu’Alger avait fait l’objet de pas moins d’une
douzaine d’attaques européennes au cours des trois siècles précédents pour tenter de mettre un
terme à sa funeste activité. Le chancelier Metternich3 félicita la France d’avoir «débarrassé la
Méditerranée d’un État qui l’empoisonnait depuis si longtemps». Le même Metternich ironisait
toutefois sur la disproportion entre l’expédition française (40 000 hommes) et un soufflet : le Dey
était richissime, et son trésor ne serait pas perdu pour tout le monde…
Que penser de la colonisation en elle-même ?
Au-delà de ces questions d’opportunité, la conquête pose des questions morales de principe : est-il
«juste» et «bon» de conquérir son voisin ?
Cela fait des millénaires que l’on se le demande, et les Romains, Cicéron notamment, se sont trouvé
bien des bonnes raisons pour le faire, en se fondant sur les philosophes Grecs (Aristote, mais aussi
les stoïciens et les sophistes). N’existe-t-il pas un droit, «naturel», des plus forts sur les plus
faibles ?, argumentaient-ils, et n’est-ce pas un «service» que les «civilisés» rendraient aux
«barbares» que de les inclure dans leur Empire ?
C’est l’argument que Jules Ferry reprit en 1883, en invoquant la «mission civilisatrice» de l’homme
blanc4. Ce point a été discuté : Clemenceau n’était pas d’accord, la droite non plus. Mais
remarquons que cette discussion a eu lieu chez nous : de tels débats n’ont jamais eu lieu dans le
monde islamique, les Arabes, les Turcs, n’ayant pas le moindre état d’âme quant à la légitimité de
leurs conquêtes, préconisées par le Coran et dont le début correspond à l’An I de leur calendrier.
Avant de devenir «arabo-musulmane», «l’Algérie» était berbéro-romano-chrétienne. Interrogations
morales d’un côté, absolue bonne conscience de l’autre.
3 - Le prince de Metternich (1773-1859), diplomate autrichien, nommé en 1809 ministre des affaires
étrangères et chancelier, se consacra au maintien en Europe de la société d’Ancien Régime face aux
bouleversements provoqués par la Révolution française. Il fut l’un des principaux acteurs du Congrès de
Vienne (1815), où il modéra l’esprit de revanche des alliés contre la France et chercha à concilier les intérêts
autrichiens avec l’équilibre des puissances en Europe.
4 - Dans un discours du 28 juillet 1885 à l’Assemblée nationale, après avoir fait un éloge de la politique
coloniale, condition du progrès économique de la France, Jules Ferry déclara : «Je répète qu’il y a pour les
races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races
inférieures. Mais, de nos jours, je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur
et honnêteté, de ce devoir supérieur de civilisation.»
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Quel est le bilan de la colonisation française en Algérie ?
Le bilan économique de la colonisation a fait débat. Certains affirment que la France a «saigné»
l’Algérie, et c’est notamment un leitmotiv des dirigeants algériens actuels. Cependant, un certain
nombre d’historiens ont montré que la métropole a mis en valeur le pays, qui lui coûta beaucoup
plus qu’il ne lui rapporta. C’est le cas de Jacques Marseille et surtout de Daniel Lefeuvre, qui y
consacra sa thèse, sous la direction du précédent5, mais aussi plus récemment de l’africaniste
Bernard Lugan6. Laissons la parole à ce dernier : «En 132 années de présence, la France créa
l’Algérie, l’unifia, draina ses marécages, bonifia ses terres, équipa le pays, soigna et multiplia ses
populations, lui offrit un Sahara qu’elle n’avait jamais possédé après y avoir découvert et mis en
exploitation les sources d’énergie qui font aujourd’hui sa richesse. […] La France y laissa 70 000
km de routes, 4 300 km de voies ferrées, 4 ports équipés aux normes internationales, une douzaine
d’aérodromes principaux, des centaines d’ouvrages d’art (ponts, tunnels, viaducs, barrages, etc.),
des milliers de bâtiments administratifs, de casernes, de bâtiments officiels qui étaient propriété de
l’État français ; 31 centrales hydroélectriques ou thermiques ; une centaine d’industries
importantes dans les secteurs de la construction, de la métallurgie, de la cimenterie, etc., des milliers
d’écoles, d’instituts»… Le bilan matériel est énorme.
