Comment manager le marketing territorial d`un patrimoine culturel

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Comment manager le marketing territorial
d’un patrimoine culturel en mutation ?
Le cas des chemins de Saint-Jacques dans les Pyrénées-Atlantiques
Thierry LOREY *
Enseignant-Chercheur Marketing
ESC PAU
Frédéric DOSQUET **
Enseignant-Chercheur Marketing / Responsable du département marketing
ESC PAU
Nathalie ESTELLAT ***
Enseignant-Chercheur
ESC PAU
* 3 rue Saint-John Perse 64000 Pau, [email protected] / Tel : 05 59 92 64 64
** [email protected] / Tel : 05 59 92 64 64
*** [email protected] / 05 59 92 64 64
Comment manager le marketing territorial d’un patrimoine culturel en mutation ?
Le cas des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle dans les Pyrénées-Atlantiques
Résumé :
Le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle, inscrit au Patrimoine Mondial de l’Unesco,
connaît un renouveau spectaculaire avec l’arrivée massive de nouveaux pèlerins. Toutefois, ce
phénomène social met en question les politiques territoriales menées sur le département des
Pyrénées-Atlantiques. A partir d’une recherche de terrain entreprise auprès des acteurs de
cette route spirituelle, nos résultats montrent : (1) La mutation de la représentation sociale des
Chemins. (2) L’absence d’une stratégie marketing territoriale globale directrice. (3) La
fragmentation de la gouvernance territoriale. Nous préconisons une stratégie de « démarketing
culturel », seule capable de concilier développement économique et quête individuelle.
Mots-clés : Saint-Jacques-de-Compostelle, patrimoine culturel, marketing territorial, démarketing.
How to manage the territorial marketing of an evolutive cultural patrimony ? The case
of the roads of Saint-Jacques-de-Compostelle in the “Pyrenees-Atlantiques” region
Abstract :
The pilgrimage of Saint-Jacques-de-Compostelle, nominated as a cultural patrimony by
Unesco, is facing a renewal with the arrival of new visitors. Nevertheless, this phenomenon is
calling into question the territorial policies lead through the Pyrenees-Atlantiques region.
Based on a field research carried out with the actors of this spiritual road, our results show :
(1) The transformation of the social representation of the “Ways”. (2) The inexistence of a
leading territorial marketing strategy. (3) The dissemination of the territorial governance. We
recommend a “cultural demarketing” strategy, which is only able to conciliate economical development and individual quest.
Key-words : Saint-Jacques-de-Compostelle, cultural patrimony, territorial marketing, demarketing.
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Comment manager le marketing territorial d’un patrimoine culturel en mutation ?
Le cas des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle dans les Pyrénées-Atlantiques
1. Introduction
La route de Saint-Jacques-de-Compostelle a constitué un grand pèlerinage de la chrétienté
médiévale au XIe siècle. Instauré à la fin du IXe siècle avec la découverte du tombeau1 de
Saint Jacques à Compostelle (Nord-ouest de l’Espagne, en Galice), il devient à la fin du
XVème siècle l’un des « trois grands pèlerinages de la Chrétienté », avec ceux de Jérusalem
et de Rome. Tombé en désuétude dans la deuxième partie du XXe siècle, il connaît depuis
quelques années un renouveau spectaculaire.
Les Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle traversent les Pyrénées-Atlantiques, département de France le plus visité dans le cadre du pèlerinage2 avec quatre voies d’accès et jouxtant
l’Espagne. Ils constituent un patrimoine culturel unique, avec des sites comme la porte SaintJacques à Saint-Jean-Pied-de-Port (Pays basque) ou la ville fortifiée de Navarrenx (Béarn).
