La trialité: un phénomène exceptionnel en géométrie et en algèbre M-A. Knus, ETH Zürich Fribourg, 30 novembre 2010 Plan I Introduction à la trialité I Lien avec les algèbres de composition I Quelques variations (trialité sur le corps à un élément, théorie de Galois) Introduction La dualité dans le plan projectif P2 Dualité : une relation D : Points ←→ Droites qui respecte les relations d’incidence Conique = {P ∈ P2 | P ∈ D(P)} Groupe linéaire V : espace vectoriel de dimension n sur un corps F , charF 6= 2 (par exemple F = R) L’ espace projectif de dimension n − 1 sur V : Pn−1 (V ) = V \ {0}/∼ v ∼ w ⇔ v = λw, λ ∈ F × = F \ {0} On note [v ] ∈ Pn−1 (V ) la classe de v ∈ V . AutF Pn−1 (V ) = PGL(V ) = GL(V )/F × , ϕ 7→ [ϕ] La dualité induit un automorphisme d’ordre 2 de PGL(V ). Soit b: V × V → F une forme bilinéaire symétrique non-singulière Pour ϕ ∈ GL(V ), la transposée ϕt ∈ GL(V ) est définie par b ϕ(x), y = b x, ϕt (y ) L’application δ : PGL(V ) → PGL(V ), [ϕ] 7→ [ϕ̂] = [(ϕt )−1 ] qui associe à ϕ sa contragrédiente ϕ̂ est un automorphisme extérieur de PGL(V ) d’ordre 2. Automorphismes intérieurs et extérieurs Soit G un groupe. Un automorphisme intérieur est donné par Int(g)(x) = gxg −1 , g ∈ G. On a Ker Int : G → Aut(G) = Z (G) Pour G = PGL(V ), Z (G) = {1} et PGL(V ) s’identifie à un sous-groupe du groupe des automorphismes et Aut PGL(V ) = PGL(V ) t PGL(V ) · δ = PGL(V ) o Z/2 Géométrie sur une quadrique Soit V de dimension paire, n = 2m, et b : V × V → F une forme bilinéaire non singulière d’indice maximal (p. ex. b = h1, 1, . . . , −1, −1i). Q 2m−2 = {[x] ∈ P2m−1 (V ) | b(x, x) = 0, x 6= 0 ∈ V } est une quadrique de dimension 2m − 2 avec des sous-espaces isotropes U de dimension (projective) 0 (points), 1 (droites), . . . , m − 1. Les relations d’incidence entre espaces isotropes définissent une géométrie. Le groupe orthogonal projectif Le groupe GO(V , b) = {ϕ ∈ GL(V ) | b ϕ(x), ϕ(y ) = λb(x, y ) est le groupes des similitudes de la forme b et le groupe d’automorphismes (sur F ) de la quadrique est PGO(V , b) = GO(V , b)/F × ϕ ∈ GO(V , b), [ϕ] ∈ PGO(V , b) Le groupe orthogonal spécial Il y a deux modes complémentaires de sous-espaces isotropes de dimension maximale m − 1 : U1 ∼ U2 ⇐⇒ dim U1 ∩ U2 ≡ m − 1 mod 2 et PGO+ (V , b) est le sous-groupe de PGO(V , b) qui respecte les deux modes. Hyperboloïde (m = 2) Soit [ρ] ∈ PGO(V , b) \ PGO+ (V , b), p. ex. la classe d’une réflection par rapport à un hyperplan de V , alors Int([ρ]) est un automorphisme extérieur de PGO+ (V , b) qui échange les deux modes d’ espaces isotropes de dimension maximale et si m 6= 4 Aut PGO+ (V , b) = PGO+ (V , b) t PGO+ (V , b) · [ρ] = PGO+ (V , b) o Z/2 Trialité en géométrie et en théorie des groupes Pour m = 4 on a une quadrique Q 6 dans P7 et appelons les éléments des deux modes de sous-espaces isotropes de dimension maximale 3 solides de type I et solides de type II Théorème (Study, 1913) Il existe sur Q 6 une correspondance d’ordre 3 Points → Solides I → Solides II qui respecte les relations d’incidence. → Théorème (Cartan, 1925) Aut(PGO+ (V , b)) = PGO+ (V , b) o S3 Points La trialité selon Eduard Study (1862-1930) Grundlagen und Ziele der analytischen Kinematik, Sitzungsberichte der Berl. Math. Gesell. (1913), S. 55 : ”Die Fortsetzung dieser Überlegung, mit der ich Sie nicht ermüden will, führt zu einer Reihe von Lehrsätzen, unter denen die folgenden hervorgehoben werden mögen : I. Die Mannigfaltigkeit