Travail enseignant et construction de postures professionnelles en

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IUFM Nord Pas-de-Calais
Travail enseignant et construction de postures
professionnelles en milieu populaire : rapport aux
savoirs, savoirs mobilisés et engagement
Aziz Jellab, Brigitte Monfroy, Ana Dias, Pierre Carion, Liliane Mortier
Avec la participation de Jean-Philippe Dalle
Rapport de recherche
Avec le soutien de l’IUFM Nord-Pas-de-Calais
N° R/RIU/06/07, durée 4 ans
Juillet 2007
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Introduction :
Mise en perspective théorique et essai de
problématisation
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Les motifs d’un questionnement
A l’origine de notre questionnement, il y a notre expérience de formateur mais aussi pour
quelques enseignants de notre groupe de recherche, l’exercice de leur activité professionnelle en
« secteur difficile », plus particulièrement au sein de collèges et de lycées. Depuis quelques années, on
relèves certains questionnements identitaires et professionnels chez les enseignants, questionnements
qui sont parfois sous-tendus de doutes, voire d’un certain « désarroi ». Ces questionnements
s’expriment différemment selon que l’on est professeur débutant dans le métier ou que l’on ait acquis
plusieurs années d’expérience. L’enseignant débutant – stagiaire qu’il soit ou ayant deux à quatre
années d’expérience – est souvent celui qui insiste sur le décalage entre sa scolarité, son rapport
subjectif aux études et les formes que prend l’expérience scolaire de ses élèves. L’idéalisation du
métier laisse souvent place à une perception progressivement « réaliste » qui ne dissout cependant pas
les malentendus et l’impression parfois d’exercer un autre métier, et ce, à mesure que l’on exerce en
milieu populaire. Chez les enseignants « confirmés », c’est plutôt la nostalgie de temps révolus qui
semble constituer le point de repère à partir duquel prend sens la distance vécue entre leurs intentions
pédagogiques et les épreuves réelles du métier. Ce constat schématique nous amène cependant à
postuler qu’enseigner en milieu populaire ne s’opère pas de la même manière selon que l’on est
professeur débutant ou que l’on soit expérimenté, puisque la distance et les questionnements possibles
prennent dans le premier cas appui sur sa propre scolarité, tandis que dans le second cas, c’est autour
de l’évolution du public et de la comparaison inter-générationnelle que se structure son identité
professionnelle.
Notre projet de recherche est donc né d’interrogations professionnelles, qu’elles réfèrent à la
formation des enseignants (en formation initiale mais également en formation continue) ou à
l’exercice du métier d’enseignant dans des établissements à fort recrutement populaire (et plus
particulièrement des établissements en ZEP, REP). Ce projet a progressivement pris forme à travers
nos travaux dans le cadre de l’équipe thématique « enseigner en secteur difficile ». Qu’est-ce
qu’enseigner en secteur difficile ? Quelles pratiques pédagogiques innovantes peut-on relever chez les
enseignants exerçant en ZEP, REP ou de manière plus générale en milieu populaire ? De l’école
primaire au collège, du collège au lycée professionnel mais également dans certains lycées accueillant
les « nouveaux lycéens », ces différents contextes nous ont amené progressivement à penser le travail
enseignant à l’aune de la relation générique entre socialisation et apprentissage. Mais si les travaux et
les différentes publications traitant du métier d’enseignant en milieu populaire – essentiellement en
ZEP – font état de dérives sacrifiant l’apprentissage à la socialisation (Bouveau, Rochex, 1997), de
stratégies d’adaptation plus ou moins efficaces (Van Zanten, 2001), peu de recherches s’interrogent
sur la nature des savoirs mobilisés par les enseignants et de leur rapport aux savoirs à enseigner, alors
que l’on peut supposer qu’il s’agit là d’une dimension pouvant façonner non seulement leurs pratiques
pédagogiques, mais aussi les apprentissages des élèves. Le rapport aux savoirs à enseigner chez les
enseignants réfère à trois dimensions : identitaire, épistémique et professionnelle. Lorsque les
enseignants remarquent désabusés le faible intérêt des élèves pour les savoirs scolaires, ils le vivent
également comme un désenchantement atteignant leur subjectivité et ne manquant pas de retentir sur
leur identité, d’autant plus qu’une part fondamentale de leur subjectivité s’est construite autour de la
maîtrise d’un (ou de) savoir(s) disciplinaire(s). La dimension épistémique du rapport aux savoirs
renvoie à la nature des apprentissages, de leur consistance eu égard aux contenus enseignés. Dans cette
perspective, enseigner, c’est également avoir une conception non seulement des modes d’articulation
entre enseignement et apprentissage mais aussi, c’est viser des objectifs qui ne sont pas forcément
ceux définis par le discours curriculaire. Enfin, la dimension professionnelle réfère à la construction
d’un savoir professionnel, savoir (au sens générique du terme) que l’on peut identifier à un savoir pour
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enseigner (Perrenoud, 1998) mais qu’il est difficile de distinguer des savoirs à enseigner. La
distinction entre le rapport aux savoirs et les savoirs mobilisés en milieu populaire permet de penser le
double versant du travail enseignant, à savoir le mode d’implication et d’engagement de soi et les
contenus cognitifs (au sens large du terme, habitus et raisonnement pratique sociologique) mis en
œuvre à l’épreuve des élèves en particulier. Dans cette perspective, le travail enseignant, à l’image des
métiers du travail sur autrui (Hughes, 1996 ; Dubet, 2002), n’a de sens qu’au regard de la définition
subjective de son rôle à l’aune d’un système scolaire traversé par des tensions et des contradictions. La
définition de son rôle procède de l’articulation entre sa trajectoire biographique et le contexte
institutionnel dans lequel se construit l’expérience. Ce contexte est soumis au poids des contraintes
institutionnelles jusqu’aux curricula dont les enseignants dénoncent parfois le décalage d’avec ce que
devrait être un enseignement pouvant susciter l’intérêt et la créativité chez les élèves. Dans le second
degré, « De récentes enquêtes montrent à quel point la discipline est importante pour les enseignants
en poste : 96% d’entre eux se disent attachés ou très attachés à leur matière. Bien sûr, elle est loin
d’être le support d’un discours univoque. Et précisément, le constat le plus fréquent, le plus massif à
son sujet est bel et bien ce décalage entre la discipline et le programme d’enseignement qui en est issu.
En deuxième lieu, les enseignants, et plus particulièrement ceux de lettres et de langues, tiennent un
‘‘discours passionné’’ sur leur matière, sans forcément de références à la réalité de la classe ; en
troisième lieu, ils considèrent davantage la discipline comme le vecteur d’un travail de l’esprit,
ouverture ou entraînement, ou encore de socialisation, ce discours se rencontrant davantage chez les
enseignants scientifiques et d’EPS » (Barrère, 2002, p. 71). Mais l’attachement à « sa » discipline estil du même ordre lorsqu’on enseigne deux « matières », comme c’est les cas des PLP de
l’enseignement général, voire lorsque les contenus sont pluriels et hétérogènes comme c’est le cas des
professeurs des écoles ? Travailler sur le rapport aux savoirs des enseignants ne manque pas de
soulever la question de la variété des expériences selon les niveaux d’enseignement, les types
d’activités concernés, l’histoire même de l’enseignant, mais également le public scolaire. Si la
résistance des élèves aux savoirs scolaires peut constituer un fait régulier lorsqu’on enseigne en milieu
populaire, elle ne saurait préfigurer les mêmes pratiques ou réponses pédagogiques selon les niveaux
d’enseignement, le rapport des enseignants aux savoirs à enseigner, et l’histoire (scolaire et sociale) de
ceux-ci. En même temps, la résistance des élèves aux savoirs contribue progressivement à la
redéfinition des modalités de construction de l’ordre scolaire, où la « négociation »
enseignants/enseignés devient permanente, suspendue aux aléas des cours, des classes et des
individualités. L’entrée et l’exercice du métier prennent différentes configurations et génèrent des
recompositions identitaires. Si la tentation d’une pratique répressive est fréquente chez les enseignants
débutants, elle laisse vite place à des formes de négociation avec les élèves : la fraternisation, le
marchandage (l’enseignant diminue ses attentes en matière de travail scolaire, contre un niveau de
bruit et d’agitation acceptable) ou encore un désengagement de la profession (en optant pour une
mobilité horizontale, et en manifestant une faible implication dans le métier) désignent quelques unes
des réponses enseignantes (Van Zanten, Grospiron, Kherroubi, Robert, 2002). On observe alors un
effet-contexte mais également public sur les pratiques enseignantes : les jeunes débutants exerçant en
ZEP sont plus nombreux à déclarer après 2 ans d’exercice, réduire le programme, devoir improviser
pour faire face à des situations inattendues, être confrontés de façon récurrente à des problèmes de
discipline et s’éloigner de la transmission des savoirs pour se centrer sur la socialisation éducative.
S’agit-il d’une abdication enseignante face aux difficultés ou n’est-ce pas une façon plus
subtile, sorte de détour pédagogique – voire une ruse – visant à créer d’autres conditions
d’enseignement en innovant au plan de la mise en activité des élèves ? Car le sens de l’action
enseignante en milieu populaire ne saurait être sans la croyance en l’éducabilité scolaire des élèves et
si des dérives « adaptatives » ont pu être relevées (Duru-Bellat, Van Zanten, 1998), elles ne sauraient
être prise pour la preuve d’un renoncement à la transmission des savoirs.
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Le métier d’enseignant :
professionnalisation
entre
les
contraintes
professionnelles
et
la
C’est sans doute la thématique de la « professionnalisation » des enseignants qui occupe une place
centrale dans les recherches sociologiques pour des raisons tenant aussi bien aux transformations du
système scolaire – en particulier sa massification –, qu’à l’évolution de la population scolarisée, et ce,
dans un contexte global d’émergence de nouvelles attentes sociales, politiques et économiques vis-àvis de l’Ecole (Charlot, 1987). La « spécialisation fonctionnelle » des enseignants inscrite dans une
division du travail fortement poussée, la « reconnaissance symbolique du groupe professionnel »,
« l’investissement professionnel de la personne » et l’importance institutionnelle accordée à « la
formation et à la mobilisation des enseignants » (Lang, 2000), traduisent quelques unes des évolutions
du métier d’enseignant et plaident pour sa professionnalisation. Le travail enseignant devient alors à la
fois spécialisé – à travers l’importance de la discipline, sa maîtrise et l’expertise – et élargi puisqu’il
s’agit aussi de construire de nouvelles compétences en vue d’une gestion « efficace » de
l’hétérogénéité du public scolaire et des nouvelles attentes sociales. Essentiellement normatives, les
recherches sur la professionnalisation des enseignants apparaissent comme une « réponse » à des
préoccupations portées tant par l’institution scolaire que par les acteurs. Ainsi, et favorisée par la mise
en place de dispositifs de formation a finalité professionnelle tels que les IUFM, les nombreuses
recherches en sociologie de l’éducation visent à travailler « l’entrée dans le métier », les rapports
complexes entre théorie et pratique (Develay, 1998) et la construction de compétences nouvelles liées
à la spécificité du métier (Perrenoud, 1998). Mais depuis quelques années, une autre interrogation a vu
le jour : celle des « connaissances » des enseignants, avec pour finalité de saisir la manière dont ils
construisent leurs enseignements et dont ils gèrent les rapports complexes entre ceux-ci et les élèves.
On peut relever, au passage, qu’une telle orientation théorique est souvent pluridisciplinaire (Durand,
1996). Ainsi, M. Tardif et C. Lessard écrivent :
« Toute personne qui s’intéresse aujourd’hui à l’étude de l’enseignement ne peut être que frappée par
la profusion et l’éclatement des écrits portant sur la connaissance des enseignants. Alors qu’il y a une
quinzaine d’années à peine, cette question était à peu près négligée, elle est devenue entre temps un
véritable cheval de bataille enfourché par des chercheurs, des théoriciens et des pédagogues
appartenant à des courants théoriques très variés et étudiant, sous le terme commun de ‘‘savoir’’ ou de
‘‘connaissance’’, des objets multiples selon des perspectives très différentes » (1999, p. 360).
Mais la connaissance n’est pas le savoir. Plus exactement, la connaissance porte nécessairement sur
des contenus constitués, sur des faits incorporés et fortement normés. Tel n’est pas le cas du savoir
qui, lui, implique un travail de construction et d’appropriation de sens, une dimension doublement
affective et rationnelle (Rochex, 1999) et qui couvre l’ensemble de l’expérience sociale et subjective
de l’enseignant. C’est sans doute l’un des écueils des recherches sociologiques menées sur les
enseignants que de s’adosser à un regard totalisant, faisant souvent abstraction des singularités au
profit de ce que nous appellerons des « régularités professionnelles ». Le souci d’analyser
empiriquement le métier d’enseignant n’empêche pas des catégorisations générales du « rapport au
métier » et une surestimation des relations entre habitus social et modes d’implication et de
professionnalisation (Chapoulie, 1987). Or la rupture de l’unité du social (Dubar, 1991), comme la
distance grandissante entre l’acteur et le système (Dubet, 1994), soulignent, à l’évidence, que
l’exercice du métier ne peut-être sans un travail des sujets, sans « transactions identitaires » et,
finalement, sans construction socio-subjective d’un sens à son expérience professionnelle. Pour autant,
et sans doute est-ce lié à une tradition sociologique sur-estimant la socialisation et l’analyse de
catégories plutôt que l’étude de processus, les recherches portant sur le monde scolaire n’ont accordé
que peu d’attention au statut des savoirs et surtout, à la manière dont les acteurs – élèves, mais aussi
enseignants – construisent leur expérience à l’épreuve d’un mode d’appropriation desdits savoirs.
Les recherches sociologiques portant sur le métier d’enseignant se sont multipliées ces dernières
années, avec grosso modo deux entrées dominantes : la première, soucieuse de penser les contraintes
du métier, se focalise sur les difficultés à enseigner dans une société marquée par la crise des repères,
le déclin de la classe ouvrière et la diffusion de la culture de masse. Ainsi, l’école n’ayant plus le
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monopole de la transmission de la culture (Dubet, 1991), perd de son « autorité », et partant, c’est
l’autorité pédagogique des enseignants qui s’en trouve affaiblie. Mais une lecture plus dynamique des
contraintes du métier fait état de l’effet indéniable de la massification – en particulier dans
l’enseignement secondaire – qui déstabilise l’ordre scolaire et amène les acteurs à développer des
stratégies adaptatives, moins dictées par « le centre » que par les « arrangements locaux » (Derouet,
1992). A cette analyse en terme de contraintes fait face une autre approche du métier d’enseignant :
celle de l’analyse des modes de professionnalisation, de construction d’un savoir professionnel à
l’aune de l’expérience, des l’intériorisation de « routines » et d’élaboration d’un savoir en action à côté
d’un savoir sur son action (Shön, 1983). L’autonomie pédagogique et la maîtrise d’un savoir
disciplinaire – celui de l’expert – désignent cette professionnalisation, une professionnalisation qui va
de pair avec la maîtrise de connaissances didactiques. Mais loin de s’opposer, comme l’affirme Anne
Barrère (2002), ces deux entrées nous semblent appartenir à un continuum de recherches en éducation.
En effet, dans la mesure où le métier devient plus éprouvant, plus impliquant au rythme de
l’intensification des tâches et des injonctions contradictoires, la professionnalisation comme discours
plus ou moins normatif, vient comme pour apporter une réponse « adaptée ». L’essor des recherches
en didactique des disciplines (Chevallard, 1985 ; Develay & al. 1995) témoigne de ce souci de doter
l’enseignant de ressources et de références pédagogiques pouvant l’aider dans son travail au quotidien.
Mais en dépit de ces travaux sur le métier d’enseignant, peu de recherches sociologiques accordent
une attention à la nature des savoirs mobilisés, au mode d’élaboration présidant à leur construction, et
au rapport que les enseignants entretiennent avec les savoirs à enseigner (ou disciplinaires). Tout se
passe comme si l’attention des sociologues, comme ce fut le cas s’agissant des élèves, se limitait aux
interactions entre les enseignants et leur public, aux épreuves liées à « l’entrée dans le métier », aux
différentes tâches (et leur faible cohérence), laissant de côté le travail dans ce qu’il a d’impliquant,
d’engageant… un travail qui ne saurait, selon nous, être débarrassé de ce qui le fonde à savoir les
contenus à enseigner, et ce, dans un contexte scolaire déterminé (populaire). Quelques recherches
récentes ont tenté d’approcher cette question, avec le souci de mettre en exergue les formes de
mobilisation des enseignants exerçant en milieu populaire. Ainsi, l’enquête menée par Agnès Van
Zanten (2001) dans des collèges situés en région parisienne faisait état de la diversité des modes de
mobilisation, de stratégies de fuite, d’adaptation et de mobilisation. De même, l’ouvrage collectif
dirigé par A. Van Zanten (Van Zanten & al. 2002) s’attachait à montrer comment la massification et
l’autonomie progressive des établissements scolaires générait de nouveaux rapports au métier chez les
enseignants. Ces recherches ont le mérite de penser le travail enseignant à l’aune du contexte scolaire
qu’est l’établissement, et des différentes stratégies qui procèdent moins du partage d’idéaux collectifs
(politiques notamment) que de la recherche de réponses appropriées aux nouveaux publics scolaires.
Mais comment penser le travail des enseignants exerçant en milieu populaire sans i) faire référence
aux savoirs qu’ils mobilisent, à leur nature, ii) au rapport qu’ils entretiennent avec les savoirs à
enseigner (savoirs disciplinaires, savoirs constitués) et iii) in fine, sans interroger ce qui, au plan de
l’identité professionnelle comme au niveau plus subjectif désigne un mode particulier d’engagement
de soi ?
Existe-t-il des savoirs spécifiques mobilisés par les enseignants exerçant dans des
établissements à fort recrutement populaire ? L’évolution des conditions de travail liée à la
massification, l’instrumentalisme prégnant dans le rapport aux études, l’émergence de nouvelles
attentes sociales en matière d’éducation ont eu des effets sur la pratique enseignante et sur la
perception que les enseignants ont de leur rôle. Si les enseignants exerçant en milieu populaire, à
l’image des professeurs de lycée professionnel, posent que leur mission princeps consiste à
« transmettre des savoirs », que recouvre cette expression au plan des finalités subjectives associées
aux contenus enseignés ? Ainsi, on peut supposer des significations différentes selon la matière que
l’on enseigne, le public auquel on enseigne et le contexte d’exercice du métier. Une question telle que
« qu’est-ce qu’un élève qui réussit à l’école ? » peut admettre des variations sitôt que l’on interroge le
sens même du verbe « réussir », autrement dit, le sens même de ce à quoi on est censé réussir !
Enseigner en milieu populaire, est-ce enseigner comme ailleurs ?
Depuis quelques années, la thématique de l’enseignement en milieu populaire (avec ses variantes
discursives telles qu’enseigner en secteur difficile, enseigner à des élèves difficiles, enseigner en
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banlieue…) s’est imposée comme mode de désignation des nouvelles contraintes associées au métier
d’enseignant. Cette thématique s’appuie sur une définition – socialement et institutionnellement
construite – de situations (ou de contextes) caractérisées par des indicateurs tels que le « niveau des
élèves », leur « milieu social » d’appartenance, les conduites « déviantes », ou encore les décalages
entre les attentes des enseignants et celles des usagers, notamment autour de ce que doit être
l’enseignement et son mode d’exercice. Mais enseigner implique la construction d’un savoir, de
savoirs, d’un rapport (ou forme de rapport) aux savoirs. Ces savoirs sont doublement disciplinaires et
professionnels. Du coup, on est amené à se demander s’il existe une spécificité au métier d’enseignant
en milieu populaire et partant, une seconde interrogation se formulerait ainsi : quelle est la nature et la
spécificité des savoirs mobilisés lorsqu’on exerce dans un contexte à forte population de milieu
ouvrier et employé ? Nous proposons d’interroger la question de la professionnalité des enseignants à
partir de leur rapport aux savoirs scolaires et professionnels tels que construits, mobilisés et repensés à
l’aune des interactions dans des situations spécifiques. Ce rapport ne se confond pas avec la nature des
savoirs mobilisés, mais il permet d’interroger, comme nous le verrons, les dynamiques sociosubjectives sous-tendant la pratique professionnelle, les choix pédagogiques, le retour sur sa pratique
et les modes de mobilisation des élèves.
En France, ce sont surtout les recherches menées dans les ZEP qui ont fait état des épreuves
objectives et subjectives définissant l’enseignement en milieu populaire. Au-delà des représentations
sociales entourant le travail enseignant dans les ZEP, ce sont essentiellement les retombées pratiques
et les modes de professionnalisation des enseignants à l’aune de cette politique éducative qui
intéresseront les chercheurs. Si la prise en compte institutionnelle des difficultés sociales et
économiques des populations a constitué la « reconnaissance » explicite du fait que les élèves sont
inégaux (au sens d’inégalement dotés en divers capitaux) face et dans l’école, elle ne s’est pas
accompagnée d’une amélioration significative des résultats scolaires des plus dominés, ce qui au-delà
des inadéquations entre les projets scolaires et les apprentissages effectifs (Charlot, 1994),
s’expliquerait par l’écart introduit entre les activités de socialisation et l’appropriation des savoirs
(Bouveau, Rochex, 1997). Mais ce bilan décevant (Rochex, 1997) tel qu’effectué par les chercheurs –
en sociologie et en sciences de l’éducation notamment – ne nous renseigne que peu sur ce qui anime
les enseignants, sur les variations possibles que l’on peut repérer chez un même enseignant selon les
classes auxquelles il enseigne, selon la nature des formes de résistance que les élèves peuvent opposer
aux savoirs, etc. Bref, loin de constituer une réalité homogène ou figée, il nous semble au gré de nos
observations, que les enseignants développent des stratégies plus ou moins efficaces au plan de la
réussite des élèves, mais que ces stratégies ne laissent jamais de côté les apprentissages, même si les
finalités de ces apprentissages (toujours du point de vue des enseignants) peuvent varier selon les
classes, voire selon les élèves. De même, si les logiques sous-tendant l’action des enseignants sont
plurielles (Lahire, 1998), on est amené à postuler que cette pluralité tient doublement à l’histoire de
chaque sujet et au contexte d’exercice du métier qui est loin d’être homogène intrinsèquement
(l’hétérogénéité de fonctionnement et d’efficacité constatée d’une ZEP n’exclut pas une hétérogénéité
interne à chaque ZEP, au sein d’un même collège par exemple, selon les modes d’organisation des
classes, la mise en activité des élèves…).
Les a-priori sociaux autour de l’exercice du métier d’enseignant en milieu populaire sont
nombreux. Ces a priori ne dissocient guère l’expérience enseignante des caractéristiques sociales des
élèves, caractéristiques pensées le plus souvent en terme de manque ou de handicap socio-culturel
(Charlot, Bautier, Rochex, 1992). L’enquête menée par François-Régis Guillaume (2001) auprès
d’enseignants exerçant ou non en ZEP montre que pour une part non négligeable des interrogés (en
particulier les professeurs exerçant dans d’autres contextes qu’en ZEP), enseigner en ZEP – et donc en
milieu populaire – revient à exercer « un métier différent ». Ainsi, « enseigner en ZEP ne serait pas du
tout le même métier qu’enseigner dans une école ou un collège ordinaire. C’est d’ailleurs ce que
pensent la grande majorité (58%) de ceux qui enseignent dans ces écoles ou collèges ordinaires, alors
que les enseignants en ZEP sont moins nombreux à le penser (34%) » (Guillaume, 2001, p. 75).
Commente expliquer cette différence de point de vue quant à l’exercice du métier en milieu
populaire ? Un premier postulat pourrait être celui d’une affiliation institutionnelle à son rôle qui ferait
qu’exercer en milieu populaire amène l’enseignant à des ajustements permanents entre ses intentions
et la réalité, une réalité à laquelle il « s’accommode » au fur et à mesure du déroulement de sa carrière.
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Mais ce postulat ne semble pertinent que si l’on a affaire à des enseignants qui s’impliquent et pensent
leur métier sur le long terme, ce qui change radicalement lorsque le rapport au métier est suspendu à
l’occasion de « fuir » (Léger, Tripier, 1986) ou de connaître une mobilité horizontale. Exercer en
milieu populaire suppose l’existence de spécificités objectives mais aussi de modes de mobilisation
subjective (et plus ou moins collectives) dans lesquels les savoirs professionnels (y compris ceux qui
appartiennent à l’innovation pédagogique) y admettent également des spécificités. Si l’innovation
pédagogique, le travail en équipe et la « culture » de projet prédomine dans les établissements
populaires (Périer, 2003), cela ne peut-être qu’au prix d’un mode particulier d’implication
enseignante, un type de professionnalité qui les différencie de ceux exerçant en milieu plus favorisé.
Si l’on s’interroge sur les savoirs mobilisés par les enseignants et sur leur propre rapport aux
savoirs à enseigner – en particulier au plan de la dynamique identitaire et celle du sens ou des finalités
qui lui sont associés –, c’est parce que nous supposons une relation dialectique entre la pratique et les
« représentations » (au sens large incluant aussi bien les « images », les conceptions que la cognition
et les connaissances). De fait, ce sont les savoirs mobilisés qui constituent un premier objet
d’investigation pour qui veut se saisir des modes de construction de postures professionnelles en
milieu populaire. Plusieurs savoirs participent de ce que les enseignants mobilisent dans leur exercice
du métier : les savoirs scolaires (qu’ils soient de type pluridisciplinaires comme à l’école primaire, bidisciplinaires comme en LP ou monodisciplinaires comme en lycée ; mais le rapport aux savoirs est-il
le même selon que l’on enseigne « sa » discipline de formation universitaire ou selon que l’on
enseigne une autre discipline à laquelle il a fallu « s’acculturer » professionnellement ? Jellab, 2004,
b) ; les savoirs pédagogiques (qui peuvent constituer soit des savoirs de référence, soit des savoirs
incorporés à l’action, il peut s’agir de lectures mais également d’implicites pédagogiques dans la
relation aux élèves) ; les savoirs sur les élèves (qui excèdent souvent l’élève pour concerner son milieu
familial, sa vie extra-scolaire, la vie juvénile…) ; les savoirs sur soi (expression vague mais qui réfère
à la manière dont l’enseignant se situe subjectivement eu égard à « ses » savoirs, à leur genèse
biographique, à sa scolarité en tant qu’élève…), les savoirs sociaux (intégrant les savoirs construits
dans le milieu familial, dans son expérience autre que celle directement liée à l’enseignement, lectures,
émissions de télévision…). Le tableau n’est guère exhaustif mais il donne à voir la diversité des
expériences contribuant à la construction des savoirs qui seront mobilisés ou « activés » (Lahire, 1998)
en contexte scolaire. Mais si l’enseignant mobilise des savoirs spécifiques, c’est aussi un certain degré
de mobilisation de soi qui est en jeu. Dans cette perspective, comme nous l’avons dit plus haut,
enseigner en milieu populaire, et pour autant qu’il s’agisse d’un « choix » sur le long terme, c’est aussi
engager une partie de sa personnalité, sur fond d’un ethos ou de convictions « idéologiques » que l’on
peut appréhender justement via la spécificité des savoirs mobilisés. Enseigner à des élèves de milieu
populaire, c’est viser un certain nombre de finalités qui ne sauraient se confondre avec les finalités
définies par l’institution, ni même attendues par les apprenants. Qu’est-ce qui mobilise les enseignants
et les amène à s’interroger sur leur pratique, sur l’efficacité de telle ou telle démarche pédagogique ?
Un tel questionnement sur la nature et les raisons de l’engagement des enseignants met en exergue
l’hypothèse selon laquelle l’enseignement en milieu populaire, pour admettre plusieurs modalités, est
doublement soumis à l’habitus des professeurs et au contexte (établissement, dynamique
organisationnelle, relations entre l’école et son environnement immédiat…). Un même dispositif en
l’occurrence celui des ZEP ne donne pas lieu aux mêmes pratiques selon les régions, ou les localités,
mais aussi selon les enseignants. L’enquête qualitative menée par Hervé Vieillard-Baron (1999)
montrait l’existence de disparités notables quant aux motivations et aux modes d’investissement des
personnels d’enseignement et d’éducation. L’auteur montre que les personnels les plus impliqués sont
ceux qui exercent dans les ZEP les plus stigmatisées. Mais la stabilité dans l’établissement n’est pas
un indicateur d’une implication (dans le Midi, certains professeurs anciens « acceptent » d’exercer en
ZEP pour rester dans la région). Si l’établissement et les conditions d’exercice du métier peuvent
expliquer les différences en matière de mobilisation constatées entre les enseignants de ZEP, l’habitus
de ceux-ci – au sens de dispositions construites et incorporées lors de leur socialisation antérieure –
peut également rendre compte des variations inter-individuelles, au sein d’un même établissement par
exemple. L’enquête de H. Vieillard-Baron ne prétend pas être représentative du travail enseignant en
milieu populaire. Elle soulève néanmoins des questions, en particulier celles de l’engagement et des
mobiles sous-tendant l’implication des enseignants. L’engagement s’apparente à un militantisme dans
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lequel plusieurs objectifs sont affirmés tels le fait d’être au service des publics en grande difficulté
sociale, d’aider à l’intégration des élèves issus de l’immigration, de développer un travail en équipe et
de mener des expérimentations pédagogiques. Mais l’engagement des enseignants ne prend-il pas
différentes formes, obéissant à diverses logiques, ce qui reviendrait à supposer qu’il existe des types
voire des degrés d’engagement ? On peut penser que certains enseignants exerçant en milieu populaire
mettent en place des actions novatrices dans la classe et dans l’établissement, voire dans le quartier,
car persuadés que la réussite scolaire de leurs élèves ne peut-être qu’à la condition d’atténuer la
distance entre la forme scolaire et l’expérience première, celle de « la vie » ; mais l’engagement
enseignant peut procéder d’une logique inverse, celle de l’affirmation de la clôture symbolique de
l’école : se centrer stricto sensu sur les savoirs en en voyant le seul objet « valable » pour une
émancipation des élèves. Bref, c’est nous semble-t-il moins l’engagement en tant que tel qui nous
semble constituer l’élément central de notre recherche que la manière dont il prend forme et selon
quels mobiles ou logiques d’action. Car notre choix de terrain a d’emblée pris comme interlocuteurs
des enseignants exerçant en milieu populaire et engagés (depuis plus ou moins longtemps) dans un
processus de « création » professionnel des conditions pédagogiques et didactiques potentiellement
mobilisatrices des élèves.
Du métier d’enseignant à la mobilisation des savoirs enseignants : la construction
d’une problématique
Les recherches sociologiques portant sur les enseignants ont fait état d’un modèle prédominant
structurant le métier à savoir celui de la qualification. Par opposition à un modèle faisant d’abord place
à la compétence (comme c’est le cas dans le recrutement des policiers, voir les travaux de Dominique
Monjardet), le modèle de la qualification désigne un type de recrutement qui privilégie les savoirs
scolaires et leur maîtrise aux savoirs professionnels ou pédagogiques, supposés s’acquérir a posteriori
par la pratique (Demailly, 1987).
Mais le modèle de la qualification semble moins prégnant s’agissant du recrutement des enseignants
du premier degré. Non pas que les diplômes universitaires y occupent une moindre importance – au
contraire, l’universitarisation de la formation et le procès d’homogénéisation du corps enseignant ont
amené progressivement à un alignement des différents de recrutement sur celui du secondaire – mais
la spécificité des savoirs à enseigner dans le primaire, comme le statut propédeutique de l’école
primaire dans le cursus scolaire a laissé place à l’évaluation des « compétences » pédagogiques des
futurs professeurs des écoles. Ainsi, c’est moins une discipline universitaire qui définit le savoir
enseignant que la polyvalence associée à des situations « pratiques » ou proches de la classe qui
désigne l’objet de l’évaluation au concours de PE.
Qualification ou compétence enseignante ?
Le primat de la qualification sur la compétence dans les modes de recrutement génère deux
conséquences princeps : la première, plus identitaire, est qu’il façonne fortement la perception de son
rôle par les enseignants et conduit souvent à une confusion entre la maîtrise d’un savoir (ou de savoirs)
disciplinaire(s) et la maîtrise de la pratique pédagogique (ou des savoirs pour enseigner) ; la seconde
conséquence est qu’il introduit une distance entre la conception du métier et les épreuves concrètes de
celui-ci. Ainsi, le deuil de la discipline tel qu’analysé par Anne Barrère nous semble bien s’inscrire
dans ce processus qui amène progressivement les enseignants au sentiment de n’être plus dans un
rapport « cultivé » aux savoirs à enseigner mais dans un travail de réajustement permanent entre le
métier idéalisé et les « résistances » des élèves aux savoirs. Se saisir des modes d’entrée dans le métier
est aussi une manière de voir comment se confrontent et entrent en tension la qualification et la
compétence (à construire). C’est pourquoi notre travail de recherche, en privilégiant l’entretien, mais
sans exclure des observations en classe, s’attache à amener les enseignants à dire leur expérience en
explicitant leur travail au quotidien mais aussi sa genèse (les premiers cours, les premières années
d’exercice, l’évolution des pratiques, ce qui a changé ou non…). Mikaël Huberman a bien montré
comment les enseignants développent des stratégies plus ou moins adaptatives, mais qui sont
davantage réfléchies que réactives. « Le développement humain est en grande partie ‘‘téléologique’’,
10
c’est-à-dire l’acteur humain observe, étudie, planifie les ‘‘séquences’’ qu’il parcourt, et donc peut
parvenir à infléchir ou à déterminer les caractéristiques de la ‘‘phase’’ suivante. L’erreur fondamentale
à la fois des auteurs psycho-dynamiques et sociologiques a été celle de réduire l’activité humaine à
une réactivité, de présumer que les forces internes ou externes déterminent le contenu et la direction
des conduites individuelles […] C’est ainsi qu’on parle d’un ‘‘développement’’ de caractéristiques
humaines qui sont, en définitive, plutôt le fruit d’une création ou d’une modification volontaire ou
adaptative de la part d’une personne concernée » (Huberman, 1989, p. 29). En reprenant le terme de
« survie » que l’on doit aux ethnographes de l’école et à la sociologie interactionniste, M. Huberman
fait état d’une régularité dans l’attitude des enseignants en début de carrière, malgré la diversité des
raisons les ayant amenés à l’enseignement : « Bien que les motivations soient diverses, la prise de
contact initiale en classe se passe de façon plus homogène entre débutants. Ceux qui cherchent à
décrire cette ‘‘phase’’ dans l’optique d’une séquence de phases qui jalonnent la carrière parle d’un
stade de ‘‘survie et de découverte’’. L’aspect ‘‘survie’’ traduit ce qu’on appelle communément le
‘‘choc du réel’’, la confrontation initiale à la complexité de la situation professionnelle […] En
revanche, l’aspect ‘‘découverte’’ traduit l’enthousiasme des débuts, l’expérimentation, l’aspect grisant
d’être enfin en situation de responsabilité (d’avoir sa classe, ses élèves, son programme) » (1989, pp.
13-14).
Le modèle de la qualification qui prime dans le recrutement des enseignants du secondaire – et de
manière plus nuancée dans celui des enseignants du primaire – suppose que la maîtrise des savoirs
universitaires constitue la première étape d’un processus de professionnalisation auquel la pratique en
classe et la formation lors de l’année de stage donneront une consistance. Or la réalité du métier
éloigne souvent de l’image largement partagée à savoir que l’enseignant est un « transmetteur » de
savoirs à un public doté de Raison et rompu à la forme scolaire. Cette réalité n’est pas seulement celle
de la résistance des élèves à la forme scolaire, à la perte de légitimité d’une institution scolaire n’ayant
plus le monopole de l’accès à la culture. La réalité est aussi celle d’une « ouverture » de la classe sur
l’établissement, de celui-ci sur son environnement, ce qui ne manque pas d’interpeller le travail
enseignant. Si l’analyse de Lise Demailly (1991) était trop catégorique – en particulier à travers
l’affirmation d’une propension des enseignants à « sortir » du cadre de la classe pour s’engager dans le
travail en équipe –, elle annonçait un changement majeur dans le travail des enseignants : la
compétence professionnelle ne se limite pas au cadre de la classe et l’on assiste, sous l’effet de la
massification et de nouvelles attentes sociales à l’égard de l’école, à un processus (non linéaire
néanmoins) de construction collective des enjeux pédagogiques. La compétence devient alors aussi
bien affaire d’individualités que l’expression de dynamiques collectives, subsumées par des principes
éthiques.
Le sens des savoirs à enseigner à l’ère de la démographisation et de la massification
L’enseignement, loin de s’être démocratisé, a cependant vu augmenter ses effectifs d’élèves et la
durée de leur scolarisation. Sous l’effet d’une démographisation de l’enseignement primaire
(Langouët, 1994) qui a généré de manière mécanique l’accroissement de la population scolaire du
secondaire, la massification – du collège puis du lycée – a contribué à l’évolution du travail des
enseignants, en particulier au plan de leur rôle et des épreuves subjectives liées à leur activité.
Faisant partie des agents de la fonction publique, les enseignants sont nécessairement dans une
relation de dépendance à l’égard de l’institution scolaire et ont une vision « politique » de leur rôle,
vision liée aux conjonctures historiques mais aussi à la propre trajectoire sociale des professeurs
(Léger, 1983 ; Chapoulie, 1987 ; Ozouf & Ozouf, 1992). La massification scolaire a déstabilisé les
normes et les principes de consensus établis par l’école et fonctionnant comme un « programme
institutionnel » (Dubet, 2002). Si la plupart des enseignants – avec quelques variantes cependant –
s’accordent à considérer que leur métier est d’abord celui de transmettre des savoirs, ils sont nombreux
et ce à mesure qu’ils exercent en milieu populaire à faire état de la nécessité de « socialiser » leurs
élèves, d’atténuer les formes de résistance (Willis, 1977) plus ou moins « volontaire » que ceux-ci
manifestent à l’égard de contenus dont le sens est loin d’être évident. Ainsi, et si l’on a vu proliférer de
nombreux travaux sur la violence à l’école, sur les nouveaux dysfonctionnements institutionnels
atteignant l’ordre scolaire (Charlot & al. 1994 ; Debarbieux, 2000), on ne dispose pas de travaux
11
faisant état d’une forme de violence plus sournoise car moins spectaculaire à savoir le sentiment d’être
peu intéressant pour les élèves (ce qui fait écho au sentiment des élèves en difficultés de ne pas
comprendre les contenus enseignés) (Jellab, 2000). Si le modèle de la qualification, comme nous
l’avons vu, continue à prédominer dans les modes de recrutement et d’affectation des enseignants, il
laisse vite place au développement de compétences qui tendent à dépasser le seul cadre de la classe
pour concerner le travail dans l’établissement. Les savoirs dont disposent les enseignants procèdent
aussi de savoirs d’action et ne se réduisent ni aux savoirs disciplinaires maîtrisés, ni à des contenus
planifiés qu’il suffirait « d’appliquer » (Barbier & al. 1998). Enseigner en milieu populaire implique la
mise en œuvre de stratégies adaptatives plus ou moins intégrées dans un processus de
professionnalisation. Si les enseignants que nous avons interrogés usent de l’expression « s’adapter »
aux élèves, on ne saurait en déduire que ladite adaptation soit antinomique avec la professionnalisation
en tant que mobilisation de soi et retour réfléchi sur son action (son évaluation notamment).
L’enseignement en milieu populaire implique que l’on définisse ce que l’on entend par « milieu
populaire ». L’idée étant de voir le glissement de la notion de « classe ouvrière » vers celle de milieux
populaires, ce qui recouvre des situations variées et des rapports hétérogènes entre culture sociale et
culture scolaire (voir Van Zanten, 2001 ; Bouffartigue & al. 2004 ; Lahire 1995 ; Beaud, Pialoux,
1999). La massification a conduit à l’élargissement des compétences professorales et à leur
redéfinition. Cela suppose l’existence d’une généralisation des effets de « résistance à la forme
scolaire » mais aussi de la crise de sens autour des finalités des études. Le malentendu entoure alors
non seulement les finalités du système scolaire mais aussi les pratiques pédagogiques dont le caractère
novateur n’est pas lisible par toutes les catégories sociales (Careil, 1994). Aussi, ce n’est pas
forcément l’attachement à des pédagogies traditionnelles qui concourt à générer l’échec scolaire, mais
ce sont les malentendus entourant parfois l’innovation pédagogique qui risquent dans de nombreux
cas d’avoir des effets pervers (Yves Careil montre comment les parents de milieux populaires
saisissent mal les finalités des pédagogies novatrices parce que s’éloignant du modèle de
l’enseignement magistral classique).
L’évolution du système scolaire et la massification ont contribué à forger d’autres rapports au
métier chez les enseignants : les savoirs à enseigner obligent à maîtriser des savoirs pour enseigner.
Quelle est la nature de ceux-ci et comment se construisent-ils ? Existe-t-il des variations interindividuelles (selon la discipline enseignée, la trajectoire scolaire et sociale…) et des variations liées
au contexte d’exercice (niveaux, école primaire, LEGT, collège, LP…, classes…) ? Comment rendre
compte des ces différences ? L’histoire biographique de l’enseignant, la nature de son rapport aux
savoirs et de son engagement désignent des éléments pouvant rendre compte des variables soustendant les modes de mobilisation de soi. Cette histoire n’a de sens que référée au contexte d’exercice
du métier, aux modalités à travers lesquelles se construit la relation pédagogique dans la classe,
l’établissement et ce qu’il compte comme différents acteurs.
Si enseigner en milieu populaire admet des spécificités, impliquant des pratiques innovantes et
des retours permanents sur les choix pédagogiques (Bautier & al. 1995), c’est non seulement la nature
des savoirs mobilisés qui nous importe de mettre au jour mais aussi les types de « mobilisation » ou
d’engagement des enseignants que nous comptons interroger. La perspective sociologique
compréhensive que nous adoptons postule que la pratique pédagogique n’est intelligible qu’au regard
du sens que les acteurs donnent à leur action (Van Haëcht, 1992). La mobilisation des enseignants est
devenue un des objets d’étude sociologique dominants ces dernières années. Elle constitue sans doute
une catégorie analytique prolongeant les travaux anglo-saxons autour de la professionnalisation des
enseignants, une professionnalisation désignant la maîtrise d’un savoir disciplinaire et d’une
autonomie (Bourdoncle, 1994). Pourtant, et à bien des égards, le raisonnement en terme de
mobilisation n’évite pas les écueils d’une vision normative qui énonce ce que devrait être un
enseignant mobilisé. Par ailleurs, et dans la perspective d’un renouvellement des paradigmes
sociologiques relatifs à la genèse des inégalités de carrière scolaire, penser la mobilisation des
enseignants paraît prolonger les analyses parlant en terme d’effet-établissement (ce qui explique la
surestimation de rôle du contexte dans la professionnalisation des enseignants), comme si l’essentiel
de la réussite ou de l’échec scolaire se jouait dans l’établissement scolaire (et donc, via le type de
mobilisation professorale) (Poupeau, 2003). Les analyses proposées par Agnès Van Zanten (2001),
12
mais aussi celles issus d’une réflexion collective (Van Zanten & al. 2002), dégagent une typologie des
modes d’implication des enseignants exerçant dans les établissements réputés difficiles. Entre la fuite,
l’adaptation contextuelle et le développement professionnel, c’est ce dernier mode d’implication qui
est considéré par les auteurs comme expression d’une mobilisation enseignante efficace. Pour ces
auteurs, seule une petite minorité d’enseignants évolue d’une situation initiale de déstabilisation
consécutive aux difficultés professionnelles qu’ils découvrent dans les établissements difficiles, vers
cette logique de développement professionnel. Celle-ci conduit à « la construction d’un modèle
pratique et d’une éthique rendant l’activité qui est au cœur du métier, c’est-à-dire la transmission des
connaissances, compatible avec son exercice en secteur difficile » (Van Zanten & al. 2002). Il y a sans
doute une dimension éthique qui structure davantage le métier d’enseignant aujourd’hui qu’une
dimension idéologique qui, historiquement, a été portée par des enseignants dans une société de
classes et de mouvements sociaux porteurs de projets culturels (Dubet, 2002). Ce qui caractériserait le
plus les enseignants manifestant une logique de développement professionnel, c’est le regard positif
porté sur l’élève et sur ses capacités intellectuelles : le postulat d’éducabilité de l’apprenant ne
renverrait pas, selon eux, aux seules qualités humaines de ce dernier, mais aussi à ses qualités
intellectuelles présentes ou potentielles. Par conséquent, les difficultés des élèves ne seraient pas
vécues comme un obstacle pour ces enseignants, mais comme un défi professionnel et le relever serait
la source d’une grande satisfaction professionnelle. La pratique enseignante est alors plus prompte à
mettre les élèves en activité, plutôt que d’être dans une logique adaptative, soucieuse surtout de faire
effectuer des tâches aux apprenants (Rochex, 1994). Il n’empêche : si les enseignants optant pour une
logique de développement professionnel sont portés par des idéaux exprimant un militantisme
« pragmatique », on ne peut soutenir ipso facto que leur engagement serait subsumé par une vision
homogène ou univoque de leur rôle, de leur « mission ». De nombreux variables peuvent induire des
rapports différenciés au métier, même si leur discours donne l’impression qu’ils partagent les mêmes
valeurs. Le rapport aux savoirs, la nature des savoirs « incorporés » (ou la spécificité de l’habitus
singulier de chaque enseignant, la trajectoire scolaire, les modes d’entrée dans le métier, le contexte
d’exercice (établissement, classes d’élèves…) constituent autant d’éléments pouvant introduire des
variations dans le type de mobilisation (ou d’engagement) des enseignants. Mais une dimension non
négligeable peut contribuer à façonner le type d’engagement des enseignants : il s’agit du statut
« institutionnel » des savoirs en question, en particulier de la place occupée par la (ou les) matière(s)
enseignée(s) dans l’ensemble des savoirs scolaires. Ces savoirs appartiennent à la forme scolaire et en
définissent les configurations (comme on peut le relever s’agissant de la distinction entre les
différentes filières, générales, technologiques, professionnelles, scientifiques, littéraires,
électrotechnique…). Ils sont hiérarchisés dans l’échelle du prestige que l’institution scolaire accorde
aux contenus (Baluteau, 1999), ce qui, sur un plan identitaire et subjectif, peut rendre compte des
modes d’implication des enseignants. Les savoirs peuvent être dotés d’un efficace d’émancipation, ou
à l’inverse, d’une visée de domination (Gintis, 1971 ; Develay, 1998). Le sens associé aux savoirs à
enseigner est indissociable du statut que lesdits savoirs occupent dans l’institution scolaire (avec des
variations selon le niveau d’enseignement et la filière notamment) et l’on peut supposer que ce statut
laisse entrevoir des modes de rapport variés au métier, mais aussi des choix pédagogiques spécifiques.
Rapport aux savoirs à enseigner et travail sur autrui
Les professions du travail sur autrui (Hughes, 1996) ont cette particularité de viser à « changer »
les individus à travers des activités ou des services, et un type d’engagement tenant à une association
« magique » entre le métier et la vocation (Dubet, 2002). Le métier d’enseignant est à son tour
concerné par la tension grandissante entre la vocation et la maîtrise professionnelle et rationnelle de
savoirs professionnels en constante redéfinition. La vocation désigne un rapport au métier subsumé par
un choix qui repose souvent sur la maîtrise d’un savoir (ou de savoirs) disciplinaire(s) que l’enseignant
souhaite « faire passer ». Dans cette perspective, notre recherche visera à faire apparaître la dimension
biographique ayant amené l’individu au choix d’enseigner, mais également au travail de
« reconversion » cognitive qu’implique « le passage » (Jellab, 2004) du « métier » d’étudiant à celui
d’enseignant. Une simple lecture de ce que disent les enseignants, notamment lorsqu’ils sont
interrogés sur la façon dont ils élaborent les cours et mettent en activité les élèves, montre un travail de
subjectivation à travers lequel ils tentent de construire une autonomie qui, à son tour, est soutenue par
13
leur propre expérience scolaire en tant qu’élève. Le choix d’enseigner telle ou telle discipline, le sens
associé aux différents contenus enseignés ne procèdent pas seulement de finalités institutionnelles ou
formelles. Tout un travail de mise en relief, de valorisation des contenus et de transaction entre soi et
les élèves, s’inscrit dans un mode d’engagement, qui est engagement de soi (en tant que rôle socioinstitutionnel, en tant qu’histoire sociale et singulière). Enseigner est étroitement lié à une certaine
conception du savoir (ou des savoirs scolaires). Aussi, l’inscription de l’enseignement dans le cadre
scolaire, en prenant la forme de disciplines (ou de matières), traduit une forme d’exercice d’un
pouvoir : le pouvoir d’enseigner, mais aussi celui de former et de transformer des apprenants. Au
fondement de l’activité enseignante en situation professionnelle, il y a l’interaction humaine. M. Tardif
et C. Lessard, s’inspirant du point de vue de Marx, montrent en quoi l’activité d’enseigner admet une
spécificité : « En simplifiant, on peut dire qu’avant Marx, le rapport du travailleur à l’objet de travail
était pensé comme un rapport de transformation de l’objet par le sujet humain, celui-ci restant
semblable à lui-même dans cette activité […] Mais Marx a montré que le processus du travail
transforme dialectiquement, non seulement l’objet, mais également le travailleur, ainsi que ses
conditions de travail. Travailler […], c’est aussi se transformer soi-même dans et par le travail […]
Mais cette vision devient difficilement applicable lorsque autrui n’est plus l’autre travailleur situé à
côté, mais l’objet même du travail. La présence d’autrui face au travailleur induit d’entrée de jeu un
nouveau mode de relation du travailleur à son objet : l’interaction humaine » (1999, pp. 16-17).