Les routes de Compostelle ont été ainsi proclamées en 1987 « Premier Itinéraire Culturel »
par le Conseil de l’Europe et inscrites, depuis 1993, au Patrimoine Mondial de l’Unesco. Toutefois, l’afflux récent et massif de nouveaux pèlerins « touristes » venus du monde entier à
côté des pèlerins « traditionnels » pose un problème stratégique de marketing territorial et de
développement : comment accueillir, gérer et faire fructifier une clientèle de 100 000 pèlerins
par an ?
En conséquence, notre problématique s’énonce ainsi : comment manager le marketing
territorial d’un patrimoine culturel ancestral en mutation ? Elle se décline en deux questions
1
La véracité de l’existence du tombeau de Saint Jacques fait l’objet de controverses ; depuis le pape Jean-Paul II,
l’Eglise Catholique évoque le lieu sous la dénomination « mémorial de Saint Jacques ».
2
Selon le premier Guide du pèlerin d’Aymeri Picaud (1140), les quatre principales voies empruntées par les pèlerins (celles d’Arles, du Puy, de Vézelay et de Tours) confluent historiquement vers l’actuel département des
Pyrénées-Atlantiques.
2
de recherche : quelle est la représentation sociale des chemins de Saint-Jacques et comment
qualifier sa contre-représentation émergente ? Face à cette mutation, quelles sont les stratégies
territoriales mises en œuvre et quelles perspectives ouvrent-elles ?
Notre article mobilise une recherche qualitative et interroge les différents acteurs de la
gouvernance territoriale, ainsi que les pèlerins fréquentant les chemins de Saint-Jacques-deCompostelle dans les Pyrénées-Atlantiques. Dans un premier temps, nous présentons les
principaux concepts de notre recherche puis notre méthodologie ; ensuite, nous analysons les
mutations de la représentation sociale des Chemins, ainsi que les insuffisances des politiques
marketing mises en œuvre pour préserver et développer ce patrimoine culturel unique.
2. Fondements conceptuels
Nous présentons successivement nos trois concepts : les représentations sociales, puis le
marketing territorial, et enfin celui du patrimoine culturel.
2.1. Représentations sociales : définition, organisation et transformation, identité
Pour Abric (1994), « la représentation sociale fonctionne comme un système d’interprétation
de la réalité qui régit les relations des individus à leur environnement physique et social, elle
va déterminer leurs comportements et leurs pratiques. La représentation est un guide pour
l’action, elle oriente les actions et les relations sociales. Elle est un système de pré-codage de
la réalité, car elle détermine un ensemble d’anticipations et d’attentes ». Les chemins de
Saint-Jacques répondent aux trois conditions d’existence d’une représentation sociale
(Moscovici, 1984) : (1) la dispersion de l’information concernant l’objet de représentation ;
(2) la position spécifique des groupes sociaux vis-à-vis de l’objet de représentation ; (3) la
nécessité pour les acteurs (pèlerins, etc.) de développer des conduites et discours cohérents sur
les Chemins. Pour Deschamps et Moliner (2008), il existe un lien direct entre identité et
3
représentations sociales. En conséquence, nous analyserons l’identité du pèlerinage de
Compostelle à partir de leurs représentations sociales.
Pour Abric (1994), adaptée par Michel (1999), en marketing, la représentation sociale est
organisée autour d’un noyau central et d’un système périphérique. Le noyau central est
constitué des associations stables, cohérentes, long terme, indissociables de la représentation :
« il est l’élément le plus stable de la représentation, celui qui assure la pérennité dans des
contextes mouvants et évolutifs. Il évolue de manière très lente, résiste au changement, et
n’est pas sensible au contexte immédiat. A l’opposé, le système périphérique est souple et
accessible, il évolue à court terme en fonction du contexte immédiat, et intègre souvent des
informations concrètes ». Le noyau central constitue donc le système fondamental de la
représentation sociale, sans lequel celui-ci n’existerait pas. Le système périphérique joue
également un rôle clé dans la représentation, car il constitue l’interface entre des valeurs à
long terme et la situation réelle à court terme. Ce double système permet à la représentation
d’évoluer. Pour Flament (1994), la transformation des représentations se fait en trois étapes :
en premier lieu, les comportements sociaux sont modifiés; ces nouvelles pratiques sociales
viennent changer en second lieu le système périphérique ; ce n’est qu’en troisième lieu que le
noyau central pourrait intégrer ces nouveaux éléments. Nous étudierons l’évolution des
représentations centrales et périphériques des Chemins de Saint-Jacques.
