Conférence SFNP Publication VF

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Frédéric Blondel – Laboratoire du changement social et politique (LCSP) – Université
Paris-Diderot
Sabine Delzescaux – Laboratoire du LEDa-LEGOS – Université Paris-Dauphine
L'accompagnement des personnes polyhandicapées ou le dépassement
de la tentation souveraine
Intervention de Sabine Delzescaux
Je voudrais tout d’abord remercier les organisateurs de ce congrès et, en particulier,
Bénédicte Héron et Thierry Billette de Villemeur, pour leur invitation qui nous offre
l’opportunité de présenter une partie des résultats d’une recherche sur les parcours de
santé des personnes polyhandicapées que nous avons co-dirigée avec Frédéric Blondel,
ici présent, et qui est une recherche qui a été commanditée, fin 2012, par le Centre de
Ressources Multihandicap que dirigeait M. Philippe Rosset qui est parti en retraite (et
qui a été remplacé depuis par M. Michel Plassart) et par les associations Les amis de
Karen et Notre Dame de Joye présidées par M. Michel Eudier et Mme May Daguerre1.
Cette recherche a été aussi réalisée en partenariat avec l’AP-HP et la Fédération Multiet polyhandicap qui a joué un rôle important puisqu’elle nous a permis de réaliser des
enquêtes approfondies dans trois hôpitaux dédiés à l’accompagnement des personnes
polyhandicapées : l’hôpital marin d’Hendaye, l’hôpital de San Salvadour et l’hôpital
de La-Roche-Guyon, le secteur médico-social entrant également dans le périmètre de
la recherche. Les voies de réflexion que nous vous proposons d’explorer ici ont été
étayées par cette recherche et nous avons fait le choix, avec Frédéric Blondel,
d’aborder :
1/ la question névralgique, dans le champ de l’accompagnement des personnes
en situation de grande dépendance, de ce que nous nommons la tentation souveraine et
qui revêt un caractère structurel (cela correspondra à mon exposé),
2/ de voir comment résister et dépasser concrètement cette tentation (cela
correspondra à l’exposé de Frédéric Blondel).
Polyhandicap et « vie nue »
Les professionnels qui s’inscrivent dans le champ de la neurologie pédiatrique
connaissent bien, en règle générale, la problématique du polyhandicap et je me
contenterai donc de rappeler que le polyhandicap renvoie à un type de patients qui
combine des atteintes cérébrale, physiologique, tonico-motrice, cognitive et psychoaffective, ces atteintes constituant les marqueurs majeurs du polyhandicap. Ce sont
donc des patients que l’on peut situer, en tout cas, pour une part d’entre eux, aux
confins de la grande dépendance qui se signale par une situation de désaide radical du
patient. Ce terme de désaide renvoie à l’impossibilité dans laquelle se trouve la
personne de s’aider elle-même et si nul n’intervient auprès d’elle, elle peut, comme
c’est le cas du nourrisson, en mourir. Lorsque l’on a affaire à des patients
polyhandicapés dits pauci-relationnels qui sont des patients qui donc ne peuvent pas
1
L’étude intitulée « Aux confins de la grande dépendance. Le polyhandicap entre tentation souveraine
1 communiquer dans les formes verbales qui sont les nôtres, on est face à une asymétrie
de la relation qui est elle aussi radicale et cette asymétrie influe de manière profonde
sur les liens qui se nouent entre les personnes polyhandicapées et leurs aidants, le
terme d’aidant devant être entendu ici dans un sens large qui inclut toute personne
s’inscrivant dans le champ de l’accompagnement. Nous évoquons, dans le résumé de
notre communication, le fait qu’aux confins de la dépendance, la vie peut
potentiellement être transformée en « vie nue » et pour éclairer cette affirmation assez
déconcertante il faut avoir en tête cette asymétrie profonde et irréductible de la
relation. La « vie » dite « nue » est une vie que l’on peut « tuer sans encourir de
sanctions » et, si tel est le cas, c’est qu’elle est placée dans un état d’exception par un
pouvoir lui-même qualifié de souverain et cet état d’exception autorise une suspension
du droit tel qu’il s’applique communément. Nous empruntons ce concept au
philosophe italien Giorgio Agamben qui y recourt pour caractériser la vie des
personnes déportées pendant la deuxième Guerre Mondiale dans les camps de
concentration. Dans ces camps, on a affaire, dit Agamben, à une vie soumise à un
pouvoir qu’il qualifie de souverain, le souverain étant, dans ce cas, celui qui occupe
une position de toute-puissance puisqu’il peut s’abstraire des règles du droit pour
déclarer un état d’exception dans lequel il peut faire en sorte que le droit en vigueur ne
s’applique plus. Et dès lors qu’un état d’exception est prononcé, l’emprise sur la vie
d’autrui de celui qui occupe une position de souveraineté peut être totale. Si la
singularité du contexte qui sert de matrice au concept de vie nue dans la pensée
d’Agamben peut faire douter de la pertinence de l’importation d’un tel concept dans le
champ sanitaire et médico-social, nous nous y risquons, cependant, dans la mesure où
ce concept de vie nue traduit une dynamique relationnelle spécifique dont la structure
éclaire la complexité, de même que les ambiguïtés profondes de la relation d’aide dans
le champ de la grande dépendance. Dire que la vie des personnes polyhandicapées est
potentiellement une vie nue, ce n’est pas seulement mettre l’accent sur la vulnérabilité
extrême de cette vie, c’est aussi mettre en relief la possible toute-puissance de celui
qui occupe structurellement une position de surplomb vis-à-vis d’elle. Et c’est la
combinaison entre la situation de désaide de la personne polyhandicapée et la position
corrélative de surplomb des personnes dites valides qui expose la vie des premières à
la tentation souveraine des secondes.
