KATYN Frédéric Saillot KATYN De l’utilité des massacres Tome I L’Harmattan © L’Harmattan, 2010 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-12254-3 EAN : 9782296122543 Aux Zeks Chapitre I La révélation du massacre : la découverte des charniers "La propagande allemande déclenche un gigantesque incendie." C'est ainsi que Dziennik Polski [(1) Journal de la Pologne. Les traductions du polonais sont faites par l'auteur] titre son édition du 15 avril 1943. C'est pourtant avec précaution que l'organe officiel du gouvernement polonais réfugié à Londres, édité par le ministère de l'Information et de la Documentation, publie la nouvelle : "Les Allemands ont annoncé la découverte, aux environs de Smolensk, de fosses communes contenant les corps de quelques milliers d'officiers polonais, qui auraient été assassinés sur ordre du pouvoir soviétique entre février et mars 1940". C'est la date des exécutions mentionnée dès le 11 avril par une dépêche de l'agence de presse allemande Transocéan, que cite l'article, antidatant ainsi l'événement de quelques semaines. Notons cependant que cette date coïncide avec celle où, selon Victor Zaslavsky [(2) Pulizia di classe, Il massacro di Katyn, Societa editrice il Mulino, Bologne, 2006, p. 32 et pp. 41-42. De nombreux passages de cet ouvrage seront cités dans ce livre, ils ont tous été traduits de l'italien par l'auteur] et Andrzej Paczkowski [(3) Le Livre noir du communisme, éditions Robert Laffont, Pocket, p. 516], la décision d'exécution est adoptée, dans la deuxième quinzaine de février, et celle où elle est ratifiée par décision du Politburo du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique suite à la proposition de Béria, commissaire aux Affaires intérieures de l'URSS, le 5 mars 1940 [(4) Fonds d'archives du président de la Fédération de Russie (APRF), f. 3, carton scellé n°1 ; archives publiées dans Voprosy Istorii, 1993, pp. 17 à 19]. Cette prudence s'explique : les Polonais sont trop coutumiers de la propagande soviétique, dont ils sont une cible privilégiée, pour lui donner prise en reprenant trop rapidement une information immédiatement exploitée par la propagande de Goebbels. D'autre part, l'occupation de la Pologne par l'Allemagne nazie, en grande partie une annexion, apporte quotidiennement la preuve de la capacité de cette dernière à rivaliser en cruauté envers les Polonais avec son ex-allié de 1939. Le protocole secret du pacte de non-agression du 23 août 1939 prévoyait en effet la division de l'Europe en sphères d'influence allemande et soviétique, le second point de ce protocole concernant le partage de la Pologne [(5) Akten zur deutschen auswaertigen Politik, 1918-1945, Série D (19371945), v. VII, pp. 140-141]. Après les invasions conjointes de la Pologne et la défaite de son armée, le 28 septembre, un nouvel accord fixe la frontière des deux zones d'occupation aux cours du Narew, du Bug et de la Pisa, avec un nouveau protocole secret prévoyant la répression commune et réciproque des activités de résistance de la part des Polonais. Victor Zaslavsky [(6) Le Massacre de Katyn, éditions du Rocher, 2003, p. 75] en cite une des clauses : "les deux parties ne permettront sur leurs territoires aucune propagande polonaise à propos du territoire de l'autre partie. Elles supprimeront sur leur territoire toutes les sources d'une telle propagande et s'échangeront des informations sur les mesures adoptées". Aussi, bien qu'elle ait pu paraître vraisemblable pour ceux qui étaient sans nouvelles de ces "prisonniers d'une guerre non déclarée" par l'URSS et malgré l'émotion soulevée par la révélation de cet assassinat de masse, la première dans cette guerre qui en comptera nombre d'autres à une échelle inimaginable alors, décapitant la Pologne de toute une partie de ses élites - les victimes étaient en effet pour une grande part des cadres de réserve venus de tous les milieux professionnels - les rédacteurs de Dziennik Polski restent prudents : "Cette terrible accusation peut être encore un de ces mensonges de la 10 propagande allemande, visant à détériorer les relations polonosoviétiques, à mobiliser l'Europe contre la Russie ainsi qu'à effacer l'impression laissée dans l'opinion publique mondiale par la divulgation récente des atrocités allemandes dont est victime la population de nombreuses villes russes". Et ils posent