Claire Malwé La propriété publique incorporelle : au carrefour du droit administratif des biens et du droit public économique L’Etat redécouvre aujourd’hui l’existence, dans son patrimoine, de propriétés incorporelles1. Mais le droit administratif des biens et, plus spécialement, la notion de « propriété publique », sont longtemps restés étrangers à ces biens d’une nature particulière. La « distance » que le droit administratif des biens a longtemps entretenue avec les propriétés incorporelles peut paraître surprenante, si l’on veut bien considérer que l’administration est à la fois un lieu de création intellectuelle, d’innovation, de développement des connaissances scientifiques, mais aussi que les personnes publiques sont propriétaires d’un patrimoine culturel important « qui est un support majeur d’images auxquelles peuvent s’attacher des droits »2. Le droit public des propriétés incorporelles n’est, à première vue, perceptible que sous une forme éparse, à l’abri de notions juridiques plus traditionnelles et consacrées à mesure de l’évolution des techniques et du contexte socio-économique : audiovisuel, données publiques, information, communication, œuvres de l’esprit et inventions3. Si aucune recherche ne rend compte de l’existence d’une « propriété publique incorporelle », les références à celle-ci commencent à se multiplier. Du point de vue de l’administration, d’abord, qui a récemment mis en place une « Agence du patrimoine immatériel de l’Etat »4. Du point de vue de la doctrine, d’autre part, pour souligner les carences du droit administratif des biens sur cette question5. Cette lacune tient d’abord à la place importance que la doctrine a traditionnellement accordée à l’étude de la propriété corporelle de l’administration, à travers, notamment, celle de la domanialité publique. Elle résulte également du caractère accessoire qu’ont longtemps revêtu ces « dépendances » particulières de l’administration. Un dernier élément explique que les rapports entre le droit administratif des biens et les propriétés incorporelles n’aient jamais fait l’objet d’une recherche générale : leur dissociation historique par le droit intermédiaire6. Ces circonstances 1 Circulaire du 18 avril 2007 relative à la gestion des actifs immatériels de l’Etat, JORF 27 avril 2007, p. 7490. J.-B Auby, L’immatériel dans l’Etat, Droit administratif, juin 2007, p. 1, n°6. 3 Les juristes se sont essentiellement attachés à décrire le régime juridique des biens incorporels publics sous l’angle des différentes branches du droit concernées. L’état des recherches juridiques sur la question est donc à la fois sectoriel et, le plus souvent, abordé sous l’angle du droit privé, et non du droit administratif. 4 Arrêté du 23 avril 2007 portant création d'un service à compétence nationale dénommé « Agence du patrimoine immatériel de l'Etat », JORF du 12 mai 2007 p. 8684. 5 Ph. Yolka, Les meubles de l’administration, AJDA 2007, p. 964 ; J.-B. Auby, op. cit., p. 1. 6 Le droit domanial est alors cantonné dans une dimension exclusivement spatiale. La réforme du droit des propriétés publiques, Université Paris II, Institut de la gestion déléguée, Paris, 28 janvier 2004, numéro spécial LPA, 23 juillet 1994, n°147, et notamment, Y. Gaudemet et L. Deruy, Les travaux de législation privée – Le rapport de l’institut de la gestion déléguée, p. 9. Selon ces derniers, « c’est le Code domanial de 1790 qui a dégagé une définition nouvelle des propriétés publiques en l’amputant de tous les droits incorporels, passés dans la notion voisine des finances ou deniers publics. Et c’est cette conception limitée aux biens corporels qui est aujourd’hui commune et naturellement celle du présent rapport ». 2 1 expliquent que, jusqu’à présent, aucun débat sur l’existence et le régime juridique d’une propriété publique incorporelle n’ait été engagé. La notion de « propriété publique incorporelle » doit permettre de rendre compte de la présence de ces propriétés dans le patrimoine public (Partie 1- La notion de propriété publique incorporelle). En ce sens, un travail d’identification de la notion doit être mené, pour souligner que toutes les valeurs incorporelles publiques ne peuvent pas bénéficier de la protection particulière conférée par la propriété publique (Titre 1- L’identification de la propriété publique incorporelle). Admettre le contraire reviendrait à étendre de manière excessive le champ de l’appropriation publique, au risque de diluer la notion, d’en affecter la signification, et de restreindre abusivement l’étendue des biens incorporels qui doivent demeurer libres de toute