Confrontation avec une altérité radicale
Dans le contexte de la grande dépendance, la tentation souveraine renvoie à la
tentation des institutions et des personnes (que ces dernières soient ou non en situation
d’aidants) de ne s’autoriser que d’elles-mêmes pour suspendre la norme en vigueur et
créer, pour ainsi dire, un état d’exception dans lequel va s’affirmer l’arbitraire de leur
puissance qui peut être, dans certains cas, une puissance de mort. Cela renvoie, en
d’autres termes, à la tentation de ne référer l’accompagnement ou le non
accompagnement ou encore l’arrêt de l’accompagnement qu’à son propre système
normatif qui va servir de norme étalon pour décider des orientations de la prise en
charge, orientations qui ne feront donc l’objet d’aucune discussion, ni d’aucune mise
en question. Et lorsque les personnes adoptent une posture souveraine qui leur permet
donc de décider de ce que doit être la norme — c’est-à-dire de décider de la manière
dont les choses doivent se dérouler et dans quelle temporalité —, la dimension
souveraine n’est globalement jamais perçue comme telle et si omnipotence il y a, c’est
2 fréquemment à l’insu des acteurs qu’elle s’exerce, voire même à leur corps défendant.
Cela étant, il peut y avoir une position de surplomb sans qu’un pouvoir souverain
s’exerce. Le terme de tentation a précisément vocation de souligner le fait qu’il s’agit
là d’une potentialité. Cela signifie que la structure de la relation place, certes, l’aidant
dans une position d’omnipotence, omnipotence dans le sens où, lorsque la dépendance
est absolue, le rapport qui se noue entre lui et la personne polyhandicapée ne
correspond jamais à un rapport négocié au sein duquel la personne polyhandicapée
pourrait faire entendre et prévaloir sa volonté, mais cette omnipotence peut ne pas
s’exercer et dans la plupart des situations, c’est le cas. Notre propos n’est donc pas de
dire que la relation d’accompagnement se place sous le sceau exclusif de cette
tentation, mais de souligner le caractère agissant dans la relation de cette potentialité
qui est consubstantielle à la relation et qui peut être préjudiciable aux personnes
polyhandicapées.
La recherche sur les parcours de santé a montré qu’en dépit des immenses progrès
réalisés dans le champ de l’accompagnement de ces patients, la question de savoir si
leur vie est une vie qui vaut la peine d’être vécue ne cesse de resurgir, notamment pour
les plus pauci-relationnels d’entre eux, et c’est particulièrement le cas dans les
structures de droit commun qui sont amenées à les soigner, qu’il s’agisse des hôpitaux
généraux ou des cabinets médicaux libéraux. L’être-là corporel et psychique des
personnes polyhandicapées est d’une singularité et d’une altérité telles qu’il suscite
bien souvent la stupeur, voire l’effroi et la sidération de ceux qui les voient pour la
première fois. Cette sidération est bien restituée par un professionnel psychologue
exerçant dans un hôpital dédié. Voici ce qu’il dit à ce propos :
Un professionnel psychologue : « Il y a une altérité qui est extrême.
La première chose qu’on voit quand on ne connaît pas ce public, c’est
un effet de sidération quoi. Parce que, parce que voilà, c’est des jeunes
immobilisés pour beaucoup, c’est des jeunes qui ne parlent pas, […]
qui peuvent avoir des traits autistiques, qui peuvent avoir des troubles
du comportement, qui peuvent être dysmorphiques, c’est-à-dire que ça
se voit vraiment qu’ils sont […] qu’ils sont différents. Et donc il y a
un rapport vraiment à une altérité extrême. On est vraiment dans une
différence fondamentale. Et donc il y a ce moment de sidération du
début que de jeunes professionnels, qu’ils soient stagiaires ou jeunes
professionnels, peu importe, peuvent vivre pendant une semaine, deux
semaines. [Il y a ce moment] où cette question là va venir à un
moment donné : « est-ce que cette vie là vaut la peine d’être vécue.
Est-ce que… Mais derrière il y a aussi : « est-ce qu’ils sont humains
quoi ? », « est-ce que c’est une vie humaine avec tout ce que ça
implique ? » « Est-ce qu’ils vivent des choses, est-ce qu’ils ressentent
des choses ?… » Donc c’est une étape aussi qu’on traverse ».
S’il faut porter attention à ces sentiments de stupeur, d’angoisse, voire de sidération
que peut provoquer la rencontre avec les personnes polyhandicapées, c’est précisément
parce qu’ils constituent un terreau fertile pour la tentation souveraine.
Les fondements de la tentation souveraine
Si on regarde du côté des fondements de cette tentation, on s’aperçoit qu’elle ne peut
pas être uniquement référée à l’intentionnalité et à la rationalité des acteurs qui
3 seraient plus ou moins bienveillants et désireux, dans tous les cas, de faire prévaloir
leur volonté. Lorsque ces derniers se demandent si la vie des personnes
polyhandicapées vaut la peine d’être vécue, on pourrait presque dire qu’ils se posent
cette question sans méchanceté et même en toute humanité : est-ce que finalement il
ne s’agit pas là d’une vie de souffrance et est-ce que, précisément, on ne porte pas
préjudice aux personnes se trouvant dans cette situation lorsqu’on fait tout pour les
maintenir en vie ?