2.2. Marketing territorial et gouvernance
Le marketing territorial (Meyronin 2012) analyse le territoire comme un marché, avec d’un
côté une « offre territoriale » (routes territoriales, patrimoine culturel, paysages naturels), et
de l’autre une « demande » ciblée sur plusieurs publics potentiels (pèlerins, touristes, entreprises, investisseurs publics, habitants résidents). Dès lors, les collectivités territoriales et
autres institutions peuvent mettre en œuvre les outils d’un marketing classique – segmentation, ciblage, positionnement – tout en tenant compte des contraintes de l’action publique.
4
Les stratégies de marketing territorial permettent de développer l’attractivité du territoire
(Chamard, Alaux, Gayet, 2014). Chaque région possède un capital territoire, qui peut être
conceptualisé et mesuré (Chamard, Liquet, Mengi, 2013). Tout particulièrement, les routes
spirituelles se définissent à partir de trois vecteurs (Reader, 2014) : les pèlerins, les chemins
matériels et les différents acteurs territoriaux.
La gouvernance territoriale est définie par la Commission européenne (2002) comme la
« somme des voies et moyens à travers lesquels les individus et les institutions publiques ou
privées gèrent leurs affaires communes ». Depuis la décentralisation, la gestion des territoires
en France s’est traduite par une complexité croissante, associant acteurs publics et privés.
Coissard et Pecqueur (2007) mettent l’accent sur la nécessité d’avoir une « gouvernance concertée » dans la mise en place de stratégies territoriales, afin de « permettre au territoire
d’apparaître comme un système dynamique organisé ». En revanche, Pasquier, Simoulin et
Weisbein (2013), étudiant la gouvernance territoriale, soulignent l’écart existant entre les pratiques, les discours et les théories. Nous examinerons la pertinence de ces analyses dans le
cadre de la stratégie de marketing territorial des différents acteurs du chemin.
2.3. Marketing du patrimoine culturel
Le marketing du patrimoine culturel est partagé entre deux conceptions (Gombault, 2009).
Pour la première, « les représentations du patrimoine sont inscrites dans un univers sacré,
(…), presque surnaturel, séparé du quotidien, hors du commun et des relations marchandes,
dignes d’un respect absolu et universel ». La deuxième conception aborde le patrimoine culturel de manière plus pragmatique, en intégrant la performance économique au devoir de transmission culturelle : « dans cette perspective, le patrimoine n’est pas hors du marché, mais bien
dans le marché ». Cette dernière approche se rattache plus au marketing du tourisme. Pour
Urry (2002), l’instrumentalisation du patrimoine culturel peut constituer un danger pour « son
5
identité propre et ses fonctions symboliques et culturelles ». L’investissement dans une stratégie de marketing territorial cohérente nécessite alors « un diagnostic précis de l’impact économique, de la capacité d’intégration des acteurs au développement du territoire, et de la gouvernance territoriale du patrimoine » (Gombault, 2009). Nous analyserons les différentes conceptions des Chemins de Saint-Jacques par les acteurs territoriaux.
3. Méthodologie
Notre approche est fondée sur la démarche méthodologique initiée par Jodelet (1989) et connue sous le nom d’approche monographique. Il s’agit de l’une des méthodes pour repérer les
représentations sociales, mais non pour les identifier (Moliner, Rateau, Cohen-Scali, 2002).
