Désobéir. . ou la liberté de penser pour créer Je dédie cet article à Margrit Spichtig de Sachsein, condamnée par !a Commission pénale d'Obwald en août 1991 à 5 semaines de prison ferme et à 2.000 Fr. d'amendes pour avoir protégé des Kurdes dans leur clandestinité en Suisse. On m'a demander d'écrire à propos d'un acte : « désobéir ». Il est vrai que j 'ai désobéi à beaucoup de personnes, y compris à des hommes et même à i' Etat, et donc que cet article est l'occasion d'une réflexion sur ma propre expérience . Impossible de parler de tout. Je désire partager aux lectrices et aux lecteurs quelques unes de mes réflexions sur un type de désobéissance particuiier : la désobéissance civile. Je suis forcée d'y réfléchir en participant àdes actions de protection de requérants d-'asile menacés gravement dans ieur vie ou/et leur liberté . Première question : au fond, qu'est-ce que ça veut dire « désobéir »? Le Petit Robert nous renseigne : 1. ne pas obéir à quelqu'un en refusant de faire ce qu'if commande ou en faisant ce qu'il défend. 2. désobéir à un ordre, à la loi. Désobéir dans ie sens du dictionnaire, c'est donc poser un acte soit négativement, soit positivement : ne pas obéir ou faire ce que quelqu'un qui commande défend de faire. Désobéir, est un acte individuel qui renvoit dans la vie privée à une relation entre deux personnes : celle, celui qui commande et celle,celui qui (dé)obéit. La deuxième partie de la définition du Petit Robert précise l'identité de celle, celui qui commande. Ce quelqu'un peut être une personne « privée », mais aussi quelqu'un habilité « publiquement » à donner un ordre, cet ordre étant inscrit dans une loi. Ce quelqu'un ne renvoit donc pîus seulement à une personne individuelle (ie grand-père, le père, ia mère, ie mari, i'amant, le copain, etc.) mais à ia société. Désobéir devient donc à ce niveau un acte « politique » au sens d'Aristote , c'est-à-dire concerne ie « vivre ensemble » d'une communauté humaine. La réalité » présentée nous est souvent présentée comme immuable. Formule consacrée : « c 'est comme ça, qu'est-ce que tu veux qu'on y fasse? ». Cela paraît d'autant plus vrai, que ie plus souvent, fa majorité semble accepter sans discuter, ni remettre en cause « la réalité ». Des lois cimentent une telle réalité qui devient ainsi l'ordre établi. Quoi d'étonnant à ce qu'elle apparaisse aussi solide que du béton. Et pourtant certains individus, certains groupes sociaux refusent de s'y mouler... Pourquoi certaines , certains se révoltent-eiies/ils (1)? Pourquoi ceux qui se dénomment eux-mêmes « dissidents » ou « résistants », désobéissent-Us? Le geste de révolte est un geste aussi vieux que l'humanité. Socrate et tant d'autres l'ont payé de leur mort . Plus tard, îors les révolutions anglaises ou américaines , des guerres de décolonisation, des combats pour les droits sociaux, l'obéissance et la désobéissance civiles ont été invoquées aux USA, en France, en Algérie , au Chili, en Inde, en RFA, en URSS, en Suisse par exempte, à propos de thèmes de société aussi divers que ta décolonisation, l'armée, la paix, les impôts, la politique d'asile, le droit d'émigrer, la protection des ressources naturelles, l'égalité hommes- femmes , le fichage des personnes par certa ins organes de l'Etat, les droits sociaux, etc.. Récemment, des noms comme ceux de Gandhi, Sakharov, Angeia Davis, Vladimir Boukovsky, Bob Dylan ou Che Gevarra nous reviennent en mémoire. En Suisse, toutes ies années, des centaines d'objecteurs de conscience. Péter et Heidi Zuber, Margrit Sprichtig, les jeunes, les femmes et les hommes qui ont organisé des refuges (à Zurich, Lausanne, Genève), ou qui ont parrainé des requérants d'asile déboutés ont pris la responsabilité de dire non à la loi en vigueur. Des adolescents éternels, incapables de supporter un ordre et une discipline existants, parce qu'elles mettent un frein à leurs désirs. Des têtes brûlées intéressées uniquement par le désordre. Des « réactionnaires », incapables de vivre bien dans leur peau avec tout le monde, capables de « réaction », mais pas d'action positive. Des justiciers incontrôlables et dangereux qui ont recours à Ja force privée, qui s'arrogent te droit de décider unilatéralement ce qui est « juste ".... Autant d'arguments, non exhaustifs, souvent invoqués pour critiquer les gestes de refus, de révolte, l'objection de conscience ou la désobéissance civile. I! est vrai que le premier mouvement de désobéissance est souvent l'expression du refus de l'absurde de la condition humaine mortelle . Refus d'une certaine réalité présentée comme LA REALITE et acceptée comme telle par un conformisme ambiant. C'est un refus de ia condition humaine, mais aussi un refus de certains modes d'Etre du réel. Le 12 décembre 1968, dans Prague occupé, Sartres disait : « l 'histoire ne s 'est jamais faite par l 'acceptation de la réal ité historique. Au contraire, elle s 'est toujours accomplie par l 'intermédiaire de gens qui ont dit « non » pas