Plantes et cuisine dans l’Ontario La cuisine des plantes sauvages est décidément en train de se répandre dans le monde entier. Effet de mode ? Je crois que nous avons maintenant dépassé ce stade. Il s’agit plutôt, pour les chefs, d’ajouter de nouvelles possibilités à leur palette créative de saveurs et de textures et, pour le public, de chercher un moyen plus ou moins conscient de se relier à la nature. Voici le bref récit de mes récentes explorations canadiennes… Texte et photographies de François Couplan Au début de l’année, je reçois un courrier électronique d’un cuisinier français installé dans l’Ontario, au Canada anglophone. Il m’y expose brièvement le projet auquel il participe. Un riche businessman de Toronto, convaincu de l’importance de l’agriculture biologique, s’est acheté un grand terrain dans le comté de Prince Edward, une île sur le bord du lac, où il a fait construire une ferme et cultiver la terre selon de sains principes. Il désire maintenant y ouvrir un restaurant, assez exclusif, qui servirait les produits récoltés en y adjoignant les plantes sauvages cueillies sur place pour être intégralement dans l’esprit « terroir ». Familier des restaurants étoilés, il n’a pas manqué d’aller déguster la cuisine de René Redzepi, chef du restaurant Noma à Copenhague (voir Valériane n°93), nommé meilleur restaurant du monde par San Pellegrino, où il s’est inspiré du concept de local foods du charismatique Danois. Tout cela me semble plutôt une bonne idée. Je cherche donc un créneau dans mon agenda, que je trouve au mois de juin et je m’envole de l’autre côté de l’Atlantique. Questions existentielles et origines des plantes Après un très désagréable passage à travers l’immigration et les douanes canadiennes, je retrouve Sébastien à l’aéroport. Quelques heures de route - c’est tout près ! - et nous voici chez lui. Vu le décalage horaire, mon sommeil est bref et je suis sur le pont dès six heures du matin. Le temps est beau et déjà chaud ; je viens juste d’échapper aux quelque 35°C que vient de connaître la région… Comme d’habitude, l’aventure commence sur le pas de la porte. Première constatation, la flore des bords de route est luxuriante et variée. Luxuriante, parce que les Canadiens ne semblent pas obsédés par la notion de « propreté » qui oblige la plupart des Européens à éliminer impitoyablement toute plante qui aurait le culot de pousser toute seule, sans y avoir été invitée, sous prétexte qu’il s’agit d’une « mauvaise herbe », voire, crime suprême, d’une « plante invasive ». Méfiez-vous : l’enfer vert est à nos portes ! Quant à la variété, elle provient de ce que se côtoient ici deux groupes de végétaux différents : la flore indigène, nord-américaine, et la flore introduite, d’origine européenne et asiatique. Intéressant : si les Canadiens devaient appliquer le sacro-saint principe de l’éradication des plantes invasives, ils devraient arracher la plupart des plantes qui poussent autour d’eux. Encore plus intéressant : nous devrions nous aussi en faire autant, car nombre de nos « plantes-compagnes » nous sont venues du Proche-Orient avec l’agriculture… Alors ? Alors Sébastien et moi ne nous posons pas, pour le moment, de questions existentielles. Je lui présente simplement les plantes que nous rencontrons et lui explique ce que nous pourrions en faire. Voici par exemple l’odorante tanaisie (Tanacetum vulgare), au parfum camphré, son cousin l’achillée millefeuille (Achillea millefolium), la cataire (Nepeta cataria), amie des félins qui adorent son odeur puissante de menthe sauvage, et le mélilot (Melilotus officinalis) aux fleurs jaunes, qui dégage une fois séché un arôme de vanille. Un véritable garde-manger Nous nous engageons bientôt sur un chemin ombragé bordé d’un arbuste épineux aux feuilles composées comme celles du frêne, mais odorantes lorsqu’on les froisse. Il porte de petites boules qui rappellent par la vue comme au goût le poivre du Sze-Chuan. C’est bien un cousin de cette épice exotique, le prickly ash (Zanthoxylum americanum) que nous allons certainement essayer d’utiliser. Entre les ornières des roues, le sol est couvert de plantain américain (Plantago rugellii), au goût de champignon moins marqué que chez les plantains européens. Le long du chemin j’observe divers petits fruits : ronce (Rubus occidentalis), groseillier (Ribes glandulosum) et merisiers (Prunus virginiana et serotina). Mais ils ne sont pas encore mûrs et nous ne pourrons pas les goûter. Nous nous rattraperons sur les fleurs. Les routes de l’île offrent un superbe spectacle : un peu partout, les bas-côtés sont couverts d’hémérocalles fauves, de roses trémières bigarrées et d’asclépiades aux gros pompons roses. Les hémérocalles (Hemerocallis fulva) sont originaires d’Extrême-Orient où l’on consomme fréquemment leurs racines, leurs pousses, leurs boutons et leurs fleurs. La rose trémière (Alcea rosea), née au Proche-Orient, présente de larges feuilles rondes et de grandes fleurs roses, rouges, orangées, jaunes, blanches ou violacées - feuilles et fleurs sont comestibles. Quant à l’asclépiade (Asclepias syriaca), l’américaine du lot malgré l’épithète de son nom latin, elle a de larges feuilles duveteuses et de petites fleurs d’odeur chocolatée, groupées en grosses boules, qui donnent des fruits emplis de graines à aigrette qui s’envolent au vent. On en mange les toutes jeunes pousses et les