Le bilan humain n’est pas moins impressionnant. Certains prétendent que la conquête a été suivie
d’un véritable génocide de la population musulmane. Mais si, en 1830, celle-ci n’excédait pas 1,5
millions d’habitants, en 1962 elle avait bondi à 12 millions, les médecins français soignant et
vaccinant les populations, et faisant reculer la mortalité infantile. «Dès l’année 1848, et alors que la
conquête de l’Algérie était loin d’être achevée, 16 000 enfants en majorité musulmans étaient
scolarisés. En 1937, ils étaient 104 748, en 1952, 400 000 et en 1960, 800 000, avec presque 17 000
classes, soit autant d’instituteurs, dont les 2/3 étaient Français7.» Résultat, lors de la guerre
d’indépendance, de 1954 à 1962, des centaines de milliers d’Algériens musulmans combattirent
pour que l’Algérie reste française, et ce au péril de leur vie, puisqu’ils furent massacrés par leurs
coreligionnaires.
Pourtant, les Algériens étaient considérés chez eux comme des Français de seconde zone. Leur
statut, même s’il évolua régulièrement avec le temps, resta marqué par une inégalité de droits avec
les habitants d’origine européenne et, depuis le décret Crémieux8 en 1870, avec les juifs. Cela ne
pouvait qu’être vécu comme une cruelle injustice par les élites que la France avait elle-même
formées à ses principes de liberté, d’égalité et de fraternité. Travaillées par des courants de
propagande nationaliste, elles s’orientèrent alors vers une guerre d’indépendance, en fait une
5 - Daniel LEFEUVRE, Chère Algérie, la France et sa colonie, 1830-1962, Flammarion, 2005, 512 p.
6 - Bernard LUGAN, Algérie, l’histoire à l’endroit, coll. Les 10 grandes controverses de l’histoire, éd.
L’Afrique réelle, 2017. Signalons que Bernard Lugan est l’auteur d’une Lettre ouverte à Emmanuel Macron en
réponse à ses propos sur la colonisation.
7 - Pierre GOINARD, Algérie : l’œuvre française, Robert Laffont, 1984, cité par Bernard Lugan.
8 - Le décret Crémieux (du nom d’Adolphe Crémieux, ministre de la IIIe République) attribue d’office en
1870 la citoyenneté française aux «Israélites indigènes» d’Algérie. Précisons que l’égalité de statut des
musulmans posait un certain nombre de problèmes en raison des dispositions de la loi musulmane, par
exemple pour le droit matrimonial ou des successions.
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véritable guerre civile, qui n’opposa pourtant pas les «Algériens» à l’«armée coloniale», mais
d’abord des Algériens à d’autres Algériens et des Français à d’autres Français. Comme toutes les
guerres civiles, celle-ci fut marquée par d’épouvantables exactions, attentats, tortures et massacres
de part et d’autre.
Où serait donc le «crime contre l’humanité» ?
Alors, qu’est-ce qui, dans ces 132 années riches et complexes, peut bien constituer un «crime contre
l’humanité» de la France, et d’elle seule ? Le fait de la conquête ? La conquête française ne fut pas,
en tout cas au début, délibérée, et elle constitue, malgré toutes les limites morales qu’on peut y
trouver, un fait d’une terrible banalité. L’islam y a largement pris sa part dans l’Histoire, et les
musulmans ont tendance à s’en glorifier. Le «pillage» du pays ? Ce n’est plus soutenable de bonne
foi, l’Algérie ayant beaucoup plus coûté à la France qu’elle ne lui a rapporté. De n’avoir pas
considéré les Algériens musulmans comme des citoyens ? Si on peut y voir une faute morale, cela
ne constitue en aucun cas un «crime contre l’humanité». Les innombrables horreurs de la guerre
d’indépendance ? Certaines constituent sans doute des «crimes de guerre», individuels mais non
imputables à la France tout entière qui n’a, à ma connaissance, jamais ordonné les massacres ni les
tortures, qui ont résulté d’initiatives individuelles. Encore – et sans que cela soit une excuse –
s’inscrivent-ils dans un contexte où les deux parties se livraient à des atrocités. La mémoire, le
droit, ne sauraient être ni sélectifs, ni manichéens.