Celle-ci associe plusieurs niveaux d’analyse en utilisant diverses techniques issues de
l’ethnographie, de la sociologie ou de l’histoire. Ainsi notre recherche terrain a associé pendant un an (2014) trois chercheurs avec le protocole suivant : (1) Réalisation de 21 longs entretiens individuels semi-directifs en face à face (durée : 1 h 30 à 3 h) auprès des différents
acteurs territoriaux (collectivités : 5, secteur du tourisme : 3, associations bénévoles : 6) et des
pèlerins (7). Afin de faciliter la lecture, les interviews ont fait l’objet d’une numérotation spécifique par types d’acteurs (exemple : collectivité n°1 à collectivité n°5 ; voir annexe 1). Deux
guides d’entretien spécifiques ont été rédigés, l’un à destination des professionnels, l’autre sur
la cible des pèlerins. (2) Observation participante sur les villes de Saint-Jean-Pied-de-Port et
de Navarrenx, auprès des pèlerins (visite des refuges) et des hébergeurs (chambres d’hôtes,
etc.), et à partir d’une grille d’analyse et de carnets de notes de terrain. Une centaine de photos
ont été prises. (3) Analyse de documents historiques. (4) Etude de données secondaires (livre
d’or des pèlerins, magazines spécialisés). Une analyse thématique de contenu a été réalisée à
partir des entretiens retranscrits et des photos prises. La confrontation de ces phases a permis
de répondre aux critères de triangulation des données (Miles and Huberman, 1994). Enfin,
6
une double codification a été mise en œuvre par deux des chercheurs, afin d’éviter toute interprétation inexacte.
4. Résultats
La représentation sociale des Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle s’articule autour de
deux axes : des représentations centrales fondées autour de valeurs identitaires originelles,
complétées par l’émergence récente d’une contre-représentation périphérique à connotation
marchande (voir section 4.1). Cette mutation interroge les stratégies territoriales des réseaux
d’acteurs pour manager ce patrimoine culturel en devenir. Les stratégies territoriales sont
exposées en termes de caractérisation, de problématiques et d’enjeux (voir section 4.2).
4.1. Les chemins de Saint-Jacques : une représentation sociale en mutation
Les représentations sociales centrales des Chemins de Saint-Jacques sont ancrées dans un
triple socle historique, religieux et individuel. Historiquement, l’apôtre saint Jacques a eu un
culte particulier ; puis, « il y a eu la notion de Chemin de Saint-Jacques, notion un peu
différente qui a primé un peu sur toutes les autres » ; ce qui est intéressant, c’est le côté
mythique des chemins de Saint-Jacques » (association n° 1). En effet, la découverte du Liber
Sancti Jacobi3 à la fin du XIXe siècle a suscité un engouement : il décrit les voies de
pèlerinage, une voie unique en Espagne, et quatre chemins en France, qui convergent sur le
territoire des Pyrénées-Atlantiques. Or, dans la pratique, les historiens ont montré « qu’on
recevait des pèlerins d’un peu partout, en dehors de ces chemins ; donc on a construit cette
idée des Chemins de Saint-Jacques, qui fait rêver beaucoup de gens » (association n° 1).
Le développement des Chemins en termes de routes et d’hébergements doit beaucoup aux
organisations chrétiennes, qui dominent intellectuellement la société du Moyen-Age : « on
3
Le Liber Sancti Jacobi ou Livre de Saint Jacques est un recueil de textes anciens réalisé au XIIe siècle et conservé aux archives de la cathédrale de Compostelle.
