Paru dans la revue L’Homme et la Société numéro 156 (2006) Note critique L’énigmatique retour de Keynes1 Thierry Pouch D ans leur empressement à asseoir leur domination sur la science économique et à évacuer toute trace de keynésianisme tant dans les analyses théoriques que dans les pratiques de politique économique, les théoriciens néo-classiques avaient indiqué, à l’instar du Lauréat du Prix Banque de Suède en Sciences économiques en la mémoire d’Alfred Nobel, R. E. Lucas, que la lecture de l’œuvre de Keynes et de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie en particulier, était inutile, superflue, risquant de détourner l’étudiant des vrais enjeux de la science économique. Cette offensive menée contre Keynes et ses recommandations de politique économique a pourtant été, depuis plus de vingt-cinq ans, largement discréditée. Le renoncement à toute forme d’interventionnisme étatique dans les mécanismes économiques à des fins de régulation ne s’est pas généralisée. Les pratiques keynésiennes de politique économique sont toujours en vigueur et l’on peut de trois façons le démontrer. On sait en effet que la croissance de l’économie américaine a reposé, sous l’impulsion de R. Reagan et de ses successeurs, sur une politique économique expansionniste, expliquant le différentiel actuel de croissance avec la zone euro. L’impulsion budgétaire au Japon constitue une preuve supplémentaire de la persistance de l’esprit de Keynes dans l’usage des outils de politique macroéconomique. Enfin, le non respect du critère de Maastricht par certaines économies de la zone euro, critère selon lequel le déficit public ne doit pas dépasser 3% du Produit Intérieur Brut (PIB), apporte la démonstration que le recours aux pratiques, directes ou indirectes, de soutien de l’activité demeure vivace, et sans lequel le taux de croissance du PIB de la zone, déjà bien faible, serait 1 Les échanges de points de vue que j’aie eus avec R. Sobel (Université de Lille I et CLERSE), ont été d’un réel apport pour établir cette note critique. Qu’il en soit chaleureusement remercié. 1 dans l’abîme, entraînant une explosion du chômage dans les sociétés industrialisées au-delà de ce qu’elles connaissent depuis trente ans. Qu’en est-il de la théorie économique ? Cette présence de Keynes et du keynésianisme, certes très en-deçà de ce que l’on a connu durant la période, disons mythique, des « Trente glorieuses », où étaient associés croissance élevée et plein emploi, contraste avec son effacement dans les cursus universitaires. De dominante dans l’université au début de la décennie soixante, au point que même un économiste comme Milton Friedman, pourtant farouchement hostile à Keynes, avait pu déclarer, que désormais, « nous sommes tous keynésiens », la théorie de Keynes est devenue dominée, au même tire d’ailleurs que bon nombre d’écoles se réclamant d’une démarche hétérodoxe. Un enquête auprès des étudiants français montrerait que fort peu d’entre eux ont lu, ou ont eu à lire, depuis leur entrée en première année de science économique, ne serait-ce qu’un chapitre de la Théorie générale. En fait, les controverses et réactions suscitées par la publication en 1936 de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, réactions qui se sont organisées dès 1947 principalement autour de F. V. Hayek fondateur de la Société du Mont Pèlerin, n’auront jamais cessé, pour finalement aboutir à une espèce d’éradication de la pensée de Keynes, ou du moins à son discrédit. Et pourtant, Keynes demeure une figure emblématique de la pensée économique contemporaine. L’éradication de cette pensée du champ de la science économique contemporaine n’a été que partielle. Pour les générations antérieures, l’auteur du Treatise on Money est indissociable de la profonde mutation qu’a connue le capitalisme à partir des années trente. Son nom est associé à la croissance et au plein-emploi, et peut-être abusivement, à une « révolution », au sens épistémologique du terme, la célèbre « révolution keynésienne ». Deux ouvrages récents reviennent sur l’homme et sur sa théorie économique. On pourrait interpréter ces nouveaux regards sur Keynes comme des expressions d’une nostalgie déroutante étant donné le degré d’ouverture des nations dans la globalisation économique. Déroutante tout d’abord parce que la globalisation aurait rendu obsolète toute tentative de mener isolément une politique économique d’inspiration keynésienne. En raison ensuite de l’absence de clarté d’une théorie économique, des nombreuses