d'emblée la question : pourquoi donc, alors que "les Allemands sont en possession de Smolensk depuis près de deux ans, choisissent-ils ce moment précis pour lancer cette accusation" ? Les Allemands prennent en effet Smolensk peu de temps après le déclenchement de l'opération Barbarossa le 22 juin 1941, rompant ainsi unilatéralement le pacte d'août 1939 en attaquant l'URSS sans déclaration de guerre. Le délai semble dû aux révélations tardives des habitants résidant à proximité des charniers : l'article cite le bulletin de la radio de Berlin du 12 avril rapportant des témoignages d'habitants selon lesquels les officiers polonais ont été transportés du camp de Kozielsk au lieu-dit de Kozia-Gora (le mont des Chèvres), un ancien lieu de repos de la GPU [(7) Gossoudarstvennoïé polititcheskoïé oupravlénié (Direction politique d'Etat), police politique soviétique, fondue à partir de 1934 dans le nouveau commissariat du peuple aux Affaires intérieures, le NKVD (Narodnyï Komissariat Vnoutrennykh Diel)], à 20 miles (32 km environ) à l'ouest de Smolensk. Le même jour, la station de radio allemande Donausender rapporte "le témoignage d'un garde-voie des chemins de fer russe qui a vu les trains transportant les officiers polonais entre les mois de mars et de mai 1940". Cette découverte, si elle est prise avec précaution, lève cependant un mystère : celui de "l'affaire de la disparition des officiers polonais", comme le rappelle le titre général de l'article de Dziennik Polski. Après avoir pris à revers l'armée polonaise repliée à l'est en septembre 1939, les Soviétiques avaient fait quelque 250 000 prisonniers dont près de 10 000 officiers qui seront internés dans les camps de Kozielsk, en Russie occidentale, et de Starobielsk, dans l'Est de l'Ukraine. Près de 6 000 policiers, gendarmes et gardiens de prison, avec 11 quelques dizaines d'officiers, seront également internés au camp d'Ostachkow, à côté de Pskow, qui n'est pas mentionné par Dziennik Polski. Or c'est précisément depuis le printemps 1940 que leurs proches ont cessé d'avoir des nouvelles de ces prisonniers. Et les demandes d'information réitérées de la part des autorités polonaises auprès des dirigeants soviétiques à partir de juillet 1941 étaient restées sans réponse. En effet, après l'attaque allemande de juin 1941 se produit le tournant historique conduisant la Grande-Bretagne, et bientôt les EtatsUnis, entrés en guerre après Pearl Harbour en décembre 1941, à faire alliance avec l'URSS. Sous la pression de Churchill, le général Sikorski, commandant en chef de l'armée polonaise et Premier ministre du gouvernement polonais en exil, signe le 30 juillet 1941 avec l'ambassadeur Maïsky représentant l'URSS un accord rétablissant les relations diplomatiques entre les deux Etats, prévoyant une coopération militaire et par lequel l'Union soviétique donnait son accord pour la constitution d'une armée polonaise sur son territoire. Pour cela un protocole précisait que l'URSS "accord(ait) une amnistie à tous les citoyens détenus en territoire soviétique soit comme prisonniers de guerre soit pour d'autres motifs suffisants [sic]" [(8) Archives du ministère des Affaires étrangères, Vichy-Europe Y, dossier 1. Le commentaire entre parenthèses: "[sic]" figure dans l'interligne sous forme manuscrite]. L'Angleterre avait besoin de cet accord pour affermir l'alliance avec l'URSS, qui se voit ainsi blanchie du pacte avec l'Allemagne nazie, dont justement la Pologne avait payé le prix fort. Celle-ci cependant ne reçoit aucune garantie écrite sur ses frontières orientales et si, dans le 1er paragraphe de l'accord, l'URSS reconnaît que "les traités germano-soviétiques de 1939 relatifs à des modifications territoriales en Pologne ont perdu leur validité" [(9) ibid.], c'est sans reconnaître aucun droit de la Pologne sur ses parties orientales occupées par l'URSS en 1939. Cette occupation s'était traduite par une répression particulièrement brutale contre la population polonaise et ses cadres dirigeants. Selon Andrzej Paczkowski, elle toucha près d'un million de personnes [(10) Le Livre noir du communisme, 12 op. cit., pp. 521-522], soit environ 10 % de la population, par exécution sommaire (environ 30 000 personnes), incarcération et déportation (qui fera environ 100 000 morts dans les transports et dans les camps). Pour Alexandra Viatteau, les