der ∞6 z. B. linksseitigen R3 auf der M26 lässt sich birational und singularitätenfrei abbilden auf die Mannigfaltigkeit aller Punkte eben dieser M26 . II. Zu jedem Lehrsatz über die projektive Geometrie auf der M26 gehören fünf andere (die nicht notwendig von dem ersten verschieden sind). Beim Übergang von einem Lehrsatz zu den übrigen derselben Gruppe werden die Begriffe Linker R3 , Punkt, Rechter R3 auf alle möglichen Arten vertauscht, und zwar so, dass Figuren in vereinigter Lage wieder in solche übergehen, und überhaupt projektive Eigenschaften wieder in solche". La trialité selon Élie Cartan (1869-1951) Le principe de dualité et la théorie des groupes simples et semi-simples. Bull. Sciences Math. (2) 49 (1925), p. 373 ”Nous avons donc finalement, à toute substitution portant sur les trois indices 0, 1, 2, fait correspondre une famille continue de transformations changeant deux éléments unis en deux éléments unis et deux éléments en incidence en deux éléments en incidence. L’ensemble de toutes ces transformations forme un groupe mixte, formé de six familles discrètes, qui prolonge le groupe conforme de la même manière que le groupe des homographies et des corrélations prolonge le groupes des homographies en géométrie projective. On peut dire que le principe de dualité est remplacé ici par un ”principe de trialité". Automorphismes extérieurs et diagrammes de Dynkin (An , Bn , Cn , Dn , G2 , F4 , E6 , E7 , E8 ) PGLn (Pn−1 ) e e 0 1 e e (An ) n−1 em−1 PGO+ 2m , m 6= 4, (Q 2m−2 ) e e 0 1 e e @ m−3 @ e3 PGO+ 8 (Q 6 ) e 0 e 1@ @e (D4 ) 3 Aut(An ) = Aut(D2m ) = S2 , Aut(D4 ) = S3 (Dm ) e m−1 Trialité et algèbres de composition Trialité et octonions Cartan : "Les résultats précédents se lient à un système de nombres complexes, inventé par Graves et Cayley, qui généralise les quaternions, et qu’on appelle les octaves." Tits : " ... d’autre part, on sait qu’il (le principe de trialité) est aussi ”responsable” de l’existence des algèbres à 8 unités de Cayley-Dickson (”algèbres d’octaves")." Algèbres de composition Définition Une algèbre de composition est un espace vectoriel S muni d’une multiplication bilinéaire (x, y ) 7→ xy avec unité et d’une norme (une forme quadratique non-singulière) n qui est multiplicative n(xy ) = n(x)n(y ). Ces algèbres admettent une conjuguaison x 7→ x̄ et n(x) = x x̄ = x̄ x. Hurwitz (1859 - 1919) Théorème (Hurwitz, 1896) Il existe des algèbres de composition uniquement en dimension 1, 2, 4 et 8. Example R ⊂ C ⊂ H ⊂ O, n = h1, . . . , 1i Sur R il y a une autre algèbre d’octonions, les octonions "isotropes", dont la norme est d’indice maximal. Compositions symétriques Une autre classe d’algèbres de composition ! Considérons des algèbres de composition sans élément unité, avec une multiplication (x, y ) 7→ x ? y telle que b(x ? y , z) = b(x, y ? z) où b(x,x)= n(x). PS Cette relation n’est pas satisfaite pour les octaves ! Octaves : b(xy , z) = b(x, z ȳ ) Examples en dimension 8 1) Para-octonions. Les octonions avec la multiplication x ? y = x̄ ȳ . 