contradictions qui la jalonnent, rendant difficile et du coup fort peu convaincante la lecture de la Théorie générale, aux dires des adversaires de Keynes. Les deux ouvrages de Gilles Dostaler et de Franck Van de Velde, bien que se situant sur des registres différents, se rejoignent sur un objectif : réhabiliter la théorie de Keynes dans un 2 contexte économique et politique qui selon eux s’y prête2. Selon G. Dostaler, les inégalités, la destruction de l’environnement, la faiblesse de la croissance, le chômage, indicateurs des effets d’une libéralisation outrancière des sociétés gérées par le tout marché, rendent une actualité à l’auteur de La fin du laissez-faire. Actualité dont F. Van de Velde souligne l’urgence au regard de l’évolution de la construction européenne, laquelle repousse depuis plusieurs décennies toute perspective de création « d’un espace de gestion politique de la demande globale, dans le cadre duquel les instruments monétaires, fiscaux, budgétaires et autres d’une politique de plein-emploi retrouveraient leur pleine efficacité » (page 212). Deux ouvrages complémentaires donc, tant le premier s’attache à mettre en relief l’homme, tandis que le second entend réaffirmer le caractère révolutionnaire de la théorie de Keynes, révolution prise au sens de Kuhn. Examinons les deux démarches en les soumettant à une critique, car la réhabilitation de Keynes interpelle l’économiste, notamment lorsqu’il s’agit de se prononcer sur l’émancipation des individus. Que peut-on attendre de Keynes aujourd’hui ? Deux livres à lire ou la fascination exercée par Keynes Inviter à une lecture de ces deux ouvrages n’est pas de pure forme, réductible à un exercice académique soulignant les mérites de travaux universitaires et qui trouverait place dans la rubrique des notes de lecture d’une revue d’économie. Il s’agit de deux ouvrages qui livrent des informations précieuses à la fois sur un personnage, sa vision du monde et sur son approche de l’activité économique au travers d’une théorie. Et d’ailleurs, on ne peut que recommander d’enclencher l’investigation sur Keynes par la lecture du travail de G. Dostaler. G. Dostaler n’est certes pas le premier historien de la pensée économique à livrer une biographie intellectuelle de l’économiste anglais J. M. Keynes. Il rappelle d’ailleurs quelques figures de l’économie ayant consacré des efforts soutenus pour dresser un portrait complet de Keynes, parmi lesquelles Skidelsky, producteur de trois volumineux tomes sur ce sujet. G. Dostaler inscrit selon nous sa recherche dans une dimension ayant trait à l’histoire sociale d’une doctrine économique, celle de Keynes. En cela, le livre ne pourrait prendre place dans un pur registre d’histoire de a pensée économique, mais plutôt dans celui de l’histoire des idées. Cette posture intellectuelle est suffisamment rare en économie, discipline ayant la fâcheuse tendance à ne considérer son histoire que sous l’angle d’une succession linéaire de 2 G. Dostaler [2005], Keynes et ses combats, éditions Albin Michel, coll. « Bibliothèque Histoire », et F. Van de Velde [2005], Monnaie, chômage et capitalisme, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « économie retrouvée ». 3 théories, oubliant que les auteurs et leurs doctrines sont indissociables d’un contexte historique, social, politique, autant que scientifique. Et G. Dostaler a raison d’indiquer assez rapidement que la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, si elle peut certes être appréhendée comme un aboutissement des recherches antérieures de Keynes, ne saurait être comprise sans une connaissance intime de l’individu Keynes, de sa vie privée, de ses amitiés, de sa vision du monde, de ses attaches philosophiques, ainsi que des diverses professions occupées. En ce sens, l’ouvrage de G. Dostaler devrait être entre les mains de tous les étudiants en sciences économiques dans la mesure où ils y puiseraient des informations utiles sur le processus de production du discours scientifique. De même, et là encore l’auteur se distingue habilement de ses collègues historiens de la pensée économique, toute investigation sur ce personnage illustre doit nécessairement faire un détour par l’Angleterre de la fin du dix-neuvième siècle afin de débusquer les motivations profondes, pas forcément apparentes lors de la lecture de la Théorie générale, ayant conduit Keynes à écrire ce qu’il a écrit. C’est pourquoi G. Dostaler a inséré une brève mais utile histoire politique de l’Angleterre de la fin du dix-neuvième