Ce qu’on observe plutôt ce sont, en premier lieu, les conséquences de l’asymétrie de la
relation qui d’une certaine manière oblige les aidants, c’est-à-dire les contraints à
l’engagement dans un processus d’aide auquel ils ne peuvent se dérober même s’ils le
souhaitent. Il y a donc comme un effet de violence qui se produit dans l’institution de
la relation et cet effet peut être décuplé par la méconnaissance du polyhandicap et la
difficulté à accepter une altérité qui semble ne renvoyer rien d’autre que son désaide et
qui, d’une certaine manière, laisse son interlocuteur seul avec ses interrogations, ses
doutes, ses peurs, son impuissance. La crainte aussi bien de faire mal que de mal faire
taraude les aidants car un doute subsiste toujours par rapport aux éprouvés de la
personne polyhandicapée, par rapport à ses désirs, à sa volonté et ces derniers se
demandent souvent ce qu’elle dirait de l’accompagnement si elle pouvait s’exprimer.
J’ai évoqué la méconnaissance du polyhandicap et c’est un facteur auquel il faut porter
une attention particulière dans la mesure où il favorise l’adoption de postures
souveraine et cela d’autant plus que la temporalité que requiert la socialisation au
polyhandicap est importante. Les acteurs qui interviennent dans le champ de la prise
en compte du polyhandicap attirent tous l’attention sur le fait qu’il est impératif de
« prendre le temps » sous peine de quoi « on ne voit rien », « on ne comprend rien » et
les décisions prises, ne peuvent l’être que de manière souveraine, ce qui nuit bien
souvent à la prise en compte des personnes. Autres facteurs important, le coût de la
solidarité sociale qui, dans les temps de pénurie, tend à justifier les postures
souveraines au nom notamment de la compression du temps et de la raréfaction des
ressources aussi bien financières qu’humaines. Ce facteur se combine avec la
pénibilité du travail et l’usure des aidants qui accroissent aussi les risques d’adoption
de telles postures. Enfin, il faut compter parmi les fondements de la tentation
souveraine, l’absence bien souvent d’espaces de réflexion et d’élaboration dédiés à
l’analyse des formes qu’elle revêt, l’isolement des aidants dans leurs pratiques rendant
difficile l’identification aussi bien des espaces que des postures de souveraineté : on
pourrait dire qu’il y a un impensé de la tentation souveraine qui ne peut donc jamais
être identifiée comme telle.
Les formes plurielles de la tentation souveraine
Si on regarde maintenant du côté des formes qu’elle adopte, ce sont des formes
plurielles et on les retrouve à de multiples niveaux : politique, institutionnel, mais
aussi organisationnel et interindividuel. Je limiterai mes remarques ici aux modalités
de prise en soins et Frédéric complètera sur les dimensions politiques et
institutionnelles. La posture souveraine, au niveau interindividuel, prend la forme
d’une attitude discrétionnaire qui peut se solder par un refus pur et simple d’accès au
soin, au motif soit de l’incompétence du soignant sollicité, soit de l’inadaptation des
locaux, soit au motif de l’inutilité supposée des soins. Le caractère inégalitaire du
traitement et la suspension de la norme sont, dans ce cas, référés à des variables
4 exogènes qui permettent d’évacuer la question de leur justification. Les conséquences
sur la qualité de vie des personnes polyhandicapées sont directes et cela pose la
question de la prévention et de la préservation, pour ces dernières, de leur capital
santé.
Lorsque l’accès aux soins est rendu possible, la posture souveraine prend d’autres
formes : par exemple, elle peut consister à proposer une prise en soin qui porte atteinte
à l’intégrité physique de ces patients. Un aidant familial interviewé récemment en
province par un étudiant de l’IFCS2 de Nantes évoquait une hospitalisation de son fils
polyhandicapé programmée pour soigner deux caries et le chirurgien dentiste, pendant
l’intervention, a arraché treize dents au patient et a justifié son acte par le fait que les
parents et l’enfant seraient plus tranquilles par la suite. Je pourrais donner d’autres
exemples de ce type, tous montreraient que les solutions proposées le sont bien
souvent au nom d’un certain pragmatisme qui laisse dans l’impensé la nature même de
la posture adoptée dans la relation. On ne peut pas parler ici d’absence de
considération pour la personne, mais c’est une considération qui est référée en priorité
au système normatif du soignant et sa méconnaissance du polyhandicap le conduit à
ignorer le bénéfice que la personne peut avoir, par ailleurs, à garder ses dents, le père
en question regrettant que son enfant soit désormais contraint de manger mixé et
naturellement il éprouvait un vif ressentiment à l’égard du corps médical.
L’adoption de postures souveraines se retrouve également du côté des aidants
socialisés aux problématiques du polyhandicap et bien souvent ces aidants remplissent
des fonctions centrales de médiation dans la prise en compte des personnes
polyhandicapées. Les postures souveraines peuvent adopter, dans leur cas, des formes
plus ou moins manifestes et se traduire par des attitudes discrétionnaires qui peuvent
se dire sur un mode agressif comme sur un mode fusionnel. Ils peuvent, par exemple,
s’apercevoir de l’inconfort d’une situation, mais se montrer indifférents en faisant
comme s’ils ne voyaient et ne décodaient rien du tout et la personne polyhandicapée
ne peut opposer à ce « rien voir » ou à ce « rien entendre » que l’état de son corps
lorsqu’il y a, par exemple, un problème manifeste de santé qui surgit. Ils peuvent aussi
manifester explicitement leur agressivité et la retourner contre des tiers médiateurs qui
perçoivent l’inégalité de traitement par rapport aux personnes capables d’exprimer leur
point de vue. L’exemple que je peux donner est celui d’un patient polyhandicapé
atteint de troubles importants de la déglutition qui se retrouve trempé par sa salive et
l’aidant professionnel n’intervient pas pour le changer. L’aidant familial en visite lui
fait remarquer qu’il vaudrait mieux lui mettre un autre tee-shirt parce qu’il pourrait
attraper froid et l’aidant professionnel répond « il fait beau aujourd’hui, mettez-le
dehors, il va sécher ».
