Les Français et l`Empire colonial. 1875-1914

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Les Français et l’Empire colonial.
1875-1914
Introduction :
-L’ augmentation considérable de l ’Empire colonial français aurait-elle pu laisser l’opinion
publique française vierge de tout débat ?
-Nous entendrons par les Français l’ensemble des leaders de l’opinion publique française (
acteurs politique, économiques et culturels) mais aussi l’opinion publique dans son ensemble.
-Assiste-t-on entre 1875 et 1914 à l’émergence d’une France coloniale, c’est à dire au
développement de l’idée colonialiste au sein de l’opinion publique française, ou l’exaltation
de l’Empire et de son expansion est-elle réduite au seul « pari colonial » ?
I.
L’empire colonial soulève de profonds antagonismes parmi les leaders de
l’opposition française :
Les profonds antagonismes issus du débat sur l’expansion coloniale ne trouvent pas leur
calque dans les oppositions politiques entre Républicains et conservateurs au cours de la
période étudiée (1875-1914). Ainsi, par exemple, le parti colonial est un parti original dans la
mesure où il recouvre un certain nombre de familles politiques très différentes.
Le débat colonial peut alors s’apparenter à une nouvelle balise politique dans la mesure où
celui-ci dépasse les clivages traditionnels existants. Il est alors possible d’établir de nouveaux
antagonismes entre les leaders de l’opposition publique et notamment ceux qui sont
favorables ou non à l’empire colonial et à la poursuite de sa conquête.
A. Le discours colonial
1) L’Empire colonial est une nécessité dans la mesure où il participe à l’ordre
social :
E. Renan, notamment, explique pourquoi la colonisation est un moyen d’échapper au
socialisme : « une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la
guerre du riche et du pauvre ».
Leroy-Beaulieu, lui aussi, participe à cette propagande en utilisant comme tribune ses
nombreux ouvrages, Le Journal des Débats ainsi que ses cours à l’Ecole Libre des Sciences
Politiques. Il estime que le départ des « individus isolés et d’un caractère spécial, les déclassés
qui se sentent enchaînés en Europe » est une garantie de sécurité et de repos car « ces
individus turbulents sont un ferment de troubles et de désaccords ».
L’ouvrage de J. Reinach est là aussi éclairant : ainsi dans les Récidivistes (1882) il écrit : « Je
voudrais que la République parle ainsi à tous ces hommes (les repris de justice) : vous avez
démérité de la vieille France, je vous offre de créer de l’autre coté de l’Océan une France
nouvelle ».
A chaque période de difficultés ou à chaque discours de coloniaux qui veulent donner une
direction nouvelle à l’expansion française, la colonisation est présentée comme un remède à la
crise sociale. « La colonisation comme soupape de sûreté d’une nation » est une expression
très répandue, et ce même dans le dictionnaire comme en témoigne l’article « Colonie » du
Nouveau Dictionnaire d’économie politique de J. Chailley (1891).
L’argument est aussi couramment employé à la Chambre, par les membres du Parti Colonial
(exemple du rapport Chautemps en 1895). Cependant le lien fait dans le discours colonial
entre colonisation et ordre social est aussi un moyen de discréditer l’anticolonialisme
socialiste. Ainsi dans la revue des Deux Mondes ont peut lire : « les colonies servent de
soupapes de sûreté, les hommes hardis, aventureux, vont y chercher fortune ce qui diminue le
nombre de mécontents et donc le nombre de militants ».
2 ) La France se doit d’assurer sa mission civilisatrice au sein de l’Empire
colonial :
Les Républicains Ferry et Gambetta ont fait de la politique coloniale une des missions de la
III ème République. J. Ferry est le principal partisan du devoir civilisateur de la France.
« L’œuvre civilisatrice qui consiste à relever l’indigène, à lui tendre la main, à le civiliser,
c’est l’œuvre quotidienne d’une grande nation. »
A la fin du XIX ème siècle, l’idée que la colonisation permette l’éducation des barbares et que
cela corresponde au génie de la France, est alors très répandue. Cette idée ne fait toutefois pas
l’unanimité, même chez les coloniaux.