siècle vis-à-vis de laquelle de nombreux intellectuels, amis ou proches de Keynes, ont pris position. Mais là n’est probablement pas l’essentiel. Ce qui, à la lecture du livre, apparaît décisif, c’est la formation de la pensée de Keynes au contact du groupe de Bloomsbury, dont les conceptions et les aspirations de ses membres ont pu orienter le regard que Keynes porta sur les affaires humaines. De ce point de vue, les échanges permanents de Keynes avec le groupe de Bloomsbury, les débats qu’il a eus avec des personnalités aussi importantes que Wittgenstein, ou ses conversations avec Virginia Woolf, et ses collègues économistes, dévoilent un homme sans doute plus proche de la philosophie et de l’art que de l’économie, position congénitalement étrangère aux analyses des économistes purs. Et c’est bien ce profil intellectuel de Keynes qui semble autant fasciner G. Dostaler, dont on connaît par ailleurs les nombreux articles livrés depuis de longues années sur cet auteur. G. Dostaler fait en effet partie de ces économistes qui ne se résolvent pas à admettre sans discussion que l’économie est une science. Keynes a produit avant tout une Weltanschauung, reposant sur des « fondements éthiques et épistémologiques conduisant à une remise en cause de la scientificité d’une discipline économique considérée comme autonome » (page 451). Mais G. Dostaler a également le grand mérite de tordre le cou à cette légende faisant de Keynes le grand architecte du plein-emploi d’après-guerre. La vérité est autre. Elle réside dans le fait que la Théorie générale de l’emploi de l’intérêt et de la monnaie n’a été que la traduction théorique de pratiques de politique économique engagées dès les années trente aux 4 États-Unis, et en Europe ensuite, notamment avec le Plan Marshall. C’est donc bien la guerre qui fut à l’origine du plein-emploi. Mais G. Dostaler rappelle que c’est dans cette attitude contestataire vis-à-vis du monde que l’on peut trouver l’orientation prise par Keynes, et pas seulement en économie. Les pages sur sa morale, sa lecture des questions sexuelles, son rapport à l’art, à l’argent, ses angoisses relevant de la psychanalyse, sont à cet égard savoureuses, et permettent de réaffirmer que l’économiste, sous ses modèles théoriques, n’en est pas moins un homme. Du coup, placé devant autant de riches informations, l’économiste se laissera prendre au piège que semble lui tendre G. Dostaler, à savoir que l’économie, dans le tumulte du monde, doit nécessairement passer au second plan des préoccupations des hommes. L’ouvrage de F. Van de Velde s’inscrit, on l’a dit, dans un autre registre, celui de la théorie de Keynes, qu’il oppose aux théories classique et néo-classique. Ouvrage qui rebutera le non initié, malgré l’effort de pédagogie fourni par l’auteur, en raison d’une approche très théorique qu’accompagne un recours à une formalisation mathématique pourtant abordable. Mais justement, l’ouvrage de F. Van de Velde apparaît complémentaire à celui de G. Dostaler, en ce sens que, si ce dernier offrait l’opportunité d’en savoir davantage sur le personnage de Keynes, de resituer sa théorie économique dans une perception générale du monde, celui de l’économiste de l’Université de Lille I constitue un examen fouillé de la théorie économique de Keynes, qui pourrait prétendre au statut de « manuel d’économie keynésienne », si cette appellation n’avait pas été si galvaudée. L’idée de ramener le travail de Van de Velde à un « manuel d’économie keynésienne » aurait de quoi surprendre, car la fin du livre indique en effet qu’un retour à l’économie de Keynes et aux principes de politique économique qu’il avait suggérés d’appliquer dans le dernier chapitre de sa Théorie générale, serait salutaire pour une Union européenne en panne de croissance, exposée à un chômage de masse, et n’ayant que la privatisation des forces de l’économie comme horizon. C’est parce que la théorie de Keynes, son apport à la science économique n’a pas été véritablement intégré, dit F. Van de Velde, qu’un retour à son message s’impose. Car s’il y avait eu véritablement intégration de ce message au corpus de la théorie économique contemporaine, « le retour à Keynes pourrait être réservé aux historiens de la pensée économique « (page 14). L’ouvrage est donc davantage qu’un manuel, puisqu’il suggère de revenir sur les « fondamentaux » de la théorie de Keynes. Ce qui fait l’originalité du travail de F. Van de Velde réside dans l’approche comparative qu’il établit entre d’un côté « l’économie