appropriation, qu’elle soit publique ou privée. Aujourd’hui, compte tenu des ressources économiques en jeu, la propriété incorporelle fait l’objet de pressions constantes visant à l’élargissement des droits existants. Dans certains secteurs considérés comme potentiellement rentables, l’administration, engagée dans la valorisation du patrimoine public, a adopté une politique de revendication systématique de ces droits. Consécutivement, le champ de la propriété publique incorporelle semble voué à une extension continue. Les conceptions contemporaines, qui envisagent la « propriété publique incorporelle » sous une approche comptable, illustrent la tendance du droit à user du terme de « propriété » à l’égard de l’ensemble des biens publics porteurs de valeur économique. En ce sens, l’identification de la notion doit permettre d’en préciser les contours dans le sens d’une délimitation restrictive7. Identifier ce qu’est aujourd’hui la propriété publique incorporelle, c’est aussi préciser sa consistance et examiner ses modes de constitution. Derrière les différents modes d’acquisition ouverts à la puissance publique se cachent des enjeux économiques qui ne sont plus étrangers aux personnes publiques. Etre titulaire d’un droit de propriété, c’est aussi bénéficier de l’exclusivité de son exploitation. Mais, si ses retombées économiques sont fortement attendues, la propriété publique incorporelle permet également de protéger la liberté des établissements d’utiliser les créations du secteur public ; elle participe à l’amélioration des services publics en facilitant la diffusion ou l’accès aux connaissances ; elle permet d’éviter la réservation de certaines créations intellectuelles par le secteur privé et laisse aux personnes publiques la possibilité de décider de leurs conditions d’utilisation. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que certaines propriétés incorporelles visent d’abord à récompenser l’effort inventif de 7 La cohérence du droit impose de tenir compte des définitions existantes, et notamment de celle de « propriété incorporelle » et de « propriété publique » (Ph. Yolka, La propriété publique. Eléments pour une théorie, Thèse Paris, LGDJ, 1997, 649 p.). De la sorte, la « propriété publique incorporelle » doit s’entendre de l’ensemble des propriétés incorporelles appartenant aux personnes publiques. Elle suppose que le bien public fasse effectivement l’objet d’un droit de propriété, défini comme un droit patrimonial, dotant son titulaire d’un pouvoir exclusif sur la chose, et présentant des traits communs avec le droit réel le plus complet que constitue le droit de propriété. Elle implique également que soit prise en compte de la qualité publique du titulaire du droit, qui joue comme un facteur de restriction des choses incorporelles susceptibles de faire l’objet d’une propriété publique. La définition retenue tient compte de l’évolution de la notion de propriété publique, puisqu’elle permet de mettre l’accent sur son critère organique. 2 l’homme. Pour celles-ci, l’agent public devrait demeurer au centre du dispositif juridique : sans lui, aucune propriété publique incorporelle ne peut voir le jour. L’analyse des différents modes d’acquisition ouverts à la puissance publique révèle cette tension entre d’un côté, la juste rémunération de l’effort inventif de l’agent et, de l’autre, les prétentions de la personne publique employeur. Les dispositions du code de la propriété intellectuelle confèrent à chaque création intellectuelle une protection particulière. Suivant les branches de la propriété intellectuelle, le législateur fixe l’étendue et la portée de la protection accordée par le Droit à chaque bien incorporel (marques, brevets, œuvres de l’esprit, dessins et modèles, etc.). Les propriétés publiques incorporelles bénéficient de cette protection législative au même titre que celles des personnes privées. Mais l’exorbitance de la notion réside dans la protection particulière qu’elle confère aux biens et droits qui en sont l’objet (Titre 2- La protection de la propriété publique incorporelle). Il faudra en déterminer avec précision les spécificités, autrement dit, prendre la mesure de l’exorbitance de la notion. Certaines règles protectrices résultent de la personnalité publique de leur titulaire : le législateur a ainsi renforcé la protection accordée à certains éléments du patrimoine public immatériel lorsque ceux-ci constituent un prolongement de l’identité des personnes publiques (sont particulièrement concernés les noms des personnes publiques). D’autres leur sont imprimées par la propriété publique (principes