La tentation souveraine, lorsqu’elle s’exprime sur le mode fusionnel, prend des formes
moins identifiables : l’aidant va intervenir dans un souci de bien-être de la personne,
mais il ne va prendre appui là encore que sur son propre système normatif pour
intervenir au motif qu’il connaît et comprend bien la personne et la posture souveraine
va consister là à proposer une modalité d’intervention référée à sa seule appréciation.
Cela peut donner lieu à des formes de captation de l’accompagnement qui ignorent le
point de vue d’autres acteurs sur cet accompagnement et qui, du coup, accroissent les
risques de conflictualité et d’incompréhension entre les acteurs. D’autres exemples
2
Institut de Formation des Cadres de Santé.
5 pourraient être donnés mais je vais m’en tenir là et donner la parole à Frédéric Blondel
qui complètera mon propos et abordera plus spécifiquement les modalités de
dépassement de cette tentation souveraine. Je vous remercie.
Intervention de Frédéric Blondel
Dépasser la tentation souveraine nécessite de se projeter avec une certaine humilité
dans le registre des préconisations car toute proposition d’orientation ou d’action tenue
en surplomb et à trop grande distance des réalités vécues par les opérateurs de terrain
ne révèlerait que la vanité du conseiller qui s’illusionne sur son pouvoir, croyant que
révéler à autrui ce qui est bon pour lui équivaut à réunir les conditions sociales du
changement. C’est pourquoi, je voudrais immédiatement noter que certaines des
préconisations relatives au dépassement de la tentation souveraine dont je vais parler
sont déjà, pour une grande part, en vigueur dans des structures d’accueil et
d’hébergement spécialisées, que ces dernières ressortent du champ sanitaire ou
médico-social.
L’enjeu de ces préconisations est de donner corps à un dispositif global de
sensibilisation (notre présence aujourd’hui, à Sabine Delzescaux et moi-même, fait
partie intégrante de ce processus global de sensibilisation) qui doit ouvrir la voie à une
socialisation plus large du corps social – ce qui inclut bien sûr les professionnels de
tout horizon – à la vie des personnes polyhandicapées. En effet, notre étude a montré
que la socialisation pouvait constituer un rempart important, même s’il n’est pas le
seul, contre l’exercice de la tentation souveraine. Et dans l’idéal, il faudrait que nous
parvenions collectivement à considérer que les personnes polyhandicapées sont des
personnes comme les autres même si leur mode d’existence n’est pas identique. Il
s’agirait, autrement dit, d’arriver à intégrer le fait que leur forme-de-vie, notamment
pour les plus pauci-relationnelles d’entre elles, nécessite un accompagnement sans
contrepartie normative, c’est-à-dire que les aidants ne doivent pas attendre de leur part
des modes de reconnaissance du même type que ceux en vigueur dans le champ des
relations entre personnes valides. Je m’expliquerais sur ce point un peu plus bas.
1/ « La beauté est dans l’œil de celui qui regarde » ou la force de la subjectivité
Il faut noter, tout d’abord et comme l’a évoqué Sabine Delzescaux au cours de son
intervention, que si la socialisation des intervenants à la vie des personnes
polyhandicapées peut être le gage d’une plus grande qualité de l’accompagnement, il
n’y a pas, cependant, de causalité de type mécanique entre ces deux points. Un
entretien réalisé avec un aumônier intervenant dans une structure dédiée, montre, à
l’instar d’autres entretiens réalisés avec des personnes acculturées et socialisées aux
situations de polyhandicap, que celles-ci peuvent aussi, par moment, éprouver des
sentiments de rejet à l’égard des personnes polyhandicapées qu’elles accompagnent.
Au cours de l’entretien, cet aumônier évoquait le fait qu’il pouvait se surprendre,
lorsqu’il était fatigué ou dépassé par les situations, à dénier aux personnes
polyhandicapées leur « humanité » alors même qu’il cherchait à établir un lien avec
elles. Il disait s’efforcer de ne pas être discriminant et évoquait son besoin de se sentir
en communion avec ses interlocuteurs. Mais il était, dans le même temps, forcé de
constater à quel point il pouvait se sentir parfois débordé par ses propres sentiments de
6 rejet, notamment lorsqu’il devait faire le constat de l’absence de signes tangibles de
reconnaissance. Il lui semblait que, dans ces moments, il avait affaire à des corps
« répugnants » qui bavaient sur la manche de sa soutane lorsqu’il leur massait le
visage ou les bras. Cet entretien montre que les personnes les plus enclines à
l’empathie peuvent être, elles aussi, en prise avec des sentiments d’ambivalence et
peuvent être tentées d’adopter une position souveraine pour se dégager de la
souffrance dans laquelle elles se trouvent à un moment de leur relation avec la
personne polyhandicapée. D’autres professionnels parfaitement socialisés aux
situations de polyhandicap évoquent de tels éprouvés et on pourrait dire que c’est dans
ces moments de dérive que les aidants doivent « se conquérir eux-mêmes » pour ne
pas sombrer dans la tentation souveraine. La fatigue, les conditions de travail, la
qualité de la dynamique de l’équipe, la solitude, une exposition longue et continue à la
relation peuvent entamer les meilleures dispositions. Différents témoignages recueillis
au cours de la recherche mettent en exergue la fragilité de la relation d’aide qui n’est
jamais définitivement stabilisée, son efficacité étant toujours conditionnée par les
attentes réciproques de reconnaissance engagées dans la relation.