7
organise le monde chrétien occidental par le biais des pèlerinages » (association n° 1). Une
littérature épique se développe pour inciter les pèlerins à traverser les Pyrénées par SaintJean-Pied-de-Port : « il s’agit d’attirer les gens (…) et de créer un lieu mythique aussi, (…),
non pour des buts commerciaux, mais pour des raisons théologiques, philosophiques,
politiques ». Aujourd’hui, le pèlerinage est nettement moins religieux (seuls 15 % des pèlerins
auraient cette perspective), car d’autres motivations cohabitent : la randonnée, la découverte
du patrimoine culturel, la quête de soi : « aujourd’hui, les chemins de Saint-Jacques sont plus
liés à la croyance qu’à la religion ; il y a un lien avec (...) le dépassement de soi »
(collectivité n° 2). De fait, les chemins de Saint-Jacques sont ouverts à toutes obédiences :
« j’ai l’impression qu’il y a un melting-pot synthétique religieux, il y a des chrétiens, des
athés, des bouddhistes, il y a même des musulmans qui le font, le film Saint-Jacques-la
Mecque porte bien son nom. Le fondement, c’est la spiritualité » (association n° 6).
Pèlerinage devenu laïc, les Chemins de Saint-Jacques passent avant tout par une démarche
individuelle : « on le fait par discrétion et à titre personnel » (collectivité n° 4). Ce qui
compte, c’est la quête de soi : « les gens viennent là pour se ressourcer, c’est une thérapie »
(pèlerin n° 2) ; « ils ont eu un décès, la perte de leur boulot, et pour certains, cela leur permet
de se reconstruire » (association n°1). Le pèlerin qui débute le chemin passe par trois étapes :
tout d’abord l’épreuve du corps, la souffrance physique due à l’épreuve de la marche
(blessures au pied) ; puis la découverte du patrimoine jacquaire (églises, abbayes), qui
correspond à une première victoire de l’esprit sur le corps ; enfin, le fait de se délester de tout
bagage matériel superflu pour parvenir à l’élévation spirituelle : « l’important, c’est de se
détacher de la possession de biens matériels pour aller à l’ESSENTIEL » (pèlerin n° 1). Aller
à l’essentiel, c’est vivre frugalement, sans contingences matérielles ni horaires. Le pèlerin
« traditionnel » marche donc beaucoup, mange peu, dort dans des refuges communaux
spartiates et peu chers, et vit l’instant présent. Ces prédispositions facilitent l’ouverture aux
8
autres. Cette recherche individuelle de valeurs authentiques explique « que le Chemin de
Saint-Jacques ne (puisse pas) être uniquement commercial, parce que sinon c’est trop cher, et
ce n’est plus à la portée de tout le monde » (association n° 1).
Toutefois, ces dernières années, une contre-représentation périphérique des Chemins de SaintJacques a émergé sous l’effet de la mondialisation de la culture. En effet, la parution de films
ou de livres sur les Chemins a engendré un énorme afflux de pèlerins étrangers : « on a eu une
énorme augmentation des Brésiliens avec Paulo Cuelho ; il y a deux ans, on a vu doubler les
Nord-Américains et les Australiens, avec les retombées de “The Way”. Idem pour les SudCoréens. A chaque fois il y a un film (...), on est vraiment dans le marketing » (association
n° 1). Cet afflux s’est doublé d’un nouveau profil de pèlerins : « il y en a certains qui font le
pèlerinage parce que c’est la mode ; maintenant ils sont très chics les pèlerins » (association
n° 2). D’où une potentielle fracture entre les « vrais pèlerins » et les « autres » : « le contact
s’établit plus facilement avec quelqu’un qui a vécu la même chose que vous pendant la
journée qu’avec un touriste lambda qui fait un tour à Saint-Jean-Pied-de-Port » (pèlerin n°
5). Ce phénomène médiatique s’est traduit par des dérives. Ainsi, certaines communes ont
cherché à détourner les Chemins à leur profit ; certains hébergements privés se sont
développés sous la forme de « véritables tours operators déguisés » (association n° 1) ; des
sociétés de taxi se sont créées pour transporter les sacs des pèlerins entre deux étapes. En
somme, la représentation sociale des chemins a changé : « il y a 10 ans, le pèlerin, c’était un
hurluberlu ; maintenant, c’est une valeur marchande » (office du tourisme n° 1). Ce point est
confirmé par les bénévoles des associations : « je pense que le Chemin de Saint-Jacques se
perd ; pour moi, maintenant, c’est du business : c’est l’argent qui compte » (association n° 2).