2) Algèbres d’Okubo. √ Soit ω = (1 + i 3)/2 une racine cubique de 1. Soit M3 (C)0 l’ensemble des 3 × 3-matrices de trace nulle sur C. La multiplication x ?y = xy − ωyx 1 − tr(xy ) 1−ω 3 sur M3 (C)0 et la norme − 61 tr(x 2 ) définissent une composition symétrique, découverte par le physicien théoricien Sumusu Okubo en 1964. Compositions symétriques et trialité Soit (S, ?, n) une composition symétrique de dimension 8 dont la norme est d’indice maximal. Soit Q 6 la quadrique projective définie par n(x) = 0. On note [x] ∈ Q 6 pour x 6= 0 ∈ S, n(x) = 0. Théorème (Cartan, Vaney, Weiss, Van der Blij - Springer, Tignol - K.) Les ensembles [x ? S] et [S ? x] sont des solides de Q 6 de modes différents et la correspondance [x] 7→ [x ? S] 7→ [S ? x] 7→ [x] définit une trialité géométrique. Pour ϕ ∈ GO+ (S, n), on note [ϕ] ∈ PGO+ (S, n). Théorème (KMRT) Soit (S, ?, n) une composition symétrique de dimension 8. 1) Pour ϕ ∈ GO+ (S, n) il existe ϕI ∈ GO+ (S, n) et ϕII ∈ GO+ (S, n) telles que ϕ(x ? y ) = ϕI (x) ? ϕII (y ). 2) L’ application τ : [ϕ] 7→ [ϕI ] définit un automorphisme extérieur d’ordre 3 de PGO+ (S, n) tel que τ 2 ([ϕ]) = [ϕII ]. KMRT Classification en préparation Théorème (Chernousov, Tignol, K.) Toute trialité est issue d’une composition symétrique. Schéma de la preuve : 1) Utiliser la classification connue des algèbres symétriques (Elduque-Myung,1993) 2) Deux trialités conjuguées dans le groupe d’automorphismes de PGO+ 8 sont essentiellement équivalentes, d’où le probème de déterminer les classes de conjuguaison de trialités. 2) n’est pour l’instant que réalisé dans des cas particuliers : I Algèbres de Lie sur des corps algébriquement clos de caractéristique 0 (Wolf and Gray, 1968, Kac, 1969, Helgason, 1978). I Groupes simples sur des corps finis (Gorenstein and Lyons,1983). I Résultats de Tits (Sur la trialité et les groupes qui s’en déduisent, Publications IHES, 1959). Dans ces cas il y a deux classes de conjuguaison de trialités, qui correspondent aux deux types de compositions symétriques décrit plus haut. PS Le cas où le corps est de caractéristique 3 est délicat. Une parenthèse sur le travail de Tits : Sur la trialité et les groupes qui s’en déduisent, Publ. IHES, 1959 Ce travail est long et difficile (et le Math Review a renoncé à une analyse !). Tits classifie les trialités qui possèdent des points absolus (points qui appartiennent aux solides associés par trialité). Comme application Tits décrit dans ce travail une nouvelle classe de groupes finis simples, les groupes 3 D4 (q), et un nouveau type de de structure d’incidence en géométrie, les polygones généralisés. L’ensemble des points absolus d’une trialité forment un hexagone généralisé. PS En 1964 Walter Feit et Graham Higman ont démontré que les seules valeurs finies de n pour lesquelles il existe des n-gones généralisés sont n = 2, 3, 4, 6, 8. Previous Up Next Article MR1557095 DML Item Tits, Jacques Sur la trialité et certains groupes qui s’en déduisent. (French) Inst. Hautes Études Sci. Publ. Math. 1959, no. 2, 13–60. {There will be no review of this item.} c Copyright American Mathematical Society 2010 Autres groupes simples avec trialité Parmi les groupes de type D4 les groupes PGO+ 8 et Spin8 sont les seuls groupes de Lie complexes qui admettent des automorphismes trialitaires. ! 4 Le groupe SO+ 8 n’admet pas d’automorphismes trialitaires. Variations Géométrie sur le corps à un élément L’idée du corps à un élément ou du corps de caractéristique 1 apparaît pour la première fois dans un travail de Tits en 1957 ”Abordant par une voie nouvelle le problème de l’interprétation géométrique des groupes simples complexes, j’ai été conduit à associer à chacun de ces groupes G une «géométrie» Γ(G) ayant un groupe d’automorphismes isomorphe à G.” On associe à chaque groupe de Lie simple complexe ou à son diagramme de Dynkin, un groupe fini, le groupe de Weyl. Dans le même travail, Tits associe aussi une géométrie au groupe de Weyl. ”Nous désignerons par K = K1 le « corps de caractéristique 1» formé du seul élément 1 = 0 (19 ). Il est naturel d’appeler espace projectif à n dimensions sur K , un ensemble Pn of n + 1 points dont tous les sous-ensembles sont considérés comme des variétés linéaires {...