déportations, en quatre vagues à compter de février 1940 - date qui coïncide avec la décision d'exécution des officiers emprisonnés dans les camps - ont concerné 1 692 000 personnes [(11) Staline assassine la Pologne, éditions du Seuil, 1999, p. 108] dont près d'un million sont mortes ou ont disparu. C'est donc avec des prisonniers libérés de tous les camps d'URSS : "de Workuta, du Kamtchatka, de Magadan [...] ou de Kolyma [...], d'où, selon la règle, personne ne devait revenir" [(12) Joseph Czapski, Souvenirs de Starobielsk, éditions Noir sur Blanc, 1987, p. 114], ralliant leur cantonnement à l'est de Kouïbychev – où s'étaient repliées les administrations pendant l'offensive allemande – que se constitue une armée polonaise sous le commandement du général Anders, tout droit sorti de la Loubianka. Les Polonais se rendent alors compte de la disparition d'environ 14 000 détenus des camps de prisonniers de guerre, parmi lesquels seuls 400 officiers, évacués à Griazowiec à côté de Vologda en avril 1940, sont présents à l'appel. Les quelques dizaines de milliers de Polonais libérés des camps et des lieux de déportation sont alors en situation, tout à fait inédite dans l'URSS de cette époque, de pouvoir témoigner de l'existence de ces camps et des conditions qui y règnent. Ce paradoxe - que les autorités soviétiques ne tolèrent que pour apporter la preuve de leur bonne volonté auprès de leurs nouveaux alliés et parce que Moscou se trouve menacée - ne saurait cependant se prolonger indéfiniment. Près d'un an après, alors que l'offensive allemande sur Moscou a échoué et que l'armée polonaise est transférée à côté de Tachkent, la situation se dégrade : les armements promis ne sont pas fournis et les rations alimentaires sont réduites à 50% des besoins. On est alors au bord de la rupture et le général Anders ne va pas tarder à décider l'évacuation de l'armée vers l'Iran. Le 25 juillet 1942, Roger Garreau, représentant diplomatique du Comité national 13 de la France libre, envoie de Kouïbychev une note à Londres sur l'opération entreprise par les autorités soviétiques contre les représentants polonais : "Quinze des dix-neuf délégués polonais en URSS viennent d'être arrêtés [...]. (C')étaient de véritables consuls chargés des intérêts de la population polonaise dispersée à travers l'URSS. Ils jouissaient des immunités diplomatiques [...]. On a pu savoir que pour le délégué à Vladivostok la police prétend avoir trouvé chez lui des documents compromettants. L'accusation peut être justifiée dans un cas particulier, mais l'envergure des arrestations montre bien qu'il s'agit d'une mesure d'ensemble. [...] Elle peut être considérée comme un avertissement au gouvernement polonais, mais il est assez vraisemblable que le gouvernement soviétique a eu envie de se débarrasser des seuls observateurs bien placés en URSS et dont on pouvait craindre qu'ils fussent gênants ou malveillants" [(13) Archives nationales, dossier 3 AG 1/209]. C'est la raison pour laquelle les rédacteurs de Dziennik Polski formulent à nouveau avec insistance la question déjà maintes fois posée aux autorités soviétiques, en lettres capitales au début de l'article puis à nouveau en conclusion : "Que sont devenus les officiers polonais emprisonnés dans les camps de Kozielsk et Starobielsk ?". Et s'ils ne les mettent pas en accusation, du moins indiquent-ils aux Soviétiques le meilleur moyen de répondre à celle que formulent les Allemands à leur encontre : apporter la preuve qu'il s'agit d'un mensonge. De même qu'est déjà suggérée l'initiative dont l'URSS se saisira pour rompre ses relations diplomatiques avec le gouvernement polonais à Londres : confier l'affaire à l'examen d'experts internationaux. Car de preuves, les Allemands n'en manquent pas. Passant au crible les informations diffusées par les radios allemandes pendant les quatre jours précédents, Dziennik Polski cite une bonne part de celles qui seront régulièrement évoquées par la suite : les travaux d'exhumation, commencés dix jours plus tôt sur les indications d'habitants du lieu à un endroit marqué de deux croix en bois de bouleau, ont déjà permis de dégager une "première fosse commune dans laquelle étaient inhumés 3 000 cadavres en 18 couches successives". 