réelle de production » propre au système ricardien, « l’ économie réelle d’échange » des néo-classiques, et « l’économie monétaire de 5 production » de Keynes d’autre part. Ce faisant, l’auteur revient sur un siècle et demi de controverses théoriques qui pourraient constituer une bonne armature scientifique à l’étudiant en économie, et il rétablit au passage quelques vérités sur les intentions et les démonstrations de ces grands auteurs. Il rappelle par exemple ce que fut l’obsession de Ricardo quant au risque d’état stationnaire que courrait, et court toujours d’ailleurs, le capitalisme. Comment ne pas transposer du coup ces rappels fondamentaux à la réalité du capitalisme contemporain ? Le sacrifice de l’agriculture qu’occasionna en Angleterre le système ricardien d’accumulation du capital et le théorème des avantages comparatifs qui lui fait suite, résonne en quelque sorte dans les déclarations récentes d’un T. Blair sur les budget agricole. Toutes ses théories convergent vers une négligence de la monnaie et de son rôle dans le capitalisme (la monnaie est un voile), monnaie que Keynes entrepris justement de rétablir dans la théorie économique. En soulignant les apports fondamentaux, mais également les limites de l’économie de Keynes, F. Van de Velde n’en insiste pas moins sur une idée, véritable axe central autour duquel tourne son ouvrage : « la permanence de la question keynésienne ». Cette question, décortiquée en son temps par ce grand keynésien français que fut A. Barrère, et en cela, F. Van de Velde se fait son héritier, c’est celle de la demande globale. Elle prend une résonance particulière aujourd’hui, en raison de l’échec de vingt cinq ans de politique d’offre centrée sur la dérégulation des économies modernes, et plus spécifiquement dans l’Union européenne. L’urgence, selon F. Van de Velde, est bien de réhabiliter une politique économique de demande globale dans une Union confrontée à un chômage de masse, et arc-boutée sur des politiques restrictives incapables de résoudre ce mal. Façon de rappeler que le marché n’est pas la seule institution en mesure de garantir l’équilibre de plein-emploi. Résoudre l’énigme de l’engouement pour Keynes Gageons que ces deux publications inciteront les jeunes générations actuelles à lire les principales œuvres de cet auteur qu’était Keynes. Gageons dans le même temps que la profession des économistes sera plus que par le passé convaincue que Keynes ne fut pas l’abominable promoteur d’une politique économique ayant débouché, comme l’ont prétendu avec, parfois, une dose de férocité, certains néo-classiques comme M. Friedman, ou d’autres autrichiens comme F. A. Hayek, sur l’inflation et le chômage. La vision de Keynes n’a jamais été réduite à la seule nation, ainsi que l’on a trop souvent pu le lire, puisque l’on sait qu’il était préoccupé par les tensions internationales et soucieux de leur stabilité. Il est sur ce point clairement et judicieusement rappelé que Keynes fut surtout l’un des architectes de la 6 construction des institutions internationales d’après-guerre, et des accords de Bretton-Woods en particulier, accords sur lesquels s’est édifié le si contesté Fonds Monétaire International. Les deux livres de G. Dostaler et de F. Van de Velde constituent des invitations à se débarrasser d’un certain keynésianisme, celui de la synthèse néo-classique notamment, élaboré par J. R. Hicks puis P. A. Samuelson. Peut-on pour autant, comme le suggère F. Van de Velde, considérer que la théorie de Keynes est une alternative aux classiques et aux néoclassiques, un discours irréductible à tous ces courants ? Vieux débat, dont on sait qu’il a nourri les réflexions de certains économistes français comme O. Favereau3. Sur le strict plan de l’analyse économique, le drame de Keynes est d’avoir entraîné ses lecteurs sur une piste dangereuse, celle qui a consisté à dire que, une fois l’équilibre de plein-emploi rétabli, la théorie « K-lassique » au sens de Keynes reprendrait tous ses droits, ruinant en quelque sorte la percée qu’il aurait souhaitée décisive à l’encontre du dispositif néo-classique. De même, l’opposition établie par F. Van de Velde entre l’économie de Ricardo et celle de Keynes n’est pas aussi tranchée qu’il l’affirme. Après tout, les recommandations de politique économique de Keynes, destinées à relancer l’investissement, sont-elles si différentes de celles d’un Ricardo insistant pour démontrer la supériorité du libre-échange pour relancer l’accumulation du capital afin de repousser