3) L’argumentation politique des hommes d’état et des publicistes impérialistes :
Les propos de Leroy-Beaulieu sont ici éclairants : « Un peuple qui colonise, c’est un peuple
qui jette les assises de sa grandeur dans l’avenir et de sa suprématie future ».
Gambetta souhaite que la France vaincue mais non pas ruinée puisse reprendre véritablement
le rang qui lui appartient dans le monde. Il faut, selon lui, « sortir du rond autour de la
question d’Alsace-Lorraine ».
Les publicistes expliquent quant à eux qu’il faut se hâter face à la concurrence internationale
prévisible de nombreuses nations et notamment de l’Angleterre et de l’Allemagne. Ainsi, la
politique de recueillement qui consiste à regarder vers les provinces perdues est considérée
par beaucoup de colonialistes comme le chemin de la décadence.
Il s’agit alors de lutter pour que la France ne soit pas un siècle plus tard une puissance
européenne de second rang.
Ainsi, G. Charmes affirme : « la lutte des peuples et des races a désormais le globe entier pour
théâtre » et que le fait de perdre des terres en Europe ne justifie pas d’en perdre dans le
monde.
Cependant, après la défaite de Lang Son, présentée à l’opinion comme un « Sedan colonial «
par les anticolonialistes, qui entraîne la chute de Ferry, on peut avoir l’impression que la
ferveur coloniale est passée. Arthur Ranc, souvent présenté comme l’éminence grise des
gambettistes, se lance alors dans sa « campagne de 1885 » pour ré intéresser l’opinion
publique française.
4) Le discours colonial prend aussi en compte des arguments économiques
La colonisation est ainsi toujours présentée comme la « bonne affaire », les publicistes
coloniaux prétendent enrichir la métropole en offrant des débouchés et des ressources en
matières premières abondantes.
Cette offre de débouchés trouve un nouvel écho dans les années 1880, période de crise pour
les marchés français. J. Ferry peut ainsi affirmer : « La question coloniale… c’est la question
des débouchés ».
André Chautemps, ministre des colonies peu ainsi se considérer comme un « second ministre
du commerce » (1895).
En 1905, le ministre Clémentel parle d’un passif de 100 millions de dépenses improductives
et d’un actif de 123 millions.
Cependant, il semble aujourd’hui que l’argument économique relevait plus de la propagande
que de l’analyse économique développée.
B . Face à cette argumentation très complète, les anticolonialistes apportent leurs
oppositions :
L’anticolonialisme s’organise lui conformément à l’adhésion politique des intervenants. Les
arguments tendent à se regrouper mais l’anticolonialisme est souvent présenté à partir
d’affinités politiques.
1) L’anticolonialisme libéral
L’anticolonialisme libéral est principalement du à quelques économistes réputés qui ont
dénoncé le mercantilisme colonial.
Les économistes condamnent dans leur ensemble le colonialisme et il semble que les
arguments économiques des colonialistes ne soient pas réellement fondés. Les économistes
dénoncent le gouffre à fond perdu qu’est la conquête d’un Empire colonial, « tonneau de
Danaïdes pour les finances de l’état ». , R. Lavollée
Au rang de ces militants, on peut citer Molinari, Frédéric Passy … dont la formule serait « le
colonialisme, stade suprême du mercantilisme ».
2) L’anticolonialisme est aussi républicain :
En effet, les partisans de la République ne soutiennent pas tous la politique d’expansion
coloniale de Ferry : Certains affirment que tyranniser les faibles n’est pas compatible avec la
célébration du centenaire de la Révolution. Les pacifistes et les radicaux, après les années
1870 principalement, s’y opposent.
Les sociétés pacifistes sont très actives, notamment la Ligue Internationale de la Paix et de la
Liberté et la Société Française des Amis de la Paix, qui sont toutes deux en liaison avec la
Ligue des Droits de l’Homme.