Transformer autrui en se transformant, c’est aussi l’enjeu de l’enseignement et de la construction des
savoirs. Car, si enseigner, c’est définir des interactions et gérer des incertitudes quotidiennes, cela ne
peut être sans une certaine conception des savoirs et de leurs finalités, ni une perception spécifique du
public scolaire.
Pourtant, les recherches dont on dispose et hormis quelques travaux qui datent aujourd’hui
(Léger, 1983 ; Chapoulie, 1987 ; Huberman, 1989) ne semblent guère accorder une attention à
l’histoire biographique des enseignants, comme si tout ce qui relève de la professionnalisation ou des
formes de mobilisation ne tenait qu’à des effets contextuels, dans lesquels se joue la tension entre
changer sa pratique ou la maintenir avec l’espoir que les élèves changent ou que l’on change
d’établissement quand l’occasion de présentera. C’est nous semble-t-il, au-delà de la faible place
accordée aux savoirs mobilisés par les enseignants, une lacune qui peut surprendre lorsqu’on sait que
« l’entrée dans le métier » doit tout autant aux conditions objectives qui en spécifient le cadre et les
contraintes qu’à l’histoire (sociale et scolaire) de l’enseignant (Jellab, 2004). De nombreuses
recherches sociologiques font état de la complexité des facteurs et des dynamiques générant des
pratiques individuelles et sociales, sans qu’elles ne soient totalement réductibles à un habitus qui
fonctionnerait comme structure structurante, ou comme un code dans lequel les agents auraient à
ajuster leurs pratiques aux champs avec lesquels ils sont aux prises. Ainsi, lorsque Bernard Lahire
observe que chez un même individu, il existe plusieurs dispositions qui sont plus ou moins activées
(ou plus ou moins en veille), cela conduit à postuler que loin d’être les produits d’une histoire ou d’un
contexte, les logiques qui animent les acteurs sont plurielles, parfois contradictoires, et procèdent de
mobiles dont la mise au jour apporte une interprétation aux variations inter-individuelles (notamment
entre individus issus d’un même milieu social et ayant apparemment le même capital culturel,
économique, symbolique…). C’est aussi cette question des mobiles sous-tendant les pratiques
enseignantes, les choix pédagogiques, la construction de savoirs (professionnels en l’occurrence) qui
nous a amené à prendre nos distances sans l’exclure avec le modèle de la professionnalisation. C’est
donc autour des savoirs, de leur nature et de leur mode de construction et de mobilisation – y compris
au travers des choix pédagogiques et de la « traduction » des savoirs disciplinaires – que nous avons
entrepris notre travail de recherche.
De nombreuses recherches font état de l’attachement des enseignants à leur discipline. C’est
notamment le cas dans l’enseignement secondaire, en collège et en lycée, et de manière plus nuancée
en lycée professionnel. Les savoirs disciplinaires désignent l’identité professionnelle de l’enseignant,
définissent ce qui en fait « l’expert » et partant, ils constituent à la fois son « outil » de travail et les
finalités de celui-ci, puisque l’objectif est bien leur appropriation par les élèves. Est-ce à dire que les
savoirs disciplinaires constituent l’élément central de l’identité enseignante ? Qu’en est-il par exemple
14
lorsque l’enseignant est polyvalent (dans le premier degré notamment) ? Les entretiens menés avec des
enseignants exerçant en milieu populaire nous amènent provisoirement à considérer que les savoirs
disciplinaires ne constituent qu’un élément structurant leur identité, dans la mesure où d’autres savoirs
sont mobilisés et d’autres finalités (que l’appropriation des savoirs disciplinaires pour eux-mêmes)
sont associées à leur métier, à leur « rôle ».
Les savoirs mobilisés : de quoi parle-t-on ?
Un objet peu problématisé que la nature des savoirs mobilisés par les enseignants, si ce n’est
le plus souvent dans une perspective didactique, oblige dans un premier temps à un travail de
clarification. Si le matériau recueilli auprès d’enseignants exerçant en milieu populaire nous ouvre
quelques pistes analytiques (voir plus loin), il convient en préalable de tenter de préciser ce que nous
entendons par les savoirs enseignants. Ces savoirs, ils sont indissociables de l’action et des pratiques
pédagogiques mais ils ne s’y réduisent pas (Barbier & al. 1998). Yves Lenoir (2003) propose un
schéma théorique permettant de circonscrire les savoirs enseignants. Sans les hiérarchiser, Y. Lenoir
distingue les savoirs de la pratique et les savoirs sur la pratique. Les savoirs de la pratique recouvrent
les savoirs d’enseignement (ce que nous qualifions de savoirs disciplinaires) et les savoir-faire
procéduraux (qui réfèrent aux routines, aux « recettes », aux techniques). On peut considérer que les
savoirs de la pratique désignent un ensemble de stratégies cognitives accompagnant ou incorporées à
la pratique. Tandis que les savoirs sur la pratique réfèrent à ce que Y. Lenoir qualifie de « disciplines
outils », celles qui désignent en quelque sorte « les savoirs pour enseigner » (selon l’expression de P.
Perrenoud). Les savoirs sur la pratique intègrent les savoirs issus des sciences de l’éducation, de la
sociologie, de la didactique, mais également ce que Y. Lenoir qualifie de « savoirs sociaux de
référence ». S’il est plus ou moins aisé de définir les savoirs de la pratique en partant des savoirs
d’enseignement, il est par contre plus délicat de circonscrire les savoirs de référence qui relèvent
souvent de l’implicite, des valeurs, du sens… mais aussi de l’habitus de l’enseignant. Le schéma de
Yves Lenoir invite à approfondir la question des savoirs de référence, et de leur mode de construction,
ce que nous comptons mettre au jour auprès des enseignants interviewés. Ainsi, si de nombreuses
pratiques des enseignants ont intégré la démarche constructiviste en éducation (via le travail sur les
représentations, le travail en groupe, l’évaluation formative…), rien ne nous indique que ceux-ci ont
« conscience » des savoirs de référence qui sous-tendent leurs choix, et encore moins de la genèse
historique et pédagogiques de ces savoirs. C’est pourquoi, et aidés en cela par les récents travaux sur
le développement professionnel des enseignants, nous tenterons de voir comment les enseignants
élaborent leurs savoirs, où ils les construisent et selon quels mobiles. De nombreuses recherches, nous
l’avons vu, font état du poids grandissant de l’établissement scolaire dans la professionnalisation des
enseignants, ce qui suppose qu’une partie de leurs savoirs professionnels mais également disciplinaires
sont façonnés par le contexte d’exercice du métier. Francis Bégyn va jusqu’à postuler l’existence
d’une polarité dans la construction de l’identité enseignante, entre la discipline et l’établissement. « Ni
la discipline, ni l’établissement ne constituent des supports identitaires exclusifs. Dans un univers
marqué par l’affaiblissement des grands repères nationaux et la perte de légitimité des valeurs et des
mythes fondateurs du métier, l’identité professionnelle ne peut tenir à partir d’une référence unique.
L’identité, multidimensionnelle et composite, se construit dans plusieurs directions, les niveaux de
référence étant pluriels et non exclusifs » (Bégyn, 1998, p. 316). Cette analyse diffère sensiblement de
l’approche proposée par A. Van Zanten (2001) quant à l’importance de l’établissement dans la
formation de l’habitus professionnel enseignant, puisqu’elle pose que les références contribuant à la
construction des normes professionnel sont plurielles et méta-contextuelles. Pour autant, c’est en se
tournant davantage vers le fonctionnement des établissements scolaires et les différentes logiques que
mettent en œuvre les acteurs (les enseignants notamment) que ces approches, à l’image du postulat
défendu par Jean-Louis Dérouet (1992), pensent pouvoir établir un effet contextuel dans la
construction des savoirs professionnels. Cet effet est potentiel mais il ne saurait se substituer à d’autres
éléments, en particulier à l’histoire biographique de l’enseignant, pour constituer l’élément explicatif
majeur des différentes postures professionnelles. De plus, il nous semble pour le moins délicat dans
l’état actuel de notre recherche, de soutenir l’existence d’une relation mécanique entre l’exercice du
métier dans un établissement à recrutement populaire et la construction de savoirs professionnels
déterminés. L’interaction entre les enseignants et les élèves produit des réajustements permanents de
15
sa pratique mais elle n’a de sens que parce qu’elle vise à amener les apprenants, du point de vue
professoral, à changer, le changement étant un des effets de l’apprentissage (Charlot, Bautier, Rochex,
1992). Car si enseigner, c’est définir des interactions et gérer des incertitudes quotidiennes, cela ne
peut être sans une certaine conception des savoirs et de leurs finalités, ni une perception spécifique du
public scolaire. Les recherches sur le rapport au métier font état d’une forte valorisation de la
« transmission des savoirs » et du « contact avec les jeunes » (Duru-Bellat, Van Zanten, 1992, p. 153).
Si l’évolution du métier conduit aujourd’hui les enseignants à associer leur mission à la préparation
des jeunes à l’insertion professionnelle (De Lylle, 2001), cet instrumentalisme et utilitarisme apparents
cachent en réalité un travail de sens où il s’agit moins de « former » les élèves que de les amener à
adopter une posture critique et réfléchie à l’égard des activités scolaires et de leur inscription, tant dans
le champ de l’Ecole que dans celui des rapports sociaux en général.
Les savoirs scolaires désignent ce que l’enseignant a à transmettre. Ils exigent un travail
d’interprétation et de signification eu égard à des buts (normatifs et/ou subjectifs) et à des mobiles
dépassant le seul cadre de la relation enseignant/élève. A la différence de l’élève qui est amené à se
mobiliser sur une activité en situation scolaire (ou extra-scolaire), l’enseignant a pour mission la mise
en activité, autrement dit, la création de conditions pédagogiques et interactionnelles en vue de
mobiliser intellectuellement les élèves sur des contenus. « L’activité, pour Leontiev, se définit par son
motif (ce qui incite le sujet à agir, ce que nous avons appelé mobile), par une action visant un but et
par les opérations qui permettent d’atteindre ce but. Ce sont là trois dimensions indissociables de
l’activité. Celle-ci peut être évaluée en termes de sens, c’est-à-dire du point de vue du rapport entre le
but visé par le sujet et le motif qui l’incite à agir. Elle peut également être évaluée en termes
d’efficacité de l’action (rapport entre les résultats atteints et les buts visés) et d’efficience de
l’opération (c’est-à-dire du point de vue de l’économie des moyens mis en œuvre » (Charlot, Bautier,
Rochex, 1992, p. 27). L’activité peut se développer à l’aune d’un changement dans les mobiles et peut
également s’automatiser dans le cadre d’une action aux buts plus complexes.
C’est donc doublement les savoirs mobilisés et le rapport à l’activité (ou aux activités
d’enseignement), la mise au jour des mobiles qui la sous-tendent et les actions mises en œuvre par les
enseignants exerçant en milieu populaire qui nous importeront dans notre recherche empirique. Trois
dimensions complémentaires sont à analyser : le sens construit à l’épreuve des savoirs (nous verrons
que cette dimension est constamment traversée par la tension apprendre/enseigner, et qu’elle amène
les enseignants à une pluralité de regards associant les savoirs disciplinaires et les savoirs
professionnels « pour enseigner »), le rapport aux savoirs à enseigner (ceux-ci peuvent être didactisés,
mais ils impliquent nécessairement des réajustements pédagogiques) et la singularité (confrontés à un
même contexte, les enseignants développent des stratégies différentes, n’ont pas le même rapport au
métier, ne mobilisent pas les mêmes savoirs, ce qui tient partiellement à leur trajectoire sociale et
scolaire). Dans la perspective wéberienne, sens et valeur attribués aux phénomènes – ici aux savoirs –
sont indissociables. Mais davantage qu’une sociologie compréhensive, notre optique s’attache à une
ligne directive : le sens des savoirs est un sens socio-subjectif dont l’intelligibilité passe par une mise
en exergue de la biographie du sujet. L’identité du sujet se construit à l’épreuve de la socialisation
(Dubar, 1991) et contribue progressivement à structurer le rapport aux savoirs et au monde. Cette
identité se constitue comme « un ensemble de repères, de représentations, de valeurs, qui permettent
de mettre le monde en ordre et de la hiérarchiser », « un ensemble de pratiques sur le monde, organisé
en fonction de ces repères, représentations et valeurs », « un ensemble de mobiles et d’objectifs »,
« une histoire » et « une image de soi » (Charlot, Bautier, Rochex, 1992, p. 30). Deux nuances, eu
égard à ces auteurs, sont à souligner : nous ne pensons pas que les sujets soient porteurs d’une unité
excluant la pluralité. Ainsi, on peut être sujet développant des pratiques et mobilisant des stratégies
variables, voire contradictoires selon les contextes (Lahire, 2002) ; par ailleurs, notre problématique
porte sur le rapport aux savoirs scolaires, ce qui n’exclue pas la mise en relation avec d’autres savoirs.
Cependant, en centrant notre interrogation sur le sens construit à l’épreuve des savoirs à enseigner,
nous souhaitons étudier au plus près ce qui se joue dans l’affiliation au métier qui est une affiliation
aux savoirs posés comme objet d’enseignement et d’apprentissage (ou d’ « appropriation » par les
élèves) à la fois.
16
L’identité enseignante et les modes de construction de son expérience : entre le dire et le
faire
Appréhender la nature des savoirs mobilisés et le rapport aux savoirs chez les enseignants
exerçant en milieu populaire nécessite que l’on interroge au plus près « ce qui se construit » dans la
classe et en dehors d’elle, au rythme des « événements », des contraintes, mais aussi et pour reprendre
une terminologie ethnométhodologique, du « raisonnement pratique sociologique » que les sujets
déploient dans leur activité. L’objectivité de la recherche se mesure à son degré de proximité, mais
aussi de « validité » eu égard à la réalité objective. Or l’objectivité du monde social ne se conçoit pas
indépendamment de la manière dont il est construit, de la position de celui qui le construit. Aussi, et
dans la mesure où c’est l’expérience des enseignants qui définit et couvre notre objet de recherche,
nous avons volontairement centré notre travail sur ce que pensent, construisent, disent et vivent les
professeurs interrogés. Ce sont les mondes sociaux et subjectifs – institutionnels et biographiques –
définissant l’identité et le travail des enseignants qui constitueront une grille de lecture pour penser la
nature des savoirs mobilisés, leur influence sur les pratiques pédagogiques, et d’une certaine manière
le degré d’engagement (ou d’implication) de soi dont procède leur activité. La rupture de l’unité du
social, le décalage établi entre les catégories institutionnelles définissant les rôles, la relative
pertinence des explications recourant aux variables « objectives » (âge, sexe, PCS d’origine, niveau
d’études…) obligent désormais à des approches nouvelles en sociologie de l’éducation : à côté des
approches quantitatives permettant, par exemple, de mettre en relation l’origine sociale des
enseignants et leurs choix pédagogiques (Léger, 1983 ; Isambert-Jamati, 1984), ce sont également les
cheminements individuels qui paraissent constituer un autre critère d’appréciation des modes
d’affiliation au métier, des différentes manières dont se construisent les habitus professionnels, avec le
plus souvent des contradictions à l’image d’un système (scolaire notamment) jalonné de paradoxes.
Partir des acteurs pour penser le système (Dubet, 1994), des identités pour soi pour penser les
catégories de définition institutionnelles (ou allocations identitaires) (Dubar, 1991) permet de
dialectiser l’expérience des acteurs. Ceux-ci, les enseignants interrogés en l’occurrence, en parlant de
leur métier, des élèves, des modes de construction des savoirs enseignés, de leur trajectoire les ayant
amenés à devenir ce qu’ils sont (ou pensent être), nous livrent des mondes et des « objets » faisant
sens pour eux. C’est nécessairement un rapport sélectif au monde et une narration sélective de celui-ci
qui seront mis en mot par les enseignants. Est-il alors scientifiquement risqué – parce que peu objectif
– de ne s’en tenir qu’à leur « dire » au détriment du « faire » ? Nous ne le pensons pas, dans la mesure
où les effets de relance autour de l’explicitation de leurs pratiques, de leur propos permettent de les
amener non seulement à dire ce qu’ils pensent, ce qu’ils font, mais aussi à penser à ce qu’ils disent
faire, à « s’étranger » de leur expérience première (Rochex, 1995). Dans cette perspective, et tout en
ayant conscience du décalage entre le dire et le faire, c’est la narration approfondie de leur expérience,
avec un retour réflexif sur leurs pratiques, qui permet de réduire la distance entre la conscience
discursive et la conscience pratique, entre le discours sur l’expérience et les routines plus ou moins
inconscientes qui la structurent (Giddens, 1987).
1. Méthodologie de l’enquête
Nous avons engagé un travail de recherche auprès d’enseignants choisis parce qu’engagés dans
des questionnements professionnels et/ou des dispositifs pédagogiques innovants. Le choix a d’abord
pris comme critère l’exercice du métier dans un établissement à fort recrutement populaire. Les
établissements dans lesquels exercent les enseignants interviewés sont soit identifiés
institutionnellement comme établissements à recrutement populaire (c’est le cas lorsqu’ils sont situés
en ZEP/REP, zone sensible, zone violence, etc.), soit supposés l’être au plan sociologique (c’est
notamment le cas s’agissant des lycées professionnels et dans une moindre mesure des lycées
polyvalents). Si les établissements n’ont pas, en tant que tels, retenu notre attention, cela ne signifie
pas pour autant qu’ils ont été évacués de nos questionnement, au contraire. En choisissant
délibérément de mener des entretiens avec des enseignants exerçant en milieu populaire, c’est
l’établissement en tant que cadre mais aussi comme réalité construite socialement et subjectivement
qui devenait en quelque sorte l’analyseur de ce qui spécifie les savoirs mobilisés et partant, de ce qui
17
peut donner à voir l’existence d’une spécificité des pratiques pédagogiques des enseignants. Loin de
constituer un « monde professionnel » représentatif de ce que sont les savoirs mobilisés en milieu
populaire, celui que nous livrent les enseignants interrogés aura ici valeur d’expériences
sociologiquement « significatives » (Michelat, 1977) de ce qui désigne un type particulier de rapport
au métier, aux savoirs, mais aussi de mobilisation cognitive de soi, eu égard à la transaction subjective
entre son histoire et le contexte d’exercice du métier.
Le choix d’informateurs privilégiés
Le travail de terrain a souvent cette particularité d’amener les chercheurs à opérer des choix qui
vont de pair avec un regard sélectif sur la réalité sociale. Ainsi, solliciter tel ou tel interlocuteur,
s’appuyer sur les témoignages de tel ou tel informateur, c’est déjà découper la réalité en n’en retenant
que ce qui peut conforter le chercheur en quête de réponses à des questionnements préalables. Mais si
l’on approfondissait plus encore ce constat, nous pourrions dire qu’il en va de même dans le choix
même de l’objet à travailler, un choix qui n’est jamais neutre et qui est sous-tendu par des présupposés
plus ou moins implicites. Ainsi, pour notre équipe de recherche, composée d’enseignants et de
formateurs d’enseignants, il n’est guère difficile de supposer que notre objet est étroitement lié à nos
préoccupations qui renvoient, schématiquement, à l’étude des modes de mobilisation et
« d’engagement » des enseignants exerçant auprès d’élèves d’origine ouvrière ou employée. Pour
autant, et si notre choix s’est porté sur des enseignants engagés dans des actions et dans une réflexion
innovantes, c’est parce que notre projet vise, à partir d’informateurs privilégiés, à circonscrire la
spécificité des savoirs mobilisés en milieu populaire. Les enseignants interrogés présentent des profils
différents tant par les niveaux auxquels ils enseignent (premier degré, collège, lycée et lycée
professionnel), le « statut » (stagiaires, néo-titulaires, « anciens » exerçant depuis au moins 5 ans) que
par la discipline (ou les savoirs d’enseignement).
Les entretiens d’explicitation des pratiques
L’entretien de recherche recèle quelques difficultés épistémologiques (de Conninck, Godard,
1990 ; Matalon, 1992 ; Demazière, Dubar, 1997). Si les références théoriques sont nombreuses, elles
sont loin de couvrir l’ensemble des enjeux empiriques et épistémologiques contenus dans cette
technique d’enquête. Comme l’avance Alain Blanchet, « Il n’existe en matière de recherche aucune
règle précise qui justifie et définisse les conduites des interviewers ; corrélativement, le statut
scientifique des données produites reste indéfini » (1997, p. 11). N’y a-t-il pas des biais ou des
inductions liées à la situation même d’entretien, ce qui rendrait douteuse sa pertinence heuristique ? Si
nous avons privilégié l’entretien de recherche « non directif », ce qualificatif est en réalité inapproprié
dans la mesure où les relances et la reformulation restent centrés sur notre questionnement préalable.
D’une certaine façon et sans être l’objet central de la recherche, l’entretien de recherche est aussi un
entretien biographique puisqu’il donne à voir une dynamique subjective dans laquelle s’entremêlent
l’habitus et l’expérience personnelle socialement et contextuellement située. L’entretien biographique
de recherche permet alors de penser l’expérience scolaire en interrogeant son versant subjectif dans
son rapport avec le contexte et les épreuves objectives. Cette perspective méthodologique proche de la
sociologie de l’expérience est également portée par la sociologie clinique. Le récit de vie – sollicité
par le chercheur – devient alors révélation dialectique du singulier et du collectif et permet de
« comprendre en quoi un individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir sujet » (de
Gauléjac, 1996, p. 328).
Nous avons surtout privilégié les entretiens dans nos travaux de recherche mais deux
conditions nous ont paru nécessaires : la validité des contenus recueillis et la prise de distance par les
interviewés vis-à-vis des propos convenus . Un entretien n’est pas une discussion ordinaire. Il
implique une construction préalable d’une grille de questionnement que le chercheur élabore à partir
de données plus ou moins intuitives (en particulier en tout début d’enquête), d’observations plus ou
moins systématisées. Cette première condition permet de donner une orientation spécifique à
l’entretien en axant le propos sur des objets pertinents.
18
La seconde condition donc est celle de l’instauration d’une distance entre les interviewés et leur
perception convenue de leur expérience, distance qui garantit « l’objectivité » des contenus du propos.
Il n’est pas difficile d’imaginer que les interviewés, malgré leur volontariat, visent avant tout à faire
« bonne figure » et à produire une vision rationnelle de leur expérience. Cela conduit souvent à
déformer une réalité et surtout, à n’en rapporter que ce qui semble cohérent et « présentable ». Dans
cette perspective, l’entretien risque de n’être au mieux qu’une narration partielle et sélective de la
réalité, au pire, une réalité plus imaginaire qu’empirique. Aussi, cet écueil, nous avons autant que faire
se peut veillé à relancer les sujets sur des réalités complexes et contradictoires.
L’analyse de contenu
L’analyse de contenu est avant tout sémantique puisqu’il s’agit de dégager le sens et d’en déduire
la pertinence eu égard à la problématique. La « structure sémantique » du discours produit couvre
deux éléments : la référence et la modalité. « La référence renvoie aux objets du monde, elle est
soumise comme telle à l’exigence de vérité (extentionnalité). La modalité renvoie aux pensées
concernant ces objets (qui peuvent être secondairement aussi des pensées), comme telle elle échappe
au principe de vérité ; la modalité traduit un regard, une intention, un jugement : elle tend à modifier
l’exposé d’une vérité froide et universelle, par l’insinuation subjective d’un doute créateur d’une
infinité de mondes possibles »(Blanchet, 1997, p. 37). L’analyse de contenu implique donc de
distinguer ce qui est de l’ordre de l’expérience narrée et objectivée – dans la mesure où elle est
partagée et définie collectivement – de ce qui appartient au jugement subjectif porté sur cette
expérience. Mais dans la mesure où les sujets interviewés constituent des singularités sociales,
l’analyse ne peut se contenter de faire de leur point de vue la seule expression de leur position dans
l’espace social (Bourdieu, 1993). Aussi, nous avons veillé à ce que l’analyse de contenu s’effectue en
deux temps : elle est dans un premier temps longitudinale, et dans un second temps transversale. Nous
avons procédé à un travail de lecture thématique qui établit, pour chaque entretien, les idées centrales
et ce, au regard de nos questionnements
L’analyse longitudinale vise à dégager les thèmes saillants, permettant ainsi de saisir une expérience,
celle de l’interviewé. Cette analyse intègre la temporalité pour appréhender les événements en les
articulant entre eux.
L’analyse transversale révèle également des différences entre les sujets, que nous analysons aussi bien
en terme de différences dans les habitus que dans les conditions d’exercice du métier selon
l’établissement et le public scolaire. L’approche transversale permet alors de dégager des régularités et
des singularités. Pour reprendre le propos de Laurence Bardin, nous pouvons dire que « La lecture [des
entretiens] est à la fois ‘‘syntagmatique’’ (suivre le cheminement, unique et réalisé dans un entretien,
d’une pensée qui se manifeste par une succession de mots, de phrases, de séquences) et
‘‘paradigmatique’’ (avoir à l’esprit l’univers des possibles : cela n’est pas dit là, mais cela pourrait
l’être, ou l’est effectivement dans un autre entretien) » (1977, p. 99).
C’est l’analyse préalable de l’ensemble des entretiens qui nous a conduit à élaborer les différentes
entrées interprétatives, ce qui, eu égard à la problématique initiale constitue de manière dialectique un
retour du terrain vers un essai de théorisation. De contexte confirmant une théorie préalable, « le
terrain n’est plus une instance de vérification d’une problématique préétablie mais le point de départ
de cette problématisation […] Le progrès de la méthode ne peut être réalisé que par une articulation
toujours plus fine entre théorisation et observation » (Kauffmann, 1996, p. 44).
19
Partie I : Les savoirs mobilisés, leur nature et leur
place dans l’interaction avec les élèves
20
La nature des savoirs mobilisés par les enseignants : des processus pluriels à l’épreuve des élèves
et des contenus à enseigner
Un objet peu problématisé que la nature des savoirs mobilisés par les enseignants, si ce n’est
le plus souvent dans une perspective didactique, oblige dans un premier temps à un travail de
clarification. Si le matériau recueilli auprès d’enseignants exerçant en milieu populaire nous ouvre
quelques pistes analytiques (voir plus loin), il convient en préalable de tenter de préciser ce que nous
entendons par les savoirs enseignants. Ces savoirs, ils sont indissociables de l’action et des pratiques
pédagogiques mais ils ne s’y réduisent pas (Barbier & al. 1998).
1. Les savoirs mobilisés : leur « nature »
Yves Lenoir (2003) propose un schéma théorique permettant de circonscrire les savoirs
enseignants. Sans les hiérarchiser, Y. Lenoir distingue les savoirs de la pratique et les savoirs sur la
pratique. Les savoirs de la pratique recouvrent les savoirs d’enseignement (ce que nous qualifions de
savoirs disciplinaires) et les savoir-faire procéduraux (qui réfèrent aux routines, aux « recettes », aux
techniques). On peut considérer que les savoirs de la pratique désignent un ensemble de stratégies
cognitives accompagnant ou incorporées à la pratique. Tandis que les savoirs sur la pratique réfèrent à
ce que Y. Lenoir qualifie de « disciplines outils », celles qui désignent en quelque sorte « les savoirs
pour enseigner » (selon l’expression de P. Perrenoud). Les savoirs sur la pratique intègrent les savoirs
issus des sciences de l’éducation, de la sociologie, de la didactique, mais également ce que Y. Lenoir
qualifie de « savoirs sociaux de référence ». S’il est plus ou moins aisé de définir les savoirs de la
pratique en partant des savoirs d’enseignement, il est par contre plus délicat de circonscrire les savoirs
de référence qui relèvent souvent de l’implicite, des valeurs, du sens… mais aussi de l’habitus de
l’enseignant. Le schéma de Yves Lenoir invite à approfondir la question des savoirs de référence, et de
leur mode de construction, ce que nous comptons mettre au jour auprès des enseignants interviewés.
Ainsi, si de nombreuses pratiques des enseignants ont intégré la démarche constructiviste en éducation
(via le travail sur les représentations, le travail en groupe, l’évaluation formative…), rien ne nous
indique que ceux-ci ont « conscience » des savoirs de référence qui sous-tendent leurs choix, et encore
moins de la genèse historique et pédagogiques de ces savoirs. C’est pourquoi, et aidés en cela par les
récents travaux sur le développement professionnel des enseignants, nous tenterons de voir comment
les enseignants élaborent leurs savoirs, où ils les construisent et selon quels mobiles. De nombreuses
recherches, nous l’avons vu, font état du poids grandissant de l’établissement scolaire dans la
professionnalisation des enseignants, ce qui suppose qu’une partie de leurs savoirs professionnels mais
également disciplinaires sont façonnés par le contexte d’exercice du métier. Francis Bégyn va jusqu’à
postuler l’existence d’une polarité dans la construction de l’identité enseignante, entre la discipline et
l’établissement. « Ni la discipline, ni l’établissement ne constituent des supports identitaires exclusifs.
Dans un univers marqué par l’affaiblissement des grands repères nationaux et la perte de légitimité des
valeurs et des mythes fondateurs du métier, l’identité professionnelle ne peut tenir à partir d’une
référence unique. L’identité, multidimensionnelle et composite, se construit dans plusieurs directions,
les niveaux de référence étant pluriels et non exclusifs » (Bégyn, 1998, p. 316). Cette analyse diffère
sensiblement de l’approche proposée par A. Van Zanten (2001) quant à l’importance de
l’établissement dans la formation de l’habitus professionnel enseignant, puisqu’elle pose que les
références contribuant à la construction des normes professionnel sont plurielles et méta-contextuelles.
Pour autant, c’est en se tournant davantage vers le fonctionnement des établissements scolaires et les
différentes logiques que mettent en œuvre les acteurs (les enseignants notamment) que ces approches,
à l’image du postulat défendu par Jean-Louis Dérouet (1992), pensent pouvoir établir un effet
contextuel dans la construction des savoirs professionnels. Cet effet est potentiel mais il ne saurait se
substituer à d’autres éléments, en particulier à l’histoire biographique de l’enseignant, pour constituer
l’élément explicatif majeur des différentes postures professionnelles. De plus, il nous semble pour le
moins délicat dans l’état actuel de notre recherche, de soutenir l’existence d’une relation mécanique
entre l’exercice du métier dans un établissement à recrutement populaire et la construction de savoirs
professionnels déterminés. L’interaction entre les enseignants et les élèves produit des réajustements
21
permanents de sa pratique mais elle n’a de sens que parce qu’elle vise à amener les apprenants, du
point de vue professoral, à changer, le changement étant un des effets de l’apprentissage (Charlot,
Bautier, Rochex, 1992). Car si enseigner, c’est définir des interactions et gérer des incertitudes
quotidiennes, cela ne peut être sans une certaine conception des savoirs et de leurs finalités, ni une
perception spécifique du public scolaire. Les recherches sur le rapport au métier font état d’une forte
valorisation de la « transmission des savoirs » et du « contact avec les jeunes » (Duru-Bellat, Van
Zanten, 1992, p. 153). Si l’évolution du métier conduit aujourd’hui les enseignants à associer leur
mission à la préparation des jeunes à l’insertion professionnelle (De Lylle, 2001), cet instrumentalisme
et utilitarisme apparents cachent en réalité un travail de sens où il s’agit moins de « former » les élèves
que de les amener à adopter une posture critique et réfléchie à l’égard des activités scolaires et de leur
inscription, tant dans le champ de l’Ecole que dans celui des rapports sociaux en général.
Les savoirs scolaires désignent ce que l’enseignant a à transmettre. Ils exigent un travail
d’interprétation et de signification eu égard à des buts (normatifs et/ou subjectifs) et à des mobiles
dépassant le seul cadre de la relation enseignant/élève. A la différence de l’élève qui est amené à se
mobiliser sur une activité en situation scolaire (ou extra-scolaire), l’enseignant a pour mission la mise
en activité, autrement dit, la création de conditions pédagogiques et interactionnelles en vue de
mobiliser intellectuellement les élèves sur des contenus. « L’activité, pour Leontiev, se définit par son
motif (ce qui incite le sujet à agir, ce que nous avons appelé mobile), par une action visant un but et
par les opérations qui permettent d’atteindre ce but. Ce sont là trois dimensions indissociables de
l’activité. Celle-ci peut être évaluée en termes de sens, c’est-à-dire du point de vue du rapport entre le
but visé par le sujet et le motif qui l’incite à agir. Elle peut également être évaluée en termes
d’efficacité de l’action (rapport entre les résultats atteints et les buts visés) et d’efficience de
l’opération (c’est-à-dire du point de vue de l’économie des moyens mis en œuvre » (Charlot, Bautier,
Rochex, 1992, p. 27). L’activité peut se développer à l’aune d’un changement dans les mobiles et peut
également s’automatiser dans le cadre d’une action aux buts plus complexes.
C’est donc doublement les savoirs mobilisés et le rapport à l’activité (ou aux activités
d’enseignement), la mise au jour des mobiles qui la sous-tendent et les actions mises en œuvre par les
enseignants exerçant en milieu populaire qui nous importeront dans notre recherche empirique. Trois
dimensions complémentaires sont à analyser : le sens construit à l’épreuve des savoirs (nous verrons
que cette dimension est constamment traversée par la tension apprendre/enseigner, et qu’elle amène
les enseignants à une pluralité de regards associant les savoirs disciplinaires et les savoirs
professionnels « pour enseigner »), le rapport aux savoirs à enseigner (ceux-ci peuvent être didactisés,
mais ils impliquent nécessairement des réajustements pédagogiques) et la singularité (confrontés à un
même contexte, les enseignants développent des stratégies différentes, n’ont pas le même rapport au
métier, ne mobilisent pas les mêmes savoirs, ce qui tient partiellement à leur trajectoire sociale et
scolaire). Dans la perspective wéberienne, sens et valeur attribués aux phénomènes – ici aux savoirs –
sont indissociables. Mais davantage qu’une sociologie compréhensive, notre optique s’attache à une
ligne directive : le sens des savoirs est un sens socio-subjectif dont l’intelligibilité passe par une mise
en exergue de la biographie du sujet. L’identité du sujet se construit à l’épreuve de la socialisation
(Dubar, 1991) et contribue progressivement à structurer le rapport aux savoirs et au monde. Cette
identité se constitue comme « un ensemble de repères, de représentations, de valeurs, qui permettent
de mettre le monde en ordre et de la hiérarchiser », « un ensemble de pratiques sur le monde, organisé
en fonction de ces repères, représentations et valeurs », « un ensemble de mobiles et d’objectifs »,
« une histoire » et « une image de soi » (Charlot, Bautier, Rochex, 1992, p. 30). Deux nuances, eu
égard à ces auteurs, sont à souligner : nous ne pensons pas que les sujets soient porteurs d’une unité
excluant la pluralité. Ainsi, on peut être sujet développant des pratiques et mobilisant des stratégies
variables, voire contradictoires selon les contextes (Lahire, 2002) ; par ailleurs, notre problématique
porte sur le rapport aux savoirs scolaires, ce qui n’exclue pas la mise en relation avec d’autres savoirs.
Cependant, en centrant notre interrogation sur le sens construit à l’épreuve des savoirs à enseigner,
nous souhaitons étudier au plus près ce qui se joue dans l’affiliation au métier qui est une affiliation
aux savoirs posés comme objet d’enseignement et d’apprentissage (ou d’ « appropriation » par les
élèves) à la fois.
22
2. Les savoirs sur les élèves
2.1. « Des jeunes avec des difficultés de tout genre » : le problème de la massification
Exercer en milieu populaire, c’est d’abord se confronter directement ou indirectement à des
conditions sociales d’existence plus ou moins précaires, et apparaissant bien souvent comme un
obstacle au travail pédagogique, ou du moins comme un élément pouvant le contrarier. « … quand on
voit que ça ne change rien … bon, bah… « … quand un enfant nous dit : ‘‘ce matin je n’ai rien mangé
parce qu’il n’y avait rien à la maison’’, bon, on a des biscuits dans nos sacs, on va l’emmener dans la
salle à café et lui donner un biscuit… on va pas forcément faire remonter l’affaire ! » (Anita, PE en
CE1).
Le sentiment d’avoir affaire à un public qui a changé est, comme on pourrait s’y attendre, très
répandu chez les enseignants établis. Si ce sentiment ne confine pas forcément dans la nostalgie et
l’idéalisation d’une ère révolue, il rend compte, aux yeux des enseignants interrogés, de l’évolution
des conditions d’exercice du métier.
« … depuis que j’ai commencé à travailler, il y a déjà eu des modifications : je suis arrivé juste un peu
avant la réforme Haby, il y a eu une période aussi où les élèves étaient orientés fin de 5ème puis avec le
changement d’orientation, le métier a évolué aussi à cause de ce changement là. Il ne faut pas oublier
que jusqu’à il y a une quinzaine d’années, les classes de 4ème et 3ème étaient des classes à effectifs
réduits, c'est-à-dire que les élèves qui suivaient moins étaient déjà réorientés ailleurs. Il faut tenir
compte de tout ça. L’idée que je me faisais du travail, au point de départ, c’était essentiellement, comme
je l’avais connue, celle de quelqu’un qui va transmettre des connaissances, qui va faire des leçons, donc
un peu l’idée de ce que l’on appelait avant le cours magistral…. » (Thierry, PEGC de Français et H-G).
Une partie des élèves « refusent notre aide […] ils savent déjà qu’ils vont à l’échec, qu’ils
n’auront pas l’examen, mais ça ne leur fait ni chaud, ni froid (…] Y en a certains qui ont peut être des
difficultés mais qui font des efforts ». Ce propos que l’on doit à Gilles, PLP de menuiserie, exprime un
sentiment partagé par de nombreux enseignants qui rencontre des élèves aux multiples dispositions à
l’égard des études, tout en ramenant les difficultés à deux catégories de publics : ceux qui, tout en
ayant des difficultés de compréhension, tentent d’apprendre ; ceux qui, ayant ou non ces difficultés,
sont en retraits vis-à-vis des enseignements, un retrait souvent qualifié de « manque de motivation ».
Les savoirs sur les élèves combinent des attributs sociaux, psychologiques et institutionnels.
Dans la mesure où l’école se massifie, elle accueille non seulement des élèves mais aussi des
« problèmes sociaux » :
« …sont arrivés des jeunes qui avec des difficultés, des difficultés de tous genres. En gros les plus
mauvaises années se sont situées vers 1990 et 1990, 91, 92 dans ces années là, on a connu vraiment des
problèmes autant immenses que de petites délinquances de, de petites violences et surtout était arrivé
vraiment un public avec d’énormes difficultés euh, euh familiales, psychologiques euh bon ça touchait à
tout et ce public là nous est resté quand même et là dans, on a vraiment des élèves qui ne sont pas
méchants ça ne sont pas des grands délinquants… » (Caroline, PLC Lettres en lycée).
Les problèmes sociaux retentissent sur le rapport aux études chez les élèves :
« …euh on a par exemple une gamine d’absentéisme constante on a vu les parents qui en peuvent plus
qui n’ont plus les moyens, ils veulent la virer de chez eux, ils ne savent plus quoi en faire… Ca c’est le
genre de rencontre où il faut que vraiment euh et ça c’est fatiguant […]C’est fatiguant et c’est vrai qu’on
a de plus en plus de cas comme ça et c’est pour ça qu’il y a des problèmes à l’école aussi c’est parce que
le gamin ça ne va pas à la maison, mais bon il y en a qui ont un bon foyer et qui sont malheureux quand
même […] Qui ont des familles monoparentales, euh oh oui on en a quand même une bonne collection,
des gamins qui vont habiter en foyer qui ne vont plus chez eux. Oui on a quand même une bonne
collection de euh bon moi je discutais avec une collègue de (inaudible) une petite gamine qui
(inaudible) mais qui a des problèmes énormes et c’est une très bonne élève, hein c’est pas toujours celui
qui dit les choses qui a le plus de problème hein. On a aussi la chance d’avoir une équipe médicale qui
est très active, infirmières on en a deux, une assistante sociale très présente et même par l’intermédiaire
d’une psychologue qui s’occupe aussi des orientations et la psychologue avec des possibilités de
rencontres et d’entretien et pour les cas les plus lourds d’avoir un suivi à l’extérieur de
l’établissement… » (Caroline).
23
Mais c’est par commodité méthodologique que nous distinguons les savoirs sur les élèves et
les pratiques pédagogiques, car en réalité, ces deux dimensions sont enchevêtrées. En effet, si les
termes de cet enchevêtrement laissent ouvertes les tournures des pratiques enseignantes, le milieu
social et familial des élèves fonctionne souvent à l’arrière-plan non seulement des objectifs que les
enseignants se fixent mais aussi des modes d’interprétation des difficultés d’appropriation des savoirs.
Les enseignants exerçant en milieu populaire, qu’ils soient « jeunes » ou « anciens » désignent
leur public à partir de plusieurs qualificatifs – élèves, jeunes, adolescents, gamins, etc. –, ce qui
laisserait à penser qu’ils n’en présentent pas une vision stricto sensu scolaire. Mais le qualificatif le
plus courant reste celui de « jeunes », surtout lorsque les enseignants invoquent les difficultés du
métier, les contraintes liées en particulier à la captation de l’attention pendant les cours ou les
évaluations. Or la catégorie de jeunes témoigne non seulement d’une vision scolaire du public mais
aussi d’un souci permanent de socialiser le public à des contenus d’enseignement supposés être
« utiles » et « pratiques ». De fait, plus les élèves s’éloignent de la figure du « client idéal »(Becker,
1952), plus les enseignants ont tendance à penser d’autres alternatives que la scolarisation sur le long
terme (Jellab, 1999). Pour autant, les professeurs que nous avons interrogés ont cette particularité de
ne pas souscrire à l’idée que les élèves le plus en difficultés devraient entrer dans la vie active. Si la
vision scolaire des élèves reste dominante, la préoccupation réfère à la mise en place de stratégies plus
ou moins efficaces en vue de les socialiser à la forme scolaire. Cette forme n’est pas posée comme fin
en soi mais comme moyen pouvant permettre aux élèves de s’émanciper de leurs conditions sociales
plus ou moins précaires. Les difficultés sur lesquelles se focalisent les enseignants mêlent souvent les
« problèmes familiaux », les « problèmes de compréhension », « l’absence de motivation », et de
manière plus générale, une certaine passivité qui serait liée au déclin de l'autorité symbolique incarnée
par l’école et sa légitimité historique. Les enseignants passent souvent des difficultés intellectuelles
aux problèmes familiaux, comme si la relation était mécanique. En réalité, et c’est aussi l’une des
spécificités des enseignants interrogés, sans exclure une telle relation, ils oscillent souvent entre cette
interprétation et une autre perception qui « dissocie » les difficultés cognitives ou de « motivation »
des « problèmes familiaux ». La référence au milieu familial apparaît souvent comme une explication
non pas au désintérêt de l’élève, mais au manque de « culture », d’un cadre de socialisation propice à
la réussite scolaire.
Les difficultés sociales et familiales participent de la perception des élèves. Les enseignants
les invoquent souvent pour qualifier leur public, y compris lorsqu’il s’agit de questions centrées sur
leur mise en activité intellectuelle. Lorsqu’elle est invitée à parler du collège dans lequel elle exerce,
Diane, professeur de lettres, avance : « Je suis à S. c’est à côté de la gare et du Musée La Piscine….
J’ai une sixième et une quatrième en français et puis le reste c’était du latin, tout le latin, ce qui m’a
vraiment marqué c’était la sixième en français, alors là j’avais la classe la plus explosive qui m’est
jamais vu depuis euh de mémoire le conseiller d’orientation par exemple qui est là depuis longtemps,
il n’avait jamais vu une classe pareille… parce que j’étais leur prof principale, rien qu’à faire la visite
du bâtiment le premier jour ils m’ont déclenché l’alarme à incendie, ils ont cassé des vitres,
évidemment c’était catastrophique, y avait de tout, un élève qui était réfugié du Rwanda dont les
papiers avaient été trafiqués, il savait plus son âge, il était complètement perdu… Y avait un élève qui
venait de classe relais ou quelque chose comme ça qui était là pour embêter le monde, il y avait un
élève, un petit, tout petit, riquiqui, qui d’un seul coup prenait son cartable et puis s’enfuyait dans le
couloir et puis y avait des élèves bien gentils mais complètement éteints puis y avait vraiment de tout.
Euh y avait pas mal d’élèves trois, quatre qui ne se lavaient jamais, qui sentaient vraiment mauvais, je
m’en souviens parce que j’étais enceinte cette année là et c’était assez terrible et à côté de ça y en a un
qui était toujours très fier d’être toujours très propre, bien parfumé, peut être trop. C’était vraiment
pouf tout un mélange. Y avait des très mauvais lecteurs, pas de non-lecteurs complets mais enfin
c’était n’importe quoi cette classe, la CPE pleurait tous les jours, ‘‘J’en peux plus, j’en peux plus…
.’’ ».
L’association entre conditions sociales éprouvantes ou précaires et difficultés des élèves face
aux activités scolaires est assez répandue. Lorsque Anita, professeur des écoles, est invitée à dire
davantage sur les problèmes de mémorisation de certains élèves, elle en rend compte en invoquant
« un niveau social difficile… des vies difficiles ». Cependant, cette même enseignante insistera sur la
nécessité de ne pas réduire la réussite ou l’échec scolaire au milieu familial plus ou moins favorable à
24
la scolarité, comme si enseigner nécessitait de s’affranchir des déterminismes sociaux. Le risque d’être
influencé dans ses enseignement et évaluation par la connaissance du milieu social des élèves explique
les contradictions dans le discours des enseignants. Thierry, PEGC de français et d’H-G. qui dira être
sensible au milieu social défavorisé de ses élèves, ce qui l’amène à varier les exigences et les activités,
soutient en même temps que cela « ne change pas fondamentalement [ma] perception » :
« … le milieu dans lequel vivent les enfants, les problèmes auxquels ils sont confrontés, on peut les
avoir de manière plutôt statistique et non pas d’une manière individuelle et on arrive à l’occasion à
apprendre quelque chose par eux-mêmes, par leurs familles, par leurs camarades mais en réalité ça ne
change pas fondamentalement ma perception, ce que je peux apprendre sur l’enfant, sur sa santé,
différents problèmes qu’il a, ne me le fait pas voir d’une autre manière. Peut-être, que ça va me forcer à
être plus attentif. De toutes façons, les statistiques sont là : par exemple, on a un retard de langage de
25% chez les enfants, on a 1/3 des élèves suivis ou qui ont été suivis par des orthophonistes et en fait,
on ne sait pas ce qu’ils font ailleurs, quelle est la nature de leurs problèmes de langage, quelle est la
gravité de la question. Par ailleurs, le gros problème ici, c’est le saturnisme, on ne le saura que si la
famille le dit et alors on a un enfant qui a par exemple de gros problèmes de mémorisation » (Thierry).
Tout se passe comme si les hésitations exprimées traduisaient la volonté chez les enseignants de ne pas
succomber au déterminisme ou au misérabilisme tout en sachant foncièrement que les conditions
sociales sont « pour quelque chose » dans la scolarité des élèves.