Face à cette mutation, quelles sont les politiques des acteurs du territoire et comment ont-elles
évolué ?
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4.2. Les politiques des acteurs du territoire : description, problématiques, enjeux
Le marketing territorial dans les Pyrénées-Atlantiques met en jeux des réseaux d’acteurs aux
interactions complexes, soit les collectivités territoriales, les associations, les offices du
tourisme et les hébergeurs.
Figure 1 : La complexité des réseaux d’acteurs
Globalement, les acteurs interrogés évaluent positivement dans un premier temps l’impact des
Chemins de Saint-Jacques sur le territoire des Pyrénées-Atlantiques. Ces « routes
spirituelles » permettent de fédérer les habitants du territoire, de valoriser le patrimoine
jacquaire, de générer des retombées économiques (augmentation des nuits d’hôtels et des
dépenses de restauration) et touristiques : après un premier voyage initiatique, les pèlerins
reviennent souvent l’année suivante avec leur famille. Plus encore, les Chemins facilitent un
meilleur aménagement du territoire, avec la rénovation de lignes ferroviaires et le balisage
physique ou numérique (GPS) des sentiers de randonnée (collectivité n°5). Au final, les
Chemins de Saint-Jacques, seul patrimoine mondial classé par l’Unesco sur le département,
10
« constituent une vitrine du territoire (…), mais cette vitrine ne met pas suffisamment en
valeur ses atouts » (office du tourisme n°1).
Cette première critique s’explique par l’éclatement du champ de responsabilité des acteurs :
ainsi, les associations jouent un rôle clé dans l’accueil des pèlerins dans les refuges
communaux et assurent le lien social indispensable avec les pèlerins ; toutefois, certaines
associations bénévoles sont antagonistes et agissent à l’échelle locale, sans être coordonnées
avec d’autres associations professionnelles comme l’ACIR, avec une vision régionale. Les
mairies sont propriétaires des refuges dont elles délèguent la gestion quotidienne aux
associations ; elles balisent les chemins et développent des actions culturelles comme à SaintJean-Pied-de-Port. Toutefois, les liens avec les offices du tourisme sont faibles (collectivité
n° 4), d’autant plus que ceux-ci sont scindés en deux entités « qui se tournent le dos » (office
du tourisme n° 1), avec d’une part un premier office chargé des manifestations de valorisation
du patrimoine gastronomique, et d’autre part un autre office chargé en propre de l’accueil des
pèlerins. Plus encore, le plan d’action 2014-2016 du comité départemental du tourisme
n’intègre pas dans son action les Chemins de Saint-Jacques. En termes de structures d’accueil,
la manne des nouveaux « pèlerins touristes » a été exploitée par des hébergeurs privés, mais a
entraîné beaucoup d’abus : en dessous de 15 personnes, il n’existe aucun cadre réglementaire
(collectivité n° 4). Enfin, le département des Pyrénées-Atlantiques est propriétaire des
bâtiments liés au patrimoine jacquaire, du fait de sa compétence territoriale sur les randonnées
de pleine nature ; néanmoins, « les tentatives pour que ces partenaires publics fassent des
centres d’interprétation du patrimoine jacquaire ont échoué, faute de financement
spécifique » (collectivité n° 2). Ainsi, il n’existe pas de communication du département à
destination des pèlerins : « le public cible, ce n’est pas le pèlerin : on n’a pas une entrée
consommateur : ce n’est pas notre public » (collectivité n° 2).