L’analyse du corpus d’entretiens (200 environs) nous conduit à repérer quelques
catégories globales de socialisation, ou pour le dire autrement des orientations
typiques dans la façon d’accompagner les personnes polyhandicapées. Nous avons
dégagé trois modèles qu’une approche clinique en quête de nuances démentirait
certainement car il est difficile à l’homme d’être toujours bon, comme il lui est
difficile d’être tout le temps méchant. Ces modèles, cependant, illustrent bien des
tendances à l’œuvre dans le traitement des personnes polyhandicapées.
Le premier modèle, comme nous allons le voir, renvoie à une perception
profondément négative des personnes polyhandicapées, c’est pourquoi nous l’avons
qualifiée d’ « approche normative exclusive ». Le deuxième modèle renvoie à une
approche dominante dans la prise en compte : elle véhicule une idéologie de
l’éducabilité de la personne polyhandicapée, c’est pourquoi nous l’avons qualifiée
d’« approche normative intégrative ». Le troisième modèle renvoie à une « approche
dite non normative » au sens où la prise en compte des personnes polyhandicapées ne
repose pas sur les critères normatifs habituels. Cette approche tend à prendre une place
de plus en plus importante dans le champ de l’accompagnement des personnes
polyhandicapées les plus pauci-relationnelles, du fait notamment du vieillissement de
cette population, mais aussi du fait des questions que se posent certains courants
familiaux et d’experts médicaux à propos des excès auxquels peuvent conduire
l’approche normative intégrative. Au sortir de l’étude synthétique de ces trois modèles,
nous évoquerons qu’elles peuvent être les conditions sociales à même de contribuer à
une socialisation positive à la vie des personnes polyhandicapées.
L’approche normative exclusive : une approche marquée par la négativité
du regard
L’approche normative exclusive est difficile à cerner car elle se combine bien souvent
avec l’approche normative intégrative qui peut en masquer l’occurrence. Nombre de
personnes, en effet, peuvent osciller, dans leurs relations avec les personnes
polyhandicapées, entre ces deux orientations normatives et la négativité du regard
porté sur elles peut apparaître comme un épiphénomène. Cela tient aussi au fait que
cette négativité tend à être recouverte par des discours de type fonctionnaliste,
7 utilitariste ou encore rationnel qui peuvent aller jusqu’à mettre l’accent sur le bénéfice
que retireraient les personnes polyhandicapées à être tenues éloignées des exigences
du monde social. Le basculement vers une approche normative exclusive est pourtant
une potentialité toujours présente que ce soit dans le cadre d’une politique, d’un
accompagnement au sein d’un établissement ou d’une relation intrafamiliale et cela,
même si la négativité qui marque le rapport aux personnes polyhandicapées n’est que
rarement revendiquée dans l’ordre du discours. Cette négativité, qui s’exprime bien
souvent sur un mode informel et banal dans les esprits, les postures et la structure des
organisations, peut être appréhendée par une approche clinique et une observation
prolongée des modes de comportements.
L’approche normative exclusive se caractérise précisément par sa force de rejet et
d’exclusion arbitraire en assignant certaines catégories de population à une position de
marginalité. Une telle assignation n’a rien de fortuit, mais relève au contraire d’une
rationalisation qui vise à légitimer la place des individus dans l’espace social. Cette
approche peut être qualifiée d’élitiste dans la mesure où les critères d’appartenance
reposent sur une relation en miroir : n’appartient au groupe que celui qui est doté des
mêmes caractéristiques sociales et pourvu d’une utilité sociale strictement équivalente
à celles des membres ayant défini ces critères d’appartenance.
La dépendance persistante et la difficulté à entrer en communication avec la personne
polyhandicapée signent, pour les tenants de l’orientation exclusive, l’échec du projet
d’éducabilité et d’intégration porté par la société. Cette conception qui souligne l’état
potentiellement « non humain » de l’individu polyhandicapé puisque non éducable a
encore force de vigueur et peut être véhiculée par des personnes qui appartiennent
aussi bien à la sphère de l’aide familiale et professionnelle, qu’à la sphère de la gestion
et du politique. Cette approche normative exclusive se déploie bien souvent au nom de
l’ignorance ou du déni des droits acquis, mais elle se caractérise par le fait que celui
qui s’y réfère se place en dehors du droit pour ne s’autoriser que de lui-même et de son
propre système normatif pour adopter une attitude qui assujettit à son bon vouloir la
personne dépendante. Les personnes véhiculant ce regard négatif sont, on l’aura
compris, les plus enclines à succomber à la tentation souveraine avec toutes les
conséquences qu’on peut imaginer sur la prise en compte. Comme l’a introduit Sabine
Delzescaux tout à l’heure, les aidants ne sont pas les seules catégories de personnes
susceptibles de se trouver confrontés à la problématique de la tentation souveraine.
Les instances politiques et gestionnaires y sont elles aussi confrontées dans la mesure
où le régime des hôpitaux dédiés à l’accueil des personnes polyhandicapées est
dérogatoire et donc possiblement arbitraire. Par exemple, on peut souligner que les
quatre hôpitaux AP-HP dédiés (Hôpital Marin d’Hendaye, Hôpital Maritime de
Berck, Hôpital de San Salvadour, et l’Hôpital de la Roche-Guyon) bénéficient pour
leur fonctionnement d’un régime d’exception qui pèse sur eux comme une épée de
Damoclès puisqu’ils remplissent des missions de Services de Soins et de Réadaptation
(SSR) sans pour autant fonctionner dans le respect des normes des SSR. Plus
généralement, le fonctionnement de ces hôpitaux se trouve placé en dehors du droit
commun qui régit les structures hospitalières dans la mesure où ils se situent en dehors
des protocoles et des pratiques réglementaires susceptibles de légitimer leurs finalités
et de rendre pérennes leurs actions. C’est ce caractère dérogatoire dont bénéficient ces
structures qui peut faire penser que la politique sanitaire en faveur des personnes
8 polyhandicapées peut, elle aussi, ouvrir la voie à la tentation souveraine. Sans
inscription dans une réglementation stable et pérenne, les actes posés par le politique
peuvent être, en effet, révoquées de façon parfaitement arbitraire. Quant au secteur
médico-social, il n’est pas exposé, pour des raisons historiques et sociologiques, à ces
problèmes de reconnaissance institutionnelle et de légitimation de ses pratiques
d’accompagnement.