2. 2. L’obstacle de la culture sociale
Il existe plusieurs présupposés entourant le niveau des élèves et leurs apprentissages. Ainsi, si
les élèves d’aujourd’hui ne sont pas moins intelligents que ceux d’hier, ils ne sont plus aussi intéressés
par les études. Le problème de la « motivation » des élèves est permanent et certains enseignants
interrogés se focalisent essentiellement sur cette dimension, l’absence d’intérêt pour les études ayant à
voir avec la culture sociale et médiatique actuelle, culture qui viendrait concurrencer la légitimité de la
culture scolaire. Jouer à l’ordinateur ou la Game boy est un obstacle et regarder « bêtement » la
télévision ne leur permet pas d’apprendre. Ces présupposés convenus, au-delà de leur évidence non
interrogée (par exemple, rien ne nous dit que jouer à l’ordinateur ne permet pas à l’élève de
développer des habiletés intellectuelles), sont à analyser en terme d’éléments concurrençant l’école et
les savoirs :
« Et là maintenant depuis que je ne fais plus que de l’histoire géographie, je trouve qu’ils
subissent presque le cours quoi disons. Ils ont un, un peu trop, pas tout le monde mais la majorité des
élèves, moi je ne sais pas, je ne suis pas un exemple de mon temps mais l’histoire c’était des documents,
c’était merveilleux, là ils sont blasés plus rien ne les étonne, en gros j’ai l’impression de, même les
petits sixièmes, on leur parle de l’Egypte, de la Grèce, euh, Rome, ça les enthousiasmaient, ils voulaient
faire des exposés et tout ça mais maintenant de moins en moins là je trouve. Alors au début c’était
surtout le français et la lecture quoi, et je ne m’attendais pas à avoir autant de difficultés à apprécier
disons entre guillemets la lecture, et maintenant comme je ne fais plus que de l’histoire géographie,
c’est des documents, des recherches et tout ça, on leurs demande de faire des recherches des exposés
quoi, ça va être noté, voilà, la réponse, c’est euh, comment dire, euh, le manque de motivation des
élèves surtout… »(Martine, professeur d’histoire-géographie).
La référence au milieu familial – mais aussi dans une moindre mesure à la « société d’aujourd’hui » –
est récurrente chez les enseignants soucieux d’ « expliquer » la genèse et les raisons des difficultés
scolaires de leurs élèves. Et bien que les professeurs interrogés soient moins enclins au misérabilisme
et souscrivent moins à l’hypothèse d’un déficit culturel, ils restent persuadés que le « manque » de
vocabulaire et d’habiletés intellectuelles chez une partie des élèves provient de leur socialisation
familiale. Anita l’exprime bien sans pour autant succomber à la généralisation :
« Vous voyez des raisons particulières qui peuvent expliquer que tous les ans, vous rencontriez des
élèves en difficulté de lecture ?...
C’est ce qu’on se pose régulièrement entre enseignants, est-ce que c’est la méthode de CP ou le milieu
social… Et en analysant l’origine, enfin le cursus des élèves, on s’aperçoit que certains ont un milieu
social faible, d’autres moyens et certains viennent d’un milieu familial bon […] Bon, on a des enfants
d’un milieu familial pauvre qui ont donc peu de vocabulaire et qui sont dans le meilleur groupe en
lecture… donc… ce n’est pas un critère ! et ils ont tous la même méthode … bon ce qu’on a remarqué,
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c’est que ces élèves ont tous un problème de mémoire… c'est-à-dire qu’on fait une leçon et on
s’aperçoit deux semaines après qu’ils n’utilisent pas ce qu’ils ont appris … donc il y a un problème de
mémoire … » (Anita, PE en CE1).
Les enseignants observent que les élèves, à mesure qu’ils sont scolarisés dans les niveaux
supérieurs, prennent de la distance à l’égard des normes scolaires : ils deviennent plus critiques, ils
rechignent à manifester leur enthousiasme scolaire, et leur attitude semble davantage exprimer une
sorte d’arrogance qu’une indifférence. L’explication viendrait du fait qu’ils deviennent plus familiers
avec le cadre scolaire et de leur entrée dans l’adolescence, qui les amène à créer un espace et une
culture partiellement autonome eu égard à la culture institutionnelle, celle des « adultes » notamment.
Cette culture adolescence ne conduit cependant pas à la rupture avec les normes scolaires, puisque
l’échéance des examens et de l’orientation oblige les élèves à un minimum de conformisme :
« bon ils ont quitté l’enfance parce qu’ils ne s’estiment plus élèves enfin ils ne s’estiment plus enfants
donc ils s’estiment plus ados donc presque adultes donc euh, c’est l’âge bête donc avec eux j’ai plus de
difficultés. Mais pendant les vacances durant l’année où ils sont en quatrième et l’année où ils sont en
troisième, ils changent de tout au tout, en troisième ils se disent mince à la fin de l’année il y a un
examen qui est le brevet se serait bien de l’avoir histoire de ne pas être trop ridicule parce que sinon ça
ferait mal à l’amour propre de ne pas l’avoir… » (Bruno, professeur de mathématiques).
C’est moins le savoir scolaire en lui-même qui mobilise les élèves que la réussite aux examens
et l’adaptation aux nouvelles exigences scolaires (en particulier lorsqu’en entre au lycée) :
« là ça commence à devenir sérieux, je vais avoir des choix à faire, ça commence à conditionner un petit
peu mon éventuel avenir, donc il y a une reprise en maths de beaucoup, dès qu’ils s’étaient un peu laissé
aller en quatrième et et euh, je trouve qu’il y a un peu de laisser aller en quatrième et puis là cette peur
de l’inconnu en troisième fait qu’ils se ressaisissent et ça redevient intéressant je trouve de travailler
avec eux… »(Bruno).
Malgré l’engagement et la volonté de faire réussir les élèves, les enseignants disent leur
désarroi, leur doute devant un public parfois en refus scolaire. « Alors est-ce que c’est une solution
miracle ? Non, parce que il y en a pour qui ça marche d’autre pas, parce que les parents ne sont pas
derrière parce qu’ils largement dépassé le stade de refus… »(Stéphane). Cet enseignant dira plus loin :
« si il y en a un il n’a pas voulu se plier au système pendant trois ans c’est pas pas la quatrième année
où on va réussir à faire des miracles… ».
« … nous on a on a lancé ici depuis trois ans l’atelier d’écriture et ça se fait sur le cours de français on a
quatre classes de secondes engagées non trois classes de seconde et la première d’adaptation cette année
mais généralement c’est quatre clases de seconde avec un intervenant extérieur donc c’est un un un on a
une chance inouïe parce que c’est un gars qui est un pédagogue né un ancien instituteur qui était
journaliste et qui a bifurqué un peu vers le théâtre il a une écoute auprès des élèves et il vient toutes les
semaines une heure on travaille par groupe alors là par exemple nous on a casé notre AI français donc
ça ne perturbe pas parce qu’on que tous les élèves enfin toute la classe fera par groupes des exercices
d’écriture et ça la la et là c’est absolument extraordinaire parce qu’il y a des exercices créatifs et
pourtant ça part de l’imitation hein il part d’un d’un petit poème et puis on écrit… »(Caroline).
L’évaluation de l’efficacité de l’action combine le regard de l’enseignant et celui des élèves qui « se
mettent » à l’écriture : « Bon, le lendemain, l’atelier avait lieu le mercredi donc le lendemain le jeudi
j’ai demandé est ce que ça va ben ils sont hyper heureux ils trouvent ça bien et ça commence comme
ça et par contre ont s’est rendu compte que les écritures qui sont d’une part de l’emprunt donnent le
goût euh bon d’abord enlève le dégoût d’écrire aux gamins tiens moi aussi je peux faire quelque chose
enlève la peur… Euh ça les valorisent parce qu’on fait une petite plaquette je vais vous en montrer une
petite plaquette où vous retrouvez même si ce n’est pas très bon se retrouver écrit c’est pas si mal que
ça et ça pour certains ça donne le goût d’écrire ».
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2.3. Des élèves peu intéressés par les savoirs
Une constante chez les enseignants : une nostalgie par rapport au passé où se mêlent son histoire
personnelle d’élève et un âge révolu, celui des anciens élèves qui étaient « plus motivés »
qu’aujourd’hui.
« …mais j’essaye quand même de les motiver mais et puis j’entends d’autres collègues qui s’en
plaignent aussi et on ne sait plus quoi faire, quoi dire pour les intéresser véritablement quoi,pour les
faire sortir un petit peu de leurs euh, télévision, Game Boy, je ne sais pas trop quoi euh, ordinateur, bon
j’ai rien contre euh, il y a des choses intéressantes aussi mais il la regardent bêtement la télévision et
puis sur l’ordinateur ils ne vont pas forcément chercher les encyclopédies qu’il faudrait trouver etc. Ils
les intéressent surtout au point de vu jeu. Donc au début, j’ai eu du mal à à à m’y faire quoi, de
comprendre, par exemple la lecture, parce que j’enseignais le français au départ, je ne comprenais pas,
ça ne les intéressait pas de lire, d’avoir le livre, de de lire des histoires etc., il fallait les pousser, les
pousser pour lire euh, etc. Et là maintenant depuis que je ne fais plus que de l’histoire géographie, je
trouve qu’ils subissent presque le cours quoi disons. Ils ont un, un peu trop, pas tout le monde mais la
majorité des élèves, moi je ne sais pas, je ne suis pas un exemple de mon temps mais l’histoire c’était
des documents, c’était merveilleux, là ils sont blasés plus rien ne les étonne, en gros j’ai l’impression
de, même les petits sixièmes, on leur parle de l’Egypte, de la Grèce, euh, Rome, ça les
enthousiasmaient, ils voulaient faire des exposés et tout ça mais maintenant de moins en moins là je
trouve… (Martine, PEGC Lettres-Histoire).
Ainsi, l’enseignant éprouve parfois le sentiment d’avoir affaire à des élèves réfractaires aux savoirs et
« attachés » à leur condition sociale dont ils ne veulent pas s’émanciper :
« Mais, euh, je ne m’attendais pas quand même à, je veux dire à ce ces élèves qui ne voulaient pas
sortir de leurs cocons etc. Euh, s’instruire, se cultiver, bon lâcher le mot quoi, ils n’étaient pas curieux
quoi… » (Martine).
L’adaptation professionnelle procède ainsi de la réduction de la distance entre le métier idéalisé et le
métier réel, où l’enseignant réalise que ses goûts et ses dispositions culturelles « légitimes » ne
caractérisent que son « monde social », et non celui d’une partie des élèves :
"les grands disons entre guillemets, quatrièmes troisièmes, sortis de leurs disques, euh, leurs télé aussi
euh, cinéma, théâtre, lecture, non ça les intéressaient pas plus que ça quoi. Mais moi comme j’étais une
passionnée de lecture, évidement bion, on essayait, de lire des œuvres et tout ça mais on avait du mal à
les faire travailler (...) donc euh, mais enfin, ça ne m’a découragée plus que ça, au contraire je crois que
ça m’a peut être poussée d’avantage (rires), la à faire aimer la lecture quoi, les documents à chercher,
oui c’est leur manque de motivation, de curiosité disons intellectuelle… » (Martine).
Le désintérêt proviendrait de l’absence d’identification des enjeux liés aux apprentissages, des finalités
de telle ou telle activité. Les élèves « ne voient pas l’intérêt de réviser. Je ne sais pas pourquoi … bon
il y a le côté flegme, ou c’est vrai je leur montre toujours de revenir, refaire … et je pense aussi le
côté … où euh … bah c’est un devoir en plus … et c’est pas noté … il y a ça peut-être…»(Manon,
PLC2 lettres).
Les savoirs scolaires font-ils encore sens pour les élèves ? A croire les enseignants, la figure
de l’héritier intéressé par les savoirs en eux-mêmes, sans considérations utilitaristes ou instrumentales
est bien révolue aujourd’hui. Si les bons élèves continuent à s’intéresser aux savoirs, c’est moins pour
leur dimension culturelle que pour la réussite scolaire qui préfigure un avenir social et professionnel
favorable. Le travail scolaire devient suspendu à sa « rentabilité » ! Ainsi, Bruno, professeur de
mathématiques en collège, dira avoir parfois recours à la notation de l’oral pour faire participer les
élèves : « … je suis arrivé parfois dans des classes qui étaient muettes, qui ne voulaient pas participer,
pas parce qu’ ils n’avaient pas la réponse mais parce qu’ils estimaient que ça ne servait à rien, et là en
général, le fait de mettre une note de participation orale, ça redynamise, il y en a qui sont un peu plus
scolaires on va dire et qui se disent : ‘‘ oh s’il y a une note, je participe’’ ».
Les enseignants dénoncent à des degrés divers l’absence d’intérêt et la faible motivation des
élèves pour les savoirs. Ils savent que l’école et les savoirs qu’elle enseigne n’ont plus une légitimité
établie et qu’ils sont concurrencés par d’autres sources culturelles, telles que la télévision, les médias
et les nouveaux canaux de communication (ordinateurs, internet…). Aussi, et conscient de cette
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concurrence, comme de la déconnexion grandissante entre les loisirs et le sens de l’effort, les
enseignants semblent osciller entre un fatalisme et la volonté de mobiliser autrement sur les savoirs, en
les rendant plus attractifs. Pour autant, et bien que ce sentiment d’être démuni et déstabilisé face aux
nouveaux publics scolaires soit vif, quelques enseignants n’idéalisent pas les temps révolus, car le
rapport aux savoirs chez les élèves n’a jamais été synonyme d’adhésion totale à leurs contenus. On
peut considérer que les enseignants les plus anciens peuvent raisonnablement insister sur la « baisse du
niveau », comparant leurs élèves d’aujourd’hui à ceux qu’ils ont eus (et bien souvent, à l’élève qu’ils
pensent avoir été) ; mais il existe aussi une affiliation professionnelle qui conduit d’autres enseignants
à être « moins sensibles » à une supposée baisse du niveau, ou au faible intérêt des élèves aujourd’hui
pour les savoirs, construisant subjectivement un rapport impliqué au métier, au sens où les difficultés
rencontrées sont contre balancées par une perception « réaliste » et moins nostalgique de son rôle.
Martine, professeur d’histoire-géographie en collège, dit ainsi l’évolution de son rapport au métier à
l’aune du désintérêt scolaire des élèves : « au début [de carrière] ça été dur… j’avoue, parce qu’ ici, on
a une certaine réalité sociale à laquelle je ne m’attendais pas… c'est-à-dire des élèves qui n’étaient pas
toujours très intéressés par la scolarité on va dire, donc il fallait sans cesse pousser et motiver etc. …
bon c’est toujours le cas maintenant mais je le ressens moins fortement parce que je suis sans doute
habituée avec l’ancienneté, maintenant, heureusement, si je puis dire ; mais j’essaye quand même les
motiver mais et puis j’entends d’autres collègues qui s’en plaignent aussi et on ne sais plus quoi faire,
quoi dire pour les intéresser véritablement quoi,pour les faire sortir un petit peu de leurs euh,
télévision, Game Boy, je ne sais pas trop quoi euh, ordinateur, bon j’ai rien contre euh, il y a des
choses intéressantes aussi, mais ils la regardent bêtement la télévision et puis sur l’ordinateur il ne
vont pas forcément chercher les encyclopédies… Donc au début, j’ai eu du mal à à à m’y faire quoi,
de comprendre, par exemple la lecture, parce que j’enseignais le français au départ, je ne comprenais
pas, ça ne les intéressait pas de lire, d’avoir le livre, de lire des histoires etc., il fallait les pousser, les
pousser pour lire euh, etc. Et là maintenant depuis que je ne fais plus que de l’histoire géographie, je
trouve qu’ils subissent presque le cours quoi disons. Ils ont un, un peu trop, pas tout le monde mais la
majorité des élèves, moi je ne sais pas, je ne suis pas un exemple de mon temps mais l’histoire c’était
des documents, c’était merveilleux, là ils sont blasés plus rien ne les étonne, en gros j’ai l’impression
de, même les petits sixièmes, on leur parle de l’Egypte, de la Grèce, euh, Rome, ça les
enthousiasmaient, ils voulaient faire des exposés et tout ça mais maintenant de moins en moins là je
trouve. Alors au début c’était surtout le français et la lecture quoi, et je ne m’attendais pas à avoir
autant de difficultés à apprécier disons entre guillemets la lecture, et maintenant comme je ne fais plus
que de l’histoire géographie, c’est des documents, des recherches et tout ça, on leurs demande de faire
des recherches des exposés quoi, ça va être noté, voilà, la réponse, c’est euh, comment dire, euh, le
manque de motivation des élèves surtout… ». La référence au temps « ancien » n’empêche pas
Martine de considérer que ce sont moins les supports culturels qui concurrencent l’école et « blasent »
les élèves que la manière dont ceux-ci les utilisent et se les approprient. Le recours à l’imparfait
exprime bien le réalisme de cette enseignante qui n’effectue pas une séparation radicale entre les
élèves d’aujourd’hui et ceux d’hier. Il n’empêche que c’est bien le désintérêt et l’absence de
motivation pour les apprentissages scolaires qui occupent le centre des préoccupations professorales.
Pourtant, et même s’ils préféreraient avoir des élèves acquis à la « cause scolaire », les enseignants
que nous avons interrogés n’idéalisent pas le métier, et si certains d’entre eux restent attachés à
l’image du « client idéal »(Becker, 1952), leur rapport aux élèves reste foncièrement emprunt de
réalisme, comme s’il s’agissait d’abord de « s’adapter » à leur public avant de le socialiser aux savoirs
proprement dits. En même temps, le fait de travailler avec des élèves en difficulté contribue à
structurer le rapport aux savoirs scolaires chez les enseignants. En effet, et bien que la recherche de
l’excellence scolaire et de la réussite à l’école agisse à l’arrière-plan de l’ambition professorale, les
enseignants interrogés visent à émanciper leurs élèves en les « sortant » de leur condition sociale et
« culturelle », tout en faisant en sorte d’actualiser les différentes compétences dont ils disposent. On
comprend alors pourquoi Fiona, professeur des écoles en REP et issue de milieu populaire, valorise
aussi bien les compétences stricto sensu scolaires que des compétences « manuelles » de son public.
[pendant dix ans]
« … donc à chaque fois ben dès que je pouvais, dès qu’on faisait techno ou des choses comme
ça, donc, je les mettais en valeur et puis c’est eux qui apprenaient aux autres, en fait […] le petit truc
qu’ils savaient faire, j’essayais toujours qu’ils le transmettent aux autres, parce que ben, comme les
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intellectuels, les premiers en maths, en français par contre, en général, ils sont pas très dégourdis
manuellement donc, et quand on arrive vers des séances comme ça … même d’arts plastiques, de, il y
en avait d’autres qui s’en sortaient bien » (Fiona).
Enseigner à des élèves totalement impliqués et mobilisés sur les savoirs est peu convoité, peutêtre parce que cela mettrait autrement à l’épreuve les enseignants. Comme l’avance Bruno, professeur
de mathématiques en collège, « [un élève rêvé] ça veut pas dire que si on avait devant nous 25 ou 30
élèves comme ça, des élèves super motivés, qui réussissent tout bien… ça serait rigolo quoi. C’est
parce qu’il faut quand même qu’il y ait de la contradiction, il faut quand même qu’il y ait un peu
d’animation, il faut que se soit pas monotone quoi ». Venir à l’école et apprendre s’apparentent à une
contrainte et rares sont les élèves, aux dires des enseignants, à éprouver un intérêt soutenu pour les
savoirs. Le problème de la motivation devient récurrent et bien que les enseignants disent surtout
scruter des supports et des objets de savoirs « motivants », ils sont également persuadés que ce sont
leurs qualités personnelles qui pourraient constituer un atout . La crainte de l’inactivité des élèves
devient synonyme de désordre scolaire potentiel, un désordre qu’il faut contrôler en l’anticipant :
«… il y a chaque séance il faut les remotiver, ceux qui ne sont pas motivés, faut leur dire ‘‘allez je
t’aide on va faire ça et aujourd’hui on a quatre heures donc tu vas essayer de finir ça quoi’’, et à chaque
séance bah c’est le même discours c’est toujours pareil, et puis à côté de ça les autres qui avancent très
vite bah, il faut quand même penser à leurs donner du boulot parce que on ne va pas les laisser inactifs
donc il faut essayer de trouver d’autres projets … » (Gilles, PLP de menuiserie).
3. Des élèves qu’il faut intéresser par-delà le cours en lui-même
Interrogée sur le travail avec des collégiens issus massivement de milieu populaire, Diane,
professeur de lettres au collège, dit : c’est un « défi intellectuel [qui] est intéressant même si c’est
pas du tout valorisé nulle part c’est beaucoup moins, ça n’intéresse personne de savoir comment on
peut faire quelque chose avec des élèves, pas du tout alors que si j’étais prof à la fac et que je faisais
des cours sur Homère, alors là …. ça serait vachement intéressant ça épaterait tout le monde… ».
Les enseignants insistent sur le fait que le cours, pour devoir être intéressant, ne saurait être en
lui-même « motivant », tant il faut créer des conditions relationnelles, « affectives », « ludiques » mais
aussi pour donner des informations justificatives (« à quoi ça sert ? », « pourquoi ont voit tel ou tel
chapitre ? », « pourquoi on regarde un documentaire ? ») pour « capter » l’attention des élèves. On
peut dire que sans le savoir, les enseignants exerçant en milieu populaire déploient de constants efforts
pour donner du sens à ce qu’ils enseignent en se décentrant partiellement de leur expérience d’ancien
élève pour « entrer » dans les catégories de raisonnement et de réception de leurs élèves :
« … il y a des élèves qui ont le même profil mais ils ont plus de difficultés donc euh il faut un
peu de temps pour comprendre que bah ce n’est pas pour tout le monde si évident tout le monde n’a pas
les mêmes conditions aussi favorables de travail donc il faut s’adapter c'est-à-dire plus lentement enfin
ça peut être plus lentement, ça peut être faire autrement c'est-à-dire bah quand j’étais élève on m’a
jamais cherché enfin on n’a jamais cherché à entre guillemet à intéresser, c’était, c’était bah le cours, le
cours devait par lui-même être intéressant mais il n’y avait jamais de mise enfin on ne mettait jamais la
forme quoi c’était le cours par lui-même était intéressant, alors qu’à Courcelles un cours par lui-même
est rarement intéressant donc il faut essayer de le détourner donc dans des activités peut être un peu plus
rigolotes qui sortent de l’ordinaire pour les amener à être intéressés… » (Bruno, professeur de
mathématiques au collège).
L’ordinaire de la classe est bien cette expérience d’enseignement mêlant le ludique et le
sérieux, ce qui ne signifie pas pour autant une abdication pédagogique comme en atteste le bilan mené
sur les apprentissages effectifs en ZEP (Bouveau, Rochex, 1997). Bruno, professeur de maths,
souligne ainsi son attachement à un enseignement dans lequel le « jeu » et « l’animation » constituent
moins un obstacle qu’un atout pour l’apprentissage : « tout est bon pour faire des maths, alors
évidement certains après, certains peuvent nous reprocher mais mais c’est du jeu en gros t’es
animateur ouais, bah ils peuvent le penser mais moi je fais ce qu’il me semble bon en cours, je vois le
retour des élèves, je vois ce qu’ils ont compris, je vois le changement que ça a rapporté ça les a
intéressés, ça les a motivés… Ils m’en parlent après, on a fait des trucs ils m’en parlent l’année
d’après, hé monsieur on le refait, est-ce que ça va se refaire, est-ce que on va pouvoir à nouveau
29
participer, et bon la ça marche quoi… ». L’implication comme mode d’exposition de soi, comme
dynamique affective où l’on doit montrer que l’on « s’intéresse » aux élèves appartient à la logique de
la mobilisation professorale allant au-delà des contenus d’enseignement : « Ils sont sensibles au fait
qu’on s’intéresse à eux […] ça permet de rester optimiste »(Sylvie, PLP Lettres-anglais). Intéresser les
élèves, c’est faire en sorte que le contenu soit captivant, ce qui suppose un degré de distanciation par
rapport à la forme scolaire dans laquelle de manière tautologique l’apprentissage vaudrait pour
l’apprentissage (De Queiroz, 1996). Ainsi, Manon, professeur de lettres au collège, réalise avec
collègue, professeur d’espagnol, que faire travailler ses élèves sur la parodie pourrait les amener à être
plus attentifs :
« bah voilà…bon le premier cours s’est très mal passé, il y avait plein de bruit, ils n’écoutaient
pas …surtout que je suis en binôme avec un prof d’espagnol qui arrive, pour qui c’est le début aussi …
pareil…donc on a réfléchi à deux à ce qu’on pouvait faire et en fait le thème qu’on a retenu c’est la
parodie parce que c’est dans le programme de quatrième … et donc en français et on fait la parodie
donc de certains éléments du monde hispanique … bon par exemple Don Quichotte ou Don Juan ou ce
genre de chose. Donc au début moi j’expliquais aux élèves ce qu’on attendait et je leur expliquais qu’on
allait travailler la parodie …bon ça ne les emballait pas trop … et je me suis aperçue que ça commençait
à aller beaucoup mieux quand … ils travaillaient quand ils ont commencé à écrire leur petite scène et au
moment où j’étais pas celle - on va dire - qui leur apporte la bonne parole mais celle qui les aide. Donc
ils m’appelaient et me disant « Bon bah là ça ne va pas du tout, on n’y arrive pas, on ne sait pas ce
qu’on va faire ». Et ce n’était pas du tout pareil que quand je leur disais « bon bah voilà on va faire ça il
va se passer ça… » ou là bon complètement, ils étaient complètement perdus ! ».
L’enjeu étant alors, à travers cette ruse pédagogique, d’amener les élèves à s’intéresser à « des choses
qui n’étaient pas sérieuses » tout en leur faisant acquérir des notions littéraires et un esprit critique.
3.1. Difficultés cognitives
Les nombreuses théories sociologiques relatives à l’échec scolaire (Plaisance & al. 1984 ; Léger,
Tripier, 1986 ; Charlot, 1987) ont bien fait état de la distance entre la culture familiale et la culture
scolaire légitime pour expliquer que c’est moins un supposé « handicap socioculturel » qui rend
compte de la marginalisation des élèves de milieu populaire que la nature même des contenus
enseignés. Pourtant, il nous semble que ces analyses minorent une réalité qui reste davantage traitée
par les approches psychologiques : celle des difficultés cognitives éprouvées par une partie des élèves.
Que celles-ci tiennent à leur socialisation ou à la distance entre leur habitus et les pédagogies de
l’implicite à l’école, n’empêche pas l’existence de réelles difficultés de compréhension et
d’apprentissage. Comme le dit Martine, PEGC en histoire-géographie, « … il y a des élèves qui ont
des difficultés de compréhension, de mémorisation et tout ça, parmi ceux là on pourrait même
distinguer deux sous catégories, il n’y en a qui baissent complètement les bras devant les difficultés, et
puis ils y en a qui essayent de s’accrocher mais qui ne peuvent pas voir les résultats espérés malgré
tout… ». En dehors de l’absence de « motivation », il existe ainsi des « effets de seuil » rendant
difficile la croyance en la réussite d’une partie des élèves. Bruno, professeur de mathématiques,
souligne que les élèves n’ayant pas des acquis dans cette discipline, éprouvent des difficultés de
compréhension : « l’inconvénient des mathématiques c’est que c’est une construction assez
pyramidale parce que si on n’a pas les bases, on ne peut pas continuer, quoi… ». Ces effets de seuil
génèrent chez les enseignants un sentiment de malaise, des doutes sur leurs propres compétences, et
curieusement, ce doute devient l’élément explicatif de leur vision contradictoire du métier. Ainsi,
Bruno dira à la fois « ne pas savoir comment faire » et en même temps « savoir comment il faut
faire », afin de lutter contre l’échec installé chez des élèves arrivant largués en classe de 3ème. C’est
nous semble-t-il une autre des particularités des enseignants interrogés, celle de la permanente
contradiction entre l’optimisme que soutient l’innovation ou le bricolage pédagogique et le sentiment
d’impuissance, voire de fatalisme que rappelle le cas des élèves restés « sur le côté » :
« … donc quand on aborde des nouvelles choses, [et] on sent les élèves qui décrochent et on sait qu’on
ne peut pas faire grand-chose pour eux […] A la limite on sait ce qu’il faudrait faire mais du fait de
l’hétérogénéité, du fait de manque de temps, du fait des contraintes de programme, le travail continue,
le train passe et puis les élèves, on les voit rester un peu sur le côté… Bon, arrivé en troisième, l’élève
qui était un peu sur le côté en cinquième, un petit peu sur le côté en cinquième, un petit peu plus en
quatrième, il arrive en troisième il est complètement, complètement largué… d’abord pour lui c’est pas
30
valorisant, ce n’est pas positif. Si c’est ça en gros, il est en échec donc il est en refus, donc le mettre au
travail, ça devient très très compliqué, surtout qu’il côtoie […] des camarades pour qui c’est super
facile, c’est normal, donc euh. Bon quand on met les deux en même temps, je n’ai pas encore trouvé de
technique, je ne sais pas faire, là je suis honnête, j’essaye de colmater mais le succès est moyen par
contre je sais comment il faudrait faire… »(Bruno).
Le bricolage n’est pas toujours tâtonnement. Il peut aussi comporter un implicite pédagogique. Par
exemple, Thierry, PEGC en français et H-G., dit devoir « réorienter le tir » lorsqu’une expérimentation
ne réussit pas, mais il fait aussi état de stratégies apparaissant comme autant de ruses pédagogiques
afin de mobiliser les élèves :
« … pour pouvoir se faire entendre, comprendre, etc., on était obligé d’utiliser des moyens de
détournement qui étaient parfois de très grands contournements, par exemple, préparer une sortie, avec
un petit livret qu’on va rédiger sur l’utilisation d’un appareil photographique, il faut écrire, mettre en
page, etc., pour faire passer des notions élémentaires. C’était difficile mais ça, c’est un exemple de
situation de dos au mur, c’est à toi de trouver la solution pour faire passer ».
Que faire aussi lorsque certains élèves éprouvent des difficultés pour mémoriser des contenus
jugés fondamentaux pour réussir son cursus ? Anita qui a recours à des activités de lecture en usant de
supports variés observe que cette stratégie n’est pas efficace avec tous les élèves. Elle dit ainsi son
désarroi :
« j’ai rencontré une autre difficulté, le problème de mémoire, ils n’avaient pas de mémoire ! Donc on a
travaillé sur les sons… la méthode syllabique à partir de l’album … ils ne savaient toujours pas lire à la
fin de l’année, parce qu’ils n’avaient pas de mémoire, donc au bout de deux semaines ils avaient tout
oublié de ce qu’on avait fait avant ! Donc je n’ai pas réussi à leur apprendre à lire… je n’ai pas réussi
… ».
Les élèves sont « Très faibles mais volontaires et sympathiques … alors qu’on me les avait présenté
comme des gros méchants… » (Manon, PLC2 Lettres au collège).
Les difficultés cognitives des élèves – qui couvrent différentes réalités, tels la mémorisation,
l’incapacité à mobiliser des connaissances face à des situations nouvelles, les problèmes de
compréhension de contenus, de consignes, etc. – interpellent les enseignants parce qu’en dépit de la
tendance à en faire l’effet mécanique des « attributs » - cognitifs, sociaux, culturels… - des élèves,
elles interrogent la plus ou moins grande capacité professorale à s’en saisir comme objet d’action
pédagogique. Le découragement peut devenir envahissant face à des élèves qui paraissent cumuler des
difficultés cognitives et des difficultés d’autre nature, des problèmes moteurs par exemple.
"Il y a un élève dans la classe il peut inventer une autre journée, ça ne le dérange pas du tout […] il sait
déchiffrer, c’est le plus grand… Donc, il sait très bien déchiffrer un texte et il ne comprend rien. Il sait
écrire ses mots mais il est capable d’écrire une histoire qui n’a aucun sens ! Donc il est complètement à
part … et ça me gène beaucoup dans mon travail, parce qu’il n’a jamais été signalé en difficulté et donc
le RASED ne le connaît pas, puisqu’il ne l’a jamais rencontré mais ça m’étonne aussi parce qu’il a des
gros problèmes moteurs et donc voilà c’est un élève à part et je ne sais pas l’aider … » (Anita, PE en
CE1).
3.2. Des effets de seuil ? Des élèves parfois irrécupérables
Ce qui apparaît chez les enseignants exerçant en milieu populaire et développant des pratiques
innovantes, c’est une tension permanente entre l’éducabilité des élèves et les limites à ce postulat,
comme s’il existait un effet de seuil, au-delà duquel il devient quasi-impossible d’aller. En même
temps, croire en l’éducabilité explique pour une large part pourquoi ces enseignants tentent
d’expérimenter, de « tester des trucs », dans l’espoir que « ça marche ».
« …Les opérations fondamentales, où assez aisément fondamentales donc quand on aborde des
nouvelles choses, bah voilà, donc on sent, on sent les élèves qui décrochent et on sait que bah on ne peut
pas faire enfin pas faire grand-chose pour eux, on a on, à la limite on sait ce qu’il faudrait, ce qu’il
faudrait faire mais du fait de l’hétérogénéité, du fait de manque de temps, du fait de de contraintes de
programme, bah le travail continu, le train passe et puis bah les élèves on les voit rester un peu sur le,
sur le côté, bon arrivé en troisième bah l’élève qui était un peu sur le côté en cinquième, un petit peu sur
le côté en cinquième, un petit peu plus en quatrième, bah il arrive en troisième il est complètement,
complètement largué. Bon bah, d’abord pour lui c’est pas valorisant, ce n’est pas positif donc euh. Si
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c’est ça en gros, il est en échec donc euh, il est refus, donc le mettre au travail ça devient très très
compliqué… » (Bruno, professeur de mathématiques).
Cet enseignant développera une « réflexion sur l’action » (Shön, 1983) en effectuant des
observations auprès de ses élèves de 3ème d’insertion.
« … je me suis rendu compte, pour avoir eu deux ans des classes d’insertion…Euh, il faut, il faut les
intéresser mais par des trucs qui les marquent eux. Je suis rendu compte que tout ce qui est activités
professionnelles, activités manuelles ça ça les branchent et je peux très bien faire des maths, je peux très
bien faire des maths avec ça… » (Bruno).
Le doute sur l’efficacité de son enseignement auprès d’élèves peu intéressés traverse les enseignants,
alors même qu’ils ne songent qu’à « aider » leur public. Lorsque les enseignants débutent dans le
métier, ce doute prend la forme d’un doute sur soi, sur sa capacité à exercer un métier qui s’avère
beaucoup plus éprouvant qu’on ne le pensait. Manon, qui débute en tant que professeur de lettres
stagiaire, dira son découragement face à des élèves pour lesquelles elle « ne peut rien » :
« je suis en train de faire mon deuil bon bah vraiment il y a des élèves pour qui je ne peux rien… et j’ai
vraiment eu du mal à le faire au début … c’est … le vendredi des vacances de Noël on a fait une table
de lecture, espèce de bourses aux livres où chacun amène un livre. On présente, on explique et après on
échange. Bon … il n’avait rien ramené… donc je lui ai prêté un livre… Je leur lis un bout d’histoire
tous les vendredis soirs à la fin … donc je lui ai prêté ce livre. Je lui ai dit tu connais un peu … tu veux
essayer de le présenter. Bon il était hyper stressé quand tout le monde l’a regardé, il a présenté ça très
bien. Bon et à la fin il y a un gamin qui lui a prêté son livre et il lui a jeté à la tête en disant « ouais de
tout j’aime pas lire … » et il est parti. Donc l’autre gamin … et c’était la veille des vacances de Noël je
me suis dit oh la, la ! Qu’est-ce que je vais faire de lui. Et c’est vrai que d’avoir que des élèves comme
ça, c’est vraiment désarmant… ».
Sans doute les effets de seuil ressentis par les enseignants procèdent de leur difficulté à affronter et
surtout à permettre à certains élèves de s’affranchir des difficultés scolaires, le sentiment de ne point
pouvoir aider certains d’entre eux apparaissent tout simplement comme une manière de mieux
« supporter » la conscience malheureuse d’un travail éprouvant. Mais il nous faut nous garder d’une
généralisation excessive qui conduirait à confondre ce que disent les acteurs et ce qu’ils font. Nous ne
disposons que de peu d’éléments et de matériaux empiriques portant sur les pratiques pédagogiques
effectives en classe, mais la régularité des propos avancés laisse apparaître que la majorité des
enseignants interrogés adhèrent au principe de l’éducabilité des élèves, y compris lorsqu’ils expriment
leur impuissance face à des élèves réfractaires aux activités scolaires. Diane exprime bien cette
ambivalence qui, sur fond d’optimisme professionnel, ne sacrifie pas à l’illusion de la toute-puissance
professorale. Si les ambitions pédagogiques paraissent parfois modestes, c’est pour mieux supporter
les déceptions :
« En début de carrière, « j’avais pas vraiment un regard très figé parce que j’ai été confrontée (….) de
toute façon à la difficulté donc j’ai donc non ça a pas, sais pas si ça a changé grand chose. (blanc) Non,
non ça m’a confronté dans l’idée que de chacun il est possible de faire du chemin avec chacun, il n’y a
aucun élève qui est complètement perdu quoi, jamais, sauf euh sauf euh à l’abandonner en fait ce qui
arrive souvent [certains] m’ont confrontée dans cette idée là à la fois des irrécupérables qu’on a
récupéré et des récupérés que l’on a reperdu, ça s’est c’est assez douloureux quand on en a récupéré un
et puis qu’on voit qu’après finalement il est reperdu. Ca m’a conforté aussi dans l’idée qu’il fallait pas
trop espérer aussi, il faut, on n’est pas là pour changer le monde… voilà. Et puis que dès fois ça marche
souvent en sixième ça marche très bien, en cinquième ça se conforte, ça prend une petite routine, y a
plus de transformations comme ça à l’école, des transformations comme ça en cinquième, en sixième, il
y a une stabilisation et puis en quatrième et en troisième petit à petit y a des choses qui se perdent pour
certains élèves et dès fois en fin de troisième y a pu rien ». De même, Anita, qui se dit parfois
découragée par certains élèves qui « oublient » des notions, croit en l’éducabilité de tous les élèves,
même si les acquisitions terminales sont loin d’égaler l’objectif fixé au préalable. « … les plus en
difficulté progressent beaucoup moins vite que les autres élèves, parce que les autres élèves sont de
plus en plus rapides, ils comprennent de plus en plus vite, ils ont un vocabulaire de plus en plus riche,
tandis que les élèves en difficulté, ils ont toujours beaucoup de problèmes de mémoire […] Et cette
année, on a fait un projet en plus, c’était alléger les classes de CE1, justement on en avait 4/5 par classe
qui ne savaient pas bien lire, donc ils ne connaissaient pas les sons complexes comme le [an] le [on],
donc il fallait les revoir et donc on a dit un effectif de 19 élèves par classe c’est bon, c’est l’idéal …
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donc on a chargé les grandes classes , en CE2/CM1, ils sont 27, et avec ma collègue on a dit c’est peutêtre la solution pour ne pas en faire redoubler certains. Mais on voit que le creuset reste et donc, ils
rattrapent le niveau … mais je crois qu’à la fin de l’année le résultat sera pareil, bon, ils vont redoubler,
avec moins de lacunes que si on avait été une classe de 27 ! » (Anita, PE en CE1).
3.3. Le handicap comme argument pour la socialisation des élèves
Le « manque » et le « handicap » culturels caractériseraient les élèves de milieu populaire. Ces
savoirs sociaux, issus le plus souvent de son expérience première et d’intuitions fonctionnant comme
des postulats implicites à l’action pédagogique, sont en quelque sorte des médiateurs cognitifs entre
l’enseignant et ses univers d’interaction. C’est pourquoi les savoirs disciplinaires peuvent à leur tour
être convoqués pour appuyer les finalités que l’enseignant fixe à son enseignement. Ainsi, Martine qui
enseigne l’histoire et géographie en vient-elle, eu égard à sa perception des élèves, à se focaliser sur la
nécessité de les re-socialiser à travers l’enseignement de l’éducation civique :
« je trouve que les élèves ont besoin de savoir ce que c’est qu’être citoyen puisqu’ils seront citoyens de
toute façon, et ils sont déjà d’une certaine façon actuellement, donc moi je sais que je fais beaucoup
d’heures d’éducation civique peut être plus que ce que font d’autres collègues ».
Les travaux en sociologie de l’éducation ont largement fait état de la prédominance, chez les
enseignants, d’une vision déficitariste des publics scolaires à mesure qu’ils exercent dans des
contextes et établissements populaires (Charlot, 1987 ; Van Zanten, 2001 ; Jellab, 2004). Cette vision
semble dans bien des cas avoir conduit à des dérives, au premier rand desquels on trouve la baisse des
exigences scolaires et le recours récurrent à des activités censées assurer une paix scolaire et socialiser
les élèves (Rochex, 1997). Or la relation entre vision déficitariste et baisse des exigences scolaires est
loin d’être mécanique : les enseignants que nous avons interrogés, bien que porteurs d’une vision
raisonnant en terme de handicap socioculturel, font le pari que celui-ci n’empêche pas le maintien
d’exigences, ni la réussite scolaire mais à la condition de recourir à des stratégies pédagogiques
innovantes ou détournées de celles plus traditionnelles. C’est parce qu’ils partent du principe selon
lequel l’école est le lieu par excellence d’une socialisation à la culture légitime, que les enseignants
sont amenés à lui conférer un rôle salutaire pour leurs élèves, la distance avec la culture familiale
devenant un argument supplémentaire de mobilisation et non de résignation ! Aussi, la référence au
partenariat avec les parents vise à en faire un soutien au travail enseignant et non un substitut à leur
travail dans le cadre d’une division sociale des rôles (par exemple entre l’instruction qui incomberait
aux enseignants et l’éducation qui reviendrait aux parents). Caroline, professeur de lettre en lycée, voit
dans la rencontre avec les parents un moyen efficace pour soutenir et légitimer son travail auprès des
élèves :
«… nous avons l’habitude d’utiliser le carnet de correspondance, pour donner un avis enfin quand on
veut rencontrer les parents, … puis au lycée d’un manière générale bah ça se pratique beaucoup, on a
pas mal de rencontre avec les parents on n’en fait sans doute même plus d’ailleurs, il y a au moins
quatre rencontres dans l’année … on le relève de temps en temps pour voir des mots des parents et
même si il y a des parents qui ne sont pas venus, on les convoque pour absolument les voir… ».
3.4. Des élèves plus réceptifs lorsqu’ils sont plus jeunes
Les enseignants exerçant en milieu populaire paraissent souvent n’avoir pour ambition que de réaliser
effectivement la réussite scolaire de leurs élèves. En ce sens, ils peuvent aller jusqu’à « s’oublier dans
le métier », et à négliger d’autres perspectives, telles que celles d’une promotion professionnelle – via
la passation d’autres concours – ou le changement d’établissement afin d’exercer dans des conditions
plus favorables. Aussi, et à l’inverse d’enseignants aspirant à exercer auprès d’élèves scolarisés dans
les niveaux supérieurs (en lycée, à l’université…) (Barrère, 2002), les professeurs interrogés semblent
plus attachés à enseigner aux élèves les plus jeunes. En cela, ils démontrent une forte association entre
l’action transmissive des savoirs et le travail éducatif. Tout se passe comme si ces enseignants ne
percevaient d’efficacité dans leur travail que s’ils exerçaient auprès d’élèves plus jeunes car supposés
être plus réceptifs. Mais l’on peut aussi voir dans cet intérêt pour les plus jeunes du public scolaire
33
l’expression d’un rapport de domination qui a pour corollaire la faible distance critique des enfants
lorsqu’ils sont scolarisés dans les « petites classes »(Rayou, 1999). Ainsi,
« Un élève de de sixième ou de cinquième quand il arrive il est je crois à peu près tous, curieux, et
enthousiasme […] C'est-à-dire que quand il arrive, il est émerveillé parce qu’il découvre, il faut
l’intéresser et d’ailleurs c’est un bon moyen de l’intéresser parce que il est curieux donc si on arrive à
faire quelque chose, qui mène à quelque chose de beau, enfin que lui considère comme beau alors là ça
démarre tout seul […]Après en quatrième, troisième, c’est l’âge qui fait ça, c'est-à-dire c’est plus
difficile…, ils ne sont pas blasés mais presque, donc c’est plus difficile, c’est pas que ça marche plus, je
crois que ça marche toujours, mais il y a une espèce de non volonté de le montrer, c’est pas bien
montrer qu’on est intéressé, donc c’est pas que ça marche pas, c’est qu’il y a plus de retenue » (Bruno,
professeur de mathématiques en collège).
La domination que l’enseignante exerce sur les élèves procède aussi du pouvoir de « révélation »
encore puisque les publics les plus jeunes sont davantage confrontés à des savoirs inédits (Jellab,
2005, a). Martine, PEGC en histoire-géographie préfère enseigner aux élèves de 6ème et de 5ème :
« j’ai fait à peu près tous les niveaux … maintenant, je me cantonne plutôt aux sixième et cinquième…
les grands disons entre guillemets, quatrième et troisième, sortis de leurs disques, de leur télé… le
cinéma, théâtre, lecture, non ça les intéressaient pas plus que ça quoi. Mais moi comme j’étais une
passionnée de lecture, évidemment, on essayait, de lire des œuvres et tout ça mais on avait du mal à les
faire travailler ». Mais cette préférence est aussi soutenue par la nature des programmes et par les
dispositions des élèves. Martine dira plus loin : «… les élèves de sixième sont demandeurs à mon avis,
malgré tout hein, beaucoup plus demandeur en cinquième c’est déjà, il faut dire que le programme de
sixième est plus alléchant entre guillemets que le programme de cinquième, le savoir qu’on essaye de
faire passer en sixième, il les attire plus hein, le programme c’est l’antiquité, hein, les grecs, les
romains, les égyptiens et tout ça, les élèves ça les passionne, tandis qu’en cinquième c’est le Moyen
Age, c’est moins attrayant pour eux quoi… ».
Les enseignants avancent souvent l’idée qu’ils ont davantage « à apporter » à des jeunes élèves,
comme en 6ème que s’ils ont affaire à des élèves de 3ème. Il y a sans doute une meilleure relation de
domination dans ce regard, mais également l’impression que l’enseignant peut davantage « motiver »
par les savoirs, alors qu’en 3ème, les élèves ont un rapport instrumental et « stratégique » aux études.
Ainsi, Martine préfère enseigner aux 6ème, même si elle pense que parmi les élèves de 3ème, il peut y
avoir des « motivés » :
« …Je trouve, après ça commence un petit peu, à euh, euh, alors je disais c’est peut être un peu à cause
du programme, mais peut être aussi le fait qu’ils sont attiré à l’extérieur par autre chose on va dire, euh,
et puis euh, leurs âge ils n’ont pas comment dire, les même centres d’intérêts à mon avis donc euh, ils
sont plus demandeurs en sixième oui je crois oui, que dans les autres niveaux, à mon avis, peut être
maintenant que les collègues de troisième me démentiraient, peut être que ils sont quand même
demandeurs en troisième mais peut être que ce n’est pas parce qu’ils ont un examen au bout de l’année,
le brevet donc ils ont euh, un peu plus motivés, je ne sais pas, ils faudrait demander aux collègues parce
que des troisièmes il y a trop longtemps que je n’en n’ai pas eu donc euh, je ne peux parler de de ce que
je connais bien sûr… ».
Bruno, professeur de mathématiques, insiste à son tour sur cette relation « révélatrice » au sens où le
savoir transmis aux élèves les plus jeunes semble correspondre à leur curiosité comme disposition
préalable.
« …C'est-à-dire que quand il arrive, il est émerveillé parce qu’il découvre, d’ailleurs c’est (inaudible)
j’axe sur euh, il faut l’intéresser et d’ailleurs c’est un bon moyen de l’intéresser parce que il est curieux
donc si on arrive à faire quelque chose, qui mène à quelque chose de beau, enfin que lui considère
comme beau alors là ça démarre tout seul, donc euh, l’un des critères pour essayer d’intéresser tout le
monde c’est ça, c’est travailler sur la curiosité, la motivation et l’intérêt, pour qu’ils aiment ce qu’ils
font […] Après en quatrième, troisième, c’est l’âge qui fait ça c'est-à-dire c’est plus difficile. C'est-àdire qu’ils sont une espèce de euh, ils ne sont pas blasés mais presque, donc c’est plus difficile ça, c’est
pas que ça marche plus, je crois que ça marche toujours, mais il y a une espèce de non volonté de le
montrer, c’est pas bien de montrer que, ça fait pas bien de montrer que nous sommes intéresser, donc
c’est pas que ça marche pas, c’est qu’il y a plus de retenue… ».
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Ainsi les dispositions des élèves changent avec l’âge et le niveau d’enseignement, puisqu’ils prennent
leur distance à l’égard de la culture scolaire comme allant de soi et entrent dans une logique plus
instrumentale :
« la grosse différence aussi c’est qu’un élève de troisième commence à avoir un petit peu de pression
sur son avenir et ça une grosse influence sur, euh sur son travail… » (Bruno).
En même temps, et paradoxalement, c’est en ayant acquis davantage de connaissances que les élèves
peuvent manifester du répondant », comme si la relation pédagogique était suspendue aux aléas de la
« bonne volonté » du public scolaire, sans qu’elle ne soit jamais stabilisée :
« …Bon je trouve aussi ce qui est intéressant parce que aussi après il y a cet aspect qui se développe, ils
sont plus fins, ils ont un peu plus de culture, ils ont un peu plus de références, donc c’est un peu plus
rigolo de travailler avec eux, après il y a un jeu… »(Bruno).