fleurs riches en un nectar sucré. La ferme biologique que fait cultiver le riche patron de Sébastien est un véritable gardemanger. Un truisme ? Pas vraiment : je veux, bien sûr, parler de toutes les plantes qui viennent seules et qu’arrachent habituellement, en toute inconscience, les jardiniers "normaux". Ici abondent, entre autres, le chénopode blanc (Chenopodium album), l’amaranthe réfléchie (Amaranthus retroflexus), le rumex crépu (Rumex crispus) et la moutarde noire (Brassica nigra). Je les ferai goûter à Sébastien qui apprécie sans préjugés leur délicate saveur… Mais l’approche ne sera pas aussi simple avec les maraîchers, des jeunes pourtant, déjà pétris des idées néolithiques qui consistent à penser que pour vivre, l’Homme doit imposer sa loi à la nature, plutôt que d’en accepter les cadeaux. Manger à la carte… "sauvage" Avec Sébastien, la pratique est quotidienne. Nous rentrons tôt chaque soir afin de concocter de savoureuses recettes à partir de notre récolte : il doit préparer la carte "sauvage" de son futur restaurant. En voici un extrait : Fleurs d’hémérocalle farcies d’une mousse de poisson du lac Ontario Carpaccio de betterave rouge, sauce aux fleurs de moutarde Crustini de pesto de plantain américain Soupe de patate douce à l’oxalis corniculée Beignets de fleurs d’asclépiade Foie gras au miel de prickly ash Saumon rouge en crème de rumex crépu Tagliatelle fraîches au mélilot Poitrine de canard à la cataire Amaranthe et chénopode à la crétoise Sorbet de mélisse Crème anglaise au millefeuille Nougat de fleurs de rose trémière Cake au chocolat et à la tanaisie Liqueur de cônes de pin verts Et je peux certainement, sans crainte de trahir les secrets culinaires de Sébastien, vous donner quelques recettes de cet alléchant menu - voir ci-après. Outre le succès que je souhaite au chef, j’espère que cette aventure alliant nature et gastronomie permettra aux personnes qui en feront l’expérience de voir de façon différente les plantes qui les entourent et d’ouvrir leur esprit à une nouvelle perception du monde qui me semble indispensable si nous voulons nous éviter de gros problèmes et avancer dans la conscience de notre place sur terre. Quelques recettes - Crustini de pesto de plantain américain 80 g d’amandes, 60 g de parmesan, deux gousses d’ail, sel, une cuillerée à soupe de vinaigre, un bol de feuilles de plantain, cinq cuillerées à soupe d’huile d’olive, pain Faites griller les amandes et hachez-les au robot. Râpez le parmesan, coupez l’ail en morceaux et mettez dans le robot avec les amandes. Ajoutez le vinaigre et faites tourner le robot quelques secondes. Ciselez finement le plantain et faites tourner le robot. Versez l’huile d’olive en faisant tourner le robot jusqu’à obtention d’une pâte crémeuse. Faites griller de fines tranches de pain et tartinez-les de pesto. - Soupe de patate douce à l’oxalis corniculée 400 g de patates douces, sel, deux gousses d’ail, deux cuillerées à soupe d’huile de tournesol non raffinée, 100 g de tofu soyeux, un bol de feuilles d’oxalis, deux cuillerées à soupe de marmelade d’orange, cent millilitres de lait de riz Faites cuire les patates douces à l’eau salée, puis laissez-les refroidir aux environs de 60°C. Pelez-les. Séparez en deux et ajoutez à une moitié des patates l’ail, l’huile de tournesol, le tofu soyeux, l’oxalis hachée et une pincée de sel. Mixez. Ajoutez à l’autre moitié la marmelade d’orange et le lait de riz. Mixez. Versez dans chaque assiette préchauffée de la soupe verte, puis, au centre, un cercle de soupe orange. Décorez avec une feuille d’oxalis posée au milieu. - Tagliatelle fraîches au mélilot 400 g de farine blanche, trois œufs, deux cuillerées à soupe d’huile d’olive, deux décilitres d’eau, sel, un verre de mélilot séché, un quart de litre de crème à battre, une cuillerée à café de sucre, une cuillerée à café de curcuma Mélangez la farine, les œufs, l’huile d’olive, l’eau et le sel pour obtenir une pâte très souple. Étalez la pâte sur une épaisseur d’un millimètres, coupez en lanières et laissez sécher les tagliatelle sur un support. Réduisez le mélilot en poudre et faites-en cuire doucement la moitié dans la crème et le sucre. En fin de cuisson, ajoutez le reste de mélilot et le curcuma. Mixez et filtrez. Faites bouillir les pâtes à votre goût, égouttez-les et servez-les nappées de la sauce au mélilot. - Cake au chocolat et à la tanaisie 200 g de farine de riz - ou de blé -, 140 g de sucre, 160 g de beurre, quatre œufs, 200 g de yaourt de soja, 100 g de chocolat noir à 70%, un bol de feuilles de tanaisie Retirez les nervures, dures, des feuilles de tanaisie et hachez finement ces dernières. Coupez le chocolat en morceaux d’un centimètre de côté. Mélangez la farine et le sucre. Ajoutez le beurre fondu, puis les œufs et le yaourt. Ajoutez le chocolat, puis la tanaisie… Versez dans un moule beurré et faites cuire au four à 160°C pendant trois quarts d’heures - vérifiez la cuisson ! Servez chaud pendant que le chocolat est fondu… Attention à ne pas faire fondre le chocolat dans la masse : c’est meilleur d’en avoir en bouche des morceaux fondants ! ---François Couplan, ethnobotaniste, est l’auteur de nombreux ouvrages sur les plantes et la nature, dont une encyclopédie en trois volumes. Il organise régulièrement des stages de découverte des plantes sauvages comestibles et médicinales en Belgique, en France et en Suisse.