Passons en revue les critères constitutifs du «crime contre l’humanité9». On peut exclure, en Algérie
le génocide, l’esclavage de tout un peuple, sa déportation, ou encore sa persécution en raison de ce
qu’il est (puisqu’une grande partie des Algériens étaient partisans de la France), l’utilisation à
grande échelle de l’arme sexuelle. Des meurtres, des disparitions, des viols, des tortures, il y en a
eu, de part et d’autre, mais ce n’est pas le Gouvernement français qui les a décidés ni encouragés.
Un passé qui ne passe pas
On peut s’étonner de ce que l’Algérie ne parvienne pas, plus de 50 ans après son indépendance, à
dépasser sa posture de victime en colère. Pourquoi le Vietnam, par exemple, qui eut aussi à souffrir
de la colonisation et d’une terrible guerre d’indépendance, ne se place-t-il jamais sur le même
registre ? Certains ont souligné que les dirigeants algériens ont bon compte à imputer leurs échecs,
dont ils sont responsables, à une ancienne métropole si facile à culpabiliser, et ils n’ont pas tort.
Mais peut-être faut-il chercher l’explication également ailleurs, dans une anthropologie islamique
qui cultive la loi du talion. Pas de pardon en islam, qui ne connaît que la vengeance quand il s’agit
des «infidèles». À leur égard, le Coran enferme les «croyants» dans une dialectique victimisation/
violence : «combattez-les, car ils vous ont toujours voulu du mal», assène-t-il en substance.
9 - Un «crime contre l’humanité» est une incrimination créée en 1945 dans le statut du Tribunal militaire de
Nuremberg et établi par la Charte de Londres (art. 6, c). L’expression désigne une «violation délibérée et
ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus inspirée par des motifs
politiques, philosophiques, raciaux ou religieux». L’article 7 du Statut de Rome donne la liste des crimes de
droit commun qui sont des crimes contre l’humanité dès lors qu’ils sont commis sur ordre «dans le cadre d’une
attaque généralisée ou systématique dirigée contre toute population civile» : meurtre, esclavage, déportation,
emprisonnement abusif, torture, abus sexuels, persécution de masse, disparitions, apartheid, etc.
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Alors s’il y a, à mes yeux, un véritable crime, un crime imprescriptible commis à l’égard du peuple
algérien et qui se payera, c’est de n’avoir pas voulu le libérer de sa prison en lui révélant le Dieu qui
nous demande de prier ainsi : «Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux
qui nous ont offensés». La lettre écrite par Charles de Foucauld à René Bazin en 1907, prophétisant
l’échec de la présence française en Afrique du Nord et s’inquiétant de l’avenir de la France-même si
elle n’évangélisait pas les kabyles, prend une terrible actualité10. S’il y a quelque chose à regretter
publiquement, c’est de n’en avoir rien fait.
Emmanuel Macron n’a sans doute pas reçu, dans son éducation et dans sa formation, d’éléments
pour comprendre cela. Il n’a su que rajouter de l’eau au moulin de la dialectique
victimisation/violence, rajouter à la soif de vengeance de ceux qui ne connaissent pas le pardon, se
comportant ainsi comme un fauteur de guerre civile. Beaucoup de jeunes musulmans en France
ressassent en effet des discours de revanche qui ne demandent chez certains qu’à se transformer en
actes. Emmanuel Macron s’est montré terriblement inconscient et, à mes yeux, indigne de la charge
qu’il brigue. Et, je ne crains pas de le dire, criminel à sa façon.
Jean-François Chemain
Diplômé de l’IEP de Paris, docteur en Droit, agrégé et docteur en Histoire
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10 - «Ma pensée est que si, petit à petit, doucement, les musulmans de notre empire colonial du nord de
l’Afrique ne se convertissent pas, il se produira un mouvement nationaliste analogue à celui de la Turquie : une
élite intellectuelle se formera dans les grandes villes, instruite à la française, sans avoir l’esprit ni le cœur
français, élite qui aura perdu toute foi islamique, mais qui en gardera l’étiquette pour pouvoir par elle
influencer les masses ; d’autre part, la masse des nomades et des campagnards restera ignorante, éloignée de
nous, fermement mahométane, portée à la haine et au mépris des Français par sa religion, par ses marabouts,
par les contacts qu’elle a avec les Français (représentants de l’autorité, colons, commerçants), contacts qui trop
souvent ne sont pas propres à nous faire aimer d’elle.» On trouvera l’intégralité de cette lettre à cette adresse.
Voir à ce sujet mon dernier livre : Tarek, une chance pour la France ? Via Romana, 2017, 94 pages.
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