l’état stationnaire de l’économie, véritable obsession des économistes ? La résurgence cyclique de Keynes nécessite toutefois un regard critique sur cet auteur, sur cette figure légendaire de la science économique. La lecture des deux ouvrages laisse en effet une impression étrange, celle de voir resurgir Keynes dans les moments les plus sombres de la vie sociale des hommes, celle où le chômage et la misère augmentent, faisant de cet économiste le recours ultime pour construire une existence meilleure, ou du moins un guide pour la construction européenne. Cette vision d’un Keynes ayant revêtu les oripeaux du Messie économique est d’autant plus facile à construire que l’expérience historique joue en faveur de l’Anglais. Mais la difficulté réside, ainsi que l’avait souligné P. Mattick dans un de ses ouvrages bien oublié aujourd’hui, c’est que Keynes est davantage connu pour les solutions qu’il avait suggérées que pour son analyse des crises du capitalisme4. Ces solutions, faut-il le rappeler ici, ne purent être adoptées par les classes dominantes de l’époque, que parce que le capitalisme était exposé à des dangers menaçant sa survie, la crise d’un côté et la construction du socialisme dans l’Union soviétique de l’autre. Que serait devenu Keynes sans ces 3 Lire O. Favereau [1985], « L’incertain dans la révolution keynésienne. L’hypothèse Wittgenstein », Économies et Sociétés, série PE, numéro 3, mars, p. 29-69. 4 Cf. P. Mattick [1969], Marx and Keynes. The Limits of the Mixed Economy, Porter Sargent Publisher, Boston, éditions Gallimard pour la traduction française, coll. “Les Essais”, 1972. 7 menaces ? Dans un avenir peut-être moins éloigné qu’on le croit, gageons sur ce point que l’esprit pragmatique de Keynes sera réhabilité pour sortir les économies capitalistes de l’ornière, l’exemple américain étant là pour indiquer que l’histoire ira sans doute dans ce sens. Disant cela, nous réactivons des controverses qui n’en finiront pas sur le rôle crucial qu’a joué l’auteur des Conséquences économiques de la paix dans le devenir des sociétés contemporaines. En découle un questionnement sur le discrédit qui fut jeté sur lui à partir de la fin de la décennie soixante. Pourquoi s’être débarrassé de Keynes alors que les recettes qu’inspira son œuvre ont été couronnées de succès ? Répondre à ce questionnement nécessiterait d’avoir recours à une analyse en termes de classes sociales, de lutte de classes, ce dont Keynes avait précisément horreur. L’on ne peut sur ce point que rendre hommage à G. Dostaler, dont le souci de l’objectivité l’a poussé jusqu’à rappeler, fort judicieusement, que Keynes était un grand bourgeois, sceptique quant à la capacité de la population à saisir les ressorts des enjeux politiques et économiques du monde, conformément à la thèse du théoricien anti-révolutionnaire qu’était E. Burke. Issu d’une classe sociale très favorisée, comme du reste ses amis du groupe de Bloomsbury, Keynes voyait dans la régulation du capitalisme un instrument indispensable à la garantie des privilèges que ces gens-là détenaient. Les doutes émis quant à l’équilibration spontanée du marché étaient donc soustendus par une vision du monde elle-même fondée sur le maintien de privilèges de la bonne société intellectuelle anglaise, n’ayant que mépris pour les ouvriers crasseux (« la guerre des classes me trouvera toujours du côté de la bourgeoisie cultivée », disait Keynes dans « Am I a Liberal ? », texte traduit en français dans l’édition de recueil de textes intitulée La pauvreté dans l’abondance). Keynes fut alors probablement moins le sauveur du capitalisme que celui des intérêts de sa classe. C’est en cela que Keynes peut-être qualifié de néo-libéral, terme dont la signification aurait de quoi faire frémir tous les alter-mondialistes ou supposés tels. En réalité, Keynes se réclamait d’un « nouveau libéralisme ». Que cherche-t-on à travers Keynes aujourd’hui si ce n’est à apprivoiser une fois encore un système économique qui aurait apporté la démonstration qu’il peut être à l’origine du progrès et du bonheur ? Ne serait-ce pas revenir à cette considération de J. S. Mill, qui, dans ses Principes d’économie politique, dont la première édition anglaise remonte à 1848, faisait des économistes les thuriféraires de l’économie et du progrès, leur fonction étant avant tout de rechercher les instruments offrant au système de persévérer dans son être ?5 Confrontés à l’inéluctable perspective de l’état 5 Nous utilisons ici la traduction française de l’œuvre