L’approche normative intégrative : une approche centrée sur l’éducabilité
L’intégration désigne le processus par lequel un groupe social s’attache un individu et
assure, par là-même, son affiliation au groupe (Durkheim, 1997). L’intégration repose
fondamentalement sur la croyance en une éducabilité des personnes pour en faire des
sujets sociaux semblables à leurs éducateurs. Dans le cadre de cette approche
normative intégrative, les personnes polyhandicapées font l’objet d’une perception
humaniste a priori positive. Elles sont considérées comme des personnes à intégrer ou
intégrables car relativement proches de la « normalité » qui structure le monde des
personnes dites valides. Leur identité est construite en référence à ce qui est connu et à
reproduire car source de reconnaissance et d’appartenance à la société.
La reconnaissance de la personne s’exprime à de multiples niveaux : au niveau
politique, sanitaire, socio-éducatif et l’on pourrait développer chacun de ces points
pour démontrer notre propos. Le développement du secteur médico-social dans son
ensemble, et encore plus la prise en compte de l’enfance, témoigne de cet idéal. Cette
visée normative est encore dominante aujourd’hui dans la politique
d’accompagnement des personnes polyhandicapées. L’enjeu de l’éducation est
particulièrement présent dans les instituts médico-éducatifs dont la mission est de
proposer des apprentissages aux enfants « tendant à favoriser leur intégration dans les
différents domaines de la vie… »3 ou, plus globalement, de renforcer le pouvoir d’agir
du sujet polyhandicapé. Cette conception a fait école et, aujourd’hui, nombre de
parents d’enfants polyhandicapés attendent des institutions, si ce n’est pas déjà réalisé,
qu’elles favorisent cette orientation dans le cadre de leur prise en compte. Ce projet
d’éducation sert d’ailleurs de socle à de nombreux aidants professionnels et familiaux
qui s’y réfèrent pour conduire leur action, cette perspective normative étant aussi à
l’œuvre dans le maintien à domicile.
L’approche normative intégrative trouve sa justification dans la capacité des personnes
polyhandicapées à communiquer et à exprimer leur condition de citoyen, soit
directement, soit par le biais d’une approche technologique adaptée et selon des codes
et des registres langagiers identifiables par les personnes dites valides. Cela étant,
l’investissement politique dans l’éducabilité des personnes polyhandicapées varie
selon les secteurs, celui de l’« enfance » étant largement mieux doté en technologie,
personnel éducatif et thérapeutique que le secteur « adulte ».
Depuis une vingtaine d’années des voix, de plus en plus nombreuses, s’élèvent pour
dénoncer les « effets pervers » à laquelle peut conduire son application à tout prix.
Que peut l’orientation intégrative lorsque les personnes polyhandicapées (ou les
personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer par exemple) sont dans l’impossibilité
de resymétriser le lien ?
3
Ce que mentionne, par exemple, le site internet de l’UNAPEI, à l’onglet « les missions de l’IME ».
9 Les aidants professionnels qui exercent dans les structures dédiées sanitaires et
médico-sociales sont confrontés à des catégories de personnes qui se trouvent,
précisément dans l’incapacité de participer de manière effective à un projet normatif
d’intégration. On constate aujourd’hui, davantage qu’auparavant, du fait du
vieillissement global de la population polyhandicapée, et bien qu’elle ait toujours
existé, qu’un nombre croissant de personnes très dépendantes et ne maîtrisant aucun
code de communication aisément identifiable fait l’objet d’une approche normative
intégrative, soit sanitaire, soit sociale, alors que leur forme-de-vie relève d’une
normativité qui ne relève pas de cette approche.
L’approche non-normative
Pour les tenants de l’approche non-normative, la vie de la personne polyhandicapée
relève d’une forme-de-vie très spécifique. C’est une vie qui se constitue
indépendamment des règles de vie en vigueur dans le monde des personnes dites
valides mais qui ne peut survivre sans la disposition éthique du monde des valides et la
technologie qu’il met à sa disposition. C’est une forme-de-vie « autonome » par
rapport aux formes de vie qui l’entourent en même temps elle dépend expressément de
sa bienveillance. Sa dépendante fondamentale à la forme de vie des valides modèle de
manière décisive son identité qui est avant tout une identité attribuée par toute
personne acceptant de participer à la socialité que cette forme-de-vie lui impose et pour
laquelle elle n’est a priori pas outillée. A la différence de l’approche normative
intégrative, il ne s’agit pas de recenser les capabilités des personnes polyhandicapées à
participer au monde social des personnes dites « valides », mais, à l’inverse, de penser
les capacités du monde social à s’adapter à leur forme-de-vie, au-delà de l’ambivalence
profonde qu’elle lui inspire. L’adaptation doit être conçue ici comme le processus par
lequel les personnes dites valides suspendent leur normativité réflexe pour aller à la
rencontre de l’être-là corporel et psychique des personnes polyhandicapées. Cette
adaptation passe par le renversement de la conception classique de la socialisation :
c’est la personne valide (l’adulte) qui est amenée à se socialiser, et pour longtemps, au
monde de la personne polyhandicapée (l’enfant). L’usage du terme non normatif
signifie, non pas qu’on serait dans un monde sans normes, mais le fait que les normes
de vie des personnes dites valides ne sont pas la norme étalon pour penser le vivre
ensemble. Les normes de vie des valides sont simplement mises à disposition de la
forme-de-vie singulière des personnes polyhandicapées. Il n’y a donc plus à chercher à
les intégrer dans une forme normative de participation sociale.