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Face à l’afflux de pèlerins, les différents acteurs soulignent le manque d’une stratégie
marketing territoriale globale « directrice », et l’écart existant entre « gestion quotidienne » et
« politique de développement » des Chemins de Saint-Jacques. Sur le plan touristique, « il n’y
a pas eu de grand plan de développement du pèlerinage sur le département des PyrénéesAtlantiques » ; « on satisfait les besoins primaires du pèlerin, mais on ne va pas au-delà : on
ne le fait pas rêver » (office du tourisme n° 1). Sur le plan du patrimoine culturel, les grandes
collectivités territoriales (région, département) n’ont pas mené de « politique publique sur le
pèlerinage ou le patrimoine jacquaire, alors que les Chemins de Saint-Jacques positionnent
le patrimoine matériel du département au niveau mondial ». « Il y a de tout dans les Chemins,
du politique, du touristique, du mystique, mais rien n’est orchestré ». Pour les petites villes,
qui font face à l’objection de « traiter les pèlerins comme du passage » (office du tourisme
n° 1), la nécessité de faire des chemins un axe de développement d’une cité suscite une
inquiétude. « Mon interrogation pour les dix années à venir, c’est (...) est-ce qu’on reste dans
l’état, ou est-ce qu’on a une approche plus économique ? Car honnêtement, on ne l’exploite
pas sur le plan commercial ». Deux raisons expliquent ce constat : une logique de protection
du thème de Saint-Jacques ; le manque de liens marketing avec d’autres villes du chemin.
Enfin, les associations bénévoles s’élèvent contre le développement outrancier des chambres
d’hôtes.
5. Discussion des résultats, contributions théoriques et managériales
Les Chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle constituent un patrimoine culturel en
mutation, entre préservation de représentations centrales identitaires clés (histoire, religion,
quête de l’essentiel, authenticité) et l’émergence d’une contre-représentation périphérique
(développement marchand, business), qui viennent menacer l’existence même du pèlerinage.
Leur stratégie de marketing territorial est caractérisée par l’absence de leadership d’un acteur
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clé, une gouvernance territoriale éclatée, la fragmentation des responsabilités, l’inexistence
d’une stratégie marketing territoriale globale et long terme.
Dès lors, le pèlerinage de Saint-Jacques est confronté à trois stratégies de marketing
territoriales possibles : la première consiste à « développer » la demande, soit générer l’afflux
de nouveaux pèlerins, avec des conséquences de « marchandisation » des Chemins ; dans ce
cas, les représentations centrales du pèlerinage (quête de l’essentiel, ouverture sociale)
risquent de ne plus être respectées, et le pèlerinage risque de disparaître : « développer encore
les Chemins, c’est faire disparaître une partie du mythe ; car ce qui sous-tend les Chemins,
c’est un rêve : cette chose-là peut être facilement dénaturée » (association n° 1). La deuxième
stratégie consiste à « gérer » ce patrimoine culturel comme aujourd’hui, en respectant dans
certains cas « l’esprit » de Saint Jacques, mais sans encadrer les nouvelles dérives
commerciales en cours. Dans ce cas-là, le potentiel de ce patrimoine ancestral n’est pas
optimisé, et le risque de dénaturation du pèlerinage sur le long terme reste patent : « dans dix
ans, il n’y aura plus rien » (association n° 2). La troisième stratégie consiste à mener une
politique de « démarketing territorial », à savoir restreindre significativement l’afflux des
nouveaux pèlerins « touristes » et non respectueux de « l’esprit de Saint Jacques » par des
actions appropriées de marketing territorial. Elle implique qu’une collectivité locale majeure,
la région Aquitaine, assume le leadership global du patrimoine culturel « Chemins de SaintJacques ». Kotler et Lévy (1971) définissent le « démarketing » comme l’aspect du marketing
qui cherche à décourager (…) une certaine classe de consommateurs en particulier, de
manière temporaire ou permanente ». La mise en place d’un « démarketing culturel », déjà
évoquée par (Bergadaà, Lorey, 2012) dans le cadre spécifique des fêtes à caractère identitaire,
pourrait être étendue au « démarketing territorial », comme le suggère l’un de nos
interlocuteurs : « ce que je vois pour le Chemin, c’est un public plutôt trié (…) ; ce que je
voudrais, c’est que le pèlerin au long cours puisse demeurer, parce que c’est lui quand même
13
qui fait rêver, qui recrée ce mythe moderne, qui fait déplacer les foules, et qui a des
retombées économiques » (association n° 1).
