Fanny REBILLARD Master 2 Musique et musicologie Paris Sorbonne 2012-2013 Symphonie pour un homme seul : Prosopopée 1 Pierre Schaeffer, Pierre Henry Cette pièce de Pierre Schaeffer et Pierre Henry est le premier des douze mouvements de la Symphonie pour un homme seul. Le but de Pierre Schaeffer était alors de composer avec des sons essentiellement produits par le corps humain « L'homme seul devait trouver sa symphonie en luimême, et non pas seulement en concevant abstraitement la musique, mais en étant son propre instrument » (journaux de la musique concrète, 1952, repris dans le livret du coffret Pierre Schaeffer, L'œuvre musicale, 2010). Pierre Henry lui apporta alors ses expériences, sur le piano préparé entre autre, afin d'établir un dialogue entre l'homme seul et le monde l'entourant. Approche générale : Dans le cadre de la symphonie pour un homme seul, la Prosopopée 1 peut être perçue comme une introduction générale de l'œuvre. En effet, on y entend la plupart des éléments sonores qui seront utilisés par la suite de façon plus développée dans les autres mouvements : voix humaine, piano préparé, percussions, violon... Ainsi que les principales manipulations qui leurs seront appliquées : le sillon fermé, la réverbération, l'inversion... Il s'agit de l'un des rares mouvements qui ne s'attache pas à un de ces élément précis (par exemple : la Partita s'articule uniquement autour du piano préparé, l'Erotica sur quelques expressions d'une voix de femme), et qui couvre une grande variété d’événements sonores, certains étant réutilisés par la suite dans d'autres mouvements. Ainsi, le thème exposé au piano préparé entendu à 45 secondes et 2mn09 secondes est retrouvé tel quel à 23 secondes du mouvement Apostrophe. De même, l'échange entre une percussion et le piano préparé à 23 secondes est réutilisé plusieurs fois dans le mouvement Cadence, peu à peu transformé et donnant une véritable impression de « cadence » justement, ou en tout cas d'approche conclusive. Enfin, dans le mouvement final du Strette, certaines masses sonores sont réutilisées telles quelles, comme des citations de la matière première de l'introduction avant d'introduire de nouveaux éléments encore inconnus et de conclure (utilisation du violon). Il possède cependant deux éléments qui lui sont propre, et que l'on ne retrouvera pas dans les autres mouvements de l'œuvre : il s'agit d'un cri d'homme puissant utilisé en miroir, qui ponctue d'ailleurs le début de chaque partie du morceau, et d'une mélodie chantonnée qui reviendra de nombreuses fois dans la seconde partie de la pièce, et en constituera la structure principale. Catégories sonores et notations adoptées dans l'acousmographie : Les couleurs sont généralement associées au degré d'intensité du son : – le rouge symbolise les sons beaucoup plus forts que la moyenne et ayant une certaine importance du point de vue formel – le rose est utilisé uniquement pour caractériser les sons provenant de la voix humaine et ayant un niveau sonore assez bas – Les teintes jaune/orange servent à représenter la plupart des sons percussifs et/ou instrumentaux formant des groupes remarquables – Le bleu symbolise les sons percussifs ou instrumentaux de puissance moindre – Les couleurs quadrillées symbolisent les amas de bruits difficilement identifiables, mêlant généralement des sons issus de plusieurs sources différentes Sons percussifs : Trois types de « coups » donnés sur des matériaux différents ont été identifiés, et représentés sous la forme de ronds (ou d'ovales dans le cas d'une résonance plus longue). Le premier son entendu, qui semble être le son étouffé de quelqu'un frappant contre une porte en bois. Métallique, ce son a une enveloppe d'amplitude plus grande et plus longue que le premier, et ne sera entendu que dans la première partie de la pièce. Plus doux que les deux premiers, ce son semble avoir une hauteur variable, bien que difficile à définir. Sons instrumentaux : Il est possible de définir trois types différents de sons instrumentaux ayant mené à trois types de représentations différentes. – Les sons instrumentaux accidentels : il s'agit de sons n'étant entendus qu'une ou deux fois dans la pièce. Afin de les différencier du reste, il leur a été assignée une forme définie en rapport avec la variation de hauteur produite. Cette forme représente un violon joué à l'archet qui n'est entendu que dans la première partie. Cette forme représente une note brusque jouée au piano. Comme cette dernière apparaît jouée de la même façon dans la partie d'introduction et de conclusion, elle est parfois surmontée de la représentation de sa hauteur sur portée. Cette forme représente l'intervention d'une trompette. – Les sons sur piano préparé ayant une mélodie définie : Ces derniers sont représentés par une notation sur portée et n'apparaissent que deux fois dans la pièce. – Les sons instrumentaux percussifs : Cette catégorie concerne des timbres d'instruments (à cordes et en pizzicato, ou au piano préparé essentiellement) qui apparaissent de nombreuses fois et de façon souvent trop rapprochée pour pouvoir identifier convenablement une mélodie. Leur aspect détaché nous a mené à les catégoriser de la même façon que les sons percussifs car leur fragmentation au cours de la pièce s'en rapprochait beaucoup plus que de l'utilisation des autres instruments présents. Sons vocaux : Nous pouvons comptabiliser en tout trois types de représentations vocales : Ce signe est associé à un son de voix très précise qui ponctuera la pièce de trois interventions. Il