}. (19 ) K1 n’est généralement pas considéré comme un corps.” Géométrie sur le corps de caractéristique 1 Selon Tits l’espace projectif de dimension n sur le corps à un élément est un ensemble de n + 1 points et son groupe d’automorphismes est le groupe Sn+1 , qui est le groupe de Weyl de PGLn+1 . La quadrique Q 6 sur le corps à un élément est un revêtement double d’un ensemble à 4 éléments. e @ @e e e @ @e e e @ @e e e @ @e e Les solides sont les sections du revêtement. Ces sections se divisent de façon naturelle en deux modes. La trialité géométrique permute cycliquement points et les deux modes de solides. Il y a deux types de trialités. Elles peuvent être décrites concrètement. Pourquoi le corps F1 de caractéristique 1 Fp = Z/pZ le corps fini à p éléments |Pn−1 (Fp )| = pn − 1/p − 1 = 1 + p + q 2 + · · · + pn−1 p = 1 =⇒ |Pn−1 (F1 )| = n. Le groupe de Weyl de D4 Le groupe d’automorphismes du revêtement double, qui respecte la division en deux modes des solides, est le produit semi-direct S23 o S4 qui est le groupe de Weyl de PGO+ 8 . On peut représenter ce groupe comme les 4 × 4-matrices de permutations où les entrées non-nulles 1 sont remplacées par ±1, avec la condition que le déterminant est égal à 1. Comme il se doit W (D4 ) admet des automorphismes extérieurs d’ordre 3. Élie Cartan décrit déjà de tels automorphismes. On a Aut W (D4 ) = W (D4 ) o S3 Trialité et théorie de Galois ( sur R un groupe de Lie simple. G = PGO+ 8 est sur F un groupe linéaire algébrique simple, déployé. Son algèbre de Lie G = {A ∈ M8 (F ) | b(Ax, y ) + b(x, Ay ) = 0} Soit H ⊂ G une sous-algèbre de Cartan. Pour H ∈ H on a AdH : G → G, AdH (X ) = HX − XH. Le polynôme caractéristique de G, introduit par Killing, est le polynôme caractéristique p(ω) de l’opérateur AdH pour un élément H général. On a p(ω) = ω 4 i=24 Y i=1 ω − αi (h) où les αi (h) sont les racines de G. Le groupe de Galois de p(ω)/ω 4 possède 1152 éléments et s’identifie au groupe Aut W (D4 ) = W (D4 ) o S3 (Cartan). On peut se demander si la trialité joue un rôle dans la théorie de Galois classique des équations. Cette question est traitée dans une publication récente, ’‘Triality and étale algebras”, 2010, Jean-Pierre Tignol - K. On considère les polynômes séparables dont le groupe de Galois est le groupe de Weyl W (D4 ). On peut écrire ces polynômes sous la forme P(x) = p(x 2 ) où p(x) = x 4 + ax 3 + bx 2 + cx + e2 est un polynôme of degree 4 dont les coefficients a, b, c and e sont dans F . Rappelons que le groupe de Galois est le groupe de permutation des racines du polynôme dans une extension séparable qui décompose le polynôme. On peut perturber cette action à l’aide d’un automorphisme trialitaire et on obtient deux nouveaux polynômes pI (x 2 ) and pII (x 2 ) avec pI (x) = x 4 + ax 3 + ( 83 a2 − 21 b + 3e)x 2 + 2 1 3 1 2 ( 16 a − 14 ab + c + 12 ae)x + 16 a − 14 b − 21 e pII (x) = x 4 + ax 3 + ( 38 a2 − 21 b − 3e)x 2 + 2 1 3 1 2 ( 16 a − 14 ab + c − 12 ae)x + 16 a − 14 b + 21 e PS Ces expressions ont été calculées avec le système de calcul symbolique MAGMA.