L’opposition à l’expansion coloniale figure depuis le 7 août 1881 dans le programme du
groupe radical rédigé par Camille Pelletan. Les leaders les plus combatifs sont Camille
Pelletan et Georges Clemenceau. Cependant, le parti radical ne peut empêcher quelques
revers comme par exemple E. Chautemps ministre des colonies en 1895 ou G. Doumergue de
juin 1902 à janvier 1905.
L’homme politique et écrivain le plus violent de l’anticolonialisme, Paul Etienne Vigné, fait
parti de l’entourage radical et est d’ailleurs élu symboliquement contre le colonialiste
convaincu qu’est Leroy-Beaulieu.
3) L’anticolonialisme socialiste :
Les socialistes tentent de rapprocher l’impérialisme colonial du capitalisme. Ceux-ci
dénoncent les expéditions coloniales présentées comme des « coups de Bourses ».
Les critiques socialistes à la politique d’expansion coloniale s’accroissent durant la période
des années 1890 : « le colonialisme se fait aux dépends de la France prolétarienne et pour le
seul profit de la petite France capitaliste, elle aboutit de p)lus e plus à la destruction des
classes primitives ».
Il semble délicat d’affirmer que l’anticolonialisme social, au même titre que
l’anticolonialisme en politique, est une doctrine de partis politiques ; elle est surtout le fait de
motivations individuelles et l’on peut légitimement se demander si cette caractéristique n’a
pas été un handicap pour pénétrer l’opinion publique en profondeur.
Le socialisme ne dissocie jamais (sur la période considéré du moins) l’anticolonialisme de
l’antimilitarisme, ce qui là encore semble délicat face à une opinion française traumatisée par
la défaite de 1870 et hantée par une nouvelle guerre face à l’Allemagne.
Le principal leader de l’anticolonialisme socialiste est certainement Jean Jaurès, qui est dans
un premier temps favorable à la politique d’expansion coloniale.
Son ralliement au socialisme (en 1893) a-t-il fait évoluer les convictions de l’homme
politique ?
Au début du XX ème siècle, Jaurès tente de diffuser l’idée d’une colonisation « plus
cohérente, plus prudente et plus humaine ». Il doit ensuite suivre la mouvance imposée par le
congrès d’Amsterdam qui oblige tous les socialistes à « s’opposer irréductiblement à toutes
les expéditions coloniales ». Jaurès devient alors combatif et dénonce notamment le risque de
guerres internationales, il incite ainsi les socialistes à voter pour la ratification du traité
franco-allemand du 4 novembre 1911. Sa grande campagne est menée contre la politique
marocaine entre 1905 et 1912.
4) L’opposition des partis conservateurs à la politique coloniale républicaine :
L’anticolonialisme de droite n’est pas négligeable et forme une synthèse entre l’opposition
politique aux républicains et la naissance du nationalisme à droite de l’échiquier politique.
Ces opposants à la politique coloniale dénoncent le fait que dans le constat de la défaite de
1871 et du recueillement nécessaire à la revanche, l’aventure coloniale est une dangereuse
diversion inspirée par Bismarck pour brouiller la France avec l’Angleterre et l’Italie et pour
disperser ses forces à travers le monde.
Le Duc de Broglie dirige ainsi l’opposition des monarchistes libéraux.
Durant le courant des années 1890, les journaux conservateurs dénoncent, non sans ironie
politique, « la politique de Jules Verne » entreprise par les Républicains.
Les opposants nationalistes à la politique coloniale sont surtout des hommes issus de la
gauche, mais quelques conservateurs partagent le même avis. Ainsi, pour l’ « Homme de la
Revanche », Paul Déroulède, « La politique de dispersion coloniale est une erreur tragique ».
« Avant d’aller planter le drapeau français là où il n’est jamais allé, il faut le planter d’abord
là où il flottait jadis », juge-t-il.
L’influence de l’Eglise catholique reste fondamentale sur la société française, sa position sur
la question est donc particulièrement importante aussi.
Au cours de son ralliement à la République, celle-ci se rallie à l’expansion coloniale.