Le propos de Manon, PLC2 de Lettres confirme un implicite celui d’une distance aux savoirs à
mesure que les élèves sont « âgés ». Le pouvoir de révélation perd de son importance à mesure que les
élèves prendraient leur distance avec le collège, ce qui va de pair avec leur devenir adolescent :
« j’ai la classe une classe de 4ème en IDD, au final c’est une classe qui est très, très agitée, et je suis très
ferme et très directive. On fait de la méthodologie après … Il y avait des savoirs spécifiques à mettre en
œuvre… Bon et la 5ème ce n’est pas pareil, c’est une classe que je vois beaucoup, pendant un mois on a
fait un travail pour créer un groupe classe donc une bonne ambiance de classe à ce niveau là… là je
suis presque naturelle. Et par contre donc j’ai eu des 4 ème en IDD et en fait bon bah il s’est trouvé que
j’ai eu un groupe, un tout petit groupe qui pose problème dans le collège … ».
4. Existe-t-il un « client idéal » ? L’incidence du contexte et de l’affiliation des enseignants
Qu’est-ce qu’un élève idéal ? Pour Bruno, professeur de mathématiques, c’est « …quelqu’un
à qui il ne faut jamais faire de remarque sur son comportement par exemple, on interroge, il répond
enfin il participe, il est intéressé, il est super motivé, il réussit tout bien, alors ça c’est parfois quoi !
Bon, ça veut pas dire que si on avait devant nous 25 ou 30 élèves comme ça, ça serait rigolo quoi.
C’est parce que il faut quand même qu’il y ait de la contradiction, il faut quand même qu’il y ait un
peu d’animation, il faut que se soit pas monotone quoi, donc euh. Alors ça c’est, euh je ne sais même
pas si c’est un rêve quoi… ». On remarque ainsi que Bruno ne peut imaginer une classe sans
« contradiction », sans doute veut-il dire par là, sans résistance de la part des élèves. Mais s’il n’existe
pas d’image dominante de l’élève idéal, il y a, en revanche, un a priori quant à la posture idéale pour
apprendre. Ainsi, et de manière assez contradictoire – mais c’est sans doute lié à la clôture symbolique
affirmée en établissements à recrutement populaire – Bruno, enseignant de maths au collège soutient
d’un côté que la réussite scolaire dépend d’abord du travail scolaire effectué à la maison, et de l’autre,
il pose que les conditions idéales d’un apprentissage résident surtout dans l’écoute et l’attention de
l’élève pendant les cours et les activités en classe :
« En gros un élève qui a été attentif en cours, qui quitte le cours en ayant tout retenu, il ne reste plus
grand-chose à faire, l’exercice à faire ça va lui prendre 5 minutes. Donc en gros un quart d’heure par
jour c’est bon… » (Bruno).
On pourrait sans difficulté soutenir que l’idéal de l’exercice du métier d’enseignant serait,
d’avoir affaire à des élèves conquis par la cause scolaire et adhérant à la culture légitime de manière
continue. Mais outre le fait que cette affirmation est d’une grande banalité, elle ne correspond pas
totalement au sentiment largement partagé par les enseignants à savoir qu’il n’existe pas vraiment
d’élèves, y compris les meilleurs d’entre eux, qui soient totalement rompu à la culture scolaire.
Pourtant, la fuite des établissements à recrutement populaire (Van Zanten & al. 2002) exprime bien le
souci d’une partie des enseignants d’exercer auprès d’élèves « motivés », impliqués dans leur
scolarité, même si leur mobilisation semble plus instrumentale que désintéressée, comme c’est le cas
chez la plupart des lycéens (Dubet, 1991). La recherche du « client idéal » (Becker, 1952) fonctionne
comme une fiction définissant un espace de liberté dans lequel l’enseignant pense pouvoir exercer
pleinement son rôle. Mais si l’origine sociale, comme la scolarité passée de l’enseignant, ainsi que le
genre façonnent l’identité professionnelle et les interactions avec les élèves (Deauvieau, 2005), ils ne
résistent pas longtemps aux épreuves effectives qui amènent bien des enseignants à abandonner
35
progressivement le mythe du client idéal, à mesure que la lutte contre l’échec scolaire devient tout
aussi importante que la promotion d’une réussite scolaire pour tous (Jellab, 2005, a) ! Certes, tous les
enseignants n’abandonnent pas l’image du client idéal, et ce sont souvent ceux qui y tiennent qui
espèrent quitter au plus vite les établissements à recrutement populaire. Mais ceux qui « choisissent »
d’y exercer recomposent leur identité professionnelle, jusqu’à définir celle-ci en terme de travail
auprès d’élèves en difficulté. Parfois, l’origine géographique commune avec les élèves facilite la
« compréhension » de leur rapport aux études. Martine, cette enseignante d’histoire-géographie, dira
avoir été moyennement surprise par le niveau scolaire des élèves et leur faible curiosité : « c'est-à-dire,
je connaissais un petit peu, comme je suis de la région douaisienne, donc je connaissais un petit peu le
milieu… ». Le contexte d’exercice du métier définit l’horizon des aspirations pédagogiques et des
ambitions des enseignants. Conscients de l’enjeu démocratique que constitue l’accès au savoir et à la
« culture », les enseignants n’en restent pas moins inscrits dans des rapports sociaux et institutionnels
qui fonctionnent comme une grille de perception de leur rôle. Lorsque Anita, professeur des écoles,
invoque l’hétérogénéité des élèves, elle fait à la fois état des difficultés professionnelles auxquelles
elle est confrontée, mais aussi des autres acteurs et institutions avec lesquelles elle travaille. Le CMP,
le RASED… qualifient des dispositifs institutionnels circonscrivant à la fois les difficultés sociales et
cognitives et les modes d’action susceptibles de « sortir » les élèves de leur condition. On comprend
alors pourquoi le « client idéal » reste quasiment absent dans la perception du public scolaire, le défi
de l’enseignant étant d’abord la lutte contre l’échec à l’école que d’atteindre l’excellence scolaire. Ce
défi peut constituer une raison princeps de l’attachement de l’enseignant à exercer en milieu populaire.
Pour Anita, travailler auprès d’élèves de milieu populaire est plus « intéressant » qu’exercer auprès
d’un public socialement favorisé :
« …tous les ans mes collègues demandent, une autre école, [dans] les petits villages
[alentours]… c’est ce qui est réputé… j’ai déjà eu ce type d’élèves dans mon cursus, bon, je ne les ai
pas trouvés … très intéressants [….] je ne sais comment expliquer … ici, je trouve qu’on a plus de
choses à apporter aux élèves… ».
Isabelle n’est pas prête à changer d’établissement, dans la mesure où elle vit un « confort »
dans son collège, puisque les élèves y sont « normaux » :
« c’est aussi les élèves qui sont dans l’ensemble normaux et euh également les les classes avec les
effectifs qui sont quand même menus on tourne à 18, 19 […] On peut s’occuper d’eux, parce qu’à 24,
25 c’est déjà plus compliqué bon c’est un effectif normal 24, 25 mais là c’est vraiment euh c’est
tranquille on peut vraiment faire son boulot de prof [Qu’est ce que c’est que des élèves normaux ?] Bah
des élèves qui euh qui essayent de faire le maximum ça dépend des capacités qu’ils ont aussi mais euh
qui trouvent une certaine motivation, une certaine mobilisation pour euh tel projet pour euh telle activité
supplémentaire euh ou autre… ».
Mais les élèves « normaux » sont aussi ceux qui veulent réussir parce que soutenus par des
parents mobilisés, comme ce fut le cas des propres parents d’Isabelle (et plus particulièrement de sa
mère, car son père était souvent « absent » pour raison professionnelle). Ainsi, et par extension, un
milieu social « normal » est aussi celui dans lequel les parents « travaillent » et donc, incitent leurs
propres enfants au travail scolaire. Elle présentera ainsi son milieu social d’origine :
« ma mère est secrétaire de mairie, et mon père il a travaillé, il était euh chauffeur livreur et donc après
il a eu un accident de travail et il est resté une longue pendant un long moment au chômage et puis bon
après il est parti faire des stages ou autres en en Haute Savoie et donc il a travaillé là bas donc pour le
niveau social on pourrait dire normal… ».
Plus les enseignants exercent en établissement populaire en étant porteurs du projet d’y
effectuer leur carrière (un projet qui peut néanmoins évoluer), moins ils sont porteurs de l’image du
client idéal. Mais on peut aussi relever que cette absence d’élève idéalisé procède de l’ordre
d’enseignement dans lequel on exercice, comme c’est le cas du lycée professionnel où les enseignants
dénoncent moins l’absence de niveau « intellectuel » que le manque de motivation de leurs élèves. Les
enseignants disent » « comprendre » cette situation en faisant référence au milieu familial : Ainsi,
Sylvie, PLP de Lettres-Anglais avance :
« ces jeunes [élèves de LP] sont dans des familles où malheureusement il y a tellement de
choses qui font que ça ne va pas pour eux, euh, que il n’y a pas eu transmission…Parce que peut être
aussi ils sont issus de familles euh, où ça s’est mal passé sur le plan de l’école quoi, donc euh, et ce qui
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étonnant, et et ce qu’on voit quand même apparaître aussi là c’est que bon de façon très sporadique c’est
que ça peut toucher ce désinvestissement dans l’apprentissage dans l’école ça peut toucher aussi des
enfants euh, pas forcement uniquement du milieu, des milieux défavorisés hein, on voit aussi des
attitudes de rébellions d’enfants des parents qui sont eux mêmes enseignants et on je veux dire un statut
professionnel stable quoi, donc là c’est autre chose, je pense que c’est autre chose, voilà… ».
Parfois, le contexte et ses caractéristiques semblent dicter les modes d’être au métier chez les
enseignants, tout en devenant un objet de « défi » où changer l’école commence d’abord par changer
ses pratiques pédagogiques et par la constitution progressive de minorités actives :
"je me suis [dit] on va aller voir ce défi là, on pouvait pas changer les élèves donc il fallait
changer autre chose que les élèves alors il fallait changer, on peut pas trop changer non plus les profs
mais on peut en trouver quelques-uns sur lesquels s’appuyer, ce qu’on peut changer c’est la structure à
l’intérieur, donc c’est là-dessus que j’ai travaillé, pas l’année suivante parce que j’étais en congé
maternité mais l’année d’après où j’ai fait une année complète, on avait bien préparé en amont une
classe qui depuis s’appelle la classe du dire-lire, c’est une classe dans laquelle où on regroupe
volontairement les élèves les plus en difficultés de lecture et après d’écriture, ben on prend les nonlecteurs complets, les plus mauvais lecteurs, alors en concertation avec les instit de CM2 et les
directeurs qu’ils nous donne un peu le profil de leurs élèves, on leur expose un peu le projet de classe et
puis on nous présélectionne comme ça les élèves les plus en difficultés de lecture et d’écriture […] c’est
une classe très hétérogène bien que euh on a un recrutement très ciblé, la classe est quand même très
hétérogène. Voilà donc on a commencé ça avec un petit noyau de profs volontaires, les autres ont dit
oui sans être le moteur et puis maintenant on arrive à avoir une équipe entièrement volontaire et
motivée. Donc ça se reproduit d’année en année. Donc le noyau le point de départ c’était la prof de
maths euh un petit moins le prof d’histoire et moi et puis après ça s’est développé et maintenant à peu
près dans presque toutes les disciplines euh on a quelqu’un qui porte le projet vraiment », voilà…. »
(Diane, professeur de lettres en REP).
5. Une déconstruction de la notion d’élève en difficulté
Les difficultés que les élèves présentent sont de nature variée mais l’essentiel de ce qu’elles
recouvrent renvoie à des « problèmes sociaux », à un « manque de motivation » et à des « difficultés
intellectuelles ». Pourtant, et sans doute parce que les enseignants que nous avons interrogés, ont
partiellement « sociologisé » – au sens d’intégrer une vision « sociale » aux problèmes apparemment
individuels rencontrés par chaque élève – les épreuves du métier, un peu comme s’ils se décentraient
partiellement de l’immédiateté immanente à la relation pédagogique. Cela n’empêche pas une tension
permanente : celle qui oppose la singularité de chaque élève à la régularité des « problèmes »
pédagogiques plus ou moins envahissants. Les difficultés intellectuelles des élèves sont rarement
présentées en terme de réalité homogène, et les problèmes familiaux supposés ne sont pas
systématiquement déclinés en cause explicative de l’échec scolaire. C’est résolument une certaine
déconstruction indigène de la notion d’élève en difficulté qui transparaît chez les enseignants
interrogés :
« C’est fatiguant et c’est vrai qu’on a de plus en plus de cas comme ça et c’est pour ça qu’il y a des
problèmes à l’école aussi c’est parce que le gamin ça ne va pas à la maison, mais bon il y en a qui ont
un bon foyer et qui sont malheureux quand même » (Caroline, professeur de lettres en lycée).
Cette enseignante ajoutera :
« On a des familles monoparentales… oui on en a quand même une bonne collection, des gamins qui
vont habiter en foyer qui ne vont plus chez eux. Oui on a quand même une bonne collection de euh bon
moi je discutais avec une collègue de (inaudible) une petite gamine qui (inaudible) mais qui a des
problèmes énormes et c’est une très bonne élève ».
Déconstruire la notion d’élève en difficulté, c’est aussi réfléchir à l’ensemble des éléments
susceptibles d’éclairer sur la nature des obstacles aux apprentissages. Cela permet de prendre des
distances avec le déterminisme et surtout de considérer les relations complexes entre l’enseignement
des savoirs et leur appropriation. Bruno, professeurs de mathématiques en collège, fait état de cette
déconstruction :
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«… Il y a une année, on a travaillé avec le lycée agricole qui était voisin, il y a avait une
activité jardinage et j’arrivais à faire des maths avec ça, les maths passaient beaucoup plus facilement
parce qu’ils voyaient entre guillemets leur utilité, enfin, ils utilisaient les maths donc ça passait, ça
passait bien et puis à côté, il y avait la réalisation de quelque chose, la production de quelque chose,
donc il y avait pas de démotivation et on voyait des élèves entre guillemets qui étaient en relatif échec et
qui arrivaient à ou au moins essayaient de le faire […] Donc ils étaient en quelque sorte remotivés, donc
ça j’ai testé avec des quatrièmes et ça marchait plutôt bien, avec des quatrième un groupe assez
hétérogène, tout azimut, bon les bons élèves sont motivés par tout en général, et les mauvais élèves,
enfin les élèves en difficultés, on arrivait à les réintéresser. Donc ça marchait. Et j’ai testé ça avec mes
troisièmes d’insertion, là des élèves qui sont tous ciblés, on les rassemble pour pouvoir s’occuper
individuellement d’eux, donc par petits groupes ».
On voit comment l’enseignant procède par hypothèses et réinterroge la notion d’élève en difficulté
pour parvenir à l’idée que celle-ci peut aussi tenir au mode d’exposition des contenus scolaires et de
mise en activité du public scolaire. La déconstruction de la notion d’élève en difficulté s’avère
nécessaire non seulement pour penser la nature des difficultés et tenter d’y apporter des réponses
appropriées, mais aussi pour définir une professionnalité qui ne dissocie pas la « qualité » de la
relation pédagogique des apprentissages. Fiona, professeur des écoles en REP et intervenant en soutien
de français en collège, raconte en ces termes sa socialisation professionnelle :
«… « [Quand j’ai commencé], j’avais une petite douzaine d’élèves et euh, j’avais pas réellement de
programme, en fait, je devais leur apprendre à lire et à écrire. Et ça m’a vraiment beaucoup plu. Parce
qu’en plus, bon ben, t’avais une relation privilégiée, parce que ces enfants-là dans leur classe, [ils]
étaient perdus. L’enseignant ne pouvait pas se consacrer tout le temps ou toute la journée à eux Donc
[….] ils écoutaient bien et ils suivaient, mais après tout ce qui était écrit et ils se sentaient vraiment mal,
je pense …et quand moi, je les prenais, et donc moi, j’avais une classe à moi que j’aménageais comme
je voulais, enfin et je prenais ces élèves-là. Et ça, on a vécu vraiment des moments forts, parce que ben,
quand à la fin de l’année, j’en voyais certains qui savaient lire ou encore quand j’avais des maîtresses
qui me disaient ‘‘Oh, j’en reviens pas euh untel lit, euh !’’… J’ai même eu un succès que je n’espérais
pas, c’est que il y en a une qui ne savait pas du tout lire, mais elle aimait tellement lire après, c’est
qu’elle est allée voler des livres à la bibliothèque ! […] j’ai tellement bien aimé cette année-là que j’ai
redemandé de moi-même le poste, donc l’année d’après … ».
Fiona est dans le défi, la réussite de quelques élèves soutient alors son engagement et sa croyance en
l’éducabilité de son public. Elle ajoutera : «… en fait, j’étais toujours à la recherche d’une nouvelle
méthode, mais je manquais de temps […] alors à chaque fois, mes collègues avaient l’habitude, hein, à
chaque, à chaque rentrée, vous pouvez, vous pouvez être sûre que j’allais essayer un nouveau truc… ».
La déconstruction de l’élève en difficulté permet de dépasser le raisonnement binaire qui pose soit que
les élèves sont « limités » intellectuellement, soit qu’ils ne sont pas « motivés ». Il s’agit alors de
réfléchir aux nuances entre la difficulté et l’échec scolaire (l’une ne signifie pas l’autre et
réciproquement) et d’interroger les pratiques elles-mêmes qui seraient susceptibles de produire la ou
les difficultés. Mais cette interrogation des pratiques ne semblent pas se démarquer d’une interrogation
de soi-même, en tant qu’enseignant, mais aussi comme ancien élève. Et c’est justement dans cette
articulation que nous repérons les aller et retour entre soi et les élèves tels qu’on les perçoit, c’est-àdire tels que l’on pense pouvoir (ou non) les mobiliser cognitivement. PLP de menuiserie, Gilles ira
jusqu’à dire que son redoublement de la classe de 4ème l’a aidé à être optimiste et « positif » :
« Euh et je pars toujours enfin bon c’est ce n’est peut être pas la meilleure solution enfin je ne sais pas
c’est ma philosophie, d’un point négatif je ressors toujours le positif, c'est-à-dire je prends les choses, le
fait que j’ai redoublé , bon bah comme euh tout ce qui est mutation j’ai évité la région de Paris, puisque
par rapport à plusieurs collègues, bah c’est les plus jeunes qui se sont retrouvés à Paris, euh j’ai connu
de nombreuses personnes en fait, quand j’ai redoublé avec qui j’ai gardé encore des contacts c’est
vraiment des très bons amis j’ai fait des tas de choses donc en fait je me dis si j’avais pas redoublé bon
bah j’aurais peut être fait quelque chose mais bon ça, voilà […] enfin si j’ai je pouvais faire un peu
comme mon prof à pu faire pour moi c'est-à-dire à vraiment les motiver parce que faut, à peu près sur
mon stage l’année dernière j’avais un mémoire, c’est sûr qu’à peu près cinquante pour cent soixante-dix
pour cent des personnes (inaudible) qui n’ont rien à faire de ça, bon moi mon but déjà c’est un petit peu
de les motiver… ».
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Les ambiguïtés entourant le sens de l’expression « élève en difficulté », mêlant difficultés cognitives,
échec scolaire, « problèmes familiaux », inadaptation aux exigences scolaires… empêchent souvent
les enseignants de bien identifier la nature des difficultés, ce qui donne lieu à de nombreux
malentendus (Bautier & al. 2006). Aussi, les enseignants que nous avons interrogés paraissent plus
sensibles à ces subtilités, ce qui les amène à ne pas confondre difficultés et échec scolaire. Plus
précisément, parce que la difficulté peut être plurielle et procéder d’une pluralité de facteurs, c’est à
l’identification de ces derniers que l’action pédagogique doit s’atteler. Gilles observe que les
difficultés des élèves dépendent des supports didactiques :
« … maintenant on ne travaille pas de la même façon parce qu’en atelier en en cours on a des
transparents, on le projecteur on a un tableau, on a des élèves qui sont ici mais qui sont assis, et qui sont
on va dire moins acteurs malgré qu’ils le sont un qu’ils le soient toujours et en atelier ben, euh, euh, j’ai
pas de tableau je n’ai pas de support maintenant avec moi à l’atelier j’ai par exemple une machine pour
faire une démonstration donc c’est du même type c’est des élèves autour c'est-à-dire qu’ils sont moins
statiques… ».
De même et alors qu’elle parlera du « niveau social difficile », Anita, professeur des écoles, parlera de
la nécessité d’identifier les difficultés cognitives pour leur apporter des réponses pédagogiques :
« En lecture j’aime bien [travailler avec des élèves de CE1] donc ils [ses élèves de CE1] ont déchiffré
au CP et… là on les aide vraiment à comprendre un texte … mais on travaille beaucoup sur le son, bon
j’aime bien, on travaille un texte à travers les sons d’un texte, à travers l’éveil … des problèmes en
mathématiques, tout est à la base de la lecture, donc c’est intéressant … On s’aperçoit justement qu’il y
a beaucoup de problèmes de sens, ils savent déchiffrer mais euh ils ne comprennent pas forcément ce
qui est écrit… ».
Pour déconstruire la notion d’élève en difficulté, il faut à la fois être prédisposé à identifier la nature
de celle-ci (ou des difficultés) et s’imprégner des situations d’enseignement qui exigent de remises en
cause permanentes de sa pratique, voire de ses préjugés. C’est ainsi qu’Anita qui a l’occasion de
travailler en partenariat avec un instituteur spécialisé exerçant dans un CMP réalise que les difficultés
langagières d’une élève ne sont pas irréversibles.
« … l’instituteur spécialisé [du CMP de N.] est venu me voir … l’une d’entre elles [des élèves ne parlait
pas… pas de langage, elle ne parlait jamais ni en maternelle ni au CP ! Alors moi, en début d’année,
elle était dans le groupe des non lecteurs et puis bon progressivement, le fait qu’ils ne sont plus que 18
élèves dans la classe … pour elle c’était vraiment très favorable, [on lui a dit] ‘‘bah tu l’as fait toute
seule ton évaluation’’, ‘‘oui, oui je l’ai fait toute seule’’, donc elle était capable alors qu’on pensait
qu’elle ne savait pas lire… » (Anita).
Expliciter les contenus à enseigner, c’est supposer que les élèves sont « éducables », à
condition de mettre en œuvre des pratiques pédagogiques « adaptées ». Diane, professeur de lettres en
collège, avance :
« Donc dans tous les albums j’essaie de trouver ça la chose qui euh, parce qu’un album c’est tellement
court et ça dit tellement de choses que forcément c’est elliptique… presque toujours c’est elliptique, il y
a pas de verbe y a pas de mots en trop, tous les mots sont très importants, et y a beaucoup de mots qui
sont importants qui ne sont même pas là et souvent dans le temps qu’on passe à regarder l’image et dans
le temps qu’on passe à tourner la page que on est sensé suppléer aux lacunes volontaire du texte mais
mes élèves ne sont pas forcément en mesure de suppléer comme ça d’eux-mêmes aux lacunes du texte
donc euh souvent je travaille à rendre explicite l’implicite et ça m’amène à un travail de grammaire ou
de conjugaison, mais c’est le texte qui le demande, il s’agit pas de plaquer, je ne dis jamais : « Bon je
vais travailler le présent, tiens je prends cet album là au hasard et puis je bidouille un bazar », c’est pas
c’est pas comme ça ».
Cette enseignante œuvre bien dans le sens d’un travail pédagogique pouvant contrôler les effets
introduits par les processus de secondarisation exigé par l’implicite des savoirs.
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De l’hétérogénéité et de « l’adaptation » aux élèves
1.L’hétérogénéité comme problème
« Classe surchargées », « classes trop hétérogènes », les enseignants dénoncent souvent cette
réalité qui rappelle la difficulté à tenir compte de chaque élève tout en veillant au progrès de tous.
Mais le terme « hétérogénéité » renvoie à plusieurs dimensions, celle du niveau cognitif (ou
intellectuel), celle des dispositions à l’égard des savoirs (ou de la « motivation »), mais aussi celle du
milieu sociofamilial perçu comme plus ou moins favorable à un suivi régulier des enfants. Martine,
PEGC en histoire-géographie, exprime de manière partiellement implicite le dilemme de l’enseignant
face à des élèves qui auraient les capacités de réussir mais qui se mobilisent pas, tandis que d’autres
sont plus démunis « intellectuellement » et relèvent d’une catégorie dont on préfigure difficilement la
réussite : « Alors là justement, on vient de faire des conseil de classe et on a été amené à faire un petit
peu des groupes disons, à l’intérieur des classes , entre guillemets parce que bon, bon il y a des élèves
qui ont de bons résultats parce qu’ils sont courageux, intéressés et motivés, après des élèves qui ont
des résultats moyens parce qu’ils apprennent bien leurs leçons, parce qu’ils travaillent bien mais ils
leur manquent … la motivation etc. Par exemple à l’oral, ils ne veulent pratiquement jamais participer,
et puis il y a des élèves qui ont de mauvais résultats, alors il y a deux sous catégories à mon avis des
élèves qui ont euh, qui ne travaillent pas, qui pourraient avoir de bien meilleurs notes mais qui sont
paresseux… ». L’hétérogénéité est plus ou moins « gérable » ou maîtrisable selon les dispositions des
élèves, ceux-ci semblant plus réceptifs, aux dires des enseignants, lorsqu’ils sont jeunes : « parce que
le public, le public dans le cas actuel est très varié, donc varié dans un groupe hétérogène souvent dans
la volonté et les moyens, les capacités, dans le vécu en dehors du collège donc ça c’est difficile de
tous gérer en même temps[…] bon un élève un élève entre guillemets normal tel que tous les profs le
voudraient, bon il y en a peu, il y en a quelques uns, pour eux il n’y a aucun problème, le plus dur c’est
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réussir à mettre à mettre au travail quelqu’un qui est assez on va dire réticent … avec les sixièmes on
arrive toujours parce qu’ils sont encore on va dire encore assez souples, parce qu’il n’a pas encore un
[…] refus total … »(Bruno, professeur de mathématiques en collège).
1.1. Faire face à l’hétérogénéité, une difficulté récurrente
L’hétérogénéité devient une affaire complexe parce qu’elle ne différencie pas seulement les élèves
entre eux ; elle concerne les élèves pris individuellement qui, au rythme des moments ou des contenus
enseignés, semblent connaître des métamorphoses (positives ou négatives). Comme le dira Martine :
« J’ai des classes … il y a quatre sortes d’élèves quoi entre guillemets, on ne peut pas vraiment les
classer, les enfermer dans bon élève, élève moyen, élève faible, et puis courageux et paresseux parce
que ça dépend aussi des chapitres, il y en a qui vont mieux réagir à certains chapitres, avoir de meilleurs
résultats et puis après il y aura des chapitres qui les intéresseront moins et ils ne s’en donneront pas
autant quoi… ».
Les enseignants se sentent parfois démunis devant les différences entre élèves, où l’implication des
uns paraît être à l’antipode de l’indifférence des autres. Et bien que souscrivant à l’hypothèse d’une
réussite du plus grand nombre, les enseignants les plus « optimistes », à l’image de Gilles, PLP de
menuiserie, en viennent à être sceptiques :
« … il y a deux ans que je suis face à des élèves, c’est vraiment tout ou rien, alors soit j’ai des élèves
extrêmement motivés qui enfin, qui ont décidé de faire ça et qui sont très bon et il n’y a aucun
problème, très autonomes et au contraire des élèves qui n’en ont rien à faire d’être ici, très dur de les
motivés, beaucoup de problèmes, faut souvent demander au CPE de faire venir les parents, enfin c’est
vraiment les deux extrêmes quoi […] il y a les très bons qui avancent très vite, qui eux ils demandent,
tout ce qu’ils demandent c’est avoir beaucoup de boulot quoi et puis les autres, ils mettent dix fois plus
de temps pour travailler donc c’est vrai que c’est on est déjà en groupe et de ce fait on est encore
séparés, parce que ceux qui veulent travailler on ne peut pas les laisser à ne rien faire, et puis bon ceux
qui ne veulent pas travailler on essaye de les motiver… un bon élève mettra dix minutes et lui il mettra
trois, quatre séances de quatre heures pour faire cette chose là quoi… »(Gilles).
L’hétérogénéité semble contrebalancer le souci permanent d’amener chaque élève, perçu
comme singulier, à la réussite. Tout se passe comme si le souci de se centrer sur les progrès et la
réussite de chacun était contrarié par l’hétérogénéité des profils et la variété des difficultés de chaque
élève partant des réponses à apporter :
« Quand l’hétérogénéité n’est pas trop grande bah c’est assez facile à gérer (rires) c’est possible quoi.
Quand elle est très grande c’est très difficile et quand vraiment il y a des gamins qui se situent allez on
va dire pour chiffrer à 16 sur 20 et d’autres à 3 ou 4 c’est très difficile. J’ai eu des classes comme ça euh
ça ne marche pas ! Les très bons régressent et les très mauvais bougent pas ! Mais quand dans une
hétérogénéité relative on a quand même justement des outils d’aide hein euh en seconde on va les
individualiser encore qu’ils ne sont pas trop dans ce domaine là. Alors on a les modules et on a bah euh
comment travailler en équipe c'est-à-dire qu’on est constamment avec eux quoi. Donc là je crois que,
bon après les bons ils n’ont pas besoin de nous quoi alors ce qu’on a fait aussi et ce que je vais refaire
cette année parce que la situation s’y prête on avait impulsé le système du, bon alors à une certaine
époque on a eu le tutorat professeur-élève quand on a eu vraiment des classes en grandes difficultés
donc un professeur qui avait sous sa tutelle trois ou quatre élèves euh et puis on les rencontrait et on
suivait ponctuellement leur scolarité avec différents entretiens de n’importe quel ordre qu’il soit scolaire
ou bien aux problèmes qu’ils avaient bon et puis après, ça ne faisait pas forcément augmenter le résultat
scolaire ça bon on donnait confiance disons que ça allait mais alors on a trouvé un système que je vais
reprendre cette année parce qu’on l’a un peu abandonné dans les années précédentes deux, trois
dernières années c’est le monitorat élève-élève c'est-à-dire le même système mais qui là est efficace et
qui ne coûte rien (rires), ne coûte pas d’argent à l’éducation nationale… » (Caroline).
L’hétérogénéité est perçue comme une réalité évidente mais plus ou moins contrôlable. Elle
réfère à une hétérogénéité cognitive (et intellectuelle) mais aussi à des différences en terme de rapport
au savoir. En ce sens, la résistance des élèves aux apprentissages exprime une variante de
l’hétérogénéité puisqu’elle soulève la question du sens des études et ne réfère pas forcément à un
problème de capacités intellectuelles. Pour les enseignants interrogés, une telle résistance vient du fait
que les savoirs enseignés sont davantage vécus sur le mode de la contrainte que sur celui de la
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formation intellectuelle. Cette hétérogénéité – tenant au sens des études – est plus ou moins
contrôlable selon le nombre d’élèves concernés et les enseignants, à l’image de Bruno, se disent plus
démunis pour la gérer lorsqu’ils ont affaire à des « individualités » (identifiées à autant de
personnalités ou « d’esprits forts ») plutôt qu’à des groupes d’élèves. Le plus difficile étant donc de
donner du sens à des savoirs perçus comme inutiles, contraignants et peu ouverts sur « la vie ». Cette
vie est aussi celle de l’univers social et culturel, voire ethnique, dans lequel vivent les élèves.
Enseigner en milieu populaire, c’est aussi rencontrer des élèves issus de l’immigration. Si la question
« ethnique » à l’école déstabilise aujourd’hui l’image que l’institution scolaire se fait de son public,
elle apparaît chez les enseignants interrogés comme un élément structurant les pratiques pédagogiques,
voire les choix des contenus d’enseignement, sans qu’ils ne tombent dans le relativisme : « …je trouve
que dans par exemple chez Voltaire c’est difficile Voltaire c’est devenu difficile. Pour eux, bon on a
quand même fait pas mal de choses euh on a euh ça explique tout Voltaire, l’esclavage on en a parlé,
l’esclavage moderne c’est quand même quelque chose qui les touche quoi euh. Comme on a pas mal
de jeunes d’origine euh euh on a pas mal de communautés […] Pour moi ce sont vraiment des
animateurs de classe parce que évidemment (inaudible) ils sont toujours partant pour se documenter,
ça marche euh très très bien et puis à l’heure actuelle se sont eux qui donnent toujours les réponses. Ils
ne donnent pas toujours les bonnes réponses mais ils ont au moins le mérite de poser des questions
[…]on a fait ce matin la lecture d’une image de Bénéton là où on a un noir et un blanc enchaîné bon je
ne vous dis qu’elle lecture ils font mais et alors bon on avait pas fait la bonne lecture (rires) c’est
marrant parce que ils avaient raison et moi je n’avais même vu le bah le gamin il dit bah le noir
madame il est enchaîné au blanc parce que c’est comme ça etc. Bah oui moi j’ai dit c’est peut être de
la (inaudible) comme quoi et on a eu une super discussion à partir de ça » (Caroline). L’hétérogénéité
est définie en termes de difficultés mais aussi de défi professionnel à relever. Elle est pensée de
manière étroite à partir de la discipline enseignée, ce qui explique pourquoi, par exemple, ce sont les
enseignants de lettres qui font souvent état des difficultés d’écriture chez les élèves. Les élèves ont des
difficultés face à l’écrit. Mais ces difficultés traduisent davantage un problème de sens, un rapport à
une épreuve vécue comme contrainte, plutôt qu’un refus de tout effort. L’analyse que Christine donne
de cette épreuve procède de ce que l’écriture révèle comme contrainte pédagogique (ou violence
symbolique) entre l’enseignant et ses élèves. Ecrire rassure davantage l’enseignant que l’élève qui doit
s’exposer au jugement, noter ce que l’enseignant dicte… Bref, c’est aussi la faible conviction en
l’efficacité de cet exercice qui amène Caroline à explorer d’autres solutions (il faut néanmoins
rappeler que l’épreuve de français au bac use de l’oral, ce qui rend la tâche plus aisée que s’il
s’agissait d’une épreuve seulement écrite).
« L’écrit leur pèse non vraiment l’écrit est pesant et je trouve que l’écrit rassure les professeurs
c’est pour ça qu’on ne fait pas de cours magistral parce que c’est vrai que quand on écrit on dicte ils
écoutent il n’y a pas de problème il n’y a pas d’embêtement et je trouve que qu’il y a quand même une
trop grande part d’écrit inutile mais moi je le fait aussi je le fait aussi c'est-à-dire qu’ils prennent des
notes parce que ils prennent des notes enfin en général parce que en seconde c’est plutôt dicté où je
mets au tableau l’essentiel etc. Je dicte les choses importantes enfin que je juge importante mais
honnêtement c’est pas forcement important ça me rassure et ceux qui n’ont pas écrit ils n’auront pas à la
limite travaillés non plus il y a quand même ça dans la tête on a pas de traces écrites on a rien d’écrit et
on a pas travaillé c’est assez curieux. C’est pesant ça casse les pieds mais c’est un signe de travail moi
j’aimais bien parce quand j’ai fait le bilan avec mes secondes l’année dernière il y a un gamin qui m’a
mis euh donc je demande « que pensez-vous des cours de français », je fais toujours mon analyse avec
euh que pensez vous du professeur, que faudrait il changer enfin toute une analyse critique et comme
c’est anonyme et puis je ne les ai plus l’année d’après et il y a un élève qui m’a écrit « le cours est
chiant parce qu’on écrit toujours » Quand même pourtant c’est un cours où on écrit pas à tous les cours
mais il y avait quand même ce côté pesant du. Donc du coup ça m’a fait réfléchir c’est vrai que peutêtre ils écrivent c’est vrai que quand je regarde (inaudible) donc le rapport à l’écrit c’est vraiment
quelque chose sur lequel on devrait se pencher à l’école ». Du coup, l’oral apparaît moins contraignant
et plus « motivant » que l’écrit : « …mais si c’est une activité orale parce que je mise aussi pas mal sur
l’oral et là j’ai des exercices un peu attrayant là ça marche de toutes façons l’oral ça marche à peu près
toujours avec les enfants c’est l’écrit qui est difficile c’est vrai que c’est difficile… » (Caroline,
professeur de lettres).
Comment alors gérer l’hétérogénéité ? Cette question récurrente chez les enseignants fait référence
aux effets de la massification et sans doute aux conséquences devenues plus visibles de l’échec
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scolaire. C’est dans l’interaction avec les élèves que se construisent les postures professionnelles
visant à concilier l’hétérogénéité des élèves – en termes d’acquis scolaires, de prédispositions
cognitives et de modes de mobilisation sur les savoirs – et progression commune dans les acquisitions.
Ainsi, Anita, professeur des écoles en CE1, réalise progressivement que la gestion différenciée de
l’hétérogénéité était contreproductive puisqu’elle renforçait non seulement les écarts entre élèves mais
aussi elle générait un sentiment d’exclusion chez les élèves les plus faibles : « au début je ne travaillais
pas comme ça …je donnais du travail différent aux enfants …donc je mettais mes tables en groupes
comme on nous expliquait à l’IUFM…donc, je faisais des groupes de forts … sans les appeler forts ou
en difficulté, c’était des noms d’animaux qu’ils choisissaient… bon, je me suis rendu compte que les
enfants savaient très bien qui était le plus ‘‘intelligent’’ qui était en difficulté… donc, ça ne servait à
rien, les groupes. Et puis les enfants en difficulté se sont aperçus qu’ils ne faisaient pas le même travail
et ils me disaient ‘‘je vais faire la fiche-là, après ?’’ Et moi je leur disais ‘‘tu feras plus tard’’ … et eux
me disaient ‘‘non j’aimerais bien le faire en même temps’’, donc ils ont la même fiche… ».
1.2. Une catégorie de l’hétérogène : l’ethnicité
L’exercice du métier d’enseignant en milieu populaire confronte aussi à des élèves étrangers
ou issus de l’immigration. Si les analyses sociologiques ont pu démontrer que ce public, parce qu’il
partage avec les autres élèves les mêmes conditions sociales, est également confronté aux mêmes
difficultés scolaires (Caillet, Vallet, 1996), dans les établissements scolaires situés dans les quartiers
populaires, ces difficultés sont lues en termes de différences culturelles, voire ethniques (Van Zanten,
2001). Ainsi, à la variable « milieu populaire » (i.e. milieu ouvrier, employé, demandeur d’emploi,
invalide…) venant déstabiliser sous l’effet de la massification « l’ordre scolaire » s’ajoute désormais
la variable « origine ethnique » en tant que catégorie particulière renforçant un peu plus
l’hétérogénéité perçue des élèves.
Etre issu de l’immigration peut être un facteur mobilisateur, notamment chez les filles qui sont
souvent plus conscientes des enjeux de la scolarité pour leur émancipation sociale. Certains
enseignants relèvent chez ces élèves un rapport positif aux savoirs :
« D’ailleurs les jeunes maghrébines, heureusement qu’on les a, parce que se sont elles qui animent la
classes […] Pour moi [les élèves d’origine maghrébine] ce sont vraiment des animateurs de classe parce
que évidemment, ils sont toujours partant pour se documenter, ça marche très très bien et puis à l’heure
actuelle se sont eux qui donnent toujours les réponses. Ils ne donnent pas toujours les bonnes réponses
mais ils ont au moins le mérite de poser des questions. Voilà… »(Caroline, professeur de lettres en
lycée).
L’ethnicité peut aussi constituer un appui pour l’innovation pédagogique : le thème de la
différence, du pluralisme « communautaire » et cosmopolite peut subsumer les choix des enseignants,
dans un souci de rendre les savoirs « parlants » :
« je ne fais jamais un texte qui ne leur parlera pas parce que je n’arrive pas à leur faire passer et puis euh
bon euh par contre quelques fois je peux me planter hein je vais me dire tient ce texte est passionnant et
puis en fait pas du tout, ça ne les a pas du tout intéressés […] Mais enfin comme je centrais pas mal
enfin je trouve que dans par exemple chez Voltaire c’est difficile Voltaire c’est devenu difficile. Pour
eux, bon on a quand même fait pas mal de choses euh on a euh ça explique tout Voltaire, l’esclavage on
en a parlé, l’esclavage moderne c’est quand même quelque chose qui les touche quoi euh. Comme on a
pas mal de jeunes d’origine… on a pas mal de communautés … » (Caroline, professeur de lettres).
L’hétérogénéité semble contrebalancer le souci permanent d’amener chaque élève, perçu
comme singulier, à la réussite. Tout se passe comme si le souci de se centrer sur les progrès et la
réussite de chacun était contrarié par l’hétérogénéité des profils et la variété des difficultés de chaque
élève partant des réponses à apporter :
« Quand l’hétérogénéité n’est pas trop grande bah c’est assez facile à gérer (rires) c’est possible quoi.
Quand elle est très grande c’est très difficile et quand vraiment il y a des gamins qui se situent allez on
va dire pour chiffrer à 16 sur 20 et d’autres à 3 ou 4 c’est très difficile. J’ai eu des classes comme ça euh
ça ne marche pas ! Les très bons régressent et les très mauvais bougent pas ! Mais quand dans une
hétérogénéité relative on a quand même justement des outils d’aide hein euh en seconde on va les
individualiser encore qu’ils ne sont pas trop dans ce domaine là. Alors on a les modules et on a bah euh
comment travailler en équipe c'est-à-dire qu’on est constamment avec eux quoi. Donc là je crois que,
43
bon après les bons ils n’ont pas besoin de nous quoi alors ce qu’on a fait aussi et ce que je vais refaire
cette année parce que la situation s’y prête on avait impulsé le système du, bon alors à une certaine
époque on a eu le tutorat professeur-élève quand on a eu vraiment des classes en grandes difficultés
donc un professeur qui avait sous sa tutelle trois ou quatre élèves euh et puis on les rencontrait et on
suivait ponctuellement leur scolarité avec différents entretiens de n’importe quel ordre qu’il soit scolaire
ou bien aux problèmes qu’ils avaient bon et puis après, ça ne faisait pas forcément augmenter le résultat
scolaire ça bon on donnait confiance disons que ça allait mais alors on a trouvé un système que je vais
reprendre cette année parce qu’on l’a un peu abandonné dans les années précédentes deux, trois
dernières années c’est le monitorat élève-élève c'est-à-dire le même système mais qui là est efficace et
qui ne coûte rien (rires), ne coûte pas d’argent à l’éducation nationale… » (Caroline).
L’hétérogénéité est perçue comme une réalité évidente mais plus ou moins contrôlable. Elle
réfère à une hétérogénéité cognitive (et intellectuelle) mais aussi à des différences en terme de rapport
au savoir. En ce sens, la résistance des élèves aux apprentissages exprime une variante de
l’hétérogénéité puisqu’elle soulève la question du sens des études et ne réfère pas forcément à un
problème de capacités intellectuelles. Pour les enseignants interrogés, une telle résistance vient du fait
que les savoirs enseignés sont davantage vécus sur le mode de la contrainte que sur celui de la
formation intellectuelle. Cette hétérogénéité – tenant au sens des études – est plus ou moins
contrôlable selon le nombre d’élèves concernés et les enseignants, à l’image de Bruno, se disent plus
démunis pour la gérer lorsqu’ils ont affaire à des « individualités » (identifiées à autant de
personnalités ou « d’esprits forts ») plutôt qu’à des groupes d’élèves. Le plus difficile étant donc de
donner du sens à des savoirs perçus comme inutiles, contraignants et peu ouverts sur « la vie ». Cette
vie est aussi celle de l’univers social et culturel, voire ethnique, dans lequel vivent les élèves.
Enseigner en milieu populaire, c’est aussi rencontrer des élèves issus de l’immigration. Si le stigmate
entourant les élèves issus de l’immigration – et de manière plus générale des minorités – a fait l’objet
de nombreuses recherches sociologiques (Payet, 1985 ; Perroton, 2000), en revanche, nous ne
disposons pas de travaux sur ce que cela entraîne au plan de leur mobilisation sur les savoirs par les
enseignants. Plus précisément, et bien que certains recherches récentes font état d’incidences
contextuelles sur les acquisitions scolaires des élèves – notamment au plan des modes d’organisation
des établissements scolaires, des pratiques d’enseignement et d’évaluation (Felouzis & al. 2005) – il
reste à questionner la nature des savoirs mobilisés par les enseignants exerçant auprès des publics issus
de l’immigration et la façon dont ils pensent les mobiliser. Bien que le matériau recueilli dans notre
recherche ne nous permet pas de dégager des enseignements généraux, nous pouvons supposer que
l’ethnicité, en tant que catégorie sociale désignant une figure particulière de l’hétérogénéité, travaille
les enseignants et les amène à un positionnement professionnel et éthique spécifique. La perception
« ethnique » des élèves peut renforcer la valorisation de la clôture symbolique de l’école perçue
comme milieu permettant aux élèves de sortir de leur « ghetto ».
« La commune d’E., le collège recrute sur 2 communes, L. et E., dans la commune d’E., la
population d’origine émigrée est plus importante mais surtout, elle est en partie ghettorisée, dans une
grande cité qui s’appelle la Cité C., c’est une population qui rencontre beaucoup de difficultés.
J’imagine un collège sur E., là ce serait vraiment un établissement difficile or ces enfants, mêlés à ceux
de L., les problèmes sont dilués. Si on veut regarder d’un peu plus près, je l’ai fait à une époque où
j’étais coordinateur REP, c’est évident que les élèves qui causent le plus de soucis sont ceux de cette
commune et de cette Cité mais, dans l’ensemble, dans le collège il y a un brassage qui se fait, les
problèmes sont plus dilués et c’est une bonne chose » (Thierry, PEGC de français et H-G).
Si la question « ethnique » à l’école déstabilise aujourd’hui l’image que l’institution scolaire se fait de
son public, elle apparaît chez les enseignants interrogés comme un élément structurant les pratiques
pédagogiques, voire les choix des contenus d’enseignement, sans qu’ils ne tombent dans le
relativisme :
« …je trouve que dans par exemple chez Voltaire c’est difficile Voltaire c’est devenu difficile.
Pour eux, bon on a quand même fait pas mal de choses euh on a euh ça explique tout Voltaire,
l’esclavage on en a parlé, l’esclavage moderne c’est quand même quelque chose qui les touche quoi
euh. Comme on a pas mal de jeunes d’origine euh euh on a pas mal de communautés […] Pour moi ce
sont vraiment des animateurs de classe parce que évidemment (inaudible) ils sont toujours partant pour
se documenter, ça marche euh très très bien et puis à l’heure actuelle se sont eux qui donnent toujours
les réponses. Ils ne donnent pas toujours les bonnes réponses mais ils ont au moins le mérite de poser
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des questions […]on a fait ce matin la lecture d’une image de Bénéton là où on a un noir et un blanc
enchaîné bon je ne vous dis qu’elle lecture ils font mais et alors bon on avait pas fait la bonne lecture
(rires) c’est marrant parce que ils avaient raison et moi je n’avais même vu le bah le gamin il dit bah le
noir madame il est enchaîné au blanc parce que c’est comme ça etc. Bah oui moi j’ai dit c’est peut être
de la (inaudible) comme quoi et on a eu une super discussion à partir de ça » (Caroline).
L’hétérogénéité est définie en termes de difficultés mais aussi de défi professionnel à relever.
Elle est pensée de manière étroite à partir de la discipline enseignée, ce qui explique pourquoi, par
exemple, ce sont les enseignants de lettres qui font souvent état des difficultés d’écriture chez les
élèves. Les élèves ont des difficultés face à l’écrit. Mais ces difficultés traduisent davantage un
problème de sens, un rapport à une épreuve vécue comme contrainte, plutôt qu’un refus de tout effort.
L’analyse que Christine donne de cette épreuve procède de ce que l’écriture révèle comme contrainte
pédagogique (ou violence symbolique) entre l’enseignant et ses élèves. Ecrire rassure davantage
l’enseignant que l’élève qui doit s’exposer au jugement, noter ce que l’enseignant dicte… Bref, c’est
aussi la faible conviction en l’efficacité de cet exercice qui amène Caroline à explorer d’autres
solutions (il faut néanmoins rappeler que l’épreuve de français au bac use de l’oral, ce qui rend la
tâche plus aisée que s’il s’agissait d’une épreuve seulement écrite).