de J. S. Mill [1854], Principes d’économie politique, éditions Guillaumin et Cie, Paris, Livre quatrième, chapitre VI. 8 stationnaire, les économistes ne sont pas en mesure, disait J. S. Mill, de penser autre chose que le progrès, « car la tendance de leurs écrits est de placer dans l’état progressif, et dans l’état progressif seulement, tout ce qui est économiquement désirable » (pages 353-354). Ce serait nous amener trop loin dans cette note critique des deux ouvrages que de prolonger un débat largement ouvert par ce numéro de L’Homme et la Société consacré à la richesse. Toutefois, le diagnostic de J. S. Mill vaudrait pour Keynes et sa vision du monde. Mill n’était pas véritablement enchanté par l’idéal de société qui se présentait à lui au milieu du dix-neuvième siècle. Le vœu de voir réactiver les principes fondamentaux d’une politique économique d’inspiration keynésienne ne déboucherait pas pour autant sur un autre mode d’existence que celui qu’impose le capitalisme, même « keynésianisé » si l’on veut bien nous autoriser à faire usage de ce mot barbare. On trouvera chez Mill ce propos qui incitera l’économiste d’obédience keynésienne à poursuivre sa réflexion sur le devenir du capitalisme : « J’avoue que je ne suis pas enchanté de l’idéal de vie que nous présentent ceux qui croient que l’état normal de l’homme est de lutter sans fin pour se tirer d’affaire, que cette mêlée où le se foule aux pieds, où l’on se coudoie, où l’on s’écrase, où l’on se marche sur les talons et qui est le type de société actuelle, soit la destinée la plus désirable pour l’humanité, au lieu d’être simplement une des phases désagréables du progrès industriel » (page 355). Si la croissance de plein-emploi après la deuxième guerre mondiale a pu laisser croire que le bienêtre collectif était désormais garanti et à portée de mains, ce qui s’est ensuite passé démontre la protée du propos de Mill. Et ce sont précisément les classes dominantes, aisées, appartenant à une certaine élite, réussissant à convaincre les élites de l’économie évoluant dans l’administration et la recherche, de se convertir à la doctrine du libéralisme, oeuvrant ainsi à la remise en cause de la société keynésienne à partir de la fin des années quatre-vingt6. Lutte des classes, quand tu nous tiens ! La critique exprimée ici apparaîtra sévère, d’autant plus sévère que la lecture des deux ouvrages inciterait à suggérer un peu moins de complaisance envers Keynes, pour peu que l’on veuille bien adopter le point de vue de Marx, selon lequel si le libre-échange doit précipiter, accélérer la chute du capitalisme, alors votons pour le libre-échange. Élément supplémentaire incitant au scepticisme quant à toute perspective d’alliance entre Marx et Keynes sur le plan de l’analyse économique comme sur le plan politique. Comment d’ailleurs raisonnablement envisager une telle alliance quant on sait ce que Keynes pensait de Marx ? Car toute réhabilitation des principes de politique économique de Keynes, ou d’inspiration 6 Cf. B. Jobert et B. Théret [1994], « La consécration républicaine du néo-libéralisme », in B. Jobert et B. Théret (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, éditions L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », p. 21-85. 9 keynésienne, n’aboutirait qu’à légitimer davantage le capitalisme et à faire de toute révérence envers cet auteur une nostalgie d’un âge supposé d’or, celui de la croissance de plein-emploi d’après-guerre7. Nostalgie du fixe, de la possession de l’avenir, de la maîtrise de l’évolution de la société. Keynes lui-même était suffisamment angoissé par l’incertitude pour construire des principes de vie et de politique économique en mesure de garantir la possession du monde. En cela, G. Dostaler a eu raison de nous rappeler que Keynes n’était pas un économiste comme les autres. Sa théorie économique est bel et bien indissociable d’une approche « romantico-morale » du monde, pour le dire comme C. Rosset8. Son objectif était-il alors de se rassurer que ce monde ne lui échappait pas totalement ? Université de Marne La Vallée OEP-ART François Perroux 7 Se reporter à deux de nos articles. T. Pouch [1999], « Un illusoire retour à Keynes », Les Temps Modernes, numéro 603, Mars-Avril, p. 109-123, ainsi que T. Pouch [2005], « Nostalgie ou alter-mondialisme ? », Les Temps Modernes, numéro 630, Mars-Juin, p. 310-325. 8 Lire sur ce point C. Rosset [2000], Le monde et ses remèdes, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », première édition 1964. 10