s'agit d'une voix d'homme (en miroir) à mi-chemin entre le cri et le chant. Ce signe correspond à une voix prononçant des onomatopées. La forme de la figure s'associe globalement à l'inflexion produite par la voix en question. Viennent ensuite deux représentations qui rapprochent la voix des sons percussifs, comme il a été fait plus haut avec les pizzicati. Il s'agit d'onomatopées non pas isolées mais regroupées, qui forment des motifs rythmiques relativement précis. Cette représentation est surtout utilisée dans le cadre d'une voix produisant une même mélodie plusieurs fois de suite. Cependant, le fait que cette dernière soit chantonnée, voire marmonnée, empêche une représentation sur portée. Il semble entre autres plus clair, lors des moments où elle se superpose avec d'autres instruments, d'utiliser la même notation. Cette image correspond à une voix chantonnant, le plus souvent sur des syllabes simples telles que « ta la la la » ou encore « da da da », ce qui pourrait parfois les rapprocher du babillement. Cette image est associée à la même voix que la notation précédente, à ceci près qu'elle siffle la mélodie au lieu de la chanter. Sons bruités : Les sons restants se présentent généralement sous la forme d'amas composites dont il est difficile d'identifier l'origine, ils ont donc été représentés sous cette forme : Commentaires analytiques : D'après les différents éléments que nous avons identifiés plus haut, il est possible de séparer cette pièces en trois fragments (segmentés par un repère rouge sur l'acousmographie) : le premier fait office d'introduction, et laisse entendre des sons qui s’avéreront fondamentaux par la suite. Le deuxième peut être appelé « développement » dans le sens où il utilise des éléments de l'introduction tout en y apportant de nouveaux matériaux pour les enrichir. Le dernier fragment se rapproche d'une conclusion, avec un diminuendo et un rappel des éléments importants des deux parties précédentes. Il faut noter que chacune des parties, à l'exception de la première qui ne l'utilise pas directement (mais au bout de 8 secondes environ), est introduite par un signal fort produit par une voix masculine (en rouge). Introduction : L'entrée des motifs se fait tout d'abord de façon progressive : les éléments se présentent séparément pendant la moitié de l'introduction, mis bouts à bouts, et mettent en valeur l'importance de certaines cellules rythmiques, notamment l'opposition entre de discrets coups frappés sur différents supports et les sons fortissimo, dont le fameux « signal » (en rouge) que l'on retrouvera par trois fois au cours du morceau. On assiste également à l'introduction de la voix humaine, qui sépare les divers fragments percussifs par des onomatopées. La seconde partie de l'introduction se complexifie, et contraste avec la première par la soudaine superposition d'éléments aux timbres très différents. Elle se clôture d'ailleurs par une succession de blocs sonores difficilement identifiables, suivis par un coup percussif identique au premier entendu, que l'on retrouvera uniquement à la fin du développement. Développement : Cette partie met l'accent sur la construction de motifs plus longs et plus cohérents que lors de l'introduction, intégrant dès le début deux longues phrases en pizzicato puis à la voix. Le motif chantonné ponctuera régulièrement cette partie et apparaîtra 3 fois au total, son accompagnement variant en intensité : la première apparition se fera seule, la deuxième sera accompagnée de bruits de pas, la troisième par au moins deux couches de percussions différentes, et la dernière par un amas sonore beaucoup plus dense, correspondant à une sorte de climax remplissant de plus en plus le spectre des fréquences. On assiste également à un développement de la fréquence d'apparition des valeurs rythmiques dans ce passage : si le rythme percussif calme et stable entendu au début du morceau est rappelé dans cette partie après l'introduction des deux nouveaux motifs, il ne sera pas ré-entendu avant la conclusion du morceau, le reste du développement se caractérisant par un foisonnement de sons instrumentaux suivant un ambitus variable, toujours plus large et fourmillant. Conclusion : La fin du morceau, résume en quelque sorte les événements caractéristiques des deux parties précédentes. On y retrouve la première superposition de l'introduction ainsi que le premier motif mélodique en pizzicati du développement. Néanmoins, celle ci est contrastante par rapport au reste du morceau : la voix que l'on entend de nouveau ne chante plus le même motif et se perd progressivement dans un écho. L'ensemble du mouvement suit une intensité sonore décroissante, commençant par deux amas de bruits et se terminant en decrescendo par quelques sons isolés, le retour du tout premier son percussif apportant un point final à la pièce. Le rythme va également en décélérant. On peut se demander la signification de cette pièce, la prosopopée étant une figure de style permettant, dans le domaine de la narration, de faire parler un objet inanimé ou mort. La prosopopée se trouve peut être ici dans une sorte de dialogue tenu entre les différents échantillons sonores de la pièce, dont certains sont clairement d'origine humaine, et appuyés ou imités par d'autres sons venant d'objets inertes. Peut être s'agit-il là d'un dialogue entre « l'homme seul », objet de cette symphonie, et le monde qui l'entoure. Référence de l'extrait : « Prosopopée 1 », extraite de la Symphonie pour un homme seul de Pierre Henry et Pierre Schaeffer (1950)