« L’écrit leur pèse non vraiment l’écrit est pesant et je trouve que l’écrit rassure les professeurs c’est
pour ça qu’on ne fait pas de cours magistral parce que c’est vrai que quand on écrit on dicte ils écoutent
il n’y a pas de problème il n’y a pas d’embêtement et je trouve que qu’il y a quand même une trop
grande part d’écrit inutile mais moi je le fait aussi je le fait aussi c'est-à-dire qu’ils prennent des notes
parce que ils prennent des notes enfin en général parce que en seconde c’est plutôt dicté où je mets au
tableau l’essentiel etc. Je dicte les choses importantes enfin que je juge importante mais honnêtement
c’est pas forcement important ça me rassure et ceux qui n’ont pas écrit ils n’auront pas à la limite
travaillés non plus il y a quand même ça dans la tête on a pas de traces écrites on a rien d’écrit et on a
pas travaillé c’est assez curieux. C’est pesant ça casse les pieds mais c’est un signe de travail moi
j’aimais bien parce quand j’ai fait le bilan avec mes secondes l’année dernière il y a un gamin qui m’a
mis euh donc je demande « que pensez-vous des cours de français », je fais toujours mon analyse avec
… que pensez vous du professeur, que faudrait il changer enfin toute une analyse critique et comme
c’est anonyme et puis je ne les ai plus l’année d’après et il y a un élève qui m’a écrit « le cours est
chiant parce qu’on écrit toujours » Quand même pourtant c’est un cours où on écrit pas à tous les cours
mais il y avait quand même ce côté pesant du. Donc du coup ça m’a fait réfléchir c’est vrai que peutêtre ils écrivent c’est vrai que quand je regarde (inaudible) donc le rapport à l’écrit c’est vraiment
quelque chose sur lequel on devrait se pencher à l’école ». Du coup, l’oral apparaît moins contraignant
et plus « motivant » que l’écrit : « …mais si c’est une activité orale parce que je mise aussi pas mal sur
l’oral et là j’ai des exercices un peu attrayant là ça marche de toutes façons l’oral ça marche à peu près
toujours avec les enfants c’est l’écrit qui est difficile c’est vrai que c’est difficile… » (Caroline,
professeur de lettres).
2. La nécessité de se décentrer de son point de vue
Le souci d’aider les élèves face aux difficultés d’apprentissage mais aussi à celles relevant du
sens et partant, de la faible « motivation » qui les accompagne, oblige les enseignants à penser la
nature même des difficultés en question. Certes, l’appel récurrent à la catégorie de « motivation » et à
l’absence d’une « culture de l’effort » chez les élèves témoigne d’une forme de naturalisation de
l’échec scolaire, mais il n’annule pas les autres interrogations qui interpellent les enseignants dans leur
travail au quotidien. Ainsi, le doute sur l’efficacité des méthodes pédagogiques engagées, les
hésitations entourant les démarches visant à mettre en activité les élèves attestent bien de ce fragile
équilibre entre l’intention enseignante et la distance potentielle des apprenants aux savoirs. Aussi, la
capacité de se décentrer de son point de vue, corrélative au retour réflexif non seulement sur sa
pratique mais aussi sur ses certitudes, désigne un aspect central du travail pédagogique et procède des
savoirs mobilisés par les enseignants exerçant en milieu populaire. Dans cette perspective, le doute
conduisant à mettre en cause ses certitudes va au-delà des contenus enseignés et de leur légitimité pour
concerner les modes même d’appropriation des savoirs. Dans les LP par exemple, nombreux sont les
enseignants à réaliser que les méthodes pédagogiques traditionnelles, basées sur la déduction et des
implicites, sont loin d’être efficaces, et s’avèrent parfois contre-productive parce que démobilisatrices.
De fait, se décentrer de son point de vue, c’est en réalité prendre progressivement ses distances avec ce
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que l’on a vécu en tant qu’élève, mais aussi avec de nombreux préceptes didactiques dont on a entendu
parler en tant que professeur stagiaire à l’IUFM. Les certitudes que l’on avait deviennent toutes
relatives et sur une question aussi « évidente » que celle de la sanction (négative) des élèves, les idées
reçues semblent susceptibles d’être modalisées, voire abandonnées.
C’est « l’expérience fait qu’au début on a euh on a des certitudes, on se dit, on pense que ça va marcher
d’une certaine manière, et on se rend compte à l’usage que finalement ça ne marche pas comme on
voulait. Et en discutant on se rend compte que les sanctions c’est pas, euh c’est la solution ultime quand
on ne peut pas faire autre chose, mais ça n’a pas une efficacité terrible…certaines choses qui
fonctionnent, c’est pareil, c’est cas par cas, c’est suivant la personnalité de chaque euh… c’est en
fonction de la personnalité de chaque élève… »(Bruno, professeur de mathématiques en collège).
Le retour réflexif sur sa pratique est aussi une manière de se décentrer de son point de vue. Il s’agit
alors d’une double décentration, à la fois à l’égard de son expérience ou habitus scolaire (et social
parfois) et de son expérience d’enseignement qui recèle quelques imprévus. Manon profite de son
année de stage pour s’interroger sur la manière dont elle peut amener les élèves à la lecture :
« Je suis un peu embêtée avec cette question de la lecture et donc c’est la question mémoire. Comment
partager la lecture sans que ce soit vécu comme une contrainte … bon... je ne sais pas … donc pour
l’instant je m’appuie beaucoup sur des dispositifs qui marcheraient ou qui ne marcheraient pas, en
réfléchissant sur le côté … et je ne pense pas que je trouverai … je ne pense pas que je trouverai une
réponse… Je pense que je trouverai des moyens pour … mais pas une réponse ! on aurait déjà trouvé
depuis le temps … "
Les professeurs interrogés sont constamment « en recherche ». Comme l’énonce cette enseignante en
REP, « J’ai besoin de sortir des murs de ma classe, j’ai besoin d’avoir du temps pour moi pour faire
des recherches […] on a une relation vraiment géniale avec les élèves… Pour peu qu’on s’intéresse à
eux et qu’on leur donne de l’aide, ils nous le rendent, mais dix fois plus »(Fiona, PE en REP). Cela
explique tout autant leur enthousiasme (une sorte de vocation) et leur scepticisme (au sens d’un doute
sur fond d’insatisfaction personnelle). C’est bien la posture du professeur-chercheur qui ne se
satisfasse pas de ce qu'il effectue au jour le jour qui qualifie les professeurs mobilisés en milieu
populaire. Sylvie, PLP de lettres-anglais, l’exprime clairement lorsqu’elle est invitée à dire comment
elle voit l’avenir :
« je veux dire moi je pense que de toutes façons, je serais toujours en recherche, c'est-à-dire il n’y a rien
d’acquis pour moi il n’y a rien d’acquis, il n’y a jamais rien d’acquis, il y a des choses, j’ai posé des
jalons des choses sur lesquelles j’ai une forme d’assurance c'est-à-dire je me dis heureusement qu’il y a
ça parce que ne pas être torturée toujours par les choses qui ne vont pas… mais il est évident que je
pense que je terminerai ma carrière toujours en recherche, en échange avec les collègues… ».
De même, Diane, professeur de lettres en collège ZEP, dira attachement à l’amélioration continue des
apprentissages des élèves car « c’est loin d’être parfait » :
« … ça commençait un peu trop savoir qu’au collège S. ça allait un peu trop bien pas seulement à cause
de ça mais aussi d’autres projets, d’autres choses qui se sont passées à un moment plein de trucs qui se
sont passés qui ont fait qu’à un moment, le collège tournait à peu près bien et ben voilà il faut pas que
ça marche trop bien… par rapport, ça c’est assez déprimant, et l’année dernière on a quand même eu le
discours d’une inspectrice qui n’est plus là maintenant, a changé d’académie qui était de dire que ‘‘Là
maintenant vous avez essayé vous avez fini par développer maintenant ça marche bien, il faut arrêter, il
faut faire autre chose’’. L’idée étant que un projet c’est maximum trois ans dans sa tête, donc voilà donc
ça pouf, moi je ne suis pas d’accord parce que d’abord même si on est un petit peu pauvre, un petit peu
content de ce que l’on fait, c’est loin d’être parfait c’est encore largement perfectible puis d’autre part si
ça a marché pour ces élèves là, de toute façon il y en a des nouveaux qui arrivent… c’est toujours
nouveau pour quelqu’un … si c’est pas pour nous c’est pour les élèves donc y a pas de raison…».
Fiona qui enseigne depuis plus de 13 ans en milieu populaire, affirme également son insatisfaction sur
fond de crainte de routine, comme si elle était à la recherche d’un dépassement de soi, volonté d’être
utile pour entretenir le « goût » d’enseigner.
« …. ces deux dernières années, je commençais à étouffer dans ma classe …il me manquait quelque
chose, parce que, et justement c’est pour ça que je cherchais d’autres pistes. Donc, j’avais déjà été voir
l’inspectrice en disant euh ‘‘Ecoutez euh, je voudrais travailler avec des adultes illettrés’’, je lui disais
que j’aurai peut-être plus de facilité… avec des adultes… plus de motivation, parce que là, je trouve
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que la motivation au niveau des élèves, elle baisse. On a beau se décarcasser pour eux, ils manquent
d’intérêt, donc je me disais ‘‘Bon, peut-être qu’en changeant de public, je retrouverai vraiment euh le
goût’’ et puis bon, elle ne répondait jamais vraiment à ce que j’attendais ou elle me proposait des choses
qui ne me convenaient pas […] et puis là, quand elle m’a proposée ce poste-là [il s’agit de faire du
soutien aux élèves de 6ème et d’être professeur-référent en REP], j’ai dit oui tout de suite parce que je me
suis dit euh ‘‘C’est, là je vais trouver le temps de faire ce que je ne pouvais pas faire dans ma classe,
parce que j’étais prise avec le programme, parce que avec l’hétérogénéité des élèves, parce que, ben
malgré tout, il n’y a pas que des élèves en difficulté, il y a des bons aussi, enfin, tout un, tout le cadre en
fait, tout le cadre m’étouffait » (Fiona).
La recherche constante de solutions pédagogiques à des problèmes pratiques appartient au
bricolage enseignant, mais elle a cette particularité de s’accompagner de questions éthiques où le souci
d’efficacité le dispute au doute sur ses capacités à amener les élèves à s’approprier des savoirs. Mais
ce faisant, les enseignants donnent un sens à leur action. Thierry, PEGC de français et H-G. dit son
souci de faire en sorte que les stratégies d’enseignement et d’évaluation « marchent », jusqu’à
l’obsession :
« … Quand ça ne marche pas, je redouble de travail, c'est-à-dire la classe pour laquelle je vais
passer l’essentiel de mes temps de préparation, c’est justement la classe où ça ne marche pas donc ça
entraîne un fonctionnement un peu obsessionnel, c’est très sain, c’est très sain parce que je suis toujours
en train de me dire, est ce que ça, ça va marcher, est ce que ça, ça va pas marcher et je me dis si ça ne
marche pas ce coup-ci, ça me servira peut-être l’année suivante. Je stresse, hein, mais je ne me
décourage pas… ».
3. Le problème de l’orientation et de l’avenir des élèves
L’orientation des élèves, bien que rarement évoquée en tant que telle par les enseignants –
hormis les enseignants de lycée professionnel du fait du statut de leur établissement et des modes
d’affectation des élèves vers la voie professionnelle – apparaît souvent en filigrane, et ce, lorsqu’il
s’agit de penser ou d’anticiper l’avenir social et professionnel du public scolaire.
L’enseignant est témoin de dysfonctionnements liés à l’orientation, aux effets pervers. Mais le
désarroi de l’enseignant est parfois à la hauteur de l’incapacité du lycée à agir.
« Ca c’est moche on a quand même des élèves qui ne savent pas ce qu’ils font là qui vont un peu
partout, il y en a qui ont demandé un BEP qui n’ont pas eu de place qui se retrouvent en seconde. On a
quand même beaucoup de problèmes avec ça, les élèves ne sont pas, évidement si c’était leurs choix ils
n’iraient pas à l’école, ils le disent mais ça il y a plein qui savent bien qu’il faut y aller quand même,
mais ils sont quand même, ils ne sont pas, et alors plus plus on monte, plus ça se restreint quoi en gros
ils ont encore une petite possibilité de choisir mais si ils prennent une première L ils pourront plus
revenir en arrière donc plus ça monte plus ça se restreint et certains élèves, c’est une orientation par
l’échec, les meilleurs sont toujours en S, quoi qu’on dise les meilleurs littéraires sont en S après on a
ES, L. Enfin chez nous c’est comme ça, L et STT. Sur une classe de trente élèves de STT, on va dire
qu’il y en a cinq qui ont vraiment choisi STT pour trouver quelque chose dans le commerce ou quelque
chose comme ça, mais les autres c’est parce qu’ils ne veulent pas aller ailleurs. Et pourtant on lutte
contre ça dans l’établissement on se pose des questions, on réfléchit là dessus et on rentre quand même
dans ce système. Et pourtant même avec notre administration on en discute beaucoup, on a beaucoup
d’échanges là dessus mais… » (Caroline).
Même si l’orientation scolaire est fortement liée aux résultats scolaires, les enseignants
interrogés ne réduisent pas les élèves à leurs difficultés scolaires. Ainsi, les élèves ne sachant pas lire
ou écrire ne sont pas pour autant « bêtes » ou « limités ». Mais la nature de leurs difficultés commande
des pratiques de remédiation « adaptées » qui reposent essentiellement sur un suivi individualisé,
favorisé parfois par des intervenants extérieurs (dans le cas d’un LTC, les moyens permettent ce type
de partenariat avec des formateurs extérieurs à l’établissement) :
« Mais bon là où je peux donner et on a surtout quelqu’un qui vient deux jours par semaine et qui fait
parti d’une association et qui est engagé par l’établissement bah ça passe par l’intermédiaire euh du
conseil régional et tout ça et je crois que c’est évidement reconnu pour euh alors soutien surtout pour les
matières littéraires mais réapprentissage de la lecture, elle s’occupe surtout des nouveaux arrivants dans
l’établissement là euh on a la même chose en mathématiques on a quelqu’un qui peut aider on a aussi
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quelqu’un en anglais. Donc la salle est ouverte du lundi huit heure jusqu’au vendredi dix sept heure
donc les élèves y vont soit par choix pour eux-mêmes soit poussés par un enseignant soit alors on les
suit plus particulièrement avec une fiche de suivie […] Donc on a aussi cet outil là qui peut aider les
élèves les plus en difficultés. Par exemple j’en ai un cet année en première d’adaptation qui vient d’un
BEP industriel il ne sait pas lire avec des chiffres il ne sait pas du tout écrire alors là le problème est
phénoménal mais pas bête du tout c’est le premier à comprendre pour moi c’est le plus malin de ma
classe. Bon je veux dire on va essayer de l’envoyer travailler avec ces formatrices là vous voyez. Ca,
Bon on a pas mal d’outils quand même dans l’établissement… » (Caroline).
Le problème de l’orientation se pose de manière plus aiguë dans les lycées professionnels. Si
les nouveaux lycéens éprouvent davantage de difficultés à décoder les normes institutionnelles, et les
exigences liées au travail scolaire, les élèves de LP sont plus prompts à résister aux enseignants – et
donc aux savoirs enseignés – pour des motifs tenant à l’absence de choix du LP et davantage encore au
fait d’être scolarisé dans une spécialité dominée. De ce fait, le savoir sur la résistance – qui est
désignée par les enseignants en terme d’absence de motivation – pose l’orientation comme l’élément
princeps d’une telle posture, et la remotivation des élèves comme objet premier du travail enseignant.
Philippe, PLP de menuiserie, énonce : « Par rapport à à ceux que j’avais même à ce que je trouve bon
ça fait que euh, il y a deux ans que je suis face à des élèves euh, c’est vraiment tout ou rien, alors soit
j’ai des élèves extrêmement motivés qui enfin, qu’ont décidé de faire ça et qui sont très bon et il n’y a
aucun problème, très autonome et au au contraire des élèves qui en n’ont rien à faire de d’être ici, très
dur de les motiver, beaucoup de problèmes, faut souvent demander au CPE de faire venir les parents,
enfin c’est vraiment les deux extrêmes quoi… ». Si tous les élèves n’ont pas besoin d’être
« remotivés », tous ont néanmoins besoin d’être mis en activité, ce qui conduit à poser que la gestion
de l’hétérogénéité s’interprète moins comme une démarche visant à atteindre un même « niveau » (de
mêmes connaissances et/ou compétences) qu’en tant que stratégies à mettre en œuvre pour que tous
les élèves « progressent ». Cette progression ne s’appuie pas seulement sur les savoirs constitués, mais
oblige l’enseignant à mettre en œuvre des projets plus ou moins proches des situations de formation
ordinaires mais perçus comme moyen permettant de mobiliser les élèves :
« le problème bah bah déjà il y a chaque séance il faut les les remotiver ceux qui ne sont pas motivés,
faut leurs dire allez hot euh je t’aide on va faire ça et aujourd’hui on a quatre heures donc tu vas essayer
de finir ça quoi, et à chaque séance bah c’est le même discours c’est toujours pareil, et puis à côté de ça
les autres qui avancent très vite bah, il faut quand même penser à leurs donner du boulot parce que on
ne va pas les laisser inactifs donc il faut essayer de trouver d’autres projets, donc c’est pas évident en
plus donc là au lycée on a très peu de moyens en ce moment donc euh, le bilan euh le budget on est
assez restreint donc on ne peut pas non plus faire des choses trop importantes on essaye de de jongler
enfin de voir pour le meilleur qualité prix enfin avec les les récupérations enfin les (inaudible)
d’apprentissage, pour tel matériau donc on essaye de leur imposer la dessus quoi, donc en fait c’est
vraiment jongler avec deux groupes différents… » (Philippe, PLP menuiserie).
Enseigner en milieu populaire implique la construction de postures professionnelles censées
mieux « adaptées » aux élèves. Si l’adaptation aux élèves constitue une expression peu objective, elle
indique (implicitement du moins) que ce sont les savoirs à enseigner qui deviennent l’objet d’une
redéfinition, d’une « traduction » pensée à travers la dialectique enseigner/apprendre.
Bien que la majorité des enseignants s’interrogent sur les apprentissages antérieurs des élèves jusqu’à
parfois se demander « s’ils ont vraiment été à l’école », ils restent attachés à l’idée que non seulement
tout individu est « éducable » - malgré des effets de seuil – mais aussi que sa scolarité actuelle n’est
qu’une étape dans un parcours (y compris lorsque l’élève est scolarisé en LP, en classe de baccalauréat
professionnel par exemple). En ce sens, le souci des enseignants interrogés est bien de faire face à
l’hétérogénéité des élèves, de leur niveau, et de s’assurer que les apprentissages qu’ils vont effectuer
les préparent aux études à venir. Or la continuité des apprentissages ne s’analyse pas seulement
comme préparation des échéances scolaires à venir ; elle se veut aussi dialectique, retour sur des
acquis ou des lacunes. De fait, là où la gestion des flux d’élèves commande aux enseignants d’être
dans une logique de projet, ces derniers veulent d’abord s’assurer que leur public ne « manque » pas
de « bases » pour « aller plus loin ». Ainsi, Manon, professeur stagiaire, qui eut de grandes difficultés
au début devant une classe de 4ème, avec des élèves peu intéressés par les enseignements, par la lecture
et manifestant des lacunes rédactionnelles, s’attache à faire écrire aux élèves ses remarques et conseils,
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comme si la trace de l’écrit l’assurait (la rassurait ?) d’une possible acquisition de certaines
compétences. Elle insistera aussi sur la nécessité de répéter l’écriture des paragraphes espérant que
« ça marchera » au sens où les élèves en saisiront la nécessité. C’est sur fond d’hétérogénéité entre
élèves – si une telle démarche mobilise certains élèves, pourquoi ne le serait-elle pas avec d’autres ? –
qu’elle rend compte de son travail : « A chaque fois que je fais des remarques sur un devoir je leur
demande de recopier sur une fiche … la fiche conseil… moi ça me permet de savoir ce que j’écris et
de vois comment ils progressent et puis bah eux … je me dis que quand ils verront que j’écris cent
cinquante mille fois : faire des paragraphes ; eh bien ils vont peut-être en faire un ! bon mais ça leur
permet de voir où ils pêchent et il y a des élèves je ne sais pas pourquoi mais il y a eu … je ne sais pas
mais il y a le groupe des filles, surtout les filles, il y a un groupe de filles qui est un peu plus mature
que les autres … elles sont un peu plus réfléchies et pour qui ça marche très bien ! et il y en a d’autres
je crois que je m’époumone pour pas grand chose … parce que … bon… ils le font mais bon … ils ne
travaillent pas du tout la dessus en fait. Quand je leur demande de préparer un DS, je leur demande de
reprendre leur fiche de lacunes et je leur dis vous regardez ça en priorité ; et il y en a qui le font parce
que c’est surligner dans le classeur et elles commencent à bien s’organiser mais il y en a d’autres ».
Le problème de l’orientation scolaire acquiert un caractère discontinu lorsque les enseignants exercent
dans des contextes qui symbolisent doublement la « rupture » et le « nouveau point de départ ». C’est
le cas au sein des lycées professionnels qui accueillent une majorité d’élèves « orientés » parce que
« vaincus de la voie générale » (Jellab, 2007) et qui obligent les enseignants à un travail de
« justification » qui ne peut se limiter à l’idée qu’il est nécessaire d’obtenir un diplôme ! Ainsi, Gilles
qui enseigne à des élèves la menuiserie sachant qu’ils sont peu nombreux à convoiter le devenir
ouvrier, avancera : « [il faut] essayer de trouver la voie de cette personne et puis si si c’est fini au BEP
ça peut être très bien un excellent ouvrier, bon quelqu’un qui a un BEP bon plan de carrière ça ne sera
peut être pas… et puis une personne qui a les moyens et les possibilités d’aller le plus loin possible,
hein, on les pousse quoi enfin on les pousse surtout pour ces personnes qui ont qui ont les moyens
parce que d’excellents éléments, ouais qui peuvent aller très loin quoi… ».
4. Mise en activité des élèves, droit à l’erreur, exigence et accompagnement : le
professeur comme guide
Loin des conclusions catégoriques déplorant l’abandon des exigences chez les enseignants exerçant en
milieu populaire (Bouveau, Rochex, 1997), la réalité qui nous est livrée montre au contraire un souci
permanent de « bien faire », d’œuvrer pour la réussite de l’ensemble des élèves – malgré un flou
entourant le sens du verbe réussir –, certains en faisant une affaire quasi-personnelle ! Mettre en
activité les élèves, et notamment les plus faibles, est une préoccupation partagée par les enseignants
malgré le doute entourant leurs choix pédagogiques : « … j’essaye de pousser les autres, d’inciter les
plus faibles quoi, pour qu’ils répondent, je suis sûre que vous connaissez la réponse, vous n’osez pas le
dire, essayez quand même, je ne laisse pas toujours parler les deux trois meilleurs quoi, alors les deux
trois meilleurs, ils râlent parce qu’ils pensent avoir la réponse et ils voudraient bien le dire, je dis ben
non » (Martine, professeur d’histoire-géographie). Mais la mise en activité des élèves suppose qu’ils
aient acquis des outils cognitifs spécifiques, ce qui suppose une place importante aux cours et à leurs
structuration. Ceux-ci vont souvent d’une exposition des contenus les « plus simples » aux plus
complexes, avec le souci de s’assurer que les élèves derniers ne soient pas seulement « occupés à
écrire » mais comprennent réellement : « [au niveau de] la forme du cours, je pense que beaucoup font
comme moi, c'est-à-dire c’est une forme écrite, une forme écrite suivant le niveau évidemment, c’est
plus ou moins compliqué. En sixième on va prendre des phrases, on va essayer de les faire courtes
simples et plus ils vont avancer et puis on va essayer de les étoffer […] la rigueur mathématique et la
rigueur d’expression, il faut qu’elles soient là. Donc c’est un cours simple, les propriétés, tout ce qui
est propriétés, théorèmes, enfin tout ce qui est essentiel, il faut les ressortir (inaudible) […] Et ça j’ai
testé, les élèves, ça marche et… ça a un côté rassurant, pas pour moi mais pour les élèves » (Bruno,
professeur de mathématiques en collège). Même s’il s’en défend, la dimension « rassurante » de cette
exposition concerne aussi Bruno. Il dira plus loin : « [les élèves] aiment bien que se soit structuré… ça
les rassure… et d’un côté, [pour moi] au moins, il y a une trace écrite qui est très claire ». Mettre en
activité les élèves suppose que l’enseignant soit attentif aux réactions et aux apprentissages
effectivement réalisés. Le travail en milieu populaire face à une partie d’élèves jugés « peu motivés »
49
appelle souvent des arbitrages, notamment au plan des contenus d’activité et des rythmes cognitifs et
temporels (gestion du temps et de l’attention). Soutenir son attention devient plus difficile à mesure
que les élèves éprouvent des difficultés scolaires. Gilles, PLP de menuiserie, a ainsi recours à des
activités de construction qui créent une « motivation » mais qui demandent de la « bonne volonté » de
la part des élèves, et un temps de travail « raisonnable ». Le soutien de l’attention sur une longue durée
paraît difficile à cet enseignant : « … là on fait un petit meuble de téléphone, on l’a commencé après la
Toussaint, bon c’est vrai que c’est du rare quoi, se serait sur une séance de on va dire de deux heures
moi je ferais de la déco bon on va dire que sur deux heures, on arrive à avoir quelque chose d’un petit
peu homogène quand même, après il faut quand même de la bonne volonté des élèves quand même
c’est sûr, pour apprendre il faut que le message passe, bon je pense que le message arrive à passer
mais bon quand c’est sur du long terme, c’est beaucoup moins évident parce que ceux qui veulent
travailler ils avancent à une vitesse si bien que les autres sont déjà en retard, donc là c’est le cas ici, là
j’ai des élèves qui ont pratiquement fini le meuble téléphone, et puis les autres qui rament quoi il faut
essayer de les aider, faut pas leur faire l’impasse mais leur expliquer, on reprend à zéro, c’est pas
évident quoi, c’est comme ça on est la aussi pour ça, c’est pas on a pas tous dix douze élèves du même
niveau et puis on avance… ». La mise en activité des élèves vise à favoriser les apprentissages en
donnant à voir à chacun la nécessité de se mobiliser comme sujet sur des contenus intellectuels. Dans
cette perspective, l’enseignant se pose moins comme un « transmetteur » de savoirs mais plus comme
un « guide », un « repère », un « accompagnateur ». Il est alors possible de dire que les enseignants
interrogés posent au moins implicitement qu’il ne saurait y avoir d’apprentissage sans socialisation –
et inversement, que celle-ci suppose un apprentissage effectif – dans laquelle le rôle du professeur est
celui d’en « faciliter » le déroulement. « … il faut donner des repères aux élèves et après les aider à
faire les liens… Les sons ça se travaille en lecture, en orthographe en écriture… la lecture ça se
travaille aussi pour comprendre un exercice de mathématiques… donc pour qu’ils comprennent bien
ce que l’on fait, je change de support… on ne fait pas tout sur un texte […] ça les ennuierait… »
(Anita, PE).
C’est foncièrement une orientation constructiviste qui qualifie les pratiques pédagogiques des
enseignants. Ce constructivisme va de pair avec une définition de la relation de savoir avec les élèves
puisque ceux-ci sont posés comme disposant de compétences que l’enseignant doit actualiser et
développer. « … mais je les [les élèves de CE1 confrontés à l’activité de lecture] laisse chercher …
pour qu’ils cherchent eux-mêmes, j’essaie de compter mon temps de parole pour parler le moins
possible et c’est vraiment, et c’est vraiment… parler, expliquer ce qu’ils ont fait et …. C’est vraiment
les laisser seuls. Ils font leur feuille d’éveil, par exemple, et après ils m’expliquent ce qu’ils ont fait et
ce qu’ils ont compris et souvent je m’aperçois qu’ils n’ont rien compris … et donc j’essaie de pas
intervenir et j’essaie de leur faire comprendre qu’ils savent lire ! Donc je ne dois pas intervenir… ils
doivent faire un effort pour comprendre…. Mais c’est un travail de longue haleine » (Anita, PE en
CE1).
Individualiser, différencier, tenir compte de chaque élève tout en veillant à la progression de
l’ensemble des élèves constituent des objectifs guidant l’action des enseignants malgré le
découragement qui guette. Ainsi, Bruno met-il en place des fiches de suivi individualisé qui s’avère
difficilement généralisable à « tous » les élèves qui en auraient besoin. Aussi, le suivi individualisé ne
semble parfois régulier qu’auprès des élèves semblant en dégager des retombées scolaires ! S’il
n’existe pas d’abdication chez les enseignants interrogés, des doutes sont permanents et l’on peut y
voir la manifestation d’une volonté de « bien faire » tout autant que l’expression d’un sentiment d’être
démuni devant les résistances ou les difficultés d’apprentissage. Le suivi des élèves qui peut
s’effectuer au-delà des heures d’enseignement face à la classe s’avère souvent être un moyen de
connaître les élèves, leur disposition à l’égard des savoirs. D’une certaine manière et sans qu’il en
aient conscience, les enseignants optant pour cette pratique confirment le postulat de Vygotski
concernant l’importance de la relation à l’autre dans l’avènement des mobiles de l’apprendre, mais
aussi la mise en place d’activités suffisamment exigeantes pour que l’élève se mobilise. Ainsi, Bruno
avance-t-il : « … Pour certains c’est une solution, parce que ça, je pense que ça leur montre que
finalement on s’intéresse à eux, parce qu’on les suit assez assez personnellement, donc il peut y avoir
un déclic, bon je ne dis pas que sur le long terme, sur le long terme ça mais ponctuellement ça aide
quelques élèves sur une période on va dire de quelques semaines, de trois semaines à un mois, bon ils
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se remettent au travail, donc ils raccrochent un peu et parfois rien que le fait de raccrocher un peu,
j’arrive à voir que je peux m’en sortir, je vois que je ne suis pas obligé de faire un effort trop important
pour rester à niveau on va dire honorable… ». Les exigences scolaires dépendent parfois moins de ce
qui est attendu par l’institution que du « niveau » des élèves. Ainsi, Diane, professeur de lettres,
s’avère plus exigeante avec ses élèves de 6ème sur le graphisme et la conjugaison que sur
l’orthographe : « … en français on fait quelque chose de différent dans la mesure où mon objectif est
une lecture fluide et expressive en fin d’année pour tous, pour certains ils n’en sont pas trop loin, pour
d’autres ça a l’air d’être le bout du monde…. j’insiste moins sur l’écriture fin, je veux une graphie
aussi correcte en fin d’année mais pas en orthographe simplement une graphie bien, lisible. Et euh il
faut qu’on ait vu quand même les contes, la mythologie, un petit peu comme c’est dans le programme,
mais c’est tout après mes objectifs par exemple là en conjugaison c’est présent, imparfait, futur, point
rien d’autre, je veux qu’il y ait une ponctuation forte donc une majuscule et un point, un découpage en
phrases…. je veux aussi qu’on travaille un peu sur la présentation des paroles des personnages, qu’il
faut que ça soit marqué d’une façon ou d’une autre, il faut des ‘‘s’’ aux noms et aux adjectifs… ».
L’observation continue mais aussi discrète des attitudes des élèves permet à des enseignants de réagir
ponctuellement en vue de rétablir un certain type de rapport aux savoirs. Sylvie, PLP de lettres-anglais
avance : « j’ai le cas d’un élève justement sur le groupe sur lequel je suis professeur, dans lequel je
suis professeur principal euh parce que l’élève, c’était un bon élève l’an dernier et puis brusquement il
s’est mis à délaisser les cours en septembre donc euh j’avais réussi à le à le voir parce qu’il allait en
atelier mais pas en enseignement général et puis progressivement il s’est mis à se dévoiler en me
disant que ben il subissait la pression de l’autre les violences verbales parce que c’était un bon élève
[…] il a fallu du temps pour qu’il en parle parce que après je me suis posé la question de comment on
va gérer ça comment on va remettre les choses en place par rapport aux autres élèves, mais sinon non
il n’y a pas de confidences, non , non, non, il y a je vous dis … c’est des choses qui ne se disent pas
mais qui sont perceptibles… ». Cette enseignante distingue bien la perception des problèmes de leur
verbalisation par un élève qui se « confierait ».
La mise en activité des élèves s’appuie sur des choix pédagogiques de contenus jugés pertinents ou
fondamentaux pour le public et son « niveau ». De fait, ce sont moins les contenus en eux-mêmes qui
désignent la spécificité de l’enseignement en milieu populaire que le temps consacré à en développer
telle ou telle partie selon les « besoins » des élèves. Fiona, qui enseignait en CM2 à des élèves en
difficulté se souvient d’avoir surtout consacré du temps à des activités en français qu’aux
mathématiques.
« … j’avais organisé un petit coin lecture avec des coussins […] c’était vraiment un peu d’écriture
aussi, on avait ns affiches à nous […] on prenait le temps, on s’occupait d’eux quoi… ».
Le recours au travail de groupe permet la mise en activité d’élèves en ce qu’il i) offre la possibilité
d’individualiser puisque l’enseignant observe le travail de chacun et les difficultés rencontrées, et dans
la mesure où ii) il permet dans certains cas la mise en compétition entre élèves de différentes groupes,
ce qui confère à « l’émulation » un sens moins scolaire et plus ludique :
« En fait… chaque groupe travaille, il y a des rapporteurs qui viennent au tableau et euh le groupe qui
a le mieux travaillé, qui a été le plus productif, qui a fait le plus d’efforts, ils ont +1 en fait sur la note de
travail personnel… bon ça créé une compétition mais qui est saine disons, c’est bien, eux ils travaillent
bien mais c’est pas du tout « hein vous vous avez eu +1 » ça , ça va à peu près … les points c’est pas un
problème … donc ensuite ils travaillent beaucoup à l’oral euh …et j’essaie de valoriser ça quand même
ça parce que euh il n’ y a pas grand-chose qui marche »(Manon, PLC2 lettres).
Anita, PE en CE1 a également recours au travail en groupe en évitant de constituer des groupes de
niveau : « déjà les plus forts sont souvent, donc en travail de groupe ils sont avec les plus faibles. Je ne
fais pas un groupe de faibles, de moyens et de forts ! Donc j’essaie de mélanger pour que l’élève fort
puisse tirer vers le haut l’élève faible … ».
5. Les différentes manières d’évaluer les élèves
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L’évaluation désigne un ensemble de procédés utilisés par l’enseignant afin de s’assurer des
acquisitions des élèves, et éventuellement des modes d’acquisition des savoirs. Elle s’avère souvent
une épreuve jalonnée de doutes et s’avère répondre davantage à un souci institutionnel qu’à des
questionnements pédagogiques. L’évaluation vient en quelque sorte perturber le rapport désintéressé
aux savoirs (Barrère, 2002), ce que les enseignants visent (sans y croire) inculquer aux élèves. Selon
les disciplines, l’évaluation prend différentes formes car répondant à des injonctions institutionnelles
spécifiques. En mathématiques, l’évaluation porte aussi bien sur des savoirs constitués (apprendre des
propriétés…), que sur leur application (exercices), mais elle est porte sur des produits de savoir à
contexte varié (DS versus DM).
Les enseignants interrogés tentent souvent de pacifier la relation aux élèves à partir d’une évaluation
qui ne soit pas strictement sommative et qui tienne compte de leur progression. Enseigner en milieu
populaire ne signifie pas que les enseignants soient indulgents, c’est plutôt l’inverse qui est souvent
relevé (Duru-Bellat, Van Zanten, 2006). Pourtant, et c’est sans doute le propre de ces moments de
transition où les enseignants cherchent à neutraliser la violence symbolique de la notation (Jellab,
2005), nous relevons que l’évaluation prend le chemin d’une volonté de valoriser les compétences des
élèves, quitte à durcir au fur et à mesure les modes d’évaluation à l’approche des échéances (des
examens par exemple). Diane, professeur de lettres, nous dit :
« … ça commence par dès fois avec certains par un rapport de force et puis après ils le disent parce que
si on travaille beaucoup sur euh exprimer ce que l’on ressent enfin donc on a le droit de lui dire quoi et
euh ils le disent qu’ils ont fait des progrès dans tel ou tel domaine ou euh que leurs parents sont fiers ou
des choses comme ça parce que souvent ils ont eu des bulletins catastrophiques, des notes lamentables
quand ils sont classés parce qu’il y a encore des écoles où ils sont classés ils étaient derniers ou avantderniers et puis là ils se retrouvent avec des bonnes notes parce qu’on ne note pas ce qui ne va pas, on
ne note ce qui va donc forcément ça fait des meilleures notes alors leurs parents ils sont contents et pis
ils sont soulagés et tout, donc le regard dans la famille aussi change et du coup ils sont assez
reconnaissants même si ils nous disent merci, merci à longueur de temps mais on le voit, ils restent un
petit peu à la fin, ils ont du mal à sortir de la classe pour aller en récréation ou le soir ».
Les effets de violence induits par l’évaluation « classante » contrarient des enseignants soucieux de ne
pas stigmatiser les élèves le plus en difficulté. C’est ce qu’exprime Anita qui, tout en oeuvrant pour
atténuer les effets de classement entre élèves ne peut éviter une « même évaluation » puisque le
programme est identique :
« Je mets des couleurs pour éviter les mauvaises notes : vert/ orange/ rouge, il a fallu expliquer cette
notation et dédramatiser la note quand il y en a … avec les parents et l’élève. Quand ça ne va pas
j’appelle les parents … Beaucoup de parents ne viennent pas, non, non, ils ne veulent plus venir et
d’autres savent qu’il y a trop de difficultés. J’ai vu une maman, très réticente : ‘‘je sais ma fille a zéro’’
… mais après elle m’a écouté et elle m’a dit je vous fais confiance… je lui ai dit qu’on allait travailler
autrement et ensemble […] De toutes façons à quoi ça sert le zéro ? Il fallait sortir de ce système […]
par exemple … cet élève, je me dis si elle a toujours zéro, ça ne sert à rien de mettre toujours zéro, ça ne
lui sert pas et moi aussi … ça ne me sert pas … au début quand je suis sortie de l’IUFM, je travaillais
différemment. J’avais deux évaluations différentes. Pour moi c’était logique que les enfants n’aient pas
les mêmes évaluations puisqu’ils n’étaient pas au même niveau… et donc maintenant je fais la même
évaluation pour tout le monde … et puis il a aussi les inspecteurs qui trouvent que ce n’est pas normal
qu’on ne fasse pas la même évaluation pour tout le monde et qu’on ne fasse pas la même chose avec les
élèves, puisque l’enseignement, le programme est le même pour tout le monde normalement, les enfants
doivent avoir la même évaluation … ».
L’évaluation des élèves procède d’une interrogation perpétuelle en vue d’arbitrer la question suivante :
doit-on exiger des élèves ce qu’on leur a enseigné ou ne s’agit-il pas de les évaluer sur les
compétences acquises à partir d’un enseignement déterminé ? S’il s’agit de restituer des savoirs tels
qu’enseignés, c’est la logique de l’enseignement qui l’emporterait sur la logique de l’appropriation. En
même temps, évaluer des élèves sur des compétences construites à partir de telle ou telle activité laisse
une marge non négligeable au hasard, et surtout à l’injustice puisque les savoirs évalués deviennent
moins normés ou codifiés. C’est sans doute un tel écueil qui conduit une partie des enseignants à
considérer que l’évaluation ne peut être « objective » que si elle « mesure » des compétences
accessibles aux élèves et devant inlassablement être retravaillées en multipliant les activités et les
52
supports. Pourtant, évaluer suppose aussi que les élèves identifient bien les objectifs des activités
proposées, comme les finalités de l’apprentissage (ce que l’on vise à apprendre est aussi ce que l’on
vise à évaluer). Ainsi, la pédagogie de l’explicite devient aussi bien affaire d’enseignement qu’affaire
d’évaluation. Parlant de ses élèves de 4ème qui éprouvent des difficultés face à l’écrit, Manon, PLC2 de
lettres, rapporte ses stratégies d’évaluation en ces termes : « Et donc en fait pour ce qui est de l’écrit,
comme c’est souvent la catastrophe, je fais beaucoup, beaucoup de formatif. Donc j’essaie de leur
faire écrire des tous petits textes en classe et aussi à la maison et en fait ils recommencent beaucoup
leurs textes. Et j’essaie de donner les mêmes objectifs, donc par exemple écrire un récit de combat ou
alors insérer un portrait dans un récit. Mais je change l’intitulé du sujet, enfin le support … pour
qu’ils n’aient pas l’impression de faire toujours la même chose… bon de toute façon au bout de deux
fois, ils ne le refont plus… donc bon j’ai vite compris. Donc je les fais écrire juste une dizaine de
lignes, comme ça ils écrivent régulièrement et puis quand c’est bien c’est pareil j’ai toujours ce
système de +1 ou +2 pour travail maison réussi. Donc les DS en français… les écrits, c’est
catastrophique. En fait les DS ça m’effrayait un peu, j’avais peur que ce soit la catastrophe, j’ai fait
mon premier lundi. Je vais essayer de les faire réussir en classe aussi, et puis de les noter aussi pour
voir un peu où ils en sont. Donc là c’était sur la tonalité épique, sur le récit de combat dans le cadre du
moyen–âge. Bon... ils ont à peu près utilisé les conseils des DM, ce n’était pas trop mal, et en fait je
fais beaucoup de grilles d’auto-évaluation. Donc on prend l’objectif, on discute, qu’est-ce qu’on peut
faire, qu’est-ce qu’on ne peut pas faire, toujours pareil en groupe et après au tableau, et donc ils font
une synthèse, une synthèse que je tape pour le cours suivant et je leur donne la grille. Donc en fait il a
les objectifs et ce qu’ils doivent faire, il y a pas content, moyen content et content. et donc il font leur
auto évaluation, ils essaient de se mettre une note. Parfois ça correspond… ». Mais bien que
souscrivant majoritairement à l’évaluation formative, les enseignants interrogés ne délaissent pas
l’évaluation sommative puisqu’ils savent que l’appropriation des savoirs implique aussi la maîtrise de
connaissances spécifiques.
"Est-ce que tu peux me parler de l’évaluation, comment tu évalues, euh ?
Bruno : Bah alors, alors l’évaluation. Bah je dirais déjà qu’il y a entre guillemets des
directives, des
souhaits donc des inspections mathématiques. Il y a trois types d’évaluations, enfin trois types de
devoirs qu’on leur donne, donc il y a une évaluation directe d’apprentissage de cours…
On leur demande en gros de réciter de restituer quelques définitions, quelques propriétés quelques
formules, et puis une partie, dans ce type d’évaluation, une partie d’application directe,
donc
juste
savoir refaire en gros les exemples qu’on a mis dans le cours. Donc ça c’est le béa, euh la base. Après, il
y le travail à la maison, qu’on évalue aussi parce que régulièrement on leurs donne des DM, des devoirs
à la maison […] Donc c’est une suite d’exercices, on va dire de ce qu’il faut savoir faire, et puis, on se
fait plaisir un petit peu et tout
ce qu’on a pas pu faire, qu’on estime comme intéressant, ça peut être
culturellement intéressant parce que ça montre l’utilisation des mathématiques, ça ouvre sur je ne sais
pas moi, sur d’autres champs que les maths quoi […] La note, si elle permet à l’élève de s’évaluer,
constitue pour l’enseignant un moyen susceptible d’impliquer son public. Ainsi, pour susciter la
participation de la classe et lutter contre sa « passivité », Bruno est parfois amené à noter l’implication à
l’oral : « je suis arrivé parfois dans des classes qui étaient muettes, qui ne voulait pas participer, pas
parce que euh, ils n’avaient pas la réponse mais parce qu’ils estimaient que ça ne servait à rien, et là en
général, le fait de mettre une note de participation orale ça on la met jamais mais il y en qui sont un peu
plus scolaire on va dire et qui se disent oh bah si il y a une note je participe, bon et puis ça redynamise
et puis il y a un effet boule de neige après… ».
Pour les enseignants interrogés, l’évaluation est à la fois nécessaire et teintée d’injustice. S’ils
ne voient pas le moyen d’éviter d’évaluer les connaissances et les compétences des élèves, ils
s’interrogent de manière récurrente sur son bien fondé et surtout sur son caractère juste. Sans doute y
voient-ils malgré tout un obstacle non pas pour que les élèves investissent les savoirs en eux-mêmes,
mais parce qu’elle rappelle la forme scolaire et perturbe la proximité relationnelle que les enseignants
tentent d’instaurer avec leur public. Le point de vue de Thierry, PEGC de français et H-G. atteste bien
des cas de conscience que l’évaluation pose pour les enseignants :
Enseigner en milieu populaire implique la construction de postures professionnelles censées
mieux « adaptées » aux élèves. Si l’adaptation aux élèves constitue une expression peu objective, elle
indique (implicitement du moins) que ce sont les savoirs à enseigner qui deviennent l’objet d’une
redéfinition, d’une « traduction » pensée à travers la dialectique enseigner/apprendre.
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6. Un fort discours sur l’adaptation aux élèves
Certains enseignants souhaiteraient instaurer des classes de niveau pour lutter contre l’échec
scolaire. Ce souhait qui part d’une « bonne intention » est loin d’être perçu par les enseignants comme
un élément pouvant creuser les écarts entre « bons » et « mauvais » élèves.
«… j’essaye de faire euh, travailler, euh, d’adapter mon rythme au rythme des élèves les plus lents, et là
c’est toujours la même chose aussi c’est pas facile facile, à faire quoi, pour le bien il faudrait que même
en cours d’histoire géographie il y ait des groupes de niveaux, comme on faisait autrefois en français et
en maths, en maths ils le font encore d’ailleurs euh, Stéphane il en a peut être parlé, des groupes
d’excellence et tout ça, les maths, maths excellence… » (Martine, professeur d’histoire-géographie).
6.1. Qu’est-ce que s’adapter ?
Les travaux faisant état de l’adaptation des enseignants aux élèves de milieu populaire
insistent sur le fait que cette logique est moins propice aux apprentissages puisqu’elle apparaît, à bien
des égards, moins exigeante que ne l’est une logique de professionnalisation (Bouveau, Rochex,
1997 ; Van Zanten & al. 2002). Est-il si évident de définir la limite entre adaptation et
professionnalisation ? Est-il pertinent d’opposer une adaptation « sur le tas » et une
professionnalisation nourrie de savoirs pédagogiques et didactiques ? Les enseignants ne sont-ils pas
chacun à sa manière un expert de l’enseignement, faisant des aller et retour entre l’action et la
réflexion ? Nous postulons que l’adaptation aux élèves telle que définie et mise en œuvre par les
enseignants repose sur des savoirs implicites, mêlant références didactiques et pédagogiques, et
connaissance (plus ou moins intuitive) des élèves via des modèles de perception socialement construits
et contextuellement structurés (exercer en REP ou en établissement de centre-ville n’est pas anodin
dans cette structuration du savoir sur les élèves et leur mode d’implication). Mais qu’est-ce que
l’adaptation aux élèves ? Martine conçoit l’adaptation en terme de régulation de la tension entre
apprentissage des élèves et finalités curriculaires, et c’est en terme d’expérience incorporée qu’elle dit
avoir construit son savoir professionnel. Le repère en matière de progression lui est fourni par les
collègues enseignant la même matière .
« Essayer de prévoir euh, ça ça va se passer comme ça, euh, untel, euh je commence un peu à avoir de
la bouteille euh, maintenant (rires) et je commence un petit peu, à voir un petit peu comment ça va se
passer donc euh, euh, essayer de ne pas aller trop vite non plus parce que dans mon enthousiasme pour
le programme, dans mon enthousiasme et puis surtout essayer de ne pas me dire j’ai un programme à
faire il fait que j’arrive à telle date à telle moment, parce que les élèves ils ne peuvent pas, avec les
élèves on ne peut pas, donc s’adapter c’est peut être un peu ça, donc oublier un petit peu le carcan un
peu on va dire, le programme et puis les suivre eux, leur rythme, essayer tout au moins, parce que bon
on a des obligation aussi, justement les devoirs communs, on devait être tous arrivé au même chapitres
en même temps mais nos classes ne se réalisent pas de la même façon, bon essayer aussi de dire que bon
untel est à un chapitre plus loin, bon et bien on fera porter les révision sur un chapitre en dessous… ».
L’adaptation aux élèves constitue une « réponse » que les enseignants tentent d’inventer à
l’épreuve des formes de réticence manifestées par les élèves, ou le plus souvent, eu égard aux
difficultés de compréhension et aux « lacunes » qu’il convient de compenser. Cette adaptation prend
souvent la forme d’une recherche de supports et d’objets d’apprentissages « accessibles » et
« motivants », en privilégiant notamment des situations « concrètes » dans lesquelles l’enseignant fait
état des usages et des implications « pratiques » desdits savoirs :
« C'est-à-dire que bon, on se rend compte au bout d’une heure de cours on sait si on a réussi ou si on n’a
pas réussi. Et c’est un peu plus clair si les élèves bon si les élèves réussissent enfin sont restés attentifs
si globalement on voit que les élèves ont réussi bah on voit que le cours est passé donc la méthode pour
l’amener a été bonne quoi. Et puis bah par contre si on passe son temps à maintenir le calme ou on
passe son temps à à répéter trois quatre fois la même chose c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas.