De même, il n’y a pas à attendre des personnes polyhandicapées qu’elles fassent la
preuve de leur identité. Ce sont les aidants qui, par leur projet de les maintenir dans
une vie saine, sont les révélateurs et les garants de l’existence d’une identité attribuée
de fait. La qualité de la vie des personnes polyhandicapées tient à ce qui leur est donné
à vivre et à la réalisation du projet de vie, d’ailleurs plus existentiel que social, que les
aidants forgent pour elles.
Dans cette perspective, la prise en compte est pensée avant tout comme un projet
relationnel dans lequel le monde social des personnes dites valides se met à la portée
de cette forme-de-vie. Leur accompagnement se concentre sur le maintien de
l’interdépendance relationnelle en tant qu’élément premier et irréductible de la
structuration du projet de vie.
10 2/ Les dimensions objectives et organisationnelle de la prise en compte
S’agissant des conditions sociales et techniques susceptibles d’aider les professionnels
à réguler les risques d’user de leur position souveraine et à garantir un
accompagnement combinant bien-être et confort, nous ne pouvons faire ici, étant
donné le format de la prise de parole, que quelques allusions à ce que nous
développons, Sabine Delzescaux et moi-même dans le rapport de recherche qui, je
l’espère, fera l’objet très prochainement d’une publication sous forme d’un livre
accessible aux professionnels et aidants.
Il convient d’insister, en premier lieu, sur le caractère nécessaire de la régulation
entre pairs et avec la hiérarchie, avec ou sans la présence d’une tiers, pour prévenir
et dépasser la tentation souveraine. Il serait judicieux pour les structures de mettre en
place des dispositifs horizontaux de régulation, c’est-à-dire des groupes de supervision
(type groupe Balint) ou encore d’analyse de la pratique professionnelle, mais aussi des
dispositifs verticaux car il est nécessaire que la direction soit vigilante à l’effectivité du
projet sanitaire et éducatif dans les institutions d’accompagnement et qu’elle rappelle
qu’elle en est le garant. Ces régulations doivent remplir une fonction de tiers entre les
personnes, corporations et services. On pourrait avancer aussi que le temps est une
variable fondamentale de l’accompagnement des personnes polyhandicapées.
De même, les préconisations dans le domaine de la formation sont multiples et je me
tiendrais ici à encourager les médecins à se former à l’annonce du diagnostic de
polyhandicap aux familles afin de mieux prendre en compte les traumatismes qu’une
telle annonce engendre chez les parents (peut être favoriser autant que faire se peut les
annonces pluridisciplinaires, médecin, psychologue, assistante sociale).
S’agissant de la formation continue des personnels d’hôpitaux, il serait opportun
d’accentuer les propositions d’accueil des personnels d’hôpitaux de droits communs
dans des structures adaptées. En effet, le fonctionnement d’un hôpital général est
organisé à partir d’une logique de pathologies, de filières ou d’organes. Les patients y
sont perçus à travers ces logiques, de même que les soins prodigués sont en rapport
avec les spécialités des services. La collaboration active du patient est primordiale
pour le bon fonctionnement de cette logique. Il doit se tenir prêt lorsque les services
sont eux-mêmes prêts à passer à l’action, il doit savoir patienter lors des contretemps,
accepter de refaire des examens pour cause d’erreur dans le protocole
d’administration, etc… Les personnes polyhandicapées n’entrent que très rarement
dans les catégories préconstruites par l’hôpital, et il serait utile que les personnels qui
auront l’occasion de faire un « stage » en structure adaptée remontent à leurs
directions ces spécificités afin de réorienter les critères de prise en compte.
Par ailleurs, une coordination gérée par un référent socialisé à la problématique
du polyhandicap pourrait faciliter la prise en charge et rendre possible certaines
consultations qui pour le moment n’ont pas lieu pour de multiples raisons. Cette
fonction de référent devrait être réfléchie dans les structures de droits communs et
dans les réseaux de médecine de ville, comme il existe des référents Alzheimer au
domicile pour accompagner les aidants mais aussi les professionnels qui eux-mêmes
peuvent être démunis face à une personne polyhandicapée. Le référent pourrait aussi
11 aider à ce que familles et/ou institutions médico-sociales puissent avoir la garantie
d’une prise en charge.
Le développement des partenariats entre les secteurs sanitaires et médicoéducatifs pour une meilleure connaissance réciproque des publics semble devoir
être encouragé. Pour les professionnels, les métiers gravitant autour de
l’accompagnement médical et éducatif des personnes polyhandicapées doivent être
connus des uns et des autres, seule une interconnaissance des activités de chacun
pouvant permettre de préciser les périmètres d’intervention et faciliter, par là-même, la
coordination des parcours de santé. De même, en interne, nous en avons déjà dit
quelques mots dans la section consacrée à la régulation, il convient de favoriser
l’interdisciplinarité dans la mesure où l’on constate que bien souvent la socialisation
des professionnels reste tributaire des approches disciplinaires et corporatistes, les
enjeux de distinction et de reconnaissance à tous les niveaux freinant une participation
jugée équivalente de tous à l’accompagnement.