14 Des sapins avaient été replantés sur les charniers pour en effacer les traces et les propriétés particulières du sol à cet endroit avaient permis une bonne conservation des cadavres. La GPU leur avait laissé leurs papiers personnels permettant leur identification, et notamment d'emblée celle du général Smorawinski. Les travaux menés par le professeur Buhtz de l'université de Wroclaw ont déjà permis d'identifier 155 corps et de constater qu'ils avaient tous reçu un coup de pistolet à la tête. Les radios hésitent encore sur le lieu des exécutions dont il s'avèrera qu'elles ont eu lieu à l'endroit même des fosses communes. L'une d'entre elles cite la forêt de Katyn qui deviendra le nom assumant le symbole du massacre de l'ensemble des officiers polonais disparus. Enfin les témoignages des habitants déjà évoqués permettent de dater le massacre de mars à mai 1940. Les Soviétiques vont bientôt s'attacher à apporter des preuves de la culpabilité allemande. Il semblerait cependant que dans un premier temps ils aient tenté de purement et simplement nier la découverte des charniers. Ainsi le 16 avril 1943, Roger Garreau adresse-t-il de Kouïbychev la note suivante à Londres : "La radio allemande ayant accusé les autorités soviétiques d'avoir massacré dans l'été 1941 [sic] de nombreux officiers polonais dont les restes auraient été découverts dans l'ossuaure [sic] de la région de Kozelsk [sic], la presse soviétique publie aujourd'hui un communiqué du sovinformburo qui oppose un démenti formel à cette allégation. L'ossuaire en question est un ossuaire historique de Gnezdovy [sic] qui fut un champ de fouilles archéologiques et ce sont les Allemands eux-mêmes qui massacrèrent systématiquement des centaines de milliers d'habitants en pays occupé" [(14) Archives nationales, dossier 3 AG 1/209 n°3]. Ce communiqué confond sans doute à dessein les toponymes en condensant celui de Kozielsk, nom du camp d'où viennent les victimes, avec celui de Kozia-Gora, où ont été trouvées les fosses communes ; celui de Gniezdovo désigne la localité proche ainsi que la gare où ont été débarquées les victimes. Trois semaines après, alors que l'URSS vient de rompre ses relations 15 diplomatiques avec le gouvernement polonais à Londres, Garreau récidive en reprenant la désinformation contenue dans le compte rendu par la Pravda d'articles de Wolna Polska, l'organe des communistes polonais regroupés à Moscou, qui viennent d'être constitués en Union des patriotes polonais (UPP) : "Après avoir rappelé l'affaire de l'ossuaire de Smolensk, le rédacteur (de Wolna Polska) ajoute : "On n'a pas le droit de rester passif devant le crime... Mais le gouvernement de M. Sikorski n'est pas resté passif, le gouvernement de M. Sikorski aida les assassins à prendre les postes [sic] d'accusateurs..." [(15) ibid., note du 3 mai 1943]. L'article de Dziennik Polski du 15 avril 1943 ne va pas dans ce sens. Il montre au contraire comment l'information, en soi accusatrice, est utilisée par les autorités allemandes : par une tendance nettement marquée à l'exagération de ce qui constitue déjà un crime sans précédent, par son exploitation systématique par les services de propagande et enfin pour porter l'attention de l'opinion internationale sur les crimes soviétiques afin de la détourner de ceux perpétrés par le régime nazi. L'information publiée par l'agence de presse allemande Transocéan dès le 11 avril 1943, précise en effet que les autorités militaires ont établi à 10 000 le nombre d'officiers polonais exécutés et inhumés dans les fosses communes qui ont été découvertes. Chiffre dont elles ne démordront pas, qui sera même révisé à la hausse dans les bulletins ultérieurs. Le 12 avril une conférence de presse du ministère des Affaires étrangères donne le coup d'envoi de la diffusion de l'information par toutes les stations de radio allemandes ainsi que par l'agence de presse italienne Stefani. Radio-Berlin le fera le soir même, dès son bulletin de 20 heures, ainsi que la radio allemande Donausender. Remarquons que c'est avec un décalage de près de deux jours que l'organe du gouvernement polonais à Londres donne cette information, après avoir peutêtre pris le temps de l'étudier attentivement. Le 14 avril l'affaire est directement prise en main par les services de Goebbels : "Les informations de mi-journée des stations de radio 16 allemandes placent l'affaire liée à l'assassinat des officiers polonais au premier plan, avant