Cependant, les catholiques libéraux continuent à se battre contre la politique coloniale
républicaine. Paul Viollet par exemple, à travers le Comité de Protection et de défense des
Indigènes, participe à l’opposition de ces quelques catholiques.
Les principaux leaders de l’opinion publique française sont donc grandement investis dans le
débat sur l’Empire colonial, ce qui explique des moyens qu’ils mettent en œuvre pour
conquérir (voire coloniser !) l’opinion publique française.
II.
La conquête de l’opinion publique française : enjeux et instruments.
Il faut cependant pour les leaders de l’opinion publique la convaincre de leurs prises de
positions. Ainsi de nombreuses organisations sont mises en place pour la conquête de
l’opinion publique, et notamment le puissant parti colonial.
A. Le parti colonial et les organisations coloniales.
1. Le parti colonial.
Il est l’un des groupes de pression les plus influents de le Troisième République, et sans
doute le principal inspirateur de la politique extérieure de le France entre 1890 et 1911.
Les partisans de la politique d’expansion coloniale, ceux que l’on appelait dans les années
1830-1840 « les colonistes » et à partir des années 1870 « les colonialistes » se sont retrouvés
dans le parti colonial français. Ainsi, celui-ci se confond peut-être au début avec les partisans
de l’idée coloniale. Ce n’est qu’en 1883, le 30 octobre, qu’une « Société française de la
colonisation », forte de 800 adhérents, imagine de demander l’appui moral et politique de
parlementaires procoloniaux et demande à J.Ferry en 1886 de devenir son président. Cette
société se révèle par la suite inefficace.
Pourtant en 1883, Henri Mager, un publiciste, écrit qu’ « il n’existait encore en France ni
un parti colonial, ni un parti anticolonial ». Or, quelques années plus tard, les « gambettistes »
et les coloniaux de Paris se désignent eux-mêmes sous le nom de « parti colonial », et un de
leurs journaux, La Quinzaine coloniale, emploie l’abréviation PCF qui désigne à l’époque le
Parti Colonial Français.
Le « parti colonial » naît le 15 juin 1892 à travers l’adhésion de 42 députés, qui seront
113 un an plus tard. En dix ans, le groupe colonial devient le plus important de la Chambre
après le groupe agricole. Son président, Eugène Etienne, est constamment réélu de 1892 à
1914 et s’impose rapidement comme le fondateur et le leader incontesté du parti colonial. Il
fut d’ailleurs aussi sous-secrétaire aux colonies. On retient parmi les adhérents principaux au
groupe colonial : Félix Faure, Raymond Poincaré, Paul Deschanel, Gaston Doumergue, Albert
Lebrun, Paul Doumer, véritables ténors du groupe colonial.
Le parti colonial est ainsi très riche en personnalités influentes, mais apparaît encore
aujourd’hui comme une nébuleuse d’associations et de comités, certains marquant plus que
d’autres l’opinion française.
Le Comité de l’Afrique française fut sans doute le plus important et sa fondation le 24
novembre 1890 par Hippolyte Percher dit Harry Alis constitue une date clé dans
l’organisation des colonialistes. Sa création fait suite au traité anglo-allemand du premier
juillet (qui règle le partage à l’amiable de l’Afrique orientale). H. Percher souhaite ainsi une
seconde expédition au Tchad pour replacer la France dans la course aux colonies. Pour ce
faire, Percher envisage un regroupement de personnalités animant un comité d’action.
La CAF, qui comptait 947 adhérents à la fin de 1891, est ainsi un centre important de
propagande, notamment à travers la diffusion de « son bulletin » et un actif lobby
parlementaire. Le comité de l’Afrique française s’efforce de créer des sociétés filiales, tel le
comité de l’Ethiopie (1892) et le comité de l’Egypte (1895).
Le comité de l’Asie française est, lui, créé en 1901, sous la présidence d’Eugène Etienne,
qui prévoit « toute chute du colosse chinois et le partage éventuel de ses dépouilles » - il
souhaite alors le partage de la zone en sphères d’influence.
De nombreux autres comités, regroupés sous l’étiquette « parti colonial », sont créés, et
exercent une influence plus ou moins directe sur l’opinion publique française.
