Bloc-notes Watson, l’intelligence artificielle médicalisée Où que l’on regarde, l’intelligence artificielle (AI) monte en puissance, l’humaine raison cède du terrain. Un gigantesque changement s’organise. Dans la finance, l’industrie automobile ou en médecine, c’est à propos de l’IA que les grands groupes se livrent déjà la guerre du futur. Chez nous, rares sont les décideurs à saisir l’ampleur du mouvement. Dans la campagne politique qui vient de se dérouler, pas un mot sur ces nouveaux défis et leurs conséquences. Rien sur les pouvoirs qui se constituent, les métiers qui s’apprêtent à disparaître et les clivages de société qui s’annoncent. En médecine, l’intelligence artificielle la plus prometteuse, et qui fait ces jours le plus de buzz, c’est Watson, d’IBM. Elle appartient au deep learning, une nouvelle génération d’IA basée sur l’auto-apprentissage qui, en quel­ ques années, a réussi à résoudre des problèmes sur lesquels les informaticiens se cassaient les dents : la reconnaissance vocale ou la conduite automatisée d’une voiture, par exemple. Avec le deep learning, les verrous qui fermaient le monde de la complexité de ­raisonnements humains aux machines commencent à céder. Mais en même temps, il s’agit de se de­ mander : qu’arrive-t-il vraiment ? Des concepts comme «rupture technologique» ou «intelligen­ce artificielle» s’imposent sans que nous ne sachions quel sens leur attribuer. Le big data ­véhicule l’idée qu’on pourrait désormais se passer de toute théorie, que l’analyse statistique des données suffirait à elle seule comme source de connaissance. Illusion scientiste, bien sûr, mais qui impressionne nos contemporains. Pour faire bonne mesure, on crée un peu partout des centres de «digital humanities», talismans symboliques servant de timides repères sur les nouveaux territoires. Non seulement, donc, l’information croît, mais sa gestion devient le cœur de toute activité. Submergée par les données – produites par la littérature scientifique, la clinique et les objets connectés – la médecine commence à comprendre qu’elle va devoir confier une grande partie de leur interprétation aux machines. Mais comment et avec quelles limites ? Pour le moment, l’ambiance est à la fasci­ nation. Watson, si l’on en croit la propagande d’IBM, est une sorte de monstre computationnel mais adapté aux humains. Lui mâcher son travail est inutile. Il sait fonctionner comme n’importe quel médecin. Pour élaborer un protocole de soins, par exemple, Watson est capable d’ingérer des centaines de milliers de pages de guidelines et des millions de pages de journaux médicaux. Et il n’a pas besoin d’un dossier patient structuré, avec des champs 2044 64.indd 1 définis. Un dossier normal lui suffit. Il sait même décoder les images médicales et synthétiser les résultats de plusieurs procédures – une mammographie, un IRM et une échographie, par exemple. Ou encore, il peut intégrer le ­séquençage de gènes et les variants propres à chaque patient pour les comparer à ceux provenant d’immenses bases. Sans compter que, capable de multiplier les couches d’apprentissage, Watson fait évoluer son fonctionnement à chaque interaction avec les patients et les médecins. Evidemment, de cette intelligence là, tout le monde en demande. Lancé en avril 2015, le cloud Watson Health a déjà séduit des pharmas (Teva par exemple), des cliniques et organisations de soins (Mayo Clinic, Boston Children’s et Columbia Medical) ou des industriels (Medtronic et Apple). Plus de 14 centres spécialisés en oncologie utilisent aussi ses services, particulièrement utiles pour croiser une recherche ultra-dynamique avec les caractéristiques de chaque patient. Le grand rêve commercial d’IBM est que Watson devienne indispensable dans le monde de la santé. Mais avec quel but (en plus de gagner de l’argent, bien sûr) ? A lire les documents officiels, n’apparaît qu’un projet technocratique : collecte, organisation et analyse des données pour répondre à quantité de questions différentes. Mais le système de santé, que Watson et les autres approches d’IA vont bouleverser, vers quoi le faire évoluer ? Comment lui garder son approche humaine, éviter que la culture médicale soit court-circuitée par la machinisation des décisions et du savoir ? Voilà le genre de questions auxquelles IBM ne répond pas (et qu’il ne pose pas à sa machine). Ces questions, c’est donc à nous, médecins et citoyens, de les empoigner, si nous ne voulons pas simplement obéir à une idéologie cons­ truite par les ingénieurs d’IBM. Nous entrons dans une ère de capteurs omniprésents, de mesure sans cesse plus précise de ce que nous sommes, de surveillance continue de ce que nous vivons. Grâce à l’IA, le savoir devient prédictif et comparatif, mais aussi individualisé : la médecine «personnalisée» en découle. De plus en plus, l’élaboration de la norme – la séparation du normal et du pathologique entre autres – résulte de l’analyse de cette information panoptique. En conséquence, la nécessité de comprendre sur quels a priori et méthode repose l’analyse des données n’a jamais été aussi aiguë. nieurs qui l’ont conçu ne connaissent pas toutes les couches au moyen desquelles il s’est autoconstruit (son apprentissage est dit «non supervisé»). La machine est incapable de démontrer clairement ses résultats. Seule certitude : sa logique est algorithmique. Le trou­blant, cepen­ dant, c’est que rien ne prouve que cette logi­que soit celle du cerveau humain. Watson pour­ rait donc, comme d’ailleurs les autres formes ­d’intelligence artificielle, imposer un monde d’efficacité croissante, de plus en plus technique, mais un monde proprement inhumain. Pour les cognitivistes, certes, le cerveau se comporte de façon algorithmique. Selon d’autres théories, cependant, la pensée ne dépend pas de l’analyse des données mais résulte d’une émergence, se constituant en une sorte d’autonomie logique. Pour d’autres encore, la pensée ne serait pas une émergence au sens classique, mais plutôt la traduction d’un fonctionnement quantique. Ces différences conceptuelles sont-elles en cause ? En tout cas, le rôle des soignants porte au-delà d’une analyse computationnelle de toutes les données possibles. Il ne se résume pas à produire le savoir, ni à l’accumuler, ni à le perfectionner. Il consiste à le personnaliser, à l’adapter à des êtres libres, tissés d’une complexité plus épaisse et obscure que ce qu’en comprend la digitalisation de leur vie. Certes, des systèmes comme Watson permet­tent une indéniable échappée hors de la pauvreté statistique de la médecine classique. Mais le défi, c’est de ne pas construire un nouveau réductionnisme au nom d’une vision complexe. Quels effets auront Watson et l’ensemble de l’informatique cognitive sur la médecine ? Intéressée par des promesses d’amélioration, la population va porter un autre regard sur la ­maladie. Ses exigences vont augmenter. Peutêtre, en raison de l’efficacité de la surveillance et du traitement des données, la question de la finitude et celle de la mort apparaîtront-elles encore plus troublantes. Probablement susciteront-elles des révoltes et des irrationnels que l’informatique cognitive cherchera à «comprendre» et à «intégrer» dans un nouvel effort d’intelligence. Mais aucune analyse informatisée ne les dépassera, sinon en s’affranchissant de l’humain. Le propre de l’intelligence n’est pas seulement de trouver des réponses aux questions. Il est aussi de comprendre que certaines questions n’ont pas de réponse. Bertrand Kiefer Seulement voilà : Watson ne révèle rien de ses étapes de fonctionnement. Même les ingé- Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 28 octobre 2015 26.10.15 12:34