même les nouvelles du front. L'après-midi a été diffusé un commentaire du porte-parole du ministère de la Propagande, exclusivement consacré à la tragédie qui a eu lieu à Kozia-Gora. Il est évident que les Allemands veulent mettre à profit la tragédie des officiers polonais pour gagner à leurs côtés l'ensemble de l'Europe, bouleversée par la découverte faite à Kozia-Gora" [(16) Dziennik Polski, 15 avril 1943]. L'action allemande porte ses fruits : "les dépêches de l'agence PAT [(17) Polska Agencja Telegraficzna (Agence télégraphique polonaise), active en Angleterre pendant l'occupation] signalent la propagation des informations allemandes dans les pays neutres : [...] l'ensemble de la presse turque, une série de journaux suédois ainsi que le journal espagnol Informazione, insèrent les informations concernant cette affaire en provenance de leurs correspondants à Berlin" [(18) ibid.]. La propagande allemande enfonce le clou : il s'agit de montrer, toujours selon le porte-parole de Goebbels, "que le sort des officiers polonais assassinés constitue un avertissement éloquent de ce qui attend les peuples européens en cas de victoire bolchévique" [(19) ibid.)]. Les autorités allemandes font venir sur les lieux des délégations de journalistes de l'ensemble des pays européens. Et dès la découverte des fosses communes, elles font venir une commission polonaise afin qu'elle informe l'opinion publique en Pologne : "la radio allemande fait état de scènes bouleversantes qui se sont produites lorsque des membres de la commission polonaise ont reconnu des corps de proches parmi les victimes" [(20) ibid.]. Marian Wodzinski, expert en médecine légale et par ailleurs membre de la Résistance [(21) AK - Armija Krajowa (Armée de l'intérieur) - placée sous l'autorité du gouvernement polonais à Londres], a dirigé les travaux d'exhumation et d'autopsie de la délégation de la Croix-Rouge polonaise dans la forêt de Katyn du 29 avril au 3 juin 1943. Au début de son rapport, il mentionne cette première commission polonaise : "Le 14 avril 1943, mon collègue à l'institut de médecine légale 17 de Cracovie, le Dr Thadée Praglowski, alla à Katyn avec une délégation de la Croix-Rouge polonaise. Après son retour, je lui demandai, au cours d'une conversation privée, son impression et quelques détails sur ce qu'il avait vu sur place. Le Dr Praglowski me dit qu'à son arrivée à Katyn les fosses n'avaient pas encore été entièrement ouvertes et que les jeunes pins de trois à quatre ans étaient encore plantés par-dessus. Ceci montrait que les fosses remontaient à plus de deux ans, c'est-àdire à une époque où Katyn était encore aux mains des Russes. En ce qui concerne les doutes quant au fait que les fosses fussent bien celles des officiers polonais manquants, le Dr Praglowski me répondit que parmi les quelques corps exhumés il avait reconnu un de ses camarades d'université" [(22) Général W. Anders, Katyn, éditions France-Empire, 1949, p. 210]. Marian Wodzinski avait commencé par rappeler l'état de l'opinion publique en Pologne occupée : "le communiqué allemand relatif à la découverte de Katyn fut un coup très dur pour toute la communauté polonaise. Malgré notre expérience de la cruauté de l'occupation allemande, au début on émit les plus grands doutes quant à la possibilité d'un crime commis à une telle échelle, surtout par les autorités soviétiques" [(23) ibid., pp. 209-210]. Les jours précédant l'annonce du massacre de Katyn, Dziennik Polski fait d'ailleurs régulièrement état de cette cruauté. Dans son édition du 8 mars 1943, il cite l'agence PAT : "Les dernières informations de Pologne font savoir que de nouveaux transports de Polonais arrêtés, principalement au sein de l'intelligentsia [(24) En Pologne, le terme d'intellingentsia ne désigne pas uniquement la classe intellectuelle, il désigne également tous les responsables dans les différents secteurs de la société], arrivent sans interruption à Auschwitz. [...] Des exécutions de Polonais emprisonnés ont lieu à peu près tous les jours. [...] Les sentences sont exécutées par intoxication des condamnés dans une chambre à gaz. Les corps des victimes sont incinérés dans un crématorium". Le 19 mars, soit exactement un mois avant le début officiel de l'Insurrection, sous le titre : "Massacre des Juifs au ghetto de Varsovie - 50 18 Allemands ont été tués pendant