Donc ça peut être ponctuel, il s’est passé quelque chose l’heure d’avant et puis euh… »(Bruno).
Mais les finalités pratiques sont aussi celles qui ont trait au rapprochement entre les savoirs et leurs
usages. Plus précisément, lorsque le savoir semble décontextualisé (et peut-être désincarné ou abstrait
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pour les élèves, c’est le cas notamment des mathématiques), la tendance est à la recherche de
situations ou de supports permettant d’accompagner – ou de soutenir – le langage (disciplinaire) :
transmettre et agir ne sont pas indissociables.
« Il y a une année, on a travaillé avec le lycée agricole qui était voisin, il y a avait une activité jardinage
et j’arrivais à faire des maths avec ça, donc euh les maths passaient beaucoup plus facilement parce
qu’ils voyaient entre guillemets leurs utilités, enfin, ils utilisaient les maths donc ça passait, ça passait
bien et puis à côté, il y avait la réalisation de quelque chose, la production de quelque chose donc euh, il
y avait pas de démotivation et on voyait des élèves qui avait euh même des élèves entre guillemets en
relatif échec arrivaient à, au moins essayaient de le faire… » (Stéphane).
Mais l’adaptation aux élèves à travers l’inscription des savoirs dans des activités « pratiques » est
aussi liée aux dispositifs mis en place, telles que les 3 èmes d’insertion ou les 3ème à projet. Ainsi, pour
des élèves de 3ème d’insertion, Stéphane, professeur de mathématiques, avance :
« moi je faisais plus la partie maths donc on travaillait sur les ponts donc tout ce qui est voûte, tout ce
qui est calcul, donc ça les intéressait énormément et puis on allait une fois par mois dans le lycée et il
avait des séances de deux trois heures de taille de pierres. Donc ça marchait, mais super bien, donc ils
étaient euh, à aucun moment ils m’ont posé problème, donc je n’ai jamais eu de problèmes de
disciplines avec eux, je n’ai jamais eu à les à faire des remises à l’ordre importantes parce que, parce
que ça passait tout seul. Donc je je à la limite, je sais que ça ça fonctionne, donc il faudrait le
généraliser, bon est-ce qu’on peut le généraliser, bon cette année il y en a plus parce qu’on a pas les
moyens de pouvoir le faire, bon alors que tout le monde était partant pour continuer. Parce qu’on s’est
rendu compte, parce que moi personnellement moi je me suis rendu compte que ça ça passait bien… »
. Les finalités que Stéphane associe à son enseignement sont doubles : une ouverture du savoir
mathématique sur le monde pratique, des situations incarnées (telles que savoir calculer et raisonner en
géométrie sur des supports pratiques, taille de la pierre, jardinage…) et une aide scolaire permettant
aux élèves de s’orienter, de s’en sortir en rejoignant un autre avenir professionnel que celui de leurs
parents. Il semble bien que la détresse sociale, le chômage frappant de nombreuses familles et les
difficultés de tout ordre rencontrées par les élèves amènent une partie des enseignants à penser
différemment leur métier, à réaliser que les savoirs disciplinaires sont loin de suffire et ce, au-delà des
questions stricto sensu pédagogiques :
"C’est quoi réussir ?
Ah réussir, c’est qu’ils aient un métier plus intéressant, enfin plus intéressant, plus tranquille que leurs
parents (inaudible) Métal Europe, c’était très triste, donc en gros que les enfants n’aient pas à revivre les
mêmes difficultés que leurs parents, alors ça ne veut pas dire forcement faire de très longues études si il
y a une élève qui devient, qui devient je ne sais pas tiens plombier, qui monte sa boîte de plombier et
qui s’en sort bien, c’est super. Le tout c’est que euh, à la fin quand il quitte le collège, il puisse faire ce
qu’il veut faire si il veut être plombier et bien plombier et nous on l’aidera à ça…
Mais…
Et je pense qu’on y arrive à ça…
Et comment tu vois ta part d’aide ?
C’est une part de conseil, d’orientation, de soutien enfin, pff, c’est (…) je ne sais pas si j’y réussis
toujours parce que c’est pareil on est pas tellement formé pour ça quoi, la formation qu’on a au départ
c’est une formation purement disciplinaire. C’est pas, c’est euh, si c’est important mais, on est pas
forcement préparé ou formé et on va apprendre sur le tas, si évidement, si si on a l’état d’esprit à
pouvoir l’apprendre, si si j’en reviens à tout à l’heure…(Bruno).
L’adaptation aux élèves pose la question des exigences et des modes d’action engagés par les
enseignants. Tous les enseignants interrogés ciblent des difficultés récurrentes chez certains élèves :
problème de rythme (lenteur ou manque d’investissement et d’attention), difficultés de compréhension
(en particulier des consignes, ce qui se conjugue le plus souvent avec la difficulté à saisir le sens des
tâches à effectuer), un rapport problématique à l’écrit et des difficultés de mémorisation. Anita, PE en
CE1, fait état des problèmes mnémoniques chez une partie de ses élèves. Elle tente de s’adapter à ce
problème : « [Pour] la mémorisation de texte, en fin de journée je les interroge sur ce qu’on a fait en
classe. Donc mon emploi du temps est affiché en classe et en fin de journée je demande à un élève :
‘‘tu peux me raconter ce que tu as fait dans la journée’ ?’. Donc, il essaie de raconter, de retrouver.
Ensuite tous les soirs ils ont des mots de lecture à mémoriser et aussi de l’orthographe … ».
L’adaptation aux difficultés des élèves s’appuie également des projets interdisciplinaires impliquant
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des enseignants qui identifient des objets de travail communs. Ainsi, Caroline qui enseigne les lettres
au lycée, consacre une partie de son travail au module méthodologique portant sur la mémorisation et
le développement de la logique :
« on a un gros module par exemple on a fait un gros travail sur la mémorisation euh donc il y a plein
d’exercices à la fois visuels et auditifs enfin il est assez rigolo celui là il n’est pas très fatiguant donc là
on fait toute l’équipe complète généralement on travaille au rétroprojecteur avec magnéto, enfin c’était
le module de mémorisation, là c’était CDI bon on a travaillé avec la documentaliste, le module logique
avec le prof de maths […] on l’a fait un peu plus ludique il dure deux heures aussi et donc toute la
première période de septembre à novembre en gros, on ne fait pas de français ni de langues enfin on en
fait un petit peu mais on fait de l’interdisciplinarité méthodologique… ».
Le souci de faire réussir les élèves semble parfois subsumé par le doute d’être moins exigeant, comme
si l’origine sociale souvent populaire du public scolaire impliquait une indulgence, voire une
« empathie », et partant, contribuait à la redéfinition même de ce qu’est la réussite scolaire. Sylvie,
PLP lettres-anglais, estime que son point faible est de n’être pas suffisamment exigeante avec ses
élèves :
« un de mes grands travers, c’est cette empathie avec le public qui fait que j’aurais tendance à moins
exiger de l’élève, c’est-à-dire, dans un souci d’aboutir à quelque chose de positif, peut-être que les
exigences sont très limitées… ».
Aussi, cette enseignante questionne-t-elle sa pratique en interrogeant le lien entre les apprentissages et
le sens des savoirs censés être acquis :
« quel est mon but, est-ce que je veux en faire [des élèves] des êtres qui ne pourront se servir de
l’anglais dans leur quotidien, ou dans leur quotidien professionnel ? … non, pour moi, une ouverture
d’esprit mais aussi leur montrer qu’on les considère comme des élèves qui sont en mesure d’apprendre
quelque chose, qui amènent une réflexion, ce qui peut aussi leur donner une ouverture d’esprit sur les…
je veux dire comment vivent les gens en France […] moi, la mission que je me vois, c’est […] de les
rendre des être pensants, des êtres responsables, des citoyens quoi, en faire des gens qui sauront se poser
en tant que personne »(Sylvie).
Former des êtres pensants et « citoyens » apparaît ici, comme une manière de finaliser des savoirs,
sans pour autant abandonner les exigences cognitives qui les spécifient. La finalisation des savoirs –
en les ouvrant sur le monde, en les intégrant dans le quotidien professionnel des élèves de LP ou dans
leur vie quotidienne en général – constitue une pédagogie du détour, où l’expérience « parlante »
devient à la fois point de départ et point d’arrivée – en étant réinterrogée – pour un public
majoritairement destiné à devenir ouvrier ou employé. Tout se passe comme si l’adaptation aux élèves
procédait de la spécificité des savoirs à enseigner dans son rapport avec leur devenir – social et
professionnel – probable. Sylvie, en oscillant entre l’anglais professionnel et l’anglais comme contenu
ouvrant les élèves sur le monde et l’Europe en particulier traduit bien le souci de ne pas dissocier la
formation professionnelle de l’émancipation culturelle de son public. De même, Gilles, PLP en
menuiserie, s’attachera à valoriser les savoirs professionnels eu égard à ce qu’ils amènent comme
autonomie et adaptation sociale des élèves. Le statut propédeutique de l’enseignement primaire amène
Patrick, professeur des écoles, à poser que les savoirs ont pour vertu l’apprentissage de base en vue de
préparer les échéances scolaires à venir, le baccalauréat en l’occurrence. Ainsi, si le rapport aux
savoirs des enseignants procède de leur histoire socio-subjective, il est étroitement lié au contexte
d’exercice, à l’étape de scolarité de leurs élèves mais également à la matière enseignée. Ainsi, là où
Bruno, professeur de mathématiques, observe que « les maths, ça sert à penser par soi-même »,
Manon, professeur de lettres, considère que la littérature donne du sens à la vie et permet de tisser des
liens, etc.
6.2. Adaptations ou lorsqu’il faut rendre les savoirs « parlants »
Les enquêtes sociologiques dont on dispose font état d’une corrélation étroite entre la
massification et les difficultés éprouvées par les élèves face aux savoirs, ce qui se traduit par un
accroissement des contraintes professionnelles chez les enseignants. Le souci d’adaptation aux élèves
devient envahissant, même si le sens même de l’adaptation comme ses modes d’existence pratique
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sont loin de faire l’unanimité. Sans le savoir, Bruno, professeur de mathématiques, donne une
conception « piagetienne » de l’adaptation aux élèves :
« on a envie de s’adapter, si on n’est pas enfermé dans les certitudes, vraiment ma méthode c’est la
bonne et c’est eux, c’est les élèves qui doivent se plier à ma méthode, il faut trouver un compromis, un
compromis entre voilà ce que je veux faire et voilà où je veux arriver et puis comment je peux amener
les élèves à y arriver… ».
Les différentes stratégies mises en œuvre par les enseignants afin d’intéresser les élèves
admettent souvent un caractère téléologique dans la mesure où prédomine l’idée que seuls les savoirs
« parlants » ou permettant aux apprenants de « vivre » une ou des expériences sont à même de les
mobiliser. Certes, il existe différentes manières de finaliser les savoirs et entre un savoir censé
permettre la compréhension du monde et un savoir assurant la maîtrise de compétences utilisables en
situation de travail ou de communication, il y a des différences. Mais le fait est que la finalisation des
contenus enseignés constitue une autre variante de la forme scolaire et désigne bien un dépassement de
la simple relation tautologique de l’apprentissage pour l’apprentissage. En étant toujours soumis à la
forme scolaire et aux échéances que constituent l’évaluation des connaissances et les examens à venir,
les enseignants tentent de combiner les finalités stricto sensu scolaires à celles qui relèvent d’une
socialisation à des postures susceptibles d’entrer en dialogue avec les expériences de la vie. Ainsi,
apprendre à argumenter répond aussi bien aux exigences d’une épreuve scolaire qu’à celles, plus
informelles, que requièrent les interactions dans la vie courante. Caroline, professeur de lettres en
lycée, insiste sur les objectifs de l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et des échanges oraux en
classe : «… le goût de lire est une valeur … le goût d’écrire est une valeur… mais les élèves
découvrent le plus ce que ça peut vouloir dire […] c’est déjà ça dans la vie… j’ai des petits exercices
d’expression orale qui font un peu mon truc, bon les exercices qui préfèrent les gamins c’est la joute
oratoire… la joute oratoire c’est un débat organisé, un d’ébat d’équipe avec un sujet que j’inscris au
tableau un peu schématique […] Enfin bref des sujets très différents enfin le but c’est d’apprendre à
prendre la parole d’argumenter d’écouter l’autre et à évaluer parce que le jour de l’épreuve au
baccalauréat, ils ont cinq à dix minutes de recherches individuelles sur un papier en cherchant des
idées… ». Le débat a donc valeur de socialisation, et constitue en même temps un détour pédagogique
à partir duquel l’enseignante postule la possibilité de construire des compétences argumentatives.
L’expérience acquise au fil des années constitue souvent un repère pour les enseignants puisqu’elle
génère des routines professionnelles (Tochon, 1989) et les prédispose – sans les déterminer – aux
différents choix pédagogiques. C’est ainsi que l’adaptation aux élèves désigne cette capacité
d’effectuer des allers et retours entre les acquis de l’expérience, les dispositions variées des élèves face
aux savoirs, sur fond de tension permanente entre les exigences curriculaires (« le programme ») et le
« niveau » (connaissances, compétences et dispositions) des élèves. Cette tension traverse en
permanence le travail enseignant car les professeurs ont beau opter pour une logique d’adaptation au
niveau de leurs élèves, ils savent aussi que des échéances telles que les examens communs ou le
passage d’un cycle à l’autre (du primaire au collège, du collège au lycée) a des retombées sur leur
efficacité (de nombreux lycées ont pris l’habitude d’envoyer aux collèges les bulletins des élèves de
seconde, ce qui est une façon de souligner la pertinence ou non du passage, et partant, le niveau des
acquisitions). Cette enseignante exprime bien le paradoxe de l’adaptation :
« J’essaye de prévoir que ça va se passer comme ça… je commence un peu à avoir de la bouteille
maintenant, et je commence un petit peu à voir un petit peu comment ça va se passer donc, essayer de
ne pas aller trop vite non plus parce que dans mon enthousiasme pour le programme dans mon
enthousiasme et puis surtout essayer de ne pas me dire j’ai un programme à faire, il fait que j’arrive à
telle date à tel moment, parce que les élèves ils ne peuvent pas, avec les élèves on ne peut pas… donc
s’adapter c’est peut être un peu ça, donc oublier un petit peu le carcan, un peu le programme et puis les
suivre eux, à leur rythme, essayer tout au moins, parce que bon on a des obligations aussi, justement les
devoirs communs, on devait être tous arrivés aux mêmes chapitres en même temps, mais nos classes ne
se réalisent pas de la même façon, bon essayer aussi de dire que bon untel est à un chapitre plus loin,
bon eh bien, on fera porter les révisions sur un chapitre en dessous… » (Martine, professeur d’histoiregéographie).
L’adaptation aux élèves est plus ou moins aisée à réaliser. Elle déstabilise le métier en ce
qu’elle oblige à un bricolage qui éloigne souvent des pratiques pédagogiques dominantes, celles que
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l’on a eues comme élève et qui continuent à fonctionner à l’arrière-plan de la relation aux élèves.
Rendant compte de l’évolution de sa pédagogie en classe, Bruno, professeur de mathématiques en
collège, raconte :
« [ici]… il y a des élèves qui ont […] plus de difficultés donc il faut un peu de temps pour comprendre
que ce n’est pas pour tout le monde si évident, tout le monde n’a pas les mêmes conditions aussi
favorables de travail, donc il faut s’adapter c'est-à-dire [travailler] plus lentement enfin ça peut être plus
lentement, ça peut être faire autrement… c'est-à-dire [que] quand j’étais élève on n’a jamais cherché,
entre guillemets, à intéresser, c’était le cours, le cours devait par lui-même être intéressant mais on ne
mettait jamais la forme quoi, c’était le cours par lui-même était intéressant, alors qu’ici, un cours par
lui-même est rarement intéressant donc il faut essayer de le détourner donc dans des activités, peut être
un peu plus rigolotes qui sortent de l’ordinaire pour les amener à être intéressés… ».
Pourtant, l’habitus scolaire que l’enseignant s’est forgé continue à agir malgré la nécessité
d’adaptation. Bruno dira plus loin : [pour faire mes cours], Le schéma c’est le schéma classique tel que
moi je l’ai vécu en cours, c'est-à-dire petite activité pour découvrir une nouvelle notion, la mettre par
écrit et puis exercice pour l’appliquer. En gros, le schéma pour résumer c’est ça… ». L’adaptation
suppose un degré d’attention aux effets induits par telle ou telle tâche proposée. Ainsi, Manon, PLC2
de lettres dira à propos des moments de correction en classe :
« J’ai abandonné les corrections où personne n’écoute donc, disons qu’ils ont une correction qui est
personnelle, et ça, ça me prend énormément de temps et je doute de vraiment pouvoir le faire à chaque
fois pour toutes les classes l’année prochaine… ».
Ainsi, peu certaine de recourir à des corrections collectives en classe, cette enseignante perçoit
d’emblée qu’une telle tâche n’est pas mécaniquement efficace. L’adaptation prend la forme d’une
recherche « d’accroche » en partant des centres d’intérêt des élèves en vue de les amener aux savoirs
scolaires et à des compétences spécifiques. Manon, qui lisait des livres de littérature, pensant aussi que
cela intéresserait ses élèves réalise que ceux-ci lisent d’autres genre d’écrit, ce qui l’amène à des
ajustements :
« a première chose que je leur ai demandé en début d’année, c’était de ramener des livres qu’ils lisaient
chez eux ! c’était pour voir ce qu’ils lisaient et travailler sur les genres. Alors j’ai eu plein de choses :
les gamins qui m’ont ramené le bon petit classique pour faire plaisir à la prof après j’ai eu le Télé 7
jours… je ne m’y attendais pas du tout. J’ai eu comme Ok Podium mais ce n’est pas ça, j’ai eu Star
Club… bon ! des magazines de tuning et après, euh des choses que je ne connaissais pas du tout … j’ai
eu les jumelles Holcen. C’est en fait dans la série télévision c’est deux jumelles qui ont bah… l’âge des
filles de 5ème à peu près … et donc il y a une adaptation pour les livres et donc elles lisent ça et Buffy. Et
Charmed, grand succès aussi, une histoire de sorcière… et Titeuf… bon Titeuf … j’ai trouvé la parade,
les mettre en langage soutenu … mais j’ai vraiment beaucoup de mal …bon !! donc on les a classé par
genre… théâtre et poésie … bon moi j’aurais jamais ramener de théâtre et poésie en 5ème, donc on a fait
un peu un classement et je leur ai demandé s’ils aimaient lire et pourquoi, juste de me répondre par écrit
parce que je ne pouvais me souvenir de toutes leurs réponses… il y a certains qui étaient très francs,
« bah non je n’aime pas lire parce qu’on a déjà trop de devoirs », ah bah il met ça dans les devoirs …et
après l’opposé ceux qui me disaient « je n’aime pas lire je préfère sortir… » c’était plus dans les
loisirs… mais bon dans les loisirs je préfère aller chez les copains que de lire … donc j’ai essayé de
travailler comment ils envisageaient la lecture mais là gros paradoxe : ce n’était pas très futé de ma part
de mettre la lecture dans les loisirs alors que j’abordais ça en cours de français… donc ça été … j’ai tout
fait pour que ça ressemble le moins à un cours de français. Donc on change les tables, ils prennent le
caméscope eux-mêmes, ils s’interviewent … enfin bon, en essaie de faire tout ça et puis aussi de
partager les livres ».
L’adaptation consiste donc à opérer des détours en vue de « motiver » des élèves réticents aux savoirs
académiques. Ce faisant et bien que les enseignants soient assez sceptiques autour du flou
institutionnel entourant la catégorie « l’élève est au centre du système éducatif », ils œuvrent dans ce
sens puisque ce sont les centres d’intérêt – même si ceux-ci ne sont pas toujours en rapport avec le
contenu d’enseignement – des élèves qui deviennent le point de départ des activités. Manon use de
cette stratégie afin d’amener les élèves à lire et à partager entre eux leur lecture :
« Bon je leur ai montré ce que je faisais et puis aussi j’ai mes livres dans un répertoire. Je leur ai dit
qu’ils pouvaient compléter leur répertoire vu qu’ils n’écrivent rien dedans … et on a un fichier de
lecture … un classeur … en fait la seule contrainte c’est de me montrer ce qu’il y a avant … et en fait
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je ne corrige que les fautes … pour que les autres ne lisent pas des fautes d’orthographe, mais c’est tout
j’essaie de faire ça proprement pour qu’il n’y ait pas l’intervention de la prof surtout pas de stylo rouge !
… donc ils mettent ce qu’ils veulent. On a juste classé : roman, nouvelle, après on a mis : frisson,
aventure à l’intérieur… bon … Et donc on doit… On peut ramener une fiche qui présente le livre qu’on
a lu et le présenter à la classe en laissant un espace pour les remarques des camarades ou ce genre de
choses et j’en ai mis aussi … alors ça donne quelque chose de très hétéroclite, il y a des élèves qui
mettent des dessins. J’ai une élève qui dessine très, très bien, elle me fait des petites BD qui résument le
livre, c’est bien dessiné, on comprend presque tout …. Il y en a d’autres qui choisissent un passage. Je
leur ai présenté un abécédaire ? reprendre ce qu’on avait fait entre nous : l’interview du personnage
principal enfin ce genre de choses … c’est pareil : c’est pas très régulier … j’en ai beaucoup au retour
de vacances, dans l’année, à part quelques filles qui sont devenues assidues … euh … ils font ça quand
ils ont le temps … et tant mieux, je ne le demande pas comme un devoir… alors comme ils ont le
temps pendant les vacances … alors je n’ai pas trop réclamé … mais là j’ai quand même une baisse de
régime … 2 fiches en trois semaines … ce n’est quand même pas beaucoup … Mais c’est pareil , je suis
toujours dans ce paradoxe je ne réclame et si ça tombe à l’eau bah ça tombe à l’eau … mais donc le
fichier circule entre les élèves. Ils doivent se le ramener le vendredi… ».
La motivation des élèves qui reste une préoccupation fondamentale chez les enseignants oblige à un
« bricolage » pédagogique permanent, un bricolage qui ressemble plus à du tâtonnement en début de
carrière qu’à un travail intégrant progressivement les réussites et les échecs dans des routines
professionnelles établies. Fiona, PE en REP, raconte en ces termes sa démarche pédagogique pour
l’activité lecture en début de carrière :
« … les moyens n’étaient certainement pas très bons, parce que vu que je débutais, il y a bien fallu que
je choisisse une méthode de lecture, bon, je l’ai prise, alors je me souviens […]j’ai adapté, genre j’ai
essayé de leur trouver des petites activités ludiques, j’ai beaucoup axé sur la lecture orale, je leur lisais
beaucoup en fait, puis en théâtralisant, ça leur plaisaient énormément, donc forcément, ils avaient euxmêmes après envie de lire, en les écoutant beaucoup, ça a toujours été, j’ai toujours dialogué beaucoup
avec les élèves… ».
L’adaptation suppose que l’enseignant soit attentif à ce qui mobilise ou, au contraire, à ce qui porte
préjudice à l’attention des élèves. Gilles, PLP de menuiserie et qui n’a que deux ans d’ancienneté dans
le métier, observe que ses élèves sont réfractaires à l’écriture et que le recours aux schémas
« explicites » permet de faire en sorte qu’ils parviennent « à mieux retenir » :
« [Le cours, c’est] quelque chose qui soit propre qui soit lisible, parce que si c’est un chiffon, si c’est
photocopies de re-photocopies, ça finit par … et puis bon il faut surtout pour des élèves de BEP je ne
mets pas beaucoup de texte… on essaie de travailler avec des schémas, des schémas explicites qui
expliquent bien et puis mettre des petites définition, voir comment ça s’est vraiment pas un cours chargé
en écriture quoi il y a très peu de définition, je dirais de blabla à apprendre … c’est beaucoup de
schémas je travaille beaucoup avec les schémas je pense qu’ils arrivent mieux à retenir avec des
schémas enfin, ce qui est bien enfin je sais très bien en plus qu’il y a sur toute la classe il y a peut être
un quart qui réellement rentrent chez eux et relisent leur cours et je pense qu’avec les schémas on retient
peut être plus facilement ».
Rendre les savoirs parlants, c’est faire en sorte qu’ils rencontrent des prédispositions
favorables chez les élèves, prédispositions tenant à des questionnements personnels ou existentiels.
C’est ainsi que Diane, professeur de lettres, pense avoir trouvé une stratégie mobilisatrice via le
recours à des albums, avec des histoires qui interpellent la subjectivité des élèves.
« … je dois avoir une trentaine d’albums que j’ai décortiqués d’une façon ou d’une autre et à partir
desquels je travaille…. donc à partir de l’album, on fait tout, la lecture, l’écriture, l’orthographe, la
grammaire, la conjugaison, tout, à partir de l’album, pour pleins de raisons, une des raisons c’est que
c’est souvent assez court comme texte donc on peut faire un livre sans que ça dure six mois, ça c’est
déjà une raison c’était la première pour moi mais après je me suis rendue compte qu’il y avait bien
d’autres choses intéressantes dans les albums, une autre raison c’est que les albums c’est un peu issus de
la tradition du conte illustré finalement … ça a gardé de ça les thèmes très forts de l’enfance donc en
fait ça traite les problèmes qui sont les problèmes de mes élèves, les problèmes d’angoisse, de ne pas
être aimé, de ne pas savoir faire, de se perdre, les rites d’initiation, tous ces thèmes là qui résonnent très
forts pour mes élèves et ça c’est important parce que du coup ça a du sens c’est-à-dire que il s’agit pas
de faire du C.P. en sixième surtout pas, on a à faire à des grands, et souvent des très grands parce qui
ont des années de doublement derrière eux parfois ils ont treize ans parfois, peut être même
quatorze… »(Diane).
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L’adaptation aux élèves n’empêche pas des effets de division morale du travail, puisque davantage que
dans d’autres contextes, exercer en milieu populaire offre des possibilités de « partenariat » et de
distribution des rôles. Ainsi, Anita travaille-t-elle avec un instituteur spécialisé – un maître « E » – en
lui confiant les élèves le plus en difficulté tout en faisant en sorte que les activités proposées à son
propre groupe d’élèves soient mis à contribution par l’intermédiaire de supports variés de lecture :
« … je leur montre la trame d’un album et on écrit ensemble des petits albums […] au début c’est des
images à remettre dans l’ordre, d’un manuel , toutes simples, pour raconter une histoire les remettre
dans l’ordre et après c’est suivre la trame d’une histoire, au début on raconte, on écrit le nom du héros,
ensuite le problème arrive, il rencontre d’autres personnages … donc ça on essaie de le voir à travers
des albums traditionnels comme le petit chaperon rouge etc. et puis donc, là ils écrivent chacun une
histoire, on est aidé par la maîtresse REP… donc moi je prends le meilleur groupe, ils écrivent une
histoire et les autres travaillent avec des images , parce qu’ils en ont encore besoin… on les laisse face à
feuille blanche, ils n’écrivent pas … et le dernier groupe travaille avec le maître E, bon eux, c’est
davantage associer une phrase à une image … puisqu’ils sont , ils bloquent à l’écrit, bon, c’est leur
montrer qu’une histoire c’est un début , un milieu et une fin… ».
L’adaptation aux élèves est posée par les enseignants comme une adaptation à l’hétérogénéité
des élèves. Souvent, l’adaptation est une manière d’affirmer que l’enseignement et les exigences qu’il
implique, bien que soumis aux impératifs des curricula, ne peuvent être homogènes en s’adressant de
manière « identique » à chacun des élèves. Thierry, PEGC de français et H-G., explique comment il
tient compte de la difficulté des élèves pris singulièrement, c’est-à-dire avec leur difficulté singulière,
ce qui l’amène non pas à différencier son enseignement mais à différencier ses exigences à l’égard de
son public :
« …. [les élèves] vont faire peut-être les mêmes exercices que les autres mais je ne vais pas exiger
d’eux la même chose, c'est-à-dire que, je me souviens cette année d’une élève très en retard, je ne sais
pas exactement ce qu’elle a mais je soupçonne quelque chose, cette élève là ne s’est jamais découragée
même avec des bilans catastrophiques, elle est capable d’écrire un texte de 10 pages très incohérent, une
histoire complète pourtant. J’ai repris son texte, j’en ai repris 4 ou 5 pages, je l’ai tapé à la machine et
en fonction de ce qu’elle avait écrit, j’ai proposé un « re-travail » en fonction aussi des notions
travaillées à l’époque, elle fait le même travail mais ici, adapté, sa correction est adaptée. Et elle pourra
effectivement avoir une bonne note[…]Un autre exemple cette année, des primo-arrivantes qui
arrivaient du Maroc fin septembre, en ayant connu de la langue française que les cours en seconde
langue, sur le même travail que les autres, je donnais une version un peu différente, je n’avais pas les
mêmes exigences ».
7. Le travail en équipe : des minorités actives
On a longtemps soutenu que les enseignants travaillaient en équipe à mesure que les
conditions d’exercice du métier devenaient éprouvantes, comme c’est le cas dans les ZEP/REP et les
lycées professionnels (Périer, 2003). Or la réalité est plus complexe. En effet, non seulement les objets
du travail en équipe restent largement « formels » mais aussi, il y a bien loin entre les déclarations et
les faits concrets. Ainsi, dans un contexte aussi critique parfois qu’est le LP, les enseignants qui disent
travailler en équipe sont davantage amenés à se concerter suite à des incidents scolaires et moins en
vue d’élaborer un projet pédagogique collectif et fédératif (Jellab, 2005, a). Le statut même des
enseignants, en leur garantissant une autonomie pédagogique, concourt à en faire des acteurs « libres »
et surtout, attachés à une indépendance que consacre le pouvoir exercé sur la classe. Monique
Hirschhorn affirme ainsi : « La difficulté qu’éprouvent beaucoup d’enseignants à collaborer, à élaborer
des projets collectifs, devient fort compréhensible si l’on garde à l’esprit qu’une des caractéristiques
essentielles du statut est d’assurer l’indépendance des individus. C’est l’autonomie dont l’enseignant
dispose dans sa classe qui fait de lui un individualiste et non l’inverse » (1993). Ce sont surtout des
minorités actives, résultats d’affinités interindividuelles qui expliquent l’existence d’un travail en
équipe, ou plutôt d’un travail engageant quelques enseignants convaincus de l’intérêt de cette
démarche. Mais l’instabilité des équipes contrarie souvent la continuité de l’action :
«… c’est vrai qu’il faudrait avoir une continuité, avoir une durée, il faudrait toujours rester avec des
gens comme ça, on fait une équipe pédagogique, on la choisit par affinité quand même, on va travailler
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ensemble. Alors là notre petite équipe… les matières c’est physique, SVT, anglais, allemand… ça
change parce qu’on a eu des changements de professeurs français, science éco, …. sport ça change
aussi… on est cinq ou six à travailler ensemble depuis des années […] on a tous la même conception de
l’école on aide évidement le gamins à être bien à l’école à réussir ça va de soi et euh on essaie de se
motiver, on essaie de trouver des choses qui soient motivantes pour les uns et les autres » (Caroline,
professeur de lettres).
Si de nombreux enseignants disent « travailler en équipe », ils ne le sont que sous l’effet d’affinités
personnelles. Par ailleurs, et lorsqu’on se penche sur les objets de travail, la plupart des « projets » ou
thèmes restent intra-disciplinaires. Les professeurs des écoles ou instituteurs semblent paradoxalement
plus « ouverts » sur des thématiques diverses, comme si leur polyvalence leur assurait, selon leurs
centres d’intérêt – qui tiennent largement à leur scolarité antérieure, plus diversifiée que dans le
secondaire – la possibilité de se concerter sur des contenus novateurs. La donne est différente en
collège et en lycée. Certes, les échanges avec les collègues enseignant la même discipline relèvent
davantage de discussions informelles et régulières que de transactions institutionnalisées et formelles.
Mais la manière dont les enseignants vivent ces échanges traduit tout autant un degré de maîtrise des
objets de travail – les programmes notamment – qu’un certain rapport aux savoirs où l’on pense « faire
mieux » à réfléchir à « sa » matière qu’à s’éparpiller dans un projet « transversal » peu convaincant
quant à ses effets sur les apprentissages. A côté des affinités interindividuelles, il faut que les objets ou
contenus de travail aient des relations « évidentes » avec l’enseignement de « sa » discipline afin
qu’advienne un travail en équipe. Martine, enseignante en histoire-géographie au collège exprime bien
cette réalité :
« Donc entre collègues de d’histoire géographie, là, avec mes deux autres collègues puisqu’on est trois,
on s’échange… ‘‘tiens moi je vais faire voir telle cassette, est ce que ça t’intéresse ? ou bien il y a
possibilité d’organiser un voyage, on se communique en salle, ‘‘j’ai eu des renseignements pour aller à
tel endroit, euh, qu’est ce que tu en penses ? …donc il y a pas mal de communication, d’échange quoi
entre collègues […] Et avec les autres collègues de français, même chose comme il y a des points
communs, dans le programme d’histoire et de français, je vois avec elle […] Je me dis ‘‘tiens c’est
possible’’, ‘‘vous allez l’étudier en français ?’’ Par exemple, le programme de quatrième, je prends un
exemple qui me vient à l’esprit, Le Bourgeois Gentilhomme, on doit voir la critique de la société par
Molière… ».
Les dispositifs institutionnels tels le PPCP (projets pluridisciplinaires à caractère professionnel), les
TPE (travaux personnels encadrés) et les itinéraires de découverte ont eu des effets sur le travail en
équipe, mais la conviction des enseignants qui s’y engagent est souvent antérieure à leur implication.
Plus précisément, les enseignants impliqués et croyant véritablement en l’efficacité de ces dispositifs
ont souvent fait l’expérience d’un travail en équipe basé sur l’élaboration de projets collectifs. Par
conséquent, lorsque ces dispositifs ont été instaurés, les enseignants étaient déjà socialisés à l’idée et à
la pratique du travail en équipe autour de thématiques transversales. Il arrive cependant qu’un
dispositif, par son caractère régulier et structuré, devienne une occasion afin de changer sa pratique,
d’expérimenter d’autres stratégies pédagogiques. En ce sens, le travail en équipe autour d’un thème
n’a de pertinence qu’au regard de ce que l’enseignant en dégage comme éléments sur sa pratique en
classe. Ainsi, sur l’investissement et le temps consacré aux IDD, Martine dira :
«… ça m’apportera autant personnellement je pense qu’aux enfants, si on peut leur faire voir par
exemple l’histoire géographie autrement que par des leçons, à apprendre, des résumés etc, si ça peut
enrichir leur culture personnelle… ».
Mais parfois les enseignants sont peu convaincus de l’intérêt du travail en équipe. A cela,
plusieurs raisons : la faiblesse des collectifs de travail au sein de l’établissement, elle-même liée à
l’absence d’une politique organisant des occasions de réflexion collective autour d’objets ou de
problématiques « transversales » ; la distance entre générations qui repose moins sur une logique
« d’âge » que sur une logique « d’ancienneté » dans le métier et dans l’établissement (ainsi, les
enseignants arrivés récemment dans l’établissement éprouvent une difficulté à imposer leur point de
vue, ce qui explique leur défection face aux projets déjà établis) ; des différences idéologiques ou de
vision relatives aux finalités de l’enseignement, ce qui touche également l’autonomie professorale qui
reste un objet sensible, où exposer sa pratique reviendrait à exposer sa personne à la critique. Interrogé
61
sur le travail en équipe, et sur sa fréquence qui serait assez répandue, Gilles, PLP de menuiserie, réagit
en disant :
« …non je n’irai quand même pas jusque là… peut être que moi aussi enfin, moi j’ai encore du boulot à
faire pour aller dans ce sens là, mais bon comme on était tous nouveaux, déjà on a essayé de s’intégrer
nous à notre poste parce qu’on ne connaissait pas les ateliers et quand on est arrivés il y avait des élèves
qui connaissaient mieux les ateliers que nous donc bon bah c’est pas […] C’est pas évident, de savoir
les objets les personnes magasiniers des trucs comme ça les ébénistes bon c’est vrai […] Moi je ouais
non, je n’ai pas cherché vraiment cette année à travailler à fond avec mes autres collègues enseignants,
bon bah à l’avenir je vais essayer parce que bah on a des projets des PPCP des des projets
professionnels à caractères pluridisciplinaires […] l’année prochaine j’ai déjà trouvé un petit projet pour
l’année prochaine je n’en n’ai pas causé aux collègues, on propose et après ceux qui sont ok …
maintenant on ne peut forcer personne à faire, puis bon apparemment comme cette année enfin j’avais
un collègue quoi avait demandé, et puis bah il a eu aucune réponse, et puis bah tant pis je vais le faire
tout seul c’est dommage… ».
On peut remarquer qu’une part du travail en équipe est facilitée par des dispositifs
institutionnels tels que les IDD. Ceux-ci deviennent alors un prétexte permettant de construire
collectivement des savoirs en puisant dans ses lectures « personnelles ». Tel est le cas de Martine qui,
connaissant les publications de l’UNESCO relatives au patrimoine naturel et culturel, a travaillé avec
le professeur de français et le documentaliste pour amener les élèves(de 5 ème) à effectuer des
recherches en groupe et à repérer les différences entre un patrimoine naturel, un patrimoine culturel et
un patrimoine mixte. Mais le travail en équipe n’est pas forcément une « réalité » courante, y compris
dans les établissements à recrutement populaire (en LP par exemple). Dans de nombreux cas, ce sont
des événements inattendus et plus ou moins en rapport avec l’ordre scolaire (problèmes d’indiscipline,
de violence…) qui déclenchent des réunions de circonstance, sans que des projets et des objectifs
communs et sur le long terme ne structurent ces réunions.
C’est davantage sous l’effet d’impulsions individuelles sur fond d’affinité personnelle que se
met en place non pas un travail en équipe, mais des réponses collectives à un problème ou une
question particulière (par exemple, des enseignants d’une même discipline se réunissent pour préparer
un cours, des activités, le travail avec d’autres acteurs ne leur apparaissant guère comme une
nécessité).
Dans les établissements où il est développé, le travail en équipe ne prend pas forcément
l’aspect de réunions de concertation ou d’élaboration de projets en commun. Il peut être plus informel
à travers notamment des échanges entre collègues autour de leurs pratiques en classe, de ce qui
« marche » ou « ne marche pas » (en général, ces échanges prennent appui sur des classes identifiées
comme classes « à problèmes » ou comme ayant un niveau scolaire faible). Dans certains cas, le
travail en équipe se limite à un travail en binôme, tel Gilles, professeur de menuiserie, qui se concerte
souvent avec un collègue, issu de la « même promo » de professeurs stagiaires, et avec lequel il
« s’entend » très bien. Les échanges apparaissent souvent comme un élément permettant la réduction
des incertitudes professionnelles et des doutes quant à l’efficacité de sa pratique. La déception est ainsi
atténuée par le soutien (informel mais en réalité les enseignants savent que les questions des collègues
ne sont pas anodines et qu’elles peuvent les concerner au premier plan) :
« si quelque chose ne fonctionne pas et bien aucun, aucun scrupules… puis je laisse tomber et puis ça
arrive (inaudible) en allant voir ce que font les autres en ayant différentes approches, voir ce que les
autres ont testé, qu’est-ce que eux, ils ont pensé de ce qu’ils ont fait, est-ce que ça a réussi. Et puis bon,
après on essaye de faire la synthèse et produire quelque chose de nouveau. Des fois on le reteste, on voit
ce qui marche, ce qui ne marche pas et puis on abandonne quoi ! » (Bruno).
Le travail en équipe peut aussi décliner avec le temps et apparaître en arrière-plan d’une
nostalgie, eu égard à l’ambiance actuelle dans l’établissement scolaire :
« Et là ça a été la grande époque entre euh, autour des années 95 là on a des projets d’équipe sur euh, au
niveau des projets binômes et après l’esprit des projets s’est étendu à l’ensemble de l’établissement et
l’établissement entier travaillait dans un esprit d’aide donc euh depuis il y a eu bien évidemment
beaucoup de changements de départs de ces gens là, mutation aussi à l’intérieur des équipes et donc
pour l’instant je reste avec un projet sur une classe avec une équipe complètement interdisciplinaire
avec maths, physique, svt. Il est resté un peu du petit noyau de départ avec quelques petits arrivants on
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travaille à l’heure actuelle dans l’établissement il y a deux seconde qui travaillent un projet
interdisciplinaire et une qui fonctionne dans celle où je suis et l’autre non pour des raisons de profs
malades enfin il y a eu des problèmes internes (rires) tout le reste fonctionne…
[…]Bon alors lors des modules qui arrivaient dans des matières comme le français, l’histoire-géo les
langues et les maths et là c’est vrai qu’on a fait des choses étonnantes parce qu’à un moment on a
travaillé à quatre classes de seconde on appelait ça la quadruplette donc avec le même après midi
banalisé donc on pouvait moi professeur de français dans la classe de seconde 1 je pouvais aller cette
après midi là en seconde 3 ou 4 que je ne connaissais pas on cassait les structures par exemple on avait
fait un cours c’était Jean-Philippe qui animait, un module sur la logique devant 120 gamins, un peut
comme un cours magistral… »(Caroline, professeur de lettres).
On constate que les enseignants impliqués dans un projet avec les élèves identifient fortement
leurs difficultés à des épreuves professionnelles. Du coup, non seulement ils « dévoilent » leur
quotidien en classe mais aussi, ils sont à la recherche de réponses individuelles et collectives qui, de
toute façon, sont mutualisées (ou au moins discutées). Le projet apparaît indirectement comme un
élément soudant l’équipe enseignante et partant, ouvrant vers l’interdisciplinarité et ses effets sur
l’apprentissage. On peut remarquer que cette ouverture n’affaiblit guère l’attachement à sa « matière »,
mais la met en dialogue avec d’autres disciplines :
« Pour les secondes hein après bah de de la Toussaint jusqu’à on ne va pas dire jusqu’à la fin
de l’année parce qu’on a toujours des projets mais on arrive jamais à les mettre en forme jusqu’à Pâques
ça reprend des structures un petit plus traditionnelles avec des modules histoires etc mais avec toujours
notre projet intégré hein. Notre projet d’année alors cette année on a comme projet d’année pour les
classes de seconde ils doivent ça se divise en deux étapes et on va bientôt terminer la première, on les a
lancés dans une recherche sur euh, ils doivent reconstituer un équipage de bateau par petites équipes de
trois quatre maximum et ils vont partir naviguer à une époque de leurs choix pour découvrir la vie d’un
peuple donc on a fait une liste des peuples les maoris (inaudible) ils choisissent et les époques euh
l’époque c’est du seizième au dix-neuvième et on a pas pris le vingtième exprès ! (rires) Donc ils étaient
dans une épreuve de recherche Internet etc évidement le choix de l’époque le choix du peuple voir si il y
a cohérence si le peuple etc. Ils en sont là pour l’instant et on leur à fait aussi toute une séance sur avec
des bd des articles sur la vie à bord d’un bateau les différents types de bateaux etc ils sont en train de
glaner tous leurs renseignements là mardi on les alors c’est ça notre projet on a des rencontres avec eux,
alors là les équipages sont constitués les époques sont choisies et on va leur demander et alors là on
commence mardi ils vont nous rendre leurs récits de leurs voyages écrits avec pour euh avant les
vacances de février un récit avec environ une dizaine de pages pas forcément tout le voyage parce que
ça dépend de la direction au bout mais une partie de leurs voyages prendre un point de vue avec si
possible qui qui écrit est ce le mousse est ce le capitaine (rires) le charpentier du bateau ils n’auront pas
forcément le même point de vue où vont devoir rentrer toutes les matières puisqu’ils ont déjà rechercher
tout ça ils ont déjà des documents sur les maladies, le scorbut etc.[…] Euh la voie marine euh les
instruments de physique avec les cours de physique les petits calculs en maths avec les nœuds marins et
puis en français avec l’écriture la narration, la cartographie ils choisissent des cartes qui vont nous
rendre juste avant février qu’on va évaluer ensemble un fait une correction individuelle pour chacun des
collègues puis on évalue ensemble le récit ça fait une note qui compte dans la moyenne générale comme
une matière et ensuite à partir euh à partir euh après février on va préparer une expo et là ils vont euh
une expo la plus vivante possible il faut qu’ils nous fassent des petites constructions précises pour
reconstruire un instrument une maquette enfin bon peu importe sur le peuple qu’ils ont découvert de la
façon la plus originale c’est ce qu’ils vont présenter au lycée ils vont faire une exposition la dessus et on
va les emmener (Caroline).
Chez d’autres enseignants, notamment ceux qui enseignent plusieurs disciplines – c’est le cas des
PEGC, des PLP de matières générales et de certaines spécialités comme l’histoire-géographie –, le
travail en équipe s’accommode d’un rapport « transversal » aux savoirs. En effet, lorsque l’enseignant
ne s’identifie pas à une seule « matière », quand il enseigne différents contenus appartenant à
différents domaines disciplinaires, l’ouverture sur la transdisciplinarité semble plus plausible, ce qui
rend compte de l’engagement dans des collectifs de travail via notamment la mise en place de projets.
Thierry, PEGC de français, histoire-géographie, considère qu’enseigner ces contenus facilite la mise
en place d’un « projet chansons » et le travail en partenariat avec un musicien professionnel :
« …. Cette année, j’ai une 6ème à la fois en français et en histoire-géo, ça fait la troisième année que ça
marche ainsi parce qu’on est branché sur un projet particulier qui est la création de chansons […] On a
l’aide d’un musicien professionnel qui vient 18h sur l’année, qui intervient à l’occasion dans le primaire
et qui est intermittent du spectacle. On crée des textes, on trouve des airs dessus, on enregistre un CD
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parce qu’ l faut aussi que les élèves chantent ce qu’ils ont créé et ce n’est pas la chose la plus facile. On
travaille avec le prof de musique aussi. En fait, on est 4 à travailler avec ce groupe là. En principe, tous
les profs de la classe devraient s’investir mais de fait, pour créer des chansons, c’est pas tellement le
prof de maths qui intervient. En l’occurrence, il intervient comme accordéonniste, comme musicien.
Moi, j’interviens à la fois comme musicien et prof de français ».
Soulignons que Thierry pratique la musique en tant que loisir, ce qui explique au moins partiellement
l’implication dans le projet chansons.
Manon, enseignante qui débute dans le métier fait l’expérience d’un IDD (itinéraire de découverte)
avec un collègue d’espagnol également débutant, et c’est pour elle la première occasion pour
expérimenter le travail « en équipe ». Cette opportunité semble d’abord être la conséquence d’un
dispositif institutionnel – les IDD ont été mis en place dans les collèges à la rentrée 2001 afin de
favoriser l’ouverture culturelle des élèves, le décloisonnement des disciplines et le travail en équipe
des enseignants – qui offre l’occasion à Manon d’une décentration partielle de sa discipline. Pourtant,
c’est la difficulté à « s’imposer » en tant que professeur stagiaire « ayant tout à apprendre » qui
explique la distance perçue par Manon entre elle et les collègues de français. « … il n’y a pas du tout
de travail en équipe en français, parce que les profs sont tous au top […] moi je pense que les IDD, ça
permet un de parler à des profs avec qui on ne parlerait pas, parce qu’ils sont à l’autre bout du
bâtiment… le prof d’espagnol, il est à l’autre bout, je ne le verrai pas […] Et de deux, ça permet de
faire autre chose quoi ». Cette ouverture sur « le faire autre chose » amènera Manon à construire un
autre rapport professionnel aux savoirs à enseigner. Travaillant avec son collègue sur la parodie et plus
particulièrement à partir de Don Quichotte et de Don Juan, Manon réalise progressivement que la
transmission des savoirs peut s’opérer de différentes manières, impliquant un changement de posture
et de « statut » de l’enseignant :
« … on a réfléchi à deux [avec le professeur d’espagnol] à ce qu’on pouvait faire et en fait, le thème
qu’on a retenu c’est la parodie parce que c’est dans le programme de quatrième […] donc, au début,
moi j’expliquais aux élèves ce qu’on attendait et je leur expliquais qu’on allait travailler la parodie…
bon, ça ne nous emballait pas trop, et puis, je me suis aperçu que ça commençait à aller beaucoup mieux
quand ils travaillaient, quand ils ont commencé à écrire leur petite scène et au moment où je n’étais pas
celle – on va dire – qui leur apporte la bonne parole mais celle qui les aide… Donc, ils m’appelaient en
me disant bon, bah là, ça ne va pas du tout, on n’y arrive pas, on ne sait pas ce qu’on va faire ».