seulement pour des raisons morales ou politiques, mais bien parce qu'ils ne supportaient pas une telle situation ». Dire non. Ce dire non est un geste métaphysique radical. C'est l'exercice d'une liberté fondamentale, face à une condition humaine tragique et injuste, présentée comme immuable. C'est un mouvement pour ne pas être étranger à sa vie, pour ne pas vivre en éîernel-le exilé-e de sa propre condition. C'est littéralement, prendre sa vie en mains. Dire non, en ce sens, c'est commencer à vivre libre. C'est prendre sur soi de jouer personnellement r e l du Sisyphe de Camus. Assurément , une fois encore dans sa propre vie le ô chose d'important . signifier quelque voulait le mythe Le refus a encore un autre sens, plus directement lié à la justice . Au-delà de la condition humaine fondamentale, Ses lois réglant tes conditions d'un projet du « vivre ensemble » d'une communauté humaine ne sont pas respectées. Les lois sont « /a règle du jeu d 'une société démocratique » écrivait Bernard Bertossa, Procureur de fa République (2). Il est certain qu'il n'y a pas de société où H est possible de discuter, de mettre entre parenthèse la violence, pour arriver à un consensus sur la meilleure manière de « vivre ensemble », sans loi et sans débat. Les lois, le débat remplacent les armes et la guerre dans une société qui refuse que la violence soit te code de communication privilégié . Nous l'avons appris en observant le Chili ou les pays de l'Est européen. Pour que cela soit possible, } a loi doit être « indivisible », c'est-àdire qu'elle doit être la même pour tous. Tout le monde est égal devant la loi. La confiance en un respect de cette règle fondamentale, c'est la condition pour laisser les armes au vestiaire. Celles et ceux qui demandent que l'Etat de droit soit respecté, ne demandent pas autre chose. Quand on écoute, par exemple certains objecteurs de conscience, on entend qu'ils disent qu'ils refusent des actes se référant aux lois existantes, parce que ces lois sont contraires à leur conscience. En disant cela, ils font ce que l'on appelle de « l'objection de conscience ». J'objecte, parce que ma propre conscience intime, qui fait partie de ma vie « privée » entre dans un conflit si grave avec la sphère « publique » des iois d'un Etat, que je me vois personnellement obligé à désobéir. Les raisons de désobéir sont donc graves. Elles ne se réfèrent pas à des injustices mineures, mais majeures : ta vie, la liberté . Ma conscience m'oblige à refuser de tuer. Ma conscience m'oblige à refuser que des personnes soient renvoyées et risquent leur vie ou leur liberté . L'objecteur de conscience s'engage en refusant d'obéir de manière non violente et accepte la peine qui lui sera infligée au nom de valeurs supérieures . C'est avant tout un acte individuel. Dans certains cas, l'objection de conscience devient un acte de « désobéissance civile », c 'est-à-dire qu'elle prend une dimension col lective et publique. Le mouvement de refus se base alors à la fois sur des motifs de conscience et sur l'exigence du respect des règles du « vivre ensemble ». Il y ades (ois. Elles devraient être respectées. L'Etat de droit ne respecte pas ses propres lois. En Suisse, par exemple, ces dernières années, i'Etat de droit a violé ses propres lois à plusieurs reprises en matière d'asile. La Commission de gestion du Parlement suisse a signalé une telle situation en matière d'asile àdeux reprises dans deux rapports différents. L' Etat met ainsi en danger le contrat du « vivre ensemble ». En violant ses propres lois, il rompt le contrat tout en exerçant une violence partia le. Lorsque les violations sont graves, la désobéissance civile est alors un cri d'alarme, un dialogue poussé dans sa radicalité. non violent et public qui vise le débat sur tes conditions d'application des lois. Attention, disent ceux qui engagent, dans ce sens, un acte de désobéissance civile. L'Etat de droit est en train de miner ses propres bases. Nous sommes tous en danger, si l'égalité de traitement devant la loi n'est pas respectée. Il y a eu rupture de contrat. C'est la base de la communauté politique qui est atteinte. 11 est impératif de rétablir le respect de ta toi pour sauvegarder notre communauté politique. Au niveau d'une communauté politique, la désobéissance civile, peut avoir encore un sens plus fondamental, pour te « vivre ensemble ». Les lois ont été faites une fois par les participants à la communauté du moment. Elles ne sont pas forcément « justes » toujours, partout et pour tous. Pour que « vivre ensemble » soit possible, nous devons exercer, de manière permanente notre liberté et notre responsabilité et donc nous interroger non pas seulement sur ta légalité des lois, mais sur le rapport entre les lois et la jus tice. Un tel rapport ne peut être défini une fois pour toutes. C'est une question toujours ouverte . Par exemple, un règlement de collègue a été édicté à un certain moment, mais n'est-i! pas discutable? Par exemple, avec les