les combats", Dziennik Polski rapporte le tragique appel du ghetto de Varsovie : "La liquidation du ghetto de Varsovie est accélérée. L'objectif est de vider complètement le ghetto avant l'arrivée du printemps. Les méthodes utilisées par les Allemands sont d'une inhumanité sans bornes. Là comme ailleurs, les Juifs s'efforcent d'opposer une résistance. Dernièrement, quand la police allemande a procédé à l'expulsion forcée des habitants d'un bloc d'immeubles, des combats ont éclaté à plusieurs reprises avec un certain nombre de résidants, au cours desquels 50 Allemands furent tués. En réponse, la police allemande a utilisé des fusils automatiques et massacré plusieurs centaines de Juifs. Le massacre a duré trois jours, jusqu'à ce que le bloc d'immeubles ait été évacué et 6 000 Juifs emmenés". Lord Cranborne, au nom du gouvernement britannique, affirme cependant "qu'il ne faut pas considérer les persécutions en Europe exclusivement du point de vue de la question juive, parce que les Polonais, les Tchèques et d'autres peuples ne souffrent pas moins". Ces propos sont rapportés dans Dziennik Polski du 24 mars 1943, à la suite de la déclaration de l'archevêque de Canterbury, primat de l'Eglise d'Angleterre, qui a publiquement souligné le sort tragique des Juifs en Pologne, particulièrement au ghetto de Varsovie, et fait des propositions d'aide. Lord Cranborne, lui répondant ainsi, fait état d'un accord conclu par le ministre des Affaires étrangères Anthony Eden, avec le gouvernement des Etats-Unis, au sujet d'une action immédiate pour venir en aide à la population persécutée d'Europe, et notamment celle de l'Est. Le tournant de la guerre, moment où va éclater l'affaire de Katyn, avec le débarquement allié en Afrique du Nord fin 42 et la victoire soviétique de Stalingrad le 2 février 43, semble stimuler la résistance polonaise, exposée à de terribles représailles : le 20 mars 1943, Dziennik Polski fait état d'une grève de trois jours à Radom, suivie d'exécutions massives sur les places de la ville, ainsi que de "formes de mobilisation totale en Pologne". Le 29 mars, sous le titre : "Sur le front de la Pologne souterraine", le journal évoque une bataille près de Krasnobrod qui a duré douze jours, 19 au cours de laquelle les Allemands ont dû faire intervenir l'aviation et les chars contre les combattants polonais : "de nombreux villages ont été rasés, toute la population exterminée". Dans les jours qui suivent, Dziennik Polski continue à poser la question du sort des officiers polonais après la liquidation des camps de prisonniers de guerre au printemps de 1940, à dénoncer l'exploitation de la découverte des charniers de Katyn par la propagande allemande et à demander que l'affaire soit examinée par une commission d'enquête internationale constituée des meilleurs spécialistes. Le jour même où la première commission polonaise est conduite à Katyn, le 14 avril, un message du général Rowecki, commandant en chef de la Résistance polonaise, parvient de Varsovie au général Sikorski à Londres : "Aux environs de Smolensk les Allemands ont découvert un charnier contenant plusieurs milliers de nos officiers du camp de Kozielsk, massacrés en mars et avril 1940. Plusieurs Polonais de Varsovie et de Cracovie y ont été spécialement amenés pour prendre part à l'inspection de ce charnier. Leur relation ne permet pas de douter de l'authenticité du massacre. L'opinion est en effervescence, je rapporterai les détails au plus tôt." [(25) Cité par Jerzy Tuszewski, Armand-Hubert-Brutus, Trzy oblicza agenta (Les trois visages d'un agent), éditions CB, Varsovie, 2005, p. 355. Passage traduit du polonais par l'auteur comme ceux cités par la suite]. Le 8 avril en effet, "comme la foudre d'un ciel serein tomba sur la société polonaise la nouvelle que les gouverneurs hitlériens des districts de Varsovie, Cracovie et Lublin avaient rassemblé un certain nombre de responsables pour les informer de la découverte de charniers d'officiers polonais assassinés par les Russes. Le 10 avril 1943, les Allemands mirent dans un avion la première délégation polonaise afin qu'elle examine sur les lieux les fosses communes. [...] Simultanément, les noms des victimes de Katyn commencèrent à être publiés dans des journaux" [(26) Brochure réalisée par l'Institut social de la mémoire nationale JosephPilsudski en 1977]. 20