L’engagement de Manon dans un IDD permet d’envisager autrement la relation enseigner/apprendre
puisque les élèves, valorisés, ne sont pas évalués en terme de résultat scolaire (ou de note), mais en
terme de construction et d’appropriation de notions littéraires. Lire et écrire des textes parodiques
conserve à l’activité une exigence intellectuelle, en étant en phase avec le programme de français de
4ème. Aussi, le « autre chose » que l’IDD permet d’instaurer dans le quotidien du métier nous semble
davantage référer à un enseigner « autrement », puisque l’enjeu reste d’intéresser les élèves
réfractaires à la forme scolaire.
La mise en place de projets concertés avec des collègues part toujours du constat des limites
ou des impasses des pratiques pédagogiques usuelles ou classiques. Ces impasses réfèrent aux
difficultés éprouvées par certains élèves face à des contenus ne faisant pas sens ou apparaissant
comme hermétiques, voire éloignés de leurs préoccupations quotidiennes. Sylvie, PLP en lettresanglais réalise tous les ans qu’une partie importante des élèves entrant en LP ne maîtrisent pas les
compétences rédactionnelles et éprouvent des difficultés face à l’écriture. Aussi, c’est à partir de ce
constat qu’elle a été amenée à mettre en place et à animer des séances avec des collègues, et ce, dans
le cadre d’un projet :
« … on sentait bien que même si c’est un groupe restreint puisque généralement, on n’a pas plus de
quinze élèves dans ces groupes là, on voyait la difficulté qu’on avait à pouvoir répondre aux demandes
des élèves, ou plutôt pour essayer de palier leurs difficultés, c’est-à-dire […] comprendre les consignes,
à répondre, à rédiger… on s’est dit on est trois, il y aura donc des capacités à comprendre les élèves
quoi » (Manon, professeur de lettres stagiaire).
Mais comme l’a bien montré Anne Barrère, dans le secondaire, la prégnance d’une culture du travail
autonome, identifiant largement l’enseignement à une activité « privée » dans la classe, la perception
même des « problèmes » devient à la fois sensible et sujet de discorde. Ainsi, parlant d’un élève
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violent en classe, Manon exprime en ces termes le désaccord des enseignants quant à la conduite à
adopter :
« il y a un gros désaccord. Alors il y a le prof principal que je ne vois pas beaucoup mais visiblement on
a la même vision de cette classe, qui me dit et à juste titre, qu’il connaît très bien le rôle du
« bordeleur » mais que par contre, si on s’adresse à lui comme à un élève normal, ça va peut-être le
déstabiliser et qu’on arrivera peut-être à quelque chose… Alors on a essayé au début… et en fait il y a
l’autre partie des profs qui dit « mais bon il faut arrêter, il faut le coller… il faut l’exclure… » et c’est
un peu ce débat en ce moment… et on a une fiche de suivi à remplir… et on verra… visiblement il est
infect dans tous les cours, y compris le cours d’EPS, où il est limite dangereux… bon c’est un peu le
problème. Et il y les élèves que j’avais réussi à intéresser, à canaliser, qui tournent un peu du côté
obscur… il les a enrôlé, ça y est c’est parti… alors qu’il n’y avait pas cette mentalité là dans la classe de
se dire à côté des profs, je suis le plus fort ! ».
Travailler en équipe ne saurait se satisfaire des seules injonctions institutionnelles, qui sont
souvent incantatoires et contradictoires – par exemple, on dit qu’il faut travailler en équipe en même
temps que la culture du recrutement et de l’inspection dans les collèges et lycée reste foncièrement
disciplinaire – et les enseignants interrogés ont souvent fait l’expérience d’une difficulté
professionnelle qui les amène à penser l’ouverture sur les autres enseignants. C’est bien au prix des
difficultés professionnelles et de la capacité à transformer ce qui peut être de l’ordre d’une difficulté
« personnelle » en problème « professionnel » que s’effectue la construction – jamais établie – d’un
travail en équipe. Bruno, professeur de mathématiques, l’exprime lucidement lorsqu’il dit : « parce
qu’il y a des profs anciens qui euh, qui font très bien partager leur expérience, ou alors moi j’ai fait ça,
ça a marché et qui connaissent les choses qui ne marchent pas, ils n’ont absolument aucune peur
d’avouer que ça n’a pas fonctionné. Mais je trouve qui reste pour beaucoup trop encore une réticence,
ben, chez moi ce truc la marche pas, parce que si on avoue que ça ne marche pas, on a l’impression
d’avouer un échec personnel, et c’est pas un échec personnel, parce on fait des erreurs et on peut, on a,
on a le droit de faire des erreurs, donc je ne vois pas pourquoi, même tout prof n’aurait pas le droit de
faire des erreurs, donc euh j’ai pas de, euh, je reconnaîtrais très facilement que il y a des classes avec
lesquelles ça marche difficilement, il y a des cours où ça a été vraiment nul, mais bon c’est ça peut
arriver, ce qui faut c’est comprendre pourquoi ça, pourquoi on a été mauvais et essayer de trouver la
cause et essayer d’y remédier et puis bon une aide extérieure… ». Mais il y a une différence entre
l’interdisciplinarité et l’intradisciplinarité. En effet, et alors même que les échanges informels avec les
collègues peuvent engager des professeurs de disciplines différentes, il en va autrement s’agissant des
professeurs enseignant la même matière. Ainsi, Bruno qui dit parler de ses problèmes avec des
enseignants, se focalise sur les professeurs de maths (c’est-à-dire ceux qui n’ont pas les mêmes élèves
que Bruno) pour dire l’entente et le travail (formel) en équipe :
« …j’ai honnêtement j’ai la chance, d’avoir une bonne équipe de maths parce qu’on est tous sur la
même longueur d’onde, on a tous, enfin on a tous, ça c’est pas fait du jour au lendemain non plus, c’est
à force de se connaître bon, on connaît le rôles et les points forts de chacun, bon on a plus d’a priori, le
fait de se connaître… ».
Ce qui revient à dire que le travail en équipe ne prend ni la même forme, ni les mêmes
contenus, et ne vise pas non plus les mêmes objectifs selon qu’il s’agisse de travail interdisciplinaire
ou intradisciplinaire (ou « monodisciplinaire ») !
Les enseignants travaillant en équipe sont ceux qui innovent également dans leur classe. Mais
le passage d’une logique de travail centrée sur « sa » classe et « sa » pratique à une logique de travail
ouverte sur les autres classes et collègues s’effectue davantage sous l’effet d’affinités – disciplinaires,
idéologiques, générationnelles… - et moins sous l’effet d’une politique du chef d’établissement. Et
c’est parfois la rencontre avec un enseignant ayant développé un rapport spécifique à son métier –
rapport réflexif, auto-analyse de sa pratique – qui ouvre sur de nouvelles postures professionnelles.
Sylvie, PLP de Lettres-anglais dira :
« bon moi je continue à travailler avec L. M. sur les projets … je veux dire le travail d’équipe là, avec
L. et P. on intervient, dans un travail ensemble face à la classe, avec L. c’est un travail d’équipe je veux
dire sur des projets, je veux dire sur des pratiques communes etc, je veux dire aussi le bien fondé entre
autre de ce ces pratiques que l’on partage avec L. c’est aussi d’amener des collègues, à se poser des
questions sur leur enseignement sur les pratiques et peut être aussi à ce qu’ils ne soient pas isolés parce
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que souvent si il y a des difficultés, il y a des difficultés parce qu’on est seul […]Qu’on ne partage pas
donc là on mène ça et puis justement ce qui est intéressant on s’est réunies Mercredi là, pour faire un
point sur euh l’un des projets que l’on veut mener l’an prochain avec L. donc on va continuer avec les
bacs pros comme on fait depuis quatre ans et je lui ai demandé à ce que l’on mène ces projets c'est-àdire encore une fois sur l’estime de soi, et être acteur de sa formation sur les fameux menuisiers qui sont
qui ont besoin d’un un cadre, ils ont besoin que l’on s’occupe d’eux à plusieurs, voilà parce que sinon
c’est difficile d’autant plus qu’il y a une jeune équipe de professeurs de menuiserie qui est arrivée cette
année et qui se trouve un peu désemparée face à des jeunes ».
De même, Diane, professeur de lettres en REP, parle de l’influence d’une autre enseignante, S.
S. sur sa pratique en classe :
« oui [la rencontre avec Séverine S.] c’est déterminant, c’est sur parce que c’était tellement dur ce que
j’ai vécu que je ne me serai pas durcie parce que ce n’est pas mon caractère, je ne me serai pas durcie
contre les élèves mais je me serai épuisée inutilement, j’aurai peut-être cherché dans de mauvaises
directions … j’aurai pris trop à cœur ou tandis qu’elle, elle m’a prise par la seule façon qui me convient
bien … elle m’a mise au travail, elle m’a dit ‘‘t’as pas assez cherché, cherche dans cette direction là’’ et
ce qui est vraiment intéressant c’est que elle a toujours des discours de dire le prof a en main sa solution
quoi et en même temps, elle se plante à longueur de temps et j’allais dans ses classes et c’était le bordel,
les élèves parlent tout le temps et ils travaillent pas forcément et ils se disputent et ils s’insultent et
malgré tout, de séance en séance, on voit qu’ils ont bougé, qu’ils ont travaillé… ».
8. Souci de justice et innovation chez les enseignants : vers une éthique de l’engagement
Toutes les enquêtes sociologiques portant sur les enseignants soulignent leur faible politisation
au sens d’adhésion à des valeurs collectives, à des grandes symboliques idéologiques (la République,
la Nation, la Citoyenneté). Par contre, le déclin des références idéologiques ne conduit pas à l’abandon
de principes éthiques, plus pragmatiques, voulant concilier l’exercice effectif du métier et des valeurs
soucieuses de justice. Manon dit ainsi sa réticence quant à une « éducation » des parents qui passerait
par une action de sensibilisation à la lecture. En cela, elle ne souhaite pas entrer dans un rapport de
domination qui existe déjà par ailleurs mais qui prendrait une tournure plus « autoritaire » via des
propos normatifs :
« Ma maître de stage m’a suggéré aussi de faire le partage dans la famille mais moi, je le sens
pas trop … ça me gène … non je n’ai pas à intervenir dans ce qui se passe à la maison … non pas
maintenant […]Exactement … elle accueille les parents dans ses classes … bon c’est la classe pupitre
… et puis ce n’est pas pareil … Moi je les ai vus à la réunion euh … ils ont un discours : « il faut
qu’elle lise parce que ça lui permettra de s’améliorer en lecture » et je ne sais mais … j’ai pas envie
qu’ils disent c’est quoi cette petite jeune qui a envie de changer notre vie le soir à la maison … Peut-être
plus tard quand j’aurais suffisamment confiance en moi mais pas pour l’instant … donc euh , ça je ne
l’ai pas fait … là ils étaient d’accord avec le projet pour leur enfant … peut être qu’ils n’auraient pas été
d’accord pour eux … enfin je ne sais pas … alors le partage dans la classe et dans collège ».
L’engagement des enseignants repose moins sur des valeurs transcendantales que sur des
convictions pratiques tenant à une vision du monde spécifique. Mais cet engagement suppose une
distance ou une réflexivité incluant plusieurs dimensions, celle des relations aux élèves, du travail
pédagogique et des interactions avec les collègues, et de manière plus générale, avec l’institution
scolaire. Diane, professeur de lettres au collège, observe que « si on change sa façon de travailler, si on
change son regard, si on accepte de se mettre en danger, en fait, on peut obtenir des résultats, mais le,
le dire à, ça laisse entendre aux autres qu’ils pourraient peut être aussi changer et que si finalement ils
sont toujours dans leurs difficultés, s’ils sont dépressifs, [c’est de leur responsabilité] ». Cette
enseignante dira aussi avoir à faire à plusieurs discours contradictoires qui impliquent un
positionnement personne délicat et ne résolvent pas les problèmes concrets :
« … dans notre collège on a beaucoup de syndicalistes euh, alors euh il y a des discours, j’ai entendu
tout et son contraire, il y a un discours du type il faut que ça soit tout le monde pareil, et puis j’ai
entendu un autre discours qui est, au tout début, qui est de dire t’as pas à prendre en charge les
insuffisances de l’institution, c’est-à-dire que pour ces élèves là qui sont tellement en difficulté, il faut
des profs spécialisés dans une structure spéciale, et en faisant ça sans, à moyen constant, quoi
finalement euh tu donnes bonne conscience à l’administration qui dit ‘‘Vous voyez bien il y a pas
besoin de donner des moyens supplémentaires, ni de créer des structures particulières’’. Et la politique
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de ce collègue là en particulier c’est de dire on laisse aller et quand ça explose, ils seront bien obligés de
changer bon sauf qu’on a vraiment explosé au collège au sens propre il y a eu des petites bombes et
tout fin voilà, on s’est retrouvé aux info nationales et même belges tous les jours pendant deux
semaines, ça n’a pas changé du tout ».
8.1. Le souci de justice
L’évocation des conditions sociales et familiales des élèves, avec des accents plus ou moins
compatissants laisse apparaître chez les enseignants une question centrale : celle de l’injustice dont
leur public aurait été victime ! Or cette injustice sociale est traduite professionnellement en terme de
risque d’être à son tour injuste, ce qui éloigne de l’idée d’un corps professoral acquis au pouvoir de
l’idéologie dominante et à la nécessité structurelle de maintenir une hiérarchie des classes (Althusser,
1965). Le souci de justice concerne directement les apprentissages et à bien de égards, ils taraude
parfois des enseignants hésitant entre adaptation à chaque élève et travail pédagogique en vue de
« transmettre » les mêmes connaissances à « tous » les élèves. Anita, PE en CE1, fait illustre bien ce
souci de justice qui le dispute à la gestion de l’hétérogénéité des élèves :
« … il n’ y a pas d’exclus, tout le monde a le même travail. Donc, quand je fais une révision de son,
parce que j’ai des enfants qui sont lecteurs et des enfants qui ont du mal à reconnaître un son simple…
on part du même texte , du même mot, et donc au début on est tous ensemble, on lit le texte au tableau
et après les élèves en difficulté je les regroupe ici, ils sont 5, sur l’ardoise avec des exercices plus
simples tout en travaillant sur le même support que les autres … donc… et les élèves le savent très bien
et ils sont calmes, ils doivent faire leur exercice tout seuls, trier les mots selon l’écriture, et ils s’en
sortent et ils savent très bien que les autres travaillent à l’oral, donc ils ont besoin d’écouter … mais au
final quand ils reviennent dans leur table , ils ont le même travail que les autres ».
La crainte d’une disproportion entre une évaluation scolaire – une notation en l’occurrence –
et le niveau effectif de l’élève, d’une distance entre un « trouble » du comportement et une sanction
travaillent les interactions pédagogiques et il n’est pas rare que les enseignants disent leur remord face
à une sanction perçue comme injuste. D’une manière sans doute réductrice, nous pouvons dire que le
souci de justice est vécu avec une forte acuité à mesure que les enseignants ont affaire à des élèves
issus des milieux les plus modestes. Non pas que la perception des élèves soit totalement adossée à
leurs conditions sociales qui fonctionneraient comme un prisme grossissant les difficultés des élèves,
mais le fait que ceux-ci soient davantage en échec scolaire lorsqu’ils proviennent de milieux
« défavorisés » en fait davantage des « victimes » à aider que des agents à l’avenir déterminé. Le souci
de justice subsume les interactions avec les élèves puisqu’il réfère aussi à la manière dont l’enseignant
s’implique et « écoute » les attentes de son public :
« [les élèves] ont l’œil juste quoi, et ils ont l’œil très très juste, c'est-à-dire qu’ils savent, ils savent les
profs qui s’investissent, ils savent à quel point ils travaillent, ils savent s’ils sont humains et en général,
ils tombent très près de ce que moi, enfin de ce que nous même on pense. Donc il ne faut pas se dire,
non non ils ne comprennent pas, et leurs jugements de valeurs, enfin leurs jugements de valeurs, parfois
évidement il y a des réactions épidermiques, lui je l’aime pas et globalement ils sont ensemble, ils sont
assez proches de la vérité ».
Mais ce souci d’aider et d’être le plus juste avec les plus démunis scolairement (et socialement)
n’empêche pas chez certains enseignants la nostalgie et le regret d’une ère où l’on pouvait travailler
avec des « groupes de niveau ». Ainsi, Martine avance :
«… donc j’essaye de faire travailler, d’adapter mon rythme au rythme des élèves les plus lents, et là
c’est toujours la même chose, c’est pas facile à faire quoi, pour bien faire, il faudrait que même en cours
d’histoire géographie il y ait des groupes de niveaux, comme on faisait autrefois en français et en maths,
en maths ils le font encore ».
Le souci de justice porte aussi sur les conséquences sociales tenant la responsabilité du système
scolaire. Les enseignants savent que la réussite scolaire est un atout majeur pour les élèves issus de
milieu populaire. Et à l’inverse, l’échec scolaire condamnerait ce public au chômage et à des formes
de dépendance économiques lourdes. Mais si l’échec scolaire peut être combattu, il est en revanche
plus difficile d’y lutter lorsque l’élève rompt sa scolarité ou quand il est exclu. Aussi, certains
enseignants interrogés sont-ils amers à l’égard de l’institution scolaire dont certaines décisions leur
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semblent pour le moins injustes. Diane dit en ces termes sa désillusion vis-à-vis de l’institution
scolaire :
« … j’ai beaucoup travaillé sur l’ambiance de classe, sur, c’était intéressant, avec les troisièmes,
complètement à côté de la plaque jusqu’aux non-lecteurs … c’est là que j’ai pris conscience des grands
élèves non-lecteurs. Finalement il y en a un qui a été viré parce qu’il était insupportable, et puis l’autre
on a essayé de le tenir jusqu’au bout fin ça était douloureux, c’est cette année là que j’ai perdu
confiance en l’institution, ça a été rapide dès ma première année de titularisation puisqu’il y avait une
grande victoire, une grande satisfaction des enseignants à avoir réussi à virer l’élève qui ne savait pas
lire et qui était effectivement très pénible. Mais comme c’était une victoire, moi je vivais plutôt ça
comme un échec de l’institution… ».
8.2. Postures innovantes : le savoir et l’élève « au centre » ?
Cela est peut-être dû au choix d’informateurs privilégiés, mais nos observations ne font pas
vraiment écho à celles rapportées par les travaux menés sur les ZEP : les enseignants interrogés n’ont
jamais abandonné le projet de transmettre des savoirs et leurs pratiques apparemment à finalité
socialisatrice, constituent autant de stratégies s’intégrant dans ce que nous appellerons une « ruse
pédagogique » en vue justement d’impliquer leur public dans les apprentissages. De fait, ils dépassent
l’opposition stérile entre le primat accordé à l’élève ou aux savoirs ! Car pour impliquer les élèves, il
faut tenir compte à la fois de la nature des savoirs, des difficultés cognitives qu’ils peuvent soulever et
des dispositions de chaque apprenant face aux activités. De fait, le recours à une pédagogie de
proximité – au sens large du terme, à la fois proche et attentive aux difficultés – constitue un moyen
permettant de poser au centre aussi bien les élèves que les savoirs. La démarche constructiviste
n’annule guère la place des savoirs et s’avère bien souvent plus efficace que l’enseignement
académique transmissif :
«…à la fin [de l’exploitation des différents documents], on fait ensemble le résumé au tableau pour le
cours, je remanie un peu la phrase et bon, ils participent quoi, à la rédaction du résumé, les mots
importants à souligner etc. et en plus du paragraphe, c’est généralement pas très long les résumés, je
leur donne beaucoup de définitions, de notions à savoir, qu’on note en rouge, le vocabulaire de la leçon,
donc ils participent en quelque sorte par leurs réponses et puis après, à la constitution du résumé, de la
leçon qu’ils auront à apprendre, et en fin de chapitre, dès qu’on a fait les trois quatre leçons du chapitre,
ils savent qu’ils ont un contrôle écrit sur tout le chapitre… »(Martine, PEGC Histoire-géographie).
La pédagogie de proximité vise à rapprocher l’enseignant des élèves afin d’instaurer une « confiance »
susceptible de lever les résistances face aux apprentissages. La proximité désigne aussi une affinité
intellectuelle au sens où l’enseignant « se met à la place » de l’élève pour mieux penser ses difficultés
intellectuelles et lui donner à voir que le droit à l’erreur comme ne pas pouvoir résoudre un problème
constituent des expériences « normales ». L’ultime proximité avec les élèves se remarque lorsque
l’enseignant lui-même dit éprouver des difficultés face à une activité ou un exercice. Le propos de
Fiona, professeur des écoles, nommée dans un collège REP en tant que professeur-référent, est idéaltypique de cette posture :
« Ben, encore une fois là, je pense là que les enseignants, soit ont le… le truc ou ne l’ont pas dans une
classe. Il y a des enseignants qui ressentent leurs élèves, on dirait qu’ils sont branchés euh sur eux et il y
en a d’autres qui ne sont pas… non […] un mercredi matin en maths, là je voyais ça cafouillait, les
élèves, ils ne comprenaient pas, il avaient pas à comparer les nombres décimaux. Et puis euh, je me suis
dit : ‘‘Bon ben, là ça ne va pas !’’.
Même Nathalie [professeur de mathématiques], elle dit ‘‘Je vais pas y arriver, je vais pas y arriver ! ‘’
Et puis, j’ai été au fond de la classe, j’étais même pas avec les élèves, j’étais au fond de la classe et ça
me tracassait, ça me tracassait, je me suis dit ‘‘Il faut trouver quelque chose !’’ Puis tout d’un coup, je
leur ai dit ‘‘Dîtes un peu, je vois que vous avez des problèmes mais moi aussi, j’ai des problèmes […]
vous savez, j’ai vraiment énormément de mal à faire cet exercice au tableau […] je vous signale que
moi, j’ai été, jusqu’à maintenant, j’ai été au C.M.2, j’étais pas en Sixième et je n’imaginais pas que la
Sixième, ça pouvait être dur pour moi aussi ! ‘’ […] écoutez, on va essayer de trouver tout seul, mais
surtout je compte sur vous, c’est vous qui allez m’aider, parce que, je dis, vous voyez moi, je vous aide
en français, mais c’est donnant-donnant, hein ! Vous m’aidez en maths !’’ Donc, on a cherché tous
ensemble une méthode, puis on a fini par mettre une méthode au point ». La posture de l’enseignant
68
« se mettant » au niveau de son public en s’affrontant à ses difficultés relève d’une co-construction de
« situations-problèmes » visant à affaiblir la dissymétrie de la relation pédagogique tout en
dédramatisant les situations d’échec devant des activités. Cette posture semble néanmoins assez peu
répandue mais plus présente chez les professeurs établis et qui ont aussi eu des difficultés scolaires en
tant qu’élève (Jellab, 2005).
On pourrait déduire, au vu des pratiques enseignantes en milieu populaire l’existence d’un
angélisme, doublé d’une compassion qui empêcheraient les élèves d’apprendre de manière optimale.
Les propos « compréhensifs » mettant en avant le peu de chance dont bénéficient les élèves, leurs
« handicaps » de toutes sortes accréditeraient cette impression, faisant ainsi des enseignants une sorte
de « conscience institutionnelle » devant réparer l’échec de « victimes » d’un système exclusif. Mais
hormis le fait que cette impression traduit mal la réalité complexe des relations entre les enseignants et
leurs élèves, mais elle va à l’encontre de tout optimisme pédagogique. Or c’est bien cet optimisme qui
explique les stratégies de détour, les mille manières d’évaluer les élèves, la redéfinition des contenus à
enseigner et leur finalisation, etc. Bref, si les enseignants exerçant en milieu populaire s’impliquent
dans leur travail, c’est parce qu’ils restent largement convaincus que l’on peut faire réussir les élèves
mais à la condition de procéder autrement. Exercer autrement le métier, c’est d’abord l’exercer
différemment comparé à ce que l’on a connu comme élève ; c’est aussi mettre en œuvre des stratégies
qui diffèrent sensiblement de celles en usage dans les établissements à recrutement plus favorisé, ou
chez les professeurs peu enclins à modifier leur pratique. Parmi les stratégies les plus différenciatrices,
on trouve le souci permanent de s’assurer que les élèves ont bien compris les contenus enseignés. Cela
amène les enseignants à être plus attentifs aux spécificités individuelles, même s’ils dénoncent les
classes surchargées et la multiplication des « problèmes » du fait de la massification. Aussi, et bien
qu’ils soient faiblement inspirés par les textes officiels – peu d’enseignants interrogés évoquent les
politiques scolaires comme discours constitués légitimant leurs choix pédagogiques –, les professeurs
insistent sur l’attention portée à chaque élève, sur la nécessité de tenir compte de chaque individu.
Bref, l’élève occupe le « centre » de la relation pédagogique, mais un centre fondamentalement défini
en terme d’accès aux savoirs et à la « culture ». Assurés de la probable efficacité d’une pédagogie au
plus près des élèves, les enseignants optent pour des stratégies plus souples. La différenciation
pédagogique ne concerne pas seulement les situations d’enseignement en classe. Elle prend également
forme à travers les différentes manières d’inciter les élèves au travail scolaire, au-delà de la classe.
Ainsi, Bruno a-t-il recours, en fonction des élèves et du contrôle familial à des « fiches de suivi ». La
fiche de suivi, « C’est au cas par cas, après bon, on finit par connaître les élèves avec qui ça va
fonctionner, donc on est plus enclin à en mettre pour des élèves avec qui ça fonctionne parce qu’on a
déjà testé, parce qu’on sait que les parents sont un petit peu derrière … parce que si les parents ne
vérifient pas régulièrement cette technique ça ne marcherait pas. Pour certains c’est une solution, parce
que ça, je pense que ça leur montre que finalement on s’intéresse à eux, parce qu’on les suit assez
personnellement, donc il peut y avoir un déclic, ponctuellement ça aide quelques élèves sur une
période on va dire de quelques semaines, de trois semaines à un mois, bon ils se remettent au travail,
donc ils raccrochent un peu et parfois rien que le fait de raccrocher un peu, j’arrive à voir que je peux
m’en sortir, je vois que je ne suis pas obligé de faire un effort trop important pour rester à niveau on va
dire honorable… ». Cela conduit parfois à des dérives – par exemple ce qui est négocié avec les élèves
peut être interprété comme un laxisme par ceux-ci – mais le plus souvent, l’implication des apprenants
est plus manifeste. Cela tient à l’alternance continue entre contrainte scolaire et liberté négociée dont
certaines recherches ont pu démontrer l’efficacité au plan cognitif (Lautrey, 1980). Aussi, et à l’image
de Bruno, professeur de mathématiques, l’action est à l’alternance entre exigence et accompagnement,
entre devoirs à effectuer à la maison (y compris les leçons à apprendre) et évaluation formative, en
évitant le plus souvent qu’elle ne soit imprévue (« j’évite les interros surprise, c’est faire du mal pour
rien »). De même, Anita, PE, qui insiste sur la clôture symbolique de l’école afin d’aider à
l’émancipation des élèves, dira au terme d’un entretien : « C’est important de les accompagner … les
parents et les élèves … on ne change pas leur vie, on les accompagne… ».
Bruno insistera sur la nécessité de ne pas avoir de certitudes quant à l’efficacité de sa pratique
pédagogique. Il dira ne pas souscrire à l’idée répandue relative à l’inadaptation des élèves à l’école,
alors que celle-ci devrait également se « remettre en cause ». La justice est alors affectée d’une valeur,
celle de la confiance réciproque (être juste, c’est « croire » dans la bonne volonté des élèves !) mais
69
aussi du « respect », défini par Bruno comme immanent aux exigences scolaires et relationnelles ! La
justice réfère
« …en gros [au] respect, enfin le respect, c’est un respect mutuel quoi ! Et c’est ça qu’il faut
réussir à instaurer, alors il faut il faut être euh, il faut être juste, il faut pas être laxiste, parce que c’est,
c’est pas ça qu’ils veulent pas, ils veulent pas qu’on soit euh, c’est pas un grand, ou c’est pas un copain,
c’est pas, ils veulent, ils veulent qu’on soit en gros un adulte référent, et c’est autoritaire mais pas
autoritariste enfin c’est euh, c’est montrer qu’on est qu’on est juste, qu’on est équitable, euh, euh, c’est
se faire respecter qu’on est pas non plus, il y a pas de mauvaise fois de notre part, qu’on est à leur
écoute, qu’on est assez ouvert, et même montrer qu’on s’intéresse à eux et montrer qu’on s’intéresse à
eux c’est pleins de trucs c’est euh, c’est organiser des choses pour eux, et organiser des choses pour
c’est, en restant dans les maths, c’est ça les, ils vous perçoivent différemment, ils se rendent très bien
compte de ceux qui s’investisse et de ceux qui ne s’investissent pas, et c’est rigolo parce que, j’ai déjà
fait des sorties scolaires avec des élèves et des jeunes élèves que j’avais eu en cours, bon le premier ils
sont assez, ils vous perçoivent en tant que prof et puis ils commencent à vous, comme on est hormis la
nuit tout le temps ensemble, les repas ensemble, ils vous voient un peu dans un autre contexte, ils vous
idéalisent un peu comme tel, alors ils se rendent compte que bah, il y a des profs quand même humains
et donc les rapports changent du tout au tout et après, ils reprennent confiance derrière ils sont assez
libres et ils vous disent ce qu’ils pensent de tous les profs… » (Bruno, prof de maths).
Différencier ses manières d’enseigner et de mettre en activité les élèves permet aux enseignants non
seulement de répondre aux différences de niveau et de postures cognitives des élèves mais aussi, de ne
pas avoir l’impression de ne travailler que pour le public « motivé » et « en réussite ». Thierry, qui
enseigne le français et l’histoire-géographie en collège, dit bien que le degré d’exigence varie selon les
élèves, et notamment selon leur « handicap » intellectuel (ce sont par exemples les problèmes de
mémoire chez certains élèves victimes de saturnisme) alors même qu’il soutiendra par ailleurs que la
connaissance de son public scolaire – notamment pour ce qui est de ses caractéristiques sociales et
culturelles – ne change pas « fondamentalement » sa pédagogie :
« … ce qu’on attend d’un enfant, je trouve qu’il faut le peser avec d’autres connaissances. Ce qu’on va
essayer de faire, c’est que l’enfant donne le maximum de ce qu’il peut faire tandis qu’avec certains
enfants le degré d’exigence ne sera pas le même, je vais donc demander d’autres types de travaux,
d’autres types de performance. Non pas que je l’estime profondément incapable de réussir mais je sais
qu’à cause de la maladie [il s’agit de cas d’élèves souffrant de saturnisme], je ne peux attendre de cet
élève là le même degré de réussite. Là, c’est au niveau de la relation individuelle, dans le groupe, avec
tel ou tel ou tel élève... ».
La clôture symbolique est sans doute une manière détournée visant à socialiser autrement les
élèves à la forme scolaire tout en conférant à l’école une double finalité, la formation intellectuelle et
la préparation à la « vie » et à ses contraintes. Chez les enseignants exerçant en milieu populaire,
l’innovation vise à mieux réconcilier les élèves avec les savoirs et sans doute avec la violence
symbolique que l’école génère puisqu’elle consacre la culture légitime au détriment de la culture
sociale et populaire. La référence à la singularité de chaque élève, le propos faisant la part belle au
caractère « unique » de chaque apprenant n’est qu’une manière de dire la nécessité d’innover en tant
compte de l’hétérogénéité du public. Mais en érigeant l’école comme seul « sanctuaire » (Dubet,
2002) capable de « sauver » les élèves, les enseignants en viennent à endosser une identité de métier
qui renforce paradoxalement le sentiment d’être responsable de « toute » la carrière scolaire des
élèves. Fiona, PE en REP, l’explique bien lorsqu’elle affirme :
« [c’est quoi « être efficace » pour toi ?] … être efficace, déjà la première chose que j’ai
constatée cette année, c’est que quasiment tout ce que j’ai fait l’année dernière, ils l’ont oublié ! Donc,
en Sixième. Donc, je me dis que là, je suis passée à côté de quelque chose ! Quelque part, je n’’ai pas
été efficace vu que ça n’a pas imprimé ! … être efficace, c’est leur donner […] les meilleures armes
pour se construire dans l’école en particulier, parce que c’est mon boulot… pour se construire dans leur
vie, aussi dans leur vie future…. j’ai la sale habitude de penser que je suis la seule et qu’ils n’ont pas eu
de maîtres avant et qu’ils n’auront plus de profs après ! Donc, je me dis ‘‘Si je loupe quelque chose,
c’est foutu pour eux !’’ Mais je crois qu’il y a beaucoup d’enseignants certainement comme ça. On a
l’impression qu’on est seuls à porter la charge d’une classe et dire ‘‘Ah ! Si on rate quelque chose, s’ils
ne comprennent pas quelque chose, ça y est, ils partent avec un handicap !’’ ».
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Les postures innovantes s’apparentent à un « bricolage » pédagogique où l’on tente
d’expérimenter telle ou telle pratique, en procédant par hypothèse implicites ou intuitives. Ainsi Diane
qui enseigne le français en collège ZEP, a mis en place avec des enseignants du primaire un projet
visant à « faire partager » la lecture entre collégiens et élèves de maternelle. Elle postule que ce mode
d’implication des élèves permettra de donner du sens à l’activité de lecture d’un contenu peu légitime
scolairement, à savoir « l’album » :
« il y a un projet qu’on a mis en place toute de suite dès la première année de coopération avec un
lecteur, c’est que mes élèves aillent lire à des élèves de maternelle et bien sûr ils lisent des albums parce
que les élèves de maternelle euh, ils lisent des albums. Et euh ça c’était vraiment bien parce qu’à des
enfants de maternelle, bien sûr on va leur lire des albums, on peut leur lire autre chose donc c’est tout à
fait normal d’utiliser l’album, on n’a des « Ah ouais on nous prend pour des bébés à nous faire lire des
albums » puisque l’on s’adresse à des petits et ben on leur lit des trucs de petits, et euh et en même
temps ils se rendent compte très vite qu’il y a différents différents albums et qu’ils sont pas tous à lire
par les mêmes gens et y a des albums qu’on lit en classe et qu’il serait impensable à lire avec des petits.
Donc ça euh. Donc ça devient vraiment l’objet courant pour nous, on l’utilise tout le temps, de toutes les
façons possibles et inimaginables ».
9. Le sens des enseignements : au-delà du formalisme pédagogique
On ne saurait rendre pleinement compte de l’activité enseignante et des savoirs mobilisés en
milieu populaire sans interroger le sens que les professeurs donnent aux contenus enseignés, car audelà des injonctions officielles et des mots d’ordre institutionnels relatifs à la maîtrise de « savoirs de
base », ou d’un « socle commun », les curricula formels sont retravaillés, pensés et finalisés par les
enseignants. La manière la plus simple visant à rendre les savoirs scolaires significatifs consiste à
annoncer les objectifs des cours :
« J’ai pour principe dans mon classeur d’histoire géographie de leur présenter chaque chapitre dans une
copie, ils ont le plan du chapitre, donc ils savent qu’ils vont avoir autant de leçons, etc. Ils ont le plan du
chapitre un peu comme une table des matières quoi, et puis on met les feuilles de documents sous
pochette transparente, et puis les feuilles de lecture et de leçons à l’intérieur de cette copie »(Martine,
PEGC Histoire-géographie).
Le sens réfère alors à une pluralité de registres : celui que les programmes visent en terme de
performances et de compétences à acquérir ; celui que les élèves donnent aux contenus, ce qui
implique qu’ils situent « où » et « vers quoi » l’enseignant veut en venir (sens et cohérence des
contenus sont étroitement liés) ; celui que l’enseignant assigne à son enseignement et qui ne se
confond pas avec le sens institutionnel, ni avec celui des élèves. Bruno, professeur de mathématiques
en collège, considère qu’avec son enseignement, « L’objectif c’est que quand un élève quitte le
collège, c’est que, il est enfin, il doit réussir à s’orienter vers quelque chose qui va lui plaire […]Donc
c’est pas forcement euh (…) il ne vise pas forcement des études très longues mais il faut qu’il soit
content de la scolarité qu’il a eue au collège, il faut qu’on lui apporte beaucoup de choses, et il faut
qu’il sorte avec des plus positifs dans son orientation c’est ça l’objectif… ». Conscient sans doute du
rôle déterminant des mathématiques dans l’orientation scolaire, Bruno n’en déduit pas moins qu’une
orientation réussie est celle dans laquelle l’élève se sent capable de suivre un enseignement soutenu
par la maîtrise d’un savoir spécifique. Aussi, et bien loin d’une sacralisation des savoirs en euxmêmes, les enseignants y voient d’abord un moyen pour maîtriser ses relations au monde – y compris
et surtout le monde scolaire –, même si l’on peut voir dans cette posture l’effet d’un contexte dans
lequel l’utilitarisme des études l’emporte sur un rapport désintéressé à la culture légitime. Bruno qui a
une passion pour les mathématiques, n’y voient cependant qu’un moyen ou outil intellectuel et non
comme une fin en soi. Il définit ainsi son métier : « ce que j’enseigne, [ce sont] les mathématiques, on
n’est pas obligé dire les maths, mais j’utilise les maths, donc j’enseigne les maths […] A tous les
niveaux de collège… ». Il évoquera plus loin « la beauté » des mathématiques, en soulignant que ce
n’est que lors de sa scolarité à l’université qu’il a découvert que cette discipline est « super jolie » :
« les mathématiques ça doit pas être plaisant, ça doit être un jeu, si c’est pas un jeu, ça ne marche pas.
En tant qu’élève on ne m’a jamais montré la beauté des maths, ou rarement ça à jamais été ça… or, je
pense justement parce que je l’ai découvert très tard, en gros je l’ai découvert au CAPES, tiens
finalement les maths c’est quand super joli parce que tout s’unifie […] c’est quand même super beau
71
parce que c’est beau et donc cette, cette beauté là, bon c’est à un niveau, ça passe au dessus d’un élève
de collège c’est normal… » (Bruno).
Le sens des enseignements est souvent référé à leur utilité ou, de manière plus générale, à leur
inscription dans le champ des interactions et des pratiques sociales. Montrer l’utilité « pratique » des
mathématiques ou leur effet sur la structuration de la pensée, et partant, des modes d’argumentation,
souligner que la connaissance des arts plastiques ou de l’histoire contribue à renforcer la maîtrise de la
culture et des rapports sociaux de domination, ou encore, « contextualiser » les objets de savoir en en
expliquant la genèse, constituent quelques unes des stratégies de justification et de finalisation des
savoirs. Mais le sens n’est pas réductible à ces stratégies puisqu’il peut aussi bien procéder d’une
« lecture socio-subjective » des contenus en question, référant à sa propre histoire – d’élève ou
d’enseignant – que relever d’un travail d’ouverture sur de l’inédit et donc d’une « découverte »
susceptible d’éclairer les sujets sur des questions existentielles. Bruno, qui est conscient du fait que
l’enseignement des mathématiques ne saurait se satisfaire d’une centration sur leur seule finalité
intellectuelle, tente à chaque fois que cela est possible d’en souligner les applications possibles.
Pourtant, son souci « d’empirisme » ne semble avoir pris forme qu’au moment où, devenu enseignant,
il s’est confronté aux élèves en difficultés, ceux d’une classe de 3ème d’insertion en particulier. C’est en
faisant dialoguer les mathématiques et l’action sur des objets (le bois, la pierre…) qu’il s’est rendu
compte de l’intérêt de cette démarche pédagogique. Cette démarche procédait d’un partage des tâches
entre enseignants de collège et ceux d’un lycée professionnel dans lequel les élèves effectuaient un
pré-apprentissage :
« Donc moi je faisais plus la partie maths, on travaillait sur les ponts donc tout ce qui est voûte,
tout ce qui est calcul, donc ça les intéressait énormément et puis on allait une fois par mois dans le lycée
et il y avait des séances de deux à trois heures de taille de pierre… ça marchait mais super bien […] à
aucun moment ils ne m’ont posé problème, donc je n’ai jamais eu de problèmes de discipline avec eux,
je n’ai jamais eu à faire des remises à l’ordre importantes parce que ça passait tout seul. Donc à la
limite, je sais que ça fonctionne, il faudrait le généraliser, bon est-ce qu’on peut le généraliser, bon cette
année il n’y en a plus parce qu’on a pas les moyens de pouvoir le faire, bon alors que tout le monde était
partant pour continuer. Parce qu’on s’est rendu compte…parce que moi personnellement moi je me suis
rendu compte que ça passait bien… ».
Les enseignants interrogés font souvent l’effort d’expliciter les objectifs des différentes
séances, voire des séquences eu égard à des compétences précises. Gilles, PLP de menuiserie, avance
que l’enjeu est à la fois de favoriser les apprentissages et de s’assurer via l’évaluation, que les élèves
ont bien compris :
« j’avance petit à petit selon le programme, bah souvent je fais enfin ça dépend, une heure de cours
vraiment, j’essaye de leur expliquer l’objectif que j’ai essayé d’atteindre et après on fait quelques
exercices et puis la séance d’après une petite interro, un petit devoir pas forcement un truc de deux
heures souvent ça peut être euh pour quelqu’un qui a bien appris ça peut durer dix minutes c’est fait en
dix minutes… ».
Etant conscient du fait que le LP est d’abord un lieu de socialisation professionnelle à des
compétences et à des savoirs – savoir-faire, savoir-être – Gilles met en place un ordonnancement
logique des différentes activités en donnant à voir aux élèves les finalités de l’enseignement :
« [en atelier] il faut souvent un quart d’heure vingt minutes pour qu’ils se changent bon ensuite il y a le
balayage, qui est important aussi il faut nettoyer un poste, il faut leur apprendre, on prend vingt minutes,
une demi heure de nettoyage en fin de séance donc ça prend limite avec la pause de minutes ça prend
une heure sur trois à quatre heures quoi, donc après, il faut trois heures de boulot euh, derrière… ».
Les savoirs mobilisés pour mettre en place des activités ou structurer les enseignements
varient selon la nature des contenus, mais aussi comme nous le verrons, selon les élèves et « leurs
niveaux ».
« … [les savoirs que je mobilise ]… impliquent des connaissances, c’est plus ou moins lié au
domaine. Par exemple, si on étudie un texte, en fonction des savoirs que l’on a, on va l’interpréter
différemment, quoi. Je ne sais pas trop comment répondre à cette question. Les savoirs, si on les prend
par discipline, par exemple en histoire-géo, c’est essentiellement un savoir d’analyse, les documents,
celui d’un travail de synthèse… ça implique aussi des activités comme le classement, la hiérarchisation
de ce qui a été perçu, faire des rapprochements, comparer tandis qu’en français, le savoir est basé sur la
72
compréhension, l’écriture et donc beaucoup de manipulations, on manipule. C'est-à-dire, on peut partir
d’un texte d’auteur qu’on va s’amuser à modifier, à restructurer, à trouver des prolongements
possibles… » (Thierry).
10. Le sens des savoirs et leur utilité
Les enseignants interrogés cherchent à donner du sens aux savoirs, à les rendre « intéressants »
et attractifs. Or donner du sens, c’est finaliser des contenu eu égard à des motifs divers, allant de la
formation intellectuelle à la maîtrise d’un savoir-faire, en passant par l’acquisition de connaissances
susceptibles de permettre une émancipation sociale de sa condition d’élève dominé. L’émancipation
est d’autant plus affirmée par les enseignants qu’ils exercent auprès d’élèves issus de milieu populaire
et de contextes dans lesquels prédominent l’exclusion et le chômage. Ainsi, Bruno qui eut un « choc »
en découvrant son public de collégiens habitant dans un ancien bassin minier, en vient-il à poser que la
réussite scolaire des élèves est d’abord une émancipation de leur condition sociale ouvrière.
L’évocation de l’usine Métaleurope n’est pas anodine puisqu’elle fut le théâtre de centaines de
licenciements et dont la fermeture fut vécue comme un choc et un désastre collectifs :
« …Ah réussir, c’est qu’ils aient un métier plus intéressant, enfin plus intéressant, plus tranquille que
leurs parents (inaudible) MétalEurope, c’était très triste, donc en gros que les enfants n’aient pas à
revivre les même difficultés que leurs parents, alors ça ne veut pas dire forcement faire de très longues
études si il y a une élève qui devient, qui devient je ne sais pas tiens plombier, qui monte sa boîte de
plombier et qui s’en sort bien, c’est super. Le tout c’est que euh, à la fin quand il quitte le collège, il
puisse faire ce qu’il veut faire si il veut être plombier et bien plombier et nous on l’aidera à ça… ».
On voit ainsi que l’orientation scolaire et professionnelle constitue une préoccupation implicite au
travail enseignant, fonctionnant à l’arrière-plan de ce qui donne un sens global aux savoirs enseignés.
On peut à l’instar de M. Huberman soutenir que les enseignants construisent leur savoir professionnel
à partir de tâtonnements, d’essais et erreurs qui conduisent progressivement à forger des « routines
professionnelles ». Ainsi, la carrière enseignante est faite de doutes, de questionnements mais aussi de
transfert de compétences constamment remodelées. Bruno, professeur de mathématiques, tente
d’intéresser ses élèves en s’appuyant sur son expérience antérieure auprès d’élèves d’un lycée agricole
et auprès d’élèves de 3ème d’insertion :
« Il y a une année, on a travaillé avec le lycée agricole qui était voisin, il y a avait une activité jardinage
et j’arrivais à faire des maths avec ça, donc euh les maths passaient beaucoup plus facilement parce
qu’ils voyaient entre guillemets leurs utilités, enfin, ils utilisaient les maths donc ça passait, ça passait
bien et puis à côté, il y avait la réalisation de quelque chose, la production de quelque chose donc euh, il
y avait pas de démotivation et on voyait des élèves qui avait euh même des élèves entre guillemets en
relatif échec arrivaient à, au moins essayaient de le faire […] Donc ils étaient en quelque sorte
remotivés, donc ça j’ai testé avec des quatrièmes et ça marchait plutôt bien, avec des quatrième un
groupe assez hétérogène, tout azimut, bon les bons élèves sont motivés par tout en général, et les
mauvais élèves enfin les mauvais élèves, les élèves en difficultés, bah on arrivait à les ré intéresser.
Donc ça marchait. Et j’ai testé ça avec mes troisièmes d’insertion, là des élèves qui sont tous ciblés,
enfin on les a, on les rassemble pour pouvoir s’occuper individuellement d’eux, donc par plus petits
groupes. J’ai testé la taille de pierre avec eux, bon on a une liaison avec un lycée professionnelle ALP,
ils ont une section taille de pierre et donc… ».
Les enseignants interrogés souscrivent à l’idée que les élèves ne viennent pas à l’école de manière
« volontaire » ou « spontanée », mais plutôt sous la contrainte institutionnelle et familiale. De ce fait,
le sens des savoirs reste à inventer et d’une certaine façon, le recours à des stratégies de détour
constitue une manière de contourner l’image contraignante d’une école peu ouverte sur la « vie ».
Sylvie, PLP de Lettres-Anglais en vient même à éviter de poser la question du « pourquoi vient-on à
l’école » de peur que la réponse ne soit « parce qu’on est obligé » ! Chez les enseignants, le sens des
savoirs et des études est toujours suspendu à des interrogations oscillant entre utilitarisme et formation
de l’individu éclairé, entre raison instrumentale et logique culturelle. Mais c’est également la question
de l’efficacité des apprentissages face au risque d’une dérive qui en ferait juste un moyen de
socialisation et de pacification des relations entre élèves et école qui taraude les enseignants
interrogés. Après des séances d’écriture et de lecture avec des élèves de 4 ème autour de la parodie,
73
activités qui allaient déboucher sur un spectacle en collège, Manon relève que les élèves se sont
fortement impliqués, mais elle s’interroge :
« … est-ce que c’est justement parce qu’on ne s’est pas pris au sérieux et on n’était pas sur notre
piédestal très, très loin … en tant que prof que bon euh …que ça marche mieux et qu’ils sont très
motivés ou alors est-ce qu’ils se sont pris au jeu tout simplement , parce que c’est un spectacle et que ça
change des cours… on voit pas , on sait pas …bon pour l’instant ça marche et le spectacle c’est
vendredi et en fait les élèves sont hyper investis …pas tous bien sûr il y en a qui ne savent pas leur texte
qui bon bah voilà qui casse , on a un groupe de 28. Donc …on … avec ce groupe là, avec les
phénomènes qu’on avait dedans …ils connaissent à peu près leur texte bon bah c’est sûr il y a des
parodies des textes qui ne sont pas très, très élaborées mais ils ont mis vraiment l’accent sur la mise ne
scène et sur les costumes, ils se sont investis dedans… et en fait ce n’est pas une mauvaise chose …au
début ils ne comprenaient pas très bien l’intérêt et étaient un peu récalcitrants et en fait je me dis que
c’est vraiment quelque chose qui est bien, c’est un autre cadre que les cours … c’est différent … je me
suis aperçue en discutant avec les profs dans la salle des profs, que certains élèves que moi j’avais
trouvés si mignons et qui en fait ne sont pas du tout pareil quand il fallait apprendre des leçons ».