2 . Les organisations coloniales ont également une certaine influence sur
l’opinion.
La première est l’Alliance française créée en 1883 par des coloniaux convaincus – P.
Bert, V.Duruy, Ferdinand de Lesseps…Sa principale mission est d’aider à la propagation de
la langue française dans les colonies et à l’étranger.
L’organisation la plus puissante est l’Union coloniale française, fondée en juin 1893.
Celle qui est à l’origine « un syndicat des principales maisons françaises ayant des intérêts
dans les colonies » devient rapidement « un office colonial privé et une organisation de
propagande coloniale », transition effectuée par le directeur de l’association J. Chailley. Le 6
juin 1894, au premier banquet de l’Union coloniale, celui-ci lance l’expression de « parti
colonial français » ; la propagande de l’association est diffusée par l’intermédiaire de son
périodique, La quinzaine coloniale.
La loi du 20 mars 1894 crée le nouveau ministère des colonies, ce qui souligne une
véritable prise de conscience des leaders politiques de l’importance de la question coloniale.
L’Union coloniale française, probablement la plus active des sociétés favorables à l’expansion
coloniale, fut souvent créditée d’une influence supérieure à celle dudit ministère ; en dix ans,
elle dépense plus d’un million de francs-or de propagande coloniale.
De nombreuses autres sociétés ou ligues sont créées, notamment la Ligue coloniale
française (avril 1907) par Eugène Etienne, qui se voulait un mouvement destiné à renforcer le
parti colonial et à forger l’éducation coloniale du peuple français.
Car l’enjeu principal pour le parti colonial et ses diverses organisations est sans doute
d’obtenir l’adhésion de l’opinion publique à travers son éducation coloniale.
B. La conquête de l’opinion publique par la sensibilisation du Français à la question
coloniale.
1. La nécessité de l’éducation du peuple français.
L’objectif principal du parti colonial est de populariser l’idée coloniale et de réconcilier le
français avec la politique d’expansion. A l’inverse, les anticolonialistes convaincus tentent
d’informer l’opinion sur la nécessité coloniale à travers les divers arguments déjà évoqués.
Ainsi le Duc de Broglie affirmaeque « la politique coloniale est un luxe interdit à la France
vaincue ». Les pacifistes, les radicaux et les socialistes tentent de dénoncer dans l’opinion
cette guerre violente et l’aliénation des peuples, allant même jusqu’à reprendre l’argument de
la défense républicaine : « Vous voulez fonder un Empire en Indochine, nous voulons fonder
la République » (Clemenceau). Les opposants ont aussi tenté de faire valoir l’argumentation
politique et la diversion inspirée par Bismarck pour mieux convaincre une opinion
traumatisée par la défaite. Dès lors, dans la masse de la population, l’entreprise tonkinoise et
la guerre franco-chinoise succédant à l’expédition en Tunisie ne sont pas sans rappeler le
souvenir de la triste affaire de l’expédition française au Mexique.
Les colonialistes voulaient faire l’éducation coloniale du pays, « de ses élites comme des
masses », et le nouvel effort entrepris au début des années 1890 vise en priorité les jeunes. Car
cette propagande tente de se confondre avec le progrès même de l’idée républicaine en
France, et il n’est pas étrange qu’un des outils de cette propagande coloniale fût l’école
républicaine – et les manuels scolaires.
2. La France coloniale à travers les universitaires et les manuels scolaires.
Il apparaît délicat de présenter une position unanime des enseignants et des universitaires
fade à l’expansion coloniale et à l’Empire dans son ensemble. Cependant l’école apparaît
comme un vecteur important de la propagande républicaine. Les maîtres d’école et les
professeurs républicains croient ainsi devoir faire la propagande de la politique coloniale
voulue par le gouvernement des républicains. Par suite, les professeurs sont nombreux à
assimiler la politique coloniale à un remède certain au socialisme ; et de nombreuses
affirmations de ce type se retrouvent sous la plume d’universitaires, comme cet agrégé au
lycée d’Alger, Maurice Wahl.