Notre contribution théorique est double : d’une part, elle vient souligner la pertinence de la
théorie du noyau central (Michel, 1999) dans le cas de la mutation des Chemins de SaintJacques, à savoir la nécessité de respecter les représentations centrales identitaires de ces
patrimoines culturels emblématiques. D’autre part, elle vient enrichir l’idée d’une
gouvernance « partagée » des projets territoriaux (Coissard et Pecqueur, 2007), à savoir la
nécessité de faire émerger un acteur territorial public « leader » dominant les réseaux
d’acteurs pour mener à bien un projet territorial culturel d’envergure.
Notre contribution managériale est double : tout d’abord, manager le marketing territorial
d’un patrimoine culturel en mutation suppose que la région administrative Aquitaine se
saisisse du dossier « Saint-Jacques » dans sa globalité. Seul un acteur public puissant peut
coordonner des acteurs territoriaux aux responsabilités éclatées et avec un faible degré de
concertation. Nous recommandons ensuite que la Région mette en place une politique de
démarketing « territorial et culturel » ciblée (élaboration de charte de bonne conduite du
pèlerin ; contrôle de l’hébergement privé), afin de limiter l’afflux de pèlerins « touristes » peu
soucieux de respecter les fondements originelles des Chemins. Celle-ci devrait être complétée
par une politique de l’offre, à savoir le développement de refuges communaux bon marché et
de centres d’interprétation du patrimoine culturel jacquaire. Nos recommandations peuvent
être étendues à d’autres pèlerinages dans le monde ayant statut de patrimoines culturels
emblématiques, et qui souhaitent concilier quête humaine individuelle et développement
économique. Une limite de notre recherche réside dans le nombre limité de personnes
interviewées. Une perspective de recherche consisterait à comparer les politiques de
marketing territorial à destination des pèlerinages qualifiés de patrimoine culturel.
14
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Reader I. (2014), Pilgrimage in the Marketplace, New York, Routledge Studies in Religion,
Travel and Tourism.
Urry J. (2002), The Tourist Gaze (Theory, Culture and Society Series), 2nd edition, Londres,
Sage Publications.
16
8. Annexe 1 : liste des 21 personnes interviewées
Numérotation
Identité des acteurs
des entretiens
Collectivité territoriales
N° 1
Maire de Saint-Jean-Pied-de-Port
N° 2
Directrice du patrimoine au Conseil général
N° 3
Maire de Navarrenx
N° 4
Président Communauté des Communes de Navarrenx
N° 5
Ingénieur chargé des sports et de la nature / Conseil général
Associations (bénévoles)
N° 1
Président des Amis du Chemin de Saint-Jacques
N° 2
Responsable du refuge à Saint-Jean-Pied-de-Port
N° 3
Président des Amis de la Vieille Navarre
N° 4
Institutrice bénévole hospitalière
N° 5
Bénévole hospitalier (refuge communal)
N° 6
Bénévole au refuge paroissial
Offices du Tourisme
N° 1
Directrice de l’office du tourisme
N° 2
Salarié de l’office du tourisme (« raconteur de pays »)
N° 3
Responsable de chambre d’hôte
Pèlerins
N° 1
Pèlerin (français)
N° 2
Pèlerin (belge)
17
N° 3
Pèlerine (française)
N° 4
Pèlerine américaine (Texas)
N° 5
Pèlerin scout
N° 6
Pèlerin
N° 7
Pèlerine (belge)
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