Ainsi, la socialisation via des activités peut n’avoir qu’un effet provisoire sur la mobilisation cognitive
et soutenue des élèves.
Mais les enseignants ne peuvent finaliser les savoirs enseignés que s’ils les inscrivent dans une
relation spécifique aux élèves – ce qui comme nous l’avons vu, suppose une manière d’enseigner,
d’évaluer spécifique, la recherche de proximité comme l’évaluation formative étant promues comme
incontournables – mais aussi, s’ils leur donnent une consistance qui ne les réduise pas à des contenus
académiques et formels. C’est ce que signifie Thierry, PEGC de français et H-G, lorsqu’il dit
reprocher au programme d’histoire son austérité :
« … j’aurais une critique particulière à formuler sur la manière dont l’histoire est enseignée à l’heure
actuelle qui fait que ça donne quelque chose de forcément très austère, très acide, complètement
déshumanisée : çà consiste à analyser des documents, être capable de transformer en phrases, en
conceptions, des informations sous forme de graphiques, de courbes, de textes ; accessoirement, on va
analyser l’image... Moi, j’aimais bien les cours d’histoire que j’ai eus quand j’étais gamin. C’était pas
réellement des cours magistraux, c’était quelqu’un qui connaissait son sujet, qui parlait, qui racontait
des histoires et les élèves aimaient bien çà ! Aujourd’hui, ce n’est plus du tout ce que l’on nous
demande… ».
74
Genèse des savoirs mobilisés : le poids de son habitus conjugué au contexte d’exercice
professionnel
Les savoirs et leur construction : comment se construisent-ils et où ? Avec qui et contre qui ?
Les savoirs scolaires renvoient à des contenus mis en exergue dans un cadre institutionnel doté d’une
« forme » spécifique (Vincent & al. 1994). C’est souvent cette forme scolaire qui est opposée par les
enseignants aux apprentissages de la vie, perçus comme peu légitimes et concurrents aux savoirs
scolaires. Pourtant, les enseignants que nous avons interrogés nuancent cette opposition entre les
savoirs scolaires et les savoirs de la vie. Peut-être parce que la distinction entre vie professionnelle et
vie privée reste à son tour fragile.
1. L’idéal du métier et le continuum entre la vie professionnelle et la vie privée
C’est également cette forme qui désigne l’idéal du métier et ses contraintes en même temps :
l’idéal du métier étant d’intéresser les élèves à travers son enseignement et son rapport subjectif aux
savoirs puisque l’enjeu est bien de transmettre « la passion » que l’on a de la lecture, des
mathématiques, de l’histoire, de l’art, etc. Mais la forme scolaire telle que les enseignants la
définissent ne se confond pas avec la forme scolaire comme réalité objectivée puisqu’il existe des
variations entre les enseignants irréductibles au contexte scolaire. Dans cette perspective, on comprend
pourquoi des enseignants porteurs apparemment des mêmes idéaux ne se mobilisent pas de la même
manière, ne convoquent pas les mêmes savoirs, etc. Bref, la construction des savoirs professionnels se
fait avec une diversité qui ne prend sens qu’au regard des histoires et des expériences singulières.
Martine lit des romans, des magasines, regarde des émissions de divertissement, des films… avec le
souci d’instaurer une distance entre son métier et sa vie privée et familiale. Mais elle n’y parvient pas
(et c’est sans doute là une spécificité chez les enseignants plus engagés dans leur métier), tandis que
Caroline ne se préoccupe pas de cette distance, comme s’il existait un continuum entre le métier et
l’expérience sociale : « Mais euh, en dehors de l’horaire purement scolaire on va dire, oui je trouve
que pas mal de mes activités et de mon temps ont un rapport avec mes matières [… ] Je ne fais de
coupure totale, totale entre mon métier et ma vie personnelle […]Bon, euh, j’ai quand même une vie
familiale aussi bien sûr hein, mais dans mes loisirs disons mes heures de loisirs, ça a beaucoup de
rapport avec mon métier » (Martine). Mais on note que les enseignants interrogés n’opèrent pas une
rupture ou une coupure entre leur vie privée et leur vie professionnelle, comme si l’identité construite
poursuivait encore son action au-delà des murs de l’école. Dans cette perspective, on ne peut
qu’observer un double mouvement subjectif à savoir d’un côté un attachement à « sa » discipline (ou à
ses disciplines) – sauf dans le premier degré, même si selon la formation universitaire de l’enseignant,
le rapport aux savoirs à enseigner induit des variations – et, de l’autre, une ouverture des contenus sur
la vie, une vie sociale et domestique qui offre souvent des supports, des objets susceptibles de
constituer un contenu de savoir à travailler avec les élèves.
Les savoirs s’élaborent consciemment et implicitement à travers les interactions avec autrui et
les contenus de savoir, qu’ils soient scolaires, extra-scolaires ou sociaux. Chez les enseignants
stagiaires, l’institution de formation qu’est l’IUFM est perçue de manière ambivalente quant à ses
effets sur la construction d’un savoir professionnel. D’un côté, les enseignants dénoncent la distance
entre les contenus de formation et leurs besoins immédiats dans la classe (Rayou, Van Zanten, 2004),
de l’autre, ils en apprécient les réponses ponctuelles et les « ficelles » permettant de maîtriser les
situations d’enseignement/apprentissage. Manon, professeur de lettres, trouve dans la formation à
l’IUFM l’occasion de formaliser son questionnement personnel.
Hormis les professeurs stagiaires, les enseignants interrogés ne font que peu référence à
l’institution de formation qu’est l’IUFM pour dire où ils ont appris le métier. Lorsqu’ils font référence
à l’IUFM, c’est soit pour en dénoncer le caractère inefficace (notamment parce que les formateurs y
exerçant n’ont pas forcément de classes), soit pour en souligner l’inadaptation aux besoins des
stagiaires (notamment pour dire que les problématiques traitées viennent « trop tôt » dans la carrière
de l’enseignant). Chez les plus jeunes des enseignants, c’est le maître de stage qui est évoqué comme
appui ayant plus ou moins favorisé l’apprentissage du métier et la construction d’un savoir
professionnel autour du savoir disciplinaire :
75
« Ah si je suis enfin, si certains m’entendaient, ils ne seraient sans doute pas d’accord mais enfin (rires),
je trouve que l’IUFM ne m’a strictement rien apporté, rien du tout, l’essentiel de ce que j’ai appris je
l’ai appris dans mon année de PLC, je l’ai appris au contact de mon maître de stage parce que je suis
tombé sur quelqu’un de super sympa, super ouvert… » (Bruno).
Ce sont les collègues qui constituent, indiscutablement, l’élément majeur définissant la
construction d’une posture professionnelle, même si les enseignants interrogés sont loin d’adhérer à un
« modèle » enseignant auquel il faudrait se conformer. Ainsi, Bruno ajoutera :
« le cours de stage m’a appris énormément, et puis après j’ai appris énormémeant au contact de mes
collègues, je vois ce qu’ils font bon bah, comment tu t’y prends, enfin des collègues ça peut être des
enseignants, ça peut être des de du personnel éducatif, c’est en discutant quoi, c’est par échange ».
Mais à l’inverse, Manon, professeur stagiaire de lettres est plus élogieuse à l’égard de l’IUFM
et des conseils pédagogiques afin de faire face aux difficultés professionnelles. Mais on remarquera
que son jugement positif autour de la formation tient à l’absence d’attente initiale vis-à-vis de
l’IUFM :
« … en fait on nous a pris pendant une après midi pour nous dire, alors c’était en gestion de classe, pour
nous dire voilà quand un élève ….comment faire pour éviter les réponses du tac au tac élèves / profs…
l’impertinence. [la formatrice IUFM] nous a présenté l’empathie et l’assertivité et j’ai essayé … c’était
du jeudi, alors j’ai essayé vendredi et ça a marché et puis en fait on nous avait tellement dit qu’il n’y
avait pas de recette, de truc, qu’en fait j’attendais rien de tout ça et ça a marché, j’étais… c’est quand
même hyper rassurant de savoir qu’il y a des toutes petites choses, mais des petites choses qui
fonctionnent bon ça marche pas toujours … mais c’est quand même un appui et moi j’ai trouvé que
c’était très rassurant et… bon en FGP on a fait … elle a présenté des situations et on nous a présenté
des attitudes à avoir et elle nous a dit surtout vous imaginez et vous réfléchissez à ce qui peut se passer
et vous ne réagissez pas sur le vif… mais vous vous préparez à… alors moi dans la vie je suis quelqu’un
des très impulsif et bon … et ça m’a énormément appris de savoir… elle nous a fait lister ce qui pouvait
se passer, ce qui nous terrifiait, on a mis des réponses. Le fait d’avoir écrit noir sur blanc ce qui nous
terrifiait et d’écrire des réponses à côté … bah je suis arrivée beaucoup plus sereine avec la classe de
4ème …aïe… aïe… bon bah voilà je me disais , s’ils font ça, j’essaierai ça …au lieu d’arriver et d’avoir
cette espèce de boule au ventre, en me disant bon qu’est-ce qu’il vont faire aujourd’hui… ».
La frontière entre vie professionnelle et vie privée est parfois très mince, car les enseignants ne
parviennent pas, dans de nombreux cas, à « oublier » l’école, les occasions de penser que tel ou tel
objet de savoir pourrait intéresser les élèves, restent nombreuses. Parfois, l’envahissement de la vie
privée par la vie professionnelle devient invivable. Ainsi, Fiona, raconte comment le fait d’avoir vécu
avec un enseignant, comme les discussions avec les collèges dans un autre cadre que scolaire, fut une
expérience éprouvante :
« J’ai été, hein ! J’ai vécu deux ans avec un enseignant et c’est là que ça, ça m’a guérie à tout jamais !
Un prof justement […] un prof de collège ! Ah ! C’était ça tout le temps, tout le temps, tout le temps !
J’ai dit ‘‘Plus jamais !’’ Pourtant, j’aime bien, hein ! J’aime mon métierMais j’aime mon métier dans
l’école, dans le collège. Puis après, en dehors j’aime bien je suis toujours à l’affût hein, je suis ouverte à
des pistes qui vont m’aider, mais après, en dehors, quand on … se retrouve, on a fait une soirée ici avec
les les collègues du collège, on n’a pas parlé du tout d’école, on voulait pas […] C’est très dur hein, des
enseignants ensemble de pas parler […] mais très très dur ! Mais, non […] Après tout… il faut se
garder quand même… on devient fou hein ! Sinon, on va être interné… ».
L’exercice du métier d’enseignant, tout en conservant au centre une identité à la fois
disciplinaire (dans le secondaire notamment) et pédagogique (dans la classe notamment), tend à
embrasser le contexte scolaire qu’est l’établissement . C’est également au travers des projets collectifs
– qui sont souvent l’aboutissement de projets individuels – que se construit le savoir professionnel,
avec des attentes de retombées sur la mobilisation des élèves en classe.
76
2. Les « programmes » et les « référentiels », un repère permanent mais non exclusif
pour la construction des savoirs à enseigner
De nombreuses recherches font état d’un rapport ambivalent des enseignants à l’égard des
programmes scolaires : soit ils sont perçus comme peu exigeants, « allégés », soit au contraire, ils sont
considérés comme « ambitieux », d’un niveau « inaccessible ». En tout état de cause, c’est
l’impression d’un décalage entre le programme ou les curricula officiels et les besoins ou le niveau des
élèves qui est avancée. Mais la critique des programmes est concomitante au souci de s’y tenir,
d’évaluer son travail à l’aune du déroulement de l’année scolaire. C’est fondamentalement autour et à
partir du programme que se construisent le travail enseignant et les savoirs mobilisés. Au fond, si les
enseignants interrogés peuvent critiquer les programmes, c’est moins leur existence en tant que telle
que les contraintes qu’ils imposent, et comme l’a observé Anne Barrère (2002), si les professeurs du
secondaire sont réfractaires à l’allègement des programmes, ils sont pour les réajuster par eux-mêmes
selon le public scolaire. C’est sans doute la liberté pédagogique à laquelle les enseignants sont attachés
qui les amène à ne considérer le programme qu’en tant que repère, et non comme un savoir exclusif et
consacré. Ainsi, et à l’image des enseignants de LP, Philippe qui enseigne la menuiserie, évoque le
référentiel comme repère et non comme ce qui définit « le » savoir à enseigner.
"Et euh par rapport à à enfin ce que vous faites avec les élèves euh quels sont les les savoirs que vous
mobilisez enfin d’où vous viennent les savoirs que vous mobilisez dans les cadre de votre pratique
professionnelle ?
Philippe : Ce que je dois leur transmettre en fait ?
En fait on a un petit référentiel…
Donc euh, bah nous on doit s’appuyer dessus parce que c’est quelque chose qui est qui est qui vient du
ministère donc euh…
Il y a un examen donc euh on doit, on doit pas suivre à la lettre mais bon, on va dire qu’on a vraiment
une trace…
Puis après chaque personne voit comme elle veut si on veut enseigner telle partie en première année et
ça en deuxième. Parce que nous à la rigueur le but c’est que, à la fin l’examen, l’examen porte sur tout,
sur tout ce référentiel donc il faut qu’ils aient vu à peu près la globalité essayer de tout voir quoi…
Bon c’est vrai que on est bien aidés parce ce soutien référentiel qui nous dit un petit peu ce qu’on doit
faire ce qu’on doit voir, euh, les machines c’est assez détaillé quand même, donc euh on des choses qui
euh, je ne sais plus, qui doivent être vu par exemple quelque chose qui doit être su…"
Les examens à venir circonscrivent les raisons d’une centration sur le référentiel. Cependant,
celui-ci n’est pas en lui-même suffisant pour dire « comment » enseigner. C’est à un « bricolage » que
l’enseignant se livre pour construire son cours, un cours qui peut également comporter des exercices,
des schémas, élaborés avec un collègue ou repris dans ses propres cours lorsque le professeur était
élève. Philippe poursuivra :
« Mais en reprendre un peu à droite à gauche pour euh façonner mon cours moi comme je le vois,
mieux à ma façon maintenant ce n’est peut être pas la meilleure, mais bon moi je travaille beaucoup
avec mon collègue et c’est vrai que ça ressemble beaucoup euh, je pense mettre quand même l’essentiel
dedans ça dépend je peux très bien reprendre le cours des BEP, enfin mes propres cours euh, des
bouquins parce que j’ai des bouquins qui sont, bon c’est pas c’est pas le top mais on peut prendre des
morceaux on ne peut pas tout reprendre, voilà je les cours c’est plutôt ma formation parce que j’ai le bac
le BTS la licence, donc c’est, après c’est à des niveaux beaucoup moindre parce que je ne vais pas
donner ce quez j’ai fait en licence à des élèves de BEP c’est sûr… ».
De même, Anita, PE en CE1, s’attache à travailler avec ses élèves la relation entre le son et les
référents, de manière à ce que les élèves parviennent à distinguer l’expression orale de l’expression
écrite :
« … on travaille […] la compréhension à l’oral comme au CP, on présente un texte, compréhension à
l’oral, on travaille le son, parce que dans ce texte il y a un son qui se répète … et après le lendemain ils
écrivent, ils font des transformations… donc c’est beaucoup le féminin et le masculin, et le ‘‘e’’ et le
‘‘ent’’ quand il s’agit des verbes … la fille se promène dans la forêt , je leur demande de m’écrire la
même phrase mais avec des filles …. ».
77
Les enseignants interrogés, selon leur « ancienneté » dans le métier n’entretiennent pas le
même rapport aux savoirs à enseigner, à la manière dont ceux-ci ont à être mis en forme face aux
élèves. Les plus anciens sont attachés à penser les savoirs à l’aune d’un habitus dans lequel ils
prennent une distance à l’égard des référentiels ou des programmes parce qu’attachés à des pratiques
antérieures et éprouvant sans doute quelques difficultés à « changer » des pratiques qui « ont fait leurs
preuves ». Sans dénigrer le programme, c’est davantage l’introduction de nouvelles méthodes
d’enseignement qui les déstabilise, comme peut le générer par exemple le développement des TICE.
Chez les enseignants en début de carrière, la construction des savoirs à enseigner s’effectue à travers
des expérimentations, des « bricolages » intégrant largement les nouvelles tendances et
« pédagogies », les nouvelles technologies (au sens large du terme), sans doute parce que plus
socialisés à celles-ci dans leur parcours scolaire. Le fait que les nouveaux enseignants recourent
davantage aux instructions officielles, aux techniques les plus actuelles pour construire leur
enseignement tient largement à leur courte expérience professionnelle et à la nécessité de prendre
appui, au préalable, sur les savoirs constitués avant de construire leur propre rôle subjectif. Aussi, le
souci d’une mise en relation entre leur enseignement et la progression des élèves traduit l’affiliation au
métier en prenant appui sur le discours institutionnel et les savoirs constitués. Philippe, PLP en
menuiserie, compare ainsi sa manière de construire son enseignement à celle de ses collègues et se
rassure en mettant en correspondance la trame de son cours avec celle des élèves. L’élaboration de son
cours vise :
« Quelque chose de clair parce que bon, euh je j’ai beaucoup lu enfin des des anciens collègues c’est
des photocopies des cours qui datent d’il y a enfin qui étaient encore fait à la main, et ils utilisent
toujours ça et bon bah, moi je vois il y a un outil informatique j’aime bien l’utiliser et j’aime bien avoir
euh je suis peut être un petit peu maniaque dans ce sens là enfin je ne pense pas, c'est-à-dire que j’ai une
trame de cours et ma trame est toujours pareille c'est-à-dire que je pense que c’est plus facile pour les
élèves, et j’ai des petits numéros de références et ils doivent classer selon les références enfin ils mettent
dans l’ordre et euh, j’aime bien que Ce soit toute la même trame et que mais bon, le cours varie selon
selon mes objectifs quoi… ».
3. Le processus de subjectivation à l’aune de l’entrée dans le métier : « faire sa place » en
mobilisant de nouveaux savoirs
La distance entre le rôle et le statut est désormais un fait établi (Dubet, 1994), en particulier
dans les métiers de l’enseignement et il est peu probable que l’on rencontre des enseignants dont le
travail reflète strictement les injonctions curriculaires officielles. Il existe néanmoins des écarts
importants entre les enseignants selon la distance qu’ils prennent ou non à l’égard de leur statut, mais
aussi des discours institutionnels officiels. Ce sont ces écarts – ou différences inter-individuelles
appréciées à l’aune de la distance ou de la proximité avec le statut et des modes de construction de son
rôle – qui circonscrivent le procès de subjectivation des enseignants. Les enseignants interrogés disent
« inventer », « innover » et « créer » des situations d’enseignement qui soient le plus favorable aux
apprentissages. Ils insistent sur le travail en équipe, ou du moins, sur l’appui que constituent les
collègues, les maîtres de stage (pour les professeurs stagiaires), les journées de formation (dans le
cadre notamment de la formation continue), bref, ce sont ces autrui qui sont souvent invoqués comme
repère permettant de construire son métier. Pour autant, ces autrui, pour importants qu’ils soient aux
yeux des enseignants – une importance qui paraît largement se substituer à celle que pourraient
constituer les programmes et les injonctions officielles – ne sont jamais posés comme modèles,
comme acteurs dont la pratique serait à reproduire. C’est dans une sorte de « bricolage raisonné » que
les enseignants interrogés construisent leur rôle, ce qui est aussi une manière de se construire comme
sujet « transmetteur » ou « animateur de savoirs » (selon l’expression de Caroline, professeur de
lettres). Or c’est là nous semble-t-il que se situe la spécificité du métier d’enseignant en milieu
populaire : non pas que celui-ci ait l’exclusivité d’une interrogation sur sa pratique ou d’une
subjectivation professionnelle permettant de « faire sa place », mais la spécificité provient de la nature
des contraintes et des difficultés des élèves, et partant, l’engagement de soi y apparaît comme
exprimant une mission, une sorte de défi qu’il convient de relever et de maîtriser « personnellement ».
C’est sans doute chez les enseignants stagiaires ou ayant une courte expérience dans l’enseignement
que l’on observe ce processus, où l’étayage sur des pratiques observées, ou parfois lues, s’opère en
même temps que la prise de distance à l’égard des normes dominantes. Ce processus de subjectivation
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s’effectue via une redéfinition des savoirs enseigner et une inscription de soi dans un projet
comportant sa propre normativité (Rochex, 1995). Ainsi, Manon, professeur de lettres stagiaire, a opté
pour le projet d’utiliser la littérature de jeunesse comme support et objet d’apprentissage, ce qui lui
permet d’être en cohérence avec sa conception de l’enseignement des lettres, par opposition à ce
qu’elle connut comme contenus alors qu’elle était élève en lettres supérieures :
« … en début d’année, je me suis dit… quel prof je vais être ? qu’est-ce que je vais faire ? qu’est-ce qui
est important ? […] j’avais envie de travailler la lecture mais seulement, comment les encourager à lire,
mais comment on peut partager les livres ?[…] parce que c’est aussi mon parcours personnel… parce
que j’ai toujours beaucoup lu et ça m’a permis de rencontrer des gens […] enfin je me dis que c’est la
vie et qu’en français, on n’apprend pas qu’à répondre aux questions d’un texte […] je leur ai demandé
en début d’année, c’était de ramener des livres qu’ils lisaient chez eux […] j’ai eu Télé 7 jours, des
magasines de tuning […] et Titeuf… j’ai trouvé la parade, les mettre en langage soutenu… mais j’ai
vraiment beaucoup de mal ».
Ce qui amène Manon à expérimenter d’autres manières pour faire entrer les élèves dans la lecture,
c’est à la fois le rapport même de son public à l’activité en question et son propre rapport au savoir
littéraire, puisque celui-ci ne se limite pas à un savoir légitime (ou la littérature pour la littérature) mais
couvre également d’autres supports, d’autres objets de savoir (la bande dessinée ou la littérature de
jeunesse en général) notamment. Apprendre la grammaire ou maîtriser le langage soutenu n’implique
pas la seule centration sur les « œuvres » littéraires classiques, celles que l’on étudie à l’université ou
en classes préparatoire en l’occurrence. En même temps, et le statut de Manon y contribue largement,
la faible expérience acquise dans l’enseignement met cette enseignante dans l’incertitude, une
incertitude référant à la fois à la maîtrise du savoir à enseigner (opter pour un travail avec les élèves
sur des livres qu’ils possèdent chez eux, ou pour un travail sur des bandes dessinées est sans doute
plus aléatoire que travailler sur un texte de Molière) et à l’efficacité de la démarche adoptée au plan
des apprentissages effectifs. La préoccupation de Manon, à l’image de celle des enseignants débutants,
est d’abord celle de la maîtrise des savoirs à enseigner et en même temps, le contrôle des relations de
savoir qui se construisent dans l’interaction pédagogique (Jellab, 2004, b). Mais ce qui semble
rapprocher les enseignants interrogés, c’est la propension non seulement à revoir ses a-priori – qui sont
souvent autant d’obstacles pédagogiques, voire didactiques, Manon dira qu’en début d’année, « la
lecture, ça [me] semblait naturel », alors qu’en réalité, de nombreux élèves ne lisent pas si ce n’est des
lectures épisodiques, tels le programme de télévision ou des bandes dessinées – mais aussi à multiplier
les « entrées » de savoir possibles, de sorte que les élèves puissent y trouver une entrée individuelle.
Ainsi, et même s’ils restent sceptiques quant à l’efficacité d’une organisation hétérogène des classes,
les enseignants interviewés engagent, à leur manière, une pédagogie différenciée. La survie
professionnelle devient l’alliée du doute quant à la pertinence des choix pédagogiques, en même
temps, elle contribue à un renouvellement des pratiques, où enseigner devient un défi permanent. La
cyclothymie en tant que variations d’humeur et de dispositions à l’égard des élèves désigne
partiellement les effets d’une auto-réflexivité où l’enseignant réalise la multiples manières dont on
peut être élève et la distance entre l’élève tel qu’il est et l’élève « idéalisé »(sachant que cette figure de
l’élève idéal est moins répandue dans les établissements à recrutement populaire). Ainsi, interrogée sur
la complexité de la relation entre un enseignement académique et un public devant « recevoir » cet
enseignement, Sylvie, PLP de lettres-anglais dit :
« [quand les élèves] arrivent, certains n’ont pas leurs affaires etc, bah je m’autorise à être en colère aussi
à recadrer sur ce plan là, à dire non non moi je ne suis pas d’accord, moi je euh, le jour où je ne ferais
pas quelque chose, quelqu’un pourrait me dire attention vous ne faites pas votre travail, et aussi il y a
des moments où je me sens aussi une nécessité de rigueur, et d’être en colère on a le droit d’être en
colère et de dire voilà […] je ne voudrais pas qu’il y ait une idée d’angélisme […] on va jouer sur la
corde sensible, non je veux dire il y a des moments où on sait où il faut s’arrêter quoi, hein… ».
De fait, compatir ou être « sensible » aux élèves est une affaire de dosage et ne saurait constituer la
seule posture ni la meilleure pour que le public se mobilise. Et c’est bien là une dimension des savoirs
mobilisés qui indique que les enseignants, même exerçant depuis longtemps auprès d’élèves issus de
milieu populaire, n’adhèrent pas totalement à l’hypothèse de la nécessité de « psychologiser » les
modes d’enseignement. La survie professionnelle va alors de pair avec la subjectivation qui se veut
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mise à distance partielle de la relation « psychologique » (ou affective) aux élèves et de soi (en tant
que sujet) par rapport à son rôle (en tant qu’enseignant).
4. Des finalités variables selon les élèves
Chez les enseignants, les finalités de l’enseignement varient selon leur habitus mais aussi les
élèves, c’est-à-dire leur niveau, leur origine scolaire et leur « posture » face aux activités. Ainsi,
Caroline observe que des élèves issus de première d’adaptation manifestent des conduites adductives,
sont faiblement impliqués, « mous », etc. Du coup, l’enjeu de l’enseignement semble se réduire à leur
participation, à l’instauration d’un échange avec l’enseignante :
« Oui, oui mais c’est aussi actif que que dans les autres classes. Au niveau de, oh euh c’est sûr qu’après
ça va creuser moins loin dans la réflexion. Par exemple l’année dernière première d’adaptation
(inaudible) c’était des gamins à problèmes hein bon ils arrivaient shootés en cours. Ou je leur filait des
trucs à résoudre euh, ouais on a eu une classe où ça a vécu, là il y a pas de problèmes. Mais résultat on a
eu (inaudible) au bac aussi (rires). Des gamins intelligents mais alors wou hou. Non généralement, de
toutes façon, enfin là on se rend compte en seconde là il nous faut une réponse sms là euh très rapide et
on a dit ça en conseil de classe mais c’est des gamins qui ont des acquis euh qui ne sont pas bêtes qui
travaillent bien dans l’ensemble bon évidement il y a des gamins en grosses difficultés mais enfin une
classe où l’hétérogénéité est pas trop difficile à gérer quand même mais ils sont très scolaires, très
scolaires donc euh ils font ce qu’on leur demande et disons pas beaucoup plus. Et on se dit mais enfin
on les trouvait mous donc on leur a dit et ils nous ont dit est ce qu’on a bien participés aujourd’hui mais
participer c’est donner une petite réponse de rien du tout. Moi pour moi participer c’est engager un
dialogue qui fait qu’il y ait un courant qui passe… »(Caroline).
Mais les finalités des savoirs renvoient souvent à la volonté de transformer le rapport au monde chez
les élèves. Pour Christine, la littérature n’est pas une fin en soi. C’est un moyen devant permettre aux
élèves de « vivre , c’est d’ailleurs ce qui détermine les choix didactiques effectués :
« je veux qu’elle leur serve à à vivre. Et à partir de là, on se questionne sur la vie, on met un sens, ils
n’ont peut être pas conscience de tout ça mais bon mes choix d’auteurs, mon choix de textes s’est fait en
fonction de ça » (Caroline).
Mais la tension est au rendez-vous lorsque les élèves résistent au projet de l’enseignant :
« Mais, euh, je ne m’attendais pas quand même à, je veux dire à ce ces élèves qui ne voulaient pas sortir
de leurs cocons etc. Euh, s’instruire, se cultiver, bon lâcher le mot quoi, ils n’étaient pas curieux
quoi… »(Martine, PEGC).
L’objectif que Martine assigne à son enseignement est « de leur [les élèves] apprendre certaines
choses, qui n’auront peut être pas l’occasion d’apprendre par eux même, justement de développer leur
curiosité intellectuelle, leur culture en gros quoi, essayer tout au moins… ». On est ici devant une
affirmation de la clôture symbolique du collège comme lieu salutaire pour les élèves. Développer la
curiosité intellectuelle va également de pair avec la volonté de socialiser les élèves à des attitudes
normatives que les enseignants rapprochent de l’apprentissage de la citoyenneté. Cet apprentissage est
plus ou moins « facilité » selon la matière enseignée. Ainsi, Marie-José qui enseigne l’histoiregéographie et l’éducation civique insiste sur cet objectif :
« je trouve que les élèves ont besoin de savoir ce que c’est qu’être citoyen puisqu’ils seront citoyens de
toute façon, et ils sont déjà d’une certaine façon actuellement, donc moi je sais que je fais beaucoup
d’heures d’éducation civique peut être plus que ce que font d’autres collègues ici et que notre propre
inspecteur nous a d’ailleurs dit lors de la dernière inspection, bon c’est peut être un peu de provocation
mais lui il disait que l’éducation civique euh, c’était surtout l’histoire géographie… »(Martine).
Mais la clôture symbolique apparaît également comme un élément renforçant l’ambivalence
des enseignants. En effet, ceux-ci espèrent mobiliser leurs élèves dans et en dehors de la classe – via
les devoirs par exemple – et en même temps, parce que gagnés par un scepticisme, ils en viennent à
poser que seule l’écoute et l’implication en cours peut permettre à une partie des élèves de s’en sortir.
Ainsi, Stéphane qui tente de mobiliser dès la 6 ème ses élèves sur le travail scolaire chez soi manifeste
cette posture qui pose que les apprentissages en classe constituent l’essentiel (et ce, à mesure que l’on
avance dans les niveaux, en 4ème et en 3ème notamment) :
80
« En gros un élève qui a été attentif en cours, qui quitte le cours en ayant tout retenu, il ne reste plus
grand-chose à faire, l’exercice à faire ça va lui prendre 5 minutes. Donc en gros un quart d’heure par
jour c’est bon… »(Bruno).
La surestimation de la classe comme lieu d’apprentissage et ce, à mesure que l’élève passe
d’une classe à l’autre s’appuie sur l’hypothèse que plus l’apprenant avance dans son cursus, moins les
parents peuvent l’aider (ce qui signifie que le partenariat avec les parents embrasse en quelque sorte
leur niveau scolaire supposé, s’ils sont de milieu populaire, ils ne peuvent constituer un appui).
La clôture symbolique devant être assumée par l’école est très affirmée à mesure que les
caractéristiques scolaires des élèves sont fortement identifiées par les enseignants à leurs
caractéristiques familiales. L’idéologie du handicap socio-culturel et d’un manque de soutien familial
à la scolarité est très prégnante dans les établissements à recrutement populaire, en LP notamment
(Jellab, 2006). C’est au regard de cet attachement à la spécificité de l’école – et en particulier à la
spécificité des savoirs qui s’y enseignent en tant qu’expression de la culture légitime – que l’on saisit
le discours sur son rôle émancipateur, et ce, au-delà du contenu disciplinaire enseigné. Mais si les
enseignants associent aux savoirs des finalités variables selon les élèves, c’est parce qu’ils perçoivent
bien que leur public n’est pas mobilisé et mobilisable sur les contenus pour les mêmes raisons. Il se
peut d’ailleurs que cette finalisation variable – d’un élève à l’autre mais aussi d’un enseignant à l’autre
– traduise une forme particulière de gestion de l’hétérogénéité des publics scolaires. Mais bien que
l’hétérogénéité soit souvent présentée en termes scolaires ou cognitifs (en parlant du « niveau », des
« compétences », des « aptitudes » des élèves, autant que qualificatifs à mi-chemin entre le cognitif et
le scolaire), quelques enseignants interrogés font valoir d’autres caractéristiques pour dire les
différences entre les élèves, et par conséquent, les finalités qu’ils associent aux savoirs et aux activités
scolaires proposés. Ainsi, Diane observe que les élèves le plus en difficultés sont ceux qui réagissent
de manière « riche » face à la lecture d’albums :
« … l’année dernière par exemple j’avais une classe de latin, la sixième du grand dire-lire et une
sixième qui était euh la meilleure sixième du collège, alors là je faisais le grand écart car j’avais les
élèves les plus forts et les élèves les plus faibles et il y a des choses que je fais exactement pareil même
des démarches d’albums que je peux reprendre exactement de la même façon, et, mais avec la classe la
plus avancée, ben en plus on avait un projet de dédoublement.… en fait c’est un truc un peu compliqué
je les ai rarement eus ensemble mais je faisais aussi d’autres démarches, on travaillait de temps en
temps avec l’album mais c’était beaucoup plus ponctuel et je me rendais compte que quand je travaillais
avec l’album ils étaient beaucoup moins, ils avaient des réactions beaucoup moins riches que mes
élèves les plus en difficultés et euh aussi parce qu’ils sont beaucoup plus scolaires et du coup ils sont
beaucoup plus déroutés par l’album qui est souvent dérangeant parce que le texte dit l’inverse des
images parce que fin parce qu’il appuie où ça fait mal ou fin des choses comme ça. Et souvent ils sont
un peu perplexes, ça leur plaît mais ils ne vont pas aussi loin dans la réflexion et dans l’analyse que les
élèves les plus en difficultés et surtout sur les albums les plus forts, les plus chargés de sens, ils vont
beaucoup moins loin, c’est-à-dire que je me suis rendue compte en faisant le grand écart comme ça
entre ces deux classes que les élèves les plus intéressants en tant que personne ils sont quand même du
côté des élèves en difficultés dans la mesure où eux ils ont des réserves de vécu qui n’a pas forcément
chez les élèves qui s’en sortent bien, qui donnent toute satisfaction, qui sont très agréables et très
gratifiants aussi parce qu’ils nous adorent, ils nous font des petits cadeaux tout ça, ils sont gentils, ils
sont jolis, ils sentent bons, et puis ils aiment lire et ils sont contents et puis ils bavardent pas trop puis
enfin c’est vraiment agréable aussi on peut aller loin dans certains aspects culturels on peut aller loin on
peut ouais on peut faire des choses que l’on ne peut pas faire avec, ça c’est sûr. Mais en tant qu’être
humain, ça y a souvent après des exceptions, y a des élèves tellement brillants et qui ont tellement une
grande culture qui sont eux aussi vraiment passionnants sinon ça peut rester très superficiel quoi. Avec
des élèves en grande difficulté, souvent le temps que ça se débloque il se passe vraiment des choses
fortes quoi ».
Cette perception des élèves dits en difficulté laisse entrevoir un engagement éthique à travers
lequel l’enseignant semble vivre son travail sur le mode du défi (voir plus loin).
Gérer l’hétérogénéité des élèves, c’est principalement individualiser les réponses pédagogiques, même
si certains enseignants interrogés recourent au travail de groupe. Lorsqu’on demande aux enseignants
comment ils procèdent pour « différencier », ils s’attachent surtout à évoquer des cas d’élèves posés
comme singuliers., à l’image de ce qu’avance Thierry, PEGC de français et H-G. :
81
« … [différencier], c’est peut-être aussi fixer à tel ou tel élève des tâches particulières en fonction de
ses déficiences. Par exemple, je me souviens cette année d’une élève en français/hist-géo, elle avait des
notes vraiment catastrophiques en hist-géo, son point faible, c’était l’apprentissage des leçons, ses
résultats par ailleurs étaient satisfaisants. Ma question à ce type d’élèves, à ce moment là, c’est « alors,
comment tu vas faire pour réussir à augmenter ton score aux leçons ? ». Il n’y a pas de recettes pour les
leçons, copier, apprendre par cœur, chacun applique sa petite méthode. Simplement, là, c’est une enfant
qui a de la difficulté à mémoriser, je lui ai fait faire d’autres exercices à partir des leçons, je lui ai fixé
cet objectif là et le trimestre suivant ça a été nettement mieux. Je me souviens d’un élève de l’an passé
qui redouble cette année sa 6ème, c’est un enfant qu’on qualifierait de très instable, de caractériel, etc.
mais gentil par ailleurs. Quand il faisait le pitre au fond de la classe, à la fin de la journée, il avait fait
son maximum, ça ne servait à rien de lui crier dessus, de se mettre en rage, c’est encore ici une question
de degré d’exigence, enfin est ce que j’ai raison, est ce que j’ai tort, je ne sais pas mais moi, c’est
comme ça que je vois les choses».
La clôture symbolique ne renvoie pas seulement à l’acquisition des savoirs. Elle peut aussi
référer à des modes de socialisation « pratique » socialement convenables. Bien souvent, c’est l’idée
d’une « correction de la socialisation » primaire qui prédomine, comme si les enseignants se devaient
de « réparer » des « manques » ou des insuffisances sociofamiliales.
« … parfois on n’ose même plus appeler les parents parce qu’on sait que l’enfant va se faire disputer à
la maison… donc parfois quand un enfant est sale, on lui dit : ‘‘tu es sale, va te laver les mains’’ bon…
on a acheté du savon dans l’école, ça fait partie d’un projet ‘‘l’hygiène’’. Donc quand on a un problème
de poux, on appelle l’infirmière qui contacte les parents pour les inviter à se rapprocher des services
sociaux de la ville, pour avoir des produits … » (Anita, PE).
Bien que la clôture symbolique investie par les enseignants s’effectue le plus souvent sur fond
de discrédit du milieu familial (Jellab, 2005, b), cela n’empêche pas la volonté chez certains
professeurs d’instaurer un dialogue et un partenariat avec les parents, avec parfois l’intention de les
socialiser aux normes scolaires (Thin, 1998). Fiona, nommée comme professeur-référent dans un
collège, et forte de son expérience de PE dans une école à recrutement populaire, s’évertue à
sensibiliser certains professeurs à nouer dès le début des contacts avec les parents.
« j’avais la prof de maths qui avait des gros problèmes avec des parents, je lui dis ‘‘Mais tu sais, moi
aussi j’ai eu des problèmes avec des parents, mais je me suis rendue compte qu’il fallait surtout pas
laisser s’installer des quiproquos ni le temps … je disais aux parents ‘‘Dès qu’il y a quelque chose qui
vous tracasse, un petit quelque chose, prenez rendez-vous tout de suite avec moi…’’… Donc je lui dis
‘‘Tu sais, le fait de serrer la main aux parents le jour de la rentrée, ça crée une relation de confiance
incroyable, juste un serrage de main’’, à chaque parent présent, je dis ‘‘… après, ils venaient en
confiance me voir et on pouvait discuter’’ … Je lui témoignais juste mon expérience et c’est tout ».
Si les savoirs scolaires à enseigner restent valorisés par les enseignants interrogés, c’est moins
en référence à leur caractère « consacré » ou à la forme scolaire qu’ils incarnent qu’à leur dimension
« politique » au sens où ils constitueraient le moyen par lequel les élèves pourraient se socialiser à un
type de rapport au monde. Thierry, PEGC de français et H-G. insiste bien sur l’éveil du goût et de la
curiosité chez les élèves pour désigner les objectifs de son enseignement. Il s’inscrit résolument dans
une logique constructiviste des savoirs car apprendre, c’est d’abord « créer » :
« … enseigner, c’est quelque part, développer le goût de quelque chose de gratuit. Je ne veux pas dire
dans toutes les matières, histoire-géo, c’est pas l’intérêt pour la discipline, c’est la curiosité à éveiller,
qu’on s’intéresse au monde dans lequel on vit et puis à celui dans lequel on veut vivre. Pour moi, ce
serait surtout çà. En français, bien entendu, assurer des bases, savoir communiquer, écrire, comprendre
un texte, créer ; moi je pense que l’aspect création, c’est une des choses que je ne voyais pas du tout au
point de départ et ce qui me motive, c’est quand il y a quelque chose à créer. La transmission que
commande un savoir ne m’inspire pas trop. Ce que j’aime bien, c’est quand les choses vont amener avec
un groupe, à créer avec le groupe. Par exemple, un exemple concret dans notre système de création de
chansons, c’est tout un projet de création. Un autre exemple, c’est aussi en français, cette année on a
pris une petite nouvelle, on l’a adaptée pour en faire une petite pièce, donc c’est un projet où le prof il
est le tuteur du projet mais il participe avec les élèves à l’élaboration de quelque chose de collectif ».
5. Les savoirs sur soi comme implicite du travail pédagogique
82
Qu’est-ce qui, de l’ordre de son histoire personnelle, rend compte de la nature des savoirs à
enseigner ? Une telle question peut être posée autrement : existe-t-il une relation dynamique entre le
rapport aux savoirs scolaires tel que vécu en tant qu’élève et le rapport aux savoirs à enseigner tel que
perçu (dans un constant travail d’aller et retour entre soi et les élèves) à l’aune des interactions avec les
élèves ? D’une manière générale, on peut soutenir que les enseignants ayant un rapport « passionné »
(au sens d’une identité professionnelle se confondant avec une identité subjective) à leur « matière »
aspirent à enseigner à des élèves éprouvant la même passion pour les savoirs (la référence au plaisir
d’apprendre et de savoir est récurrente). Mais de manière plus spécifique, quelques enseignants
prennent une distance critique à l’égard de leur propre expérience d’élève, surtout lorsqu’elle fut
douloureuse ou peu enthousiasmante intellectuellement. Bruno avance :
« les mathématiques ça doit pas être (inaudible), ça doit être plaisant, ça doit être un jeu, si c’est pas un
jeu, ça ne marche pas. En tant qu’élève on n’a m’a jamais montrer la beauté des maths, ou rarement ça à
jamais été ça or, je pense enfin je pense, justement parce que je l’ai découvert très tard, en gros je l’ai
découvert au CAPES, tiens finalement les maths c’est quand super joli parce que tout s’unifie, tiens ce
qu’on a fait là bas on le retrouve là bas, tiens et puis finalement c’est quand même super beau parce que
c’est c’est beau et donc cette, cette beauté là, bon c’est à un niveau, ça passe au dessus d’un élève de
collège c’est normal… ».
5.1. L’histoire scolaire de l’enseignant en toile de fond
C’est dans la mise en relation entre ce que l’on a connu comme élève et les élèves que l’on a
devant soi que se joue la construction du savoir professionnel. Celui-ci procède souvent de ce que
nous pourrions appeler un « tâtonnement logique » (au sens d’intentionnel et doté d’une rationalité eu
égard à des objectifs) et se construit dans des contextes variés. C’est en ce sens que l’on saisit
pourquoi les enseignants cherchent à éviter l’ennui à leurs élèves et à trouver des « accroches » qui les
mettent parfois en marge avec les normes scolaires (ou les savoirs constitués) :
« j’avais adoré l’école mais je m’y étais profondément ennuyé je trouvais que c’était calme, je regardais
tout le temps ma montre, je me suis dit on doit bien trouver quelque chose pour que, euh on s’ennuie
moins mais c’est pas facile et c’est comme ça que j’ai cherché, j’ai cherché ma joute oratoire etc je me
suis abonné à des tas de revues avec des aspects pédagogiques, toutes les revues pédagogiques, tout ce
qui sortait, j’ai acheté des bouquins, j’ai fais des stages, évidement dans la formation continu et puis du
théâtre enfin bon… » (Caroline).
La construction des savoirs procède souvent de l’expérience quotidienne de l’enseignant.
Ainsi, les lectures de romans, de magazines, les émissions de télévision, les documentaires…livrent
potentiellement des contenus susceptibles d’intéresser les élèves. De fait, c’est encore une fois en
marge des programmes officiels et des injonctions institutionnels que se construit le savoir
professionnel de l’enseignant exerçant en milieu populaire : « je lis quelque chose tiens ça c’est un
super bouquin pour eux, une émission de télé bon je n’ai pas de magnétoscope bon tu m’enregistres
euh tout est toujours orienté en fonction de ce qui pourrait être intéressant pour les élèves… »
(Caroline).
Exercer le métier d’enseignant en milieu populaire implique de « l’enthousiasme », de « la
passion », dira Caroline. Mais sans doute existe-t-il plusieurs métiers d’enseignant, plusieurs postures
possibles en fonction du contexte et de l’habitus. Pour certains enseignants, les programmes scolaires,
comme les supports officiels (livres élèves et livres enseignant par exemple) restent le principal moyen
permettant l’élaboration des savoirs à enseigner, même si cette élaboration procède par choix et par
priorités. C’est le cas de Martine qui dit :
« Alors j’ai euh, x exemplaire de différentes éditions d’histoire géographie à la maison, donc je
recherche des documents de départ hein disons, à présenter aux élèves, euh, autre que dans leurs propres
livres, je me sers aussi de leur propre livre, j’essaye d’en trouver dans d’autres éditions, et alors des
documents iconographiques ou bien des textes, des graphiques aussi […]J’essaye de varier les
différentes sortes de documents, donc je m’étale chez moi, je sors tout, ce qui me semble intéressant
pour le thème choisi, le chapitre choisi, puis après il n’en faut pas de trop, il faut quand même qu’on se
limite à deux trois documents, je fais un un premier tri et puis à partir de là, euh, je pense, je pense aux
questions, je mets même par écrit les questions que je vais pouvoir poser aux élèves, les réponses que je
souhaites recevoir… ».
83
Ainsi, l’enseignant anticipe-t-il les questions des élèves en faisant des hypothèses autour des contenus
et des supports présentés. Le choix des documents proposés aux élèves s’effectue à partir de leur
« visibilité » et accessibilité .
Mais effectuer des choix pédagogiques est lié à son habitus tant scolaire que professionnel.
Ces choix réfèrent à des expériences vécues et à des pratiques de recherche construites plus ou moins
subjectivement. Certains enseignants cherchent des supports à travers leur lecture, les émissions de
télévision, etc. D’autres sont plus attachés aux injonctions institutionnelles, ce qui les amène à
construire leur savoir professionnel à partir des programmes, des manuels et des stages, en prenant
souvent l’exemple de collègues ou de référents institutionnels (inspecteur, conseiller pédagogique…).
Gilles, à l’image de nombreux enseignants de lycée professionnel (Jellab, 2005), construit son
enseignement à partir du « programme », et plus particulièrement du référentiel de formation
(référentiel de certification) « car cela vient du ministère ». Martine PEGC, s’appuie souvent sur les
stages (sur les consignes, le patrimoine industriel, etc.), beaucoup plus que sur ses lectures
personnelles pour construire ses enseignements, comme s’il s’agissait de rester dans la « norme »
institutionnelle plus ou moins rassurante. Marie-José lit des ouvrages qui lui paraissent utiles à son
enseignement et a également recours à des documentaires télévisuels qu’elle enregistre pour ses
élèves : « J’ai par exemple pris toute la série des trésors du patrimoine de l’UNESCO etc… Des livres
d’histoire sur l’Egypte, sur Rome, je lis beaucoup. Je regarde la télévision aussi j’enregistre les
documentaires parce qu’il y en a quand même quelque uns, les documents que les élèves, je préparais
un cours aussi j’enregistre les cassettes et puis je les passe aux élèves aussi… ». Les sources
auxquelles elle a recours émanent d’institutions exprimant la « culture légitime » (UNESCO, CRDP,
La 5, FR3…).
On ne peut se saisir des pratiques enseignantes sans tenir compte de leur propre trajectoire
scolaire qui génère des dispositions, un habitus spécifique en ce qu’elle constitue un repère (plus ou
moins conscient aux sujets) à partir duquel prend sens la construction de son rôle. Si tous les
enseignants interrogés n’ont pas connu des difficultés particulières à l’école, certains d’entre eux ont,
au contraire, vécu des épreuves plus ou moins douloureuses, épreuves qui rendent aussi compte des
manières dont ils construisent et élaborent leurs enseignements.
Bruno, professeur de mathématiques, souligne ainsi son attachement à un enseignement dans lequel le
« jeu » et « l’animation » constituent moins un obstacle qu’un atout pour l’apprentissage : « tout est
bon pour faire des maths, alors évidement certains après, certains peuvent nous reprocher mais mais
c’est du jeu en gros t’es animateur ouais, bah ils peuvent le penser mais moi je fais ce qu’il me semble
bon en cours, je vois le retour des élèves, je vois ce qu’ils ont compris, je vois le changement que ça a
rapporté ça les a intéressés, ça les a motivés… Ils m’en parlent après, on a fait des trucs ils m’en
parlent l’année d’après, hé monsieur on le refait, est-ce que ça va se refaire, est-ce que on va pouvoir à
nouveau participer, et bon la ça marche quoi… »
Ainsi, les enseignants interrogés ont en commun cette capacité à faire un retour sur les
évidences et à se saisir de leur expérience, voire de leurs « échecs » pour y trouver un appui afin de
repenser leurs pratiques