changements internationaux, les (ois assurant ta protection d'individus persécutés ont été fabriquées à la fin de la deuxième guerre mondiale par les pays occidentaux. Elles n'ont pas pu prendre en compte ce qui se passait au Sri Lanka, au Liban ou en Afrique ces dernières années. Par exemple, avec les transformations à l'Est, les conceptions de la guerre et de ta paix évoluent. Par exempte, dans nos sociétés, depuis que les femmes étudient et travaillent l'extérieur , depuis que l'on connaît mieux les conditions de la naissance et la sexualité, le rapport entre les hommes et tes femmes changent. Par exemple, des personnes qui vivent depuis longtemps dans un pays à qui il est refusé une pieine participation à la communauté humaine où ils ont grandi, où ils résident et où ils travaillent. Etc., etc., etc. Un philosophe contemporain grec, Cornélius Castoriadis appelle cela, la « création de l a démocratie » (2). Une telle création implique que l'on s'interroge non plus seulement sur : cette loi est-elle bien appliquée ou cette loi est- elle bonne ou mauvaise, ou , mais « qu'est-ce pour une loi d'être bonne ou mauvaise - autrement dit, qu 'est-ce que la justice ? » (p. 283). En d'autres termes, il n'y a pas de communauté humaine libre, il n'y a pas de création de j ustice, sans ce mouvement incessant d'interrogation qui engage la liberté et la responsabilité de tous. Un tel mouvement implique une liberté de penser. La liberté de penser, ça implique que personne d'autre ne pense à ma place. La liberté de penser, c'est accepter que je ne pense pas forcément comme tout le monde. Un îef mouvement implique donc que je prenne la liberté et la responsabilité de penser, de réfléchir. Cela n'est pas facile pour les hommes. Pour les femmes non plus. La pensée, ta philosophie et les femmes , c'est deux dit-on souvent.... La curiosité serait un défaut propre aux femmes et aux chats alors que tes hommes ont faim de connaissance et soif de savoir, Ironisait une écrivaine allemande contemporaine, Christa Wotf . Une philosophe commençait un livre fort intéressant sur les femmes et la philosophie en citant Hipparchia, femme et philosophe grecque : « J 'ai employé à l 'étude tout le temps que, de par mon sexe, il me fallait perdre au rouet » (3). Sans proionger cette question ici, j'aimerais souligner que les femmes qui s 'engagent dans une désobéissance civile, transgressent t 'espace qui est habituellement te leur, l'espace « privé » (le ménage, la maison), pour agir dans l'espace « public » (t 'espace politique) qui est d'habitude l'espace des hommes, il est frappant de constater que malgré cette difficulté, dans le mouvement d'asile par exemple, beaucoup d'actes de désobéissance civile ont été posés par des femmes . Elles revendiquaient souvent une remise en cause radicale des règles du jeu du politique. L'exercice de la liberté de penser, implique donc { 'acceptation de ce mouvement de révolte du dire NON, cette vertu de l'indignation qui refuse une condition humaine absurde et injuste. La véritable condition humaine , n'est pas d'accepter la réalité « parce que c 'est comme ça », ou même d'obéir à des chefs, à des lois. L'exercice de ia liberté de penser implique que l'obéissance ne va pas de soi, que l'on s' interroge constamment sur le bienfondé d'un certain conformisme intellectuel ou politique, sur le bien-fondé des règlements, des lois, de formes de pensées dominantes, des modes. C'est de se donner les moyens de penser de manière critique et libre pour agir en conséquence et de manière responsable. Parfois, une telle interrogation va jusqu 'à ia désobéissance civile, lorsque l'Etat viole ses propres lois, où lorsque tes lois existantes violent ta justice , en mettant en cause gravement la vie ou la liberté . La désobéissance civile est une interrogation vivante qui vise alors, la création de nouvelles lois pour « vivre ensemble » , pour que ta question de ia justice soit une nouvelle fois reprise . Encore et toujours. Alors la désobéissance « civile » n'est plus seulement une réaction, elle est une création positive pour notre communauté humaine. Marie-Claire Caloz-Tschopp, 2 septembre 1991 (1) Impossible de continuer systématiquement ce jeu des féminins et des masculins tout au long de l'article . La langue même, lorsque l'on est femme, oblige à iui désobéir.... et le jeu devient complexe.... (2) Cornélius Castoriadis (1986) : « La polis grecque et la création de la démocratie », in Domaines de l'Homme, éditions du Seuil, Paris, p. 307-327 (3) Bernard Bertossa (1991) : « Légalité et Humanité », Domaine public, no. 1047 du 1.8.1991, Lausanne. (4) Michèle Le Doeuff (1989) : L'étude et le rouet. Des femmes, de la philosophie, etc., Editions du Seuil, Paris . Je suis chargée de recherche à l' Université de Genève (Faculté de Psychologie et des Sciences de l' Education) et chargée de cours en philosophie à i'EESP à Lausanne, à i'IES et au CEFOC à Genève. pour VIVRE AU PRESENT c/o Monique Bondoifi