d’insaisissabilité et d’incessibilité de la propriété publique incorporelle en deçà de sa valeur réelle). Du point de vue juridictionnel, la spécificité de la protection de la propriété publique incorporelle réside dans le maintien de la compétence du juge administratif. La répartition des compétences a donné lieu à une concurrence accrue entre les deux ordres de juridiction pour se voir attribuer la maîtrise du contentieux de la propriété publique incorporelle. A cet égard, les interventions répétées du législateur pour l’établissement de « blocs de compétence » ont toujours joué au profit du juge judiciaire. Il faut, pour comprendre les enjeux soulevés par cette répartition des compétences, garder à l’esprit les intérêts économiques portés par les propriétés publiques incorporelles. La volonté du législateur de conforter la compétence juridictionnelle du juge judiciaire, alors même que les intérêts de l’administration sont en jeu, ne doit pas s’interpréter comme une intervention visant à la simplification des règles de procédure. Il s’agit moins d’améliorer les règles de répartition du contentieux que d’éviter que les notions qui imprègnent le contentieux administratif (celle d’intérêt général ou de service public) s’imposent un jour comme un obstacle à l’exploitation de la propriété publique incorporelle. Une fois la propriété publique incorporelle définie, il faudra s’intéresser à ses différentes utilités. La vision contemporaine est dominée par les potentialités économiques qu’elle recèle (Partie 2- L’exploitation de la propriété publique incorporelle). La propriété publique incorporelle est en effet devenue un actif dont la valeur patrimoniale n’est plus discutée, et son exploitation apparaît prometteuse de nouvelles ressources financières pour ses 3 propriétaires8. Pour autant, la recherche de profit ne constitue pas toujours le moteur de l’action administrative et l’exploitation de la propriété publique incorporelle par l’administration répond à des enjeux diversifiés. L’intervention économique de la puissance publique peut tout d’abord avoir pour but de maintenir une certaine diversité sur des marchés de plus en plus caractérisés par la concentration des droits de propriété intellectuelle9. Elle peut encore participer à l’accomplissement des missions de diffusion dont sont en charge certains services publics10, ou encore agir comme « vecteur » du service public en participant à l’amélioration des relations de l’administration avec ses administrés11. Par conséquent, les enjeux de l’exploitation de la propriété publique incorporelle ne sont pas toujours exclusivement financiers, même lorsqu’ils se réalisent selon des modes d’intervention commerciaux. L’idée d’exploitation est, dans l’univers juridique, accompagnée d’un second présupposé : le droit administratif y serait farouchement opposé12. Ce dernier a longtemps été considéré comme un pôle de résistance à l’entrée des logiques économiques dans l’action publique13. Il offrait alors un cadre juridique contraignant à la gestion, par la puissance publique, de ses propriétés publiques incorporelles. Que reste-t-il de celui-ci ? A quelles utilités la propriété publique incorporelle est-elle aujourd’hui dédiée ? 8 Rapport « L’économie de l’immatériel, La croissance de demain », rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel, Ministère de l’économie des finances et de l’industrie, M. Lévy, J.-P. Jouyet, 2007. Les auteurs du rapport sur l’économie de l’immatériel soulignent que « ne pas prendre conscience de l’importance des actifs immatériels publics, c’est nous priver d’un double dividende. D’une part, un dividende financier pour les acteurs publics. D’autre part, un dividende de croissance pour notre économie ». 9 Il en est ainsi dans le secteur de l’image culturelle, affecté par un mouvement de concentration des droits au profit de grandes entreprises multinationales. J. Deville, Les bibliothèques dans le marché du patrimoine écrit et graphique, BBF 2000, Paris, t. 45, n°2 p. 52 : « La vente de reproductions d’images tirées des fonds conservés permet aux bibliothèques d’apporter, sur un marché essentiellement destiné aux professionnels de l’édition et de la communication, une quantité non négligeable de documents, qui apparaissent complémentaires de ceux que diffusent les grandes agences d’illustration privées. Dans ce dernier cas, l’enjeu pour les bibliothèques ne réside pas seulement dans la possibilité de réaliser des recettes, susceptibles de couvrir une partie de leurs coûts de fonctionnement. Leur intervention commerciale ne se justifie pleinement que s’il s’agit de préserver la diversité des sources exploitables par la recherche et l’édition ; voire d’empêcher qu’un opérateur marchand monopolistique puisse s’instituer en intermédiaire obligé entre les collections des bibliothèques et leur public. Pour autant les ressources dégagées par la vente des reproductions ne sont pas négligeables ». 