Les manuels scolaires, « destinés à éduquer les générations futures », participent aussi à
la propagande. L’apologie de la colonisation est flagrante depuis 1884 : « notre magnifique
Empire colonial, nos grands coloniaux ». De nombreux auteurs critiquent l’action de
l’Angleterre en Chine et expliquent qu’à l’incident de Fachoda « le choix était de notre côté ».
Les manuels d’avant-guerre insistent surtout sur la fierté patriotique et soulignent
« l’extension de la tâche rose des territoires français » à travers de nombreuses cartes. Les
propos du manuel de cours d supérieur de Jallifier et Vant (1884) ou celui de C.E.Rogie et
P.Despiques sont révélateurs de cet état d’esprit.
La littérature enfantine a aussi pu jouer un rôle de propagande coloniale pour les
générations antérieures à la Grande Guerre. Ainsi dans Les Enfants de Mauel (1887), Madame
Alfred Fouillée célèbre l’Algérie moderne comme une nouvelle Alsace. L’œuvre de J.Vernes
et la diffusions de périodiques illustrés tels que Le Petit Français illustré ne sont pas
négligeables dans l’explication de l’éveil de la population française face à la politique
coloniale.
C. La propagande à travers la presse.
Cette propagande n’eut pas la dimension espérée par la parti colonial. En 1900 à Paris 45
journaux, bulletins ou revues estiment faire partie de la presse coloniale, sur un total de 2790
publications périodiques. En fait, le parti colonial ne dispose que de deux quotidiens de
faibles tirages : La politique coloniale (1894) tire à 6000 exemplaires en 1912, et La dépêche
coloniale à 8000 en 1913. Il ne faut cependant pas oublier des journaux comme La Revue des
deux mondes et Le journal des débats.
Il s’agit aussi de prendre en compte les journaux liés aux organisations coloniales et la
diffusion de bulletins par ces dernières. Ainsi, le bulletin du Comité de l’Afrique française est
distribué à la fin du siècle à plus de 1500 abonnés.
Les journaux anticolonialistes sont moins nombreux. On mentionnera L’Humanité et bien
entendu le grand journal anticolonial de Gustave Hervé, La Guerre sociale (décembre 1906).
Il apparaît ainsi que la grande presse (sous entendue la presse à tirages conséquents)
dédaigne quelque peu les question coloniales, ce qui fait dire à La Dépêche coloniale en
1913 : « Nous sommes à l’heure actuelle sans appui dans le pays par le défaut d’opinion en
matière coloniale ».
Il s’agit en effet maintenant d’analyser la réaction et la position des Français dans leur
ensemble face à l’Empire colonial –entre 1875 et 1914 – et d’étudier la tendance de l’opinion
publique à la veille de la guerre.
III.
Position des français dans leur ensemble et bilan de l’opinion publique face à
l’Empire colonial à la veille de la Première Guerre Mondiale
L’évolution de l’opinion publique entre 1875 et 1914 :
Il est délicat d’analyser l’évolution de l’opinion publique française sur l’ensemble de la
période, car celle-ci est influencée par ses grands leaders et que malgré les avancées
républicaines en matière d’éducation, qui ont par ailleurs favorisé la propagande coloniale,
une certaine partie de la population vit en milieu rural et est bien loin du débat bouillant entre
parlementaires parisiens.
On peut toutefois distinguer trois périodes :
1) La première période, 1875-1885, voit une opinion publique heurtée et violentée par la
politique coloniale des différents gouvernements et, surtout de 1881 à 1885, est en
partie sensible au discours anticolonialiste mais toutefois en majorité indifférente à la
question.
La politique coloniale est très active sur cette période. Le traité du Bardo par exemple,
le 12 mai 1881 instaure le protectorat sur la Tunisie. En 1885, le 30 mars, la France est
défaite à Lang Son et le 6 avril, la Chine cède l’Annam et le Tonkin à la France.