Trouver le juste équilibre entre stabilisation et rotation des équipes doit être une
préoccupation centrale de la hiérarchie. La qualité des parcours de santé, de même
que celle concernant l’accompagnement des personnes polyhandicapées est aussi
référée, pour les aidants professionnels de proximité, à la stabilité des équipes. Une
bonne connaissance des patients leur permet de rester attentifs aux problèmes de santé
qui ne manquent pas de se poser, surtout dans les structures hospitalières dédiées où
les patients sont plus fragiles du point de vue médical. Dans ces structures, la
mutualisation des personnels au sein des services est jugée problématique lorsqu’elle
ne tient pas compte de ce paramètre. En effet, si certains professionnels aidessoignants estiment, à l’instar des infirmiers, qu’un certain niveau de rotation est
nécessaire pour précisément éviter les pièges de la routinisation de l’accompagnement
et les excès d’attachement vis-à-vis de certains patients ou résidents, ils estiment eux
aussi que cette rotation doit rester circonscrite à deux ou trois services ou unités
d’accueil, de sorte que les capacités d’expertises vis-à-vis des singularités des
personnes polyhandicapées ne soient pas amoindries, voire anéanties. Le thème de la
rotation du personnel se pose de manière différente selon qu’on parle de structures en
milieu rural ou urbain, qu’elles soient sanitaires ou médico-sociales, en effet, les
professionnels ont tendance, faute de débouchés dans l’emploi local dans le milieu
rural, à faire carrière dans la même structure. Dans ce cas, la direction de ces structures
doit réfléchir à la dynamique interne à défaut d’une rotation « naturelle » du personnel
pour éviter la mise en place de routines morbides.
Enfin, il faudrait aborder en profondeur les problèmes que rencontrent les
réanimateurs lors de l’hospitalisation en urgence des personnes polyhandicapées.
Ils doivent faire face à une prise en charge rapide mais aussi et surtout à une prise de
décision tout aussi rapide. Or, pour que cette prise en charge puisse être assumée dans
les conditions les plus optimales possibles, le service doit disposer d’un ensemble
d’informations sur le patient lui permettant de mieux s’orienter dans les décisions à
prendre et les gestes à réaliser et d’entrer rapidement en contact avec un médecin
référent susceptible de soutenir les soignants dans les choix opérés. L’idéal, pour les
12 médecins réanimateurs, serait que leurs services puissent avoir connaissance du profil
des patients susceptibles d’être accueillis avant leur transfert, de sorte qu’une
préparation à l’éventualité de l’accueil soit possible et que des discussions avec la
famille puissent avoir lieu en amont. La mise en place de tels partenariats avec les
services de neurologie qui suivent les patients polyhandicapés permettrait, de leur
point de vue, une socialisation respective aux problématiques du patient d’un côté et
aux contraintes et aux conséquences potentielles de la réanimation de l’autre.
Ces préconisations recoupent, par ailleurs, celles formulées en matière de directives
anticipées et d’accompagnement de fin de vie. Concernant ces dernières, les acteurs de
la prise en compte préconisent, là encore, l’ouverture d’espaces de formation, de
réflexion et de débats susceptibles de permettre aux familles, mais aussi aux soignants
de proximité, d’élaborer sur la mort à venir des personnes polyhandicapées et sur les
dispositions à prendre pour que l’adieu à la vie comme l’adieu au mourant se déroule
de manière apaisée et consensuelle. Nombre des personnes sollicitées dans le cadre de
la recherche évoquent cette dimension, les structures hospitalières dédiées y étant
particulièrement sensibles dans la mesure où elles accompagnent des personnes
polyhandicapées, et multihandicapées pour certaines d’entre elles, très lourdement
atteintes. Si la loi Léonetti comme le recueil des directives anticipées sont jugés très
importants dans la mesure où ils facilitent l’instauration de discussions et de réflexions
autour de la fin de vie et de la mort, les aidants familiaux et professionnels interviewés
estiment, cependant, qu’une préparation au recueil des directives anticipées doit être
effectuée, là aussi très en amont, de sorte à leur permettre de cheminer à leur rythme et
sans violence sur ces questions. De même, la préconisation la plus récurrente concerne
le maintien d’un caractère révocable et non applicable de ces directives si la personne
de confiance, lorsqu’elle est désignée, ou la famille plus largement, change
brutalement d’avis ou si le médecin en juge l’application injustifiée lors des épisodes
aigus de décompensation.
Plus largement, et comme nous l’avons évoqué plus haut, l’intervention d’un tiers
soutenant apparaît souhaitable dans les situations où la charge affective peut déborder
les individus, tiers dont la fonction est d’être « bienveillant » (au sens analytique du
terme), c’est-à-dire soucieux d’étayer les personnes dans le travail constant qu’elles
ont à mener de déconstruction des situations vécues et/ou appréhendées et d’analyse
compréhensive de ces situations.
La présence de ce tiers apparaît aussi salutaire dès lors que des systèmes conflictuels
se mettent en place dans les services ou entre les professionnels et les aidant familiaux.
Pour les personnes sollicitées dans le cadre des entretiens, ce n’est qu’à partir du
moment où les acteurs de la prise en charge sont capables d’aborder ces questions
complexes de manière apaisée qu’ils peuvent se dégager de l’emprise de l’anxiété et
de l’agir impulsif et trouver des voies de dégagement. C’est d’ailleurs le cas de
l’aumônier qui souligne, par ailleurs, au cours de l’entretien l’intérêt de ces groupes de
paroles dans lesquels il se retrouve à être un homme parmi ses semblables, tous
attachés à réguler et dépasser la tentation souveraine. Je vous remercie de votre
attention.
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