10 A propos du transfert de technologie dans le cadre de la recherche publique. P. Le Hir, Les chercheurs – inventeurs font fifty-fifty avec le CNRS, Le Monde, 10 octobre 2006, citant M. Ledoux, directeur de la politique industrielle du CNRS : « Si nous essayons d’inculquer à nos chercheurs la culture du brevet, ce n’est pas seulement par intérêt financier. C’est aussi pour que le résultat de leur travail profite le plus vite possible à la collectivité. C’est notre mission d’organisme public ». 11 Les revues locales, les sites internet, plaquettes ou guides de renseignements administratifs sont autant de nouveaux moyens de communication qui, en réalisant la proximité de l’administration avec ses usagers, participent à l’amélioration du service public. 12 J. Caillosse, Le droit administratif contre la performance publique ?, AJDA 1999, chroniques, p. 195. 13 S. Bernard évoque le double présupposé sur lequel se sont longtemps appuyés les pouvoirs publics : « celui de l’incapacité du droit administratif à favoriser [la recherche de rentabilité des activités publiques] et, symétriquement, celui de la capacité du droit privé à accompagner un tel mouvement » ; S. Bernard, La recherche de la rentabilité des activités administratives et le droit administratif, Thèse, Grenoble, LGDJ, 2001, p. 23. 4 Tout au long du siècle dernier, le droit administratif n’a cessé de s’ouvrir aux exigences de la rentabilité économique. Les libéraux du début du XXème siècle avaient participé à construire l’image d’une administration indifférente aux enjeux économiques, guidée exclusivement par la satisfaction des intérêts collectifs. Mais, avec la diversification des interventions de l’Etat dans l’économie, la nouvelle proximité du secteur public et du monde marchand a travaillé le droit administratif en profondeur. Les notions qui en constituent le socle sont désormais imprégnées de réalisme économique ; elles ne peuvent plus faire croire à l’existence d’un secteur public soustrait aux préoccupations économiques. Dans ce mouvement d’ouverture au monde marchand, la propriété publique incorporelle s’offre à l’économie comme un nouvel espace à conquérir. Dans certains secteurs réputés « rentables », l’exploitation de la propriété publique incorporelle est déjà devenue un objectif clairement affiché par les pouvoirs publics, persuadés qu’une « valorisation » bien menée passe par une exploitation systématique des droits14. Le droit administratif, dont les notions fondamentales ont progressivement intégré la présence d’un patrimoine public immatériel, s’est peu à peu transformé afin d’organiser cette nouvelle proximité. Il a progressivement intégré les exigences de la rentabilité économique : la satisfaction d’un intérêt financier ne constitue plus un obstacle à l’intervention administrative ; les prestations offertes par les services publics intègrent des considérations économiques. Dans ce contexte, l’exploitation de la propriété publique incorporelle a vocation à servir les intérêts économiques de la puissance publique (Titre 1- Le droit administratif à l’épreuve de l’exploitation de la propriété publique incorporelle). Après que les notions fondatrices du droit administratif aient été progressivement imprégnées par les exigences de la rentabilité économique, le cadre juridique qui contenait l’exploitation commerciale des propriétés publiques incorporelles s’est largement affaibli. Les choix politiques des dernières années reflètent la volonté des pouvoirs publics de renoncer à en construire un nouveau, préférant les soumettre aux lois du marché et aux règles de la concurrence. Le régime d’exploitation de la propriété publique incorporelle est, à cet égard, particulièrement révélateur de l’effacement du droit administratif face aux lois du marché. Cette suprématie est, à maints égards, le résultat d’une volonté politique qui affiche clairement sa détermination à laisser la propriété publique incorporelle dominée par les règles du secteur marchand (Titre 2- L’exploitation de la propriété publique incorporelle soumise à la loi du marché). 14 M. Barré, La valorisation de la recherche universitaire et la propriété intellectuelle : les limites de l’instrumentalisation juridique d’une politique économique, RRJ 2002-2, p. 933. 5