Les députés à la chambre, représentants de la volonté du peuple, forment un groupe de
267 qui s’affirme ouvertement anticolonialiste en 1885, tandis que 306 votent la chute
de J. Ferry après Lang Son. Peut-on pour autant dire que l’opinion est hostile à une
politique d’extension coloniale ? Non, dans la mesure où la question de l’Empire est
encore peu présente dans les programmes et influence peu les élections législatives.
L’opinion publique apparaît cependant sensible aux discours anticolonialistes et tout
particulièrement aux arguments qui révèlent une possible machination de Bismarck
pour disperser la France et un choc possible entre nations dans la course aux colonies.
En effet, l’idée du cadeau empoisonné de Bismarck, encouragée par les
anticolonialistes, fait peur à une opinion encore traumatisée par la défaite de 1871 qui
n’est pas très lointaine.
Dans l’opinion française commence aussi à naître le nationalisme qui se veut hostile à
la dispersion des forces nationales et au renoncement des républicains à la revanche, à
travers l’expansion coloniale. Ainsi, la Ligue des Patriotes, fondée en 1882 et présidée
dès 1885 par P. Déroulède est une arme anticolonialiste influente dans l’opinion.
La protestation nationaliste est sas doute, au temps de J. Ferry, majoritaire au sein du
peuple français. La Ligue des Patriotes revendique en 1885 près de 185 000 adhérents
(à titre de comparaison, le parti socialiste n’en recueille que 73 000 en 1914).
L’expédition au Tonkin de J. Ferry apparaît très impopulaire dans l’opinion publique.
La bourgeoisie française est quant à elle très hostile à ces différentes expéditions, du
fait de leur coût très important. Les bourgeois sont sensibles à l’argumentation des
économistes libéraux qui dénoncent les « gouffres financiers ».
A cet anticolonialisme, on peu opposer le développement de l’attrait de la géographie
pour les Français. Le public s’intéresse depuis les années 1860 au « mouvement
géographique », lequel enregistre les progrès de la découverte de la Terre. Les sociétés
de géographie se multiplient sur le modèle de la grande Société de Géographie de
Paris créée en 1876. Ces sociétés répandent tout la fois le goût de l’exploration, la
volonté de découverte de régions inconnues et l’ambition coloniale.
Ainsi, Leroy Beaulieu peut affirmer en 1882, avec sans doute beaucoup de volonté
partisane, « La conscience nationale commence à concevoir l’importance des
colonies ». En fait, si cette affirmation n’est pas réellement contestable, l’opinion est
tout de même en 1885 pour partie hostile à la politique coloniale menée par les
Républicains et avant tout assez indifférente à la question.
2 ) La seconde période couvre les années 1890. La période est jonchée de succès
politiques coloniaux, ce qui tend à réconcilier une partie de l’opinion avec la politique
d’impérialisme colonial. Ainsi, le Comité de l’Afrique Française affirme dans son
bulletin de 1907 que le Parti colonial connu son apogée entre 1890 et 1905. En effet,
le comité qui avait près de 1000 adhérent en 1891 en revendique 3 000 en 1895.
Cependant, l’écart avec la Deutsche Kolonialgesellschaft, qui compte 18 000
adhérents à la même période, est très important (alors que les possessions allemandes
en Outre-mer sont très largement inférieures à celles de la France).
Le Parti colonial compte 120 députés « adhérents » dans la Chambre élue en 1893 et
près de 200 en 1901. L’accroissement semble se doubler d’un développement de son,
influence, tant au sein de ‘l’assemblée que de l’opinion publique dans son ensemble. Il
est en effet le second groupe parlementaire le plus puissant derrière le groupe agricole.
A l’inverse, la caisse de résonance de l’anticolonialisme semble être réduite même si
l’opposition au colonialisme retrouve de la vigueur à travers de l’incident de Fachoda
en 1898, qui présente l’Angleterre et la France au bord de la guerre au sujet de
l’Empire colonial.
3) La dernière période couvre le début du XX ème siècle (de 1905 environ à 1914)
Sur la période, le débat sur l’Empire, jadis réservé à une certaine « élite » s’étend à une
plus grande partie de l’opinion. L’opinion partisane de l’expansion coloniale se
développe, ainsi que l’anticolonialisme. Dès lors, deux camps s’opposent.
Le colonialisme fait moins peur à l’opinion après les nombreux accords passés à ce
sujet : La France signe en 1900 des accords avec l’Italie sur la Tripolitaine et le Maroc,
un accord en 1904 avec l’Angleterre en enfin, sans doute, le plus important pour
l’opinion, un accord avec l’Allemagne le 4 novembre 1911 au sujet du Maroc, du
Congo et du Cameroun.
L’idée coloniale est soutenue par les élites de la population : ainsi, seuls 96 députés
s’opposent le 19 janvier 1909 à l’aventure marocaine.
Les deux crises marocaines (en 1905 et 1911), qui mettent la France face à
l’Allemagne, jouent aussi un grand rôle : certains nationalistes ont pu être convaincus
par ces épisodes de l’intérêt des colonies et de la possibilité de rivaliser avec la
« Grande Allemagne ».
A l’inverse, après le « coup de Tanger » de 1905, certains sont convaincus de la
dangerosité des coloniaux, capables de mettre la France face à une crise de grande
ampleur pour une « simple bataille de territoire à l’outre-mer ».
Le regain d’anticolonialisme que connaît la France à l’époque ne met pas fin à
l’indifférence d’une partie de la population. Eugène Etienne regrette en 1908
« l’inertie, l’indifférence de notre propre grand public vis à vis de la colonisation ».
Quelle est donc la position de l’opinion face à l’Empire colonial à la veille de la Grande
Guerre ?
C. L’opinion publique française et l’empire colonial en 1914
L’espoir du parti colonial est-il, en 1914, réalisé ? L’opinion publique est-elle informée sur la
question coloniale et enfin apte à cerner les nombreux avantages qu’il peut apporter ?
La « Ligue coloniale française », dans un bulletin de 1914, répond à la négative à la question.
« L’éducation coloniale des Français reste entièrement à faire ».
La Dépêche coloniale peut aussi constater en 1913 : « nous sommes à l’heure actuelle sans
appui dans le pays par le défaut d’opinion en matière coloniale ».
Ces affirmations sont-elles un réel constat d’échec de la politique du Parti colonial ou se
simples désillusions face aux nombreux espoirs suscités ?
A la veille du 1er conflit mondial, les militants de la cause coloniale demeurent peu nombreux,
à peine 15 000 pour les 12 associations dont on connaît le nombre d’adhérents et sans doute
moins de 25 000 pour toutes le associations confondues. Ces chiffres ne comptent pas les
missions catholiques ou évangéliques et les associations mutuelles pour les coloniaux (la
Colonisation Française compte à elle seule 28 000 sociétaires).
Cependant, comment Delclassé put-il affirmer en 1893 que « les préventions contre la
politique coloniale semblent avoir disparues » ?
Les hommes politiques ont peut être eu une vision trop parlementaire et trop parisienne de
l’opinion française.
Conclusion :
Dans son ouvrage France coloniale ou parti colonial ?, Charles Robert Ageron mentionne
l’anecdote suivante : Etienne Clémentel, tout juste nommé ministre des Colonies en 1905
médite à son entrée en fonction sur une carte des possessions françaises, avant d’avouer : « les
colonies… je ne savais pas qu’il en eût tant ! ». Les Français furent longtemps aussi peu
informés que le ministre.
Ainsi, dans ses profondeurs, la France n’est pas coloniale entre 1871 et 1914. Cependant,
comme les autres grands pays d’Europe, la France eut son parti colonial, qui tenta de faire
naître une France coloniale.
Les leaders de l’opinion publique française créèrent donc un débat intense sur la question de
l’Empire colonial tout en mettant en œuvre de nombreux moyens de pression sur l’opinion
publique. Si la part de cette dernière dans le débat est croissante, elle reste clairement
inférieure aux espoirs du « Parti colonial ».
Ne peut-on pas affirmer alors que les Français dans leur ensemble furent beaucoup plus
investis sur la question de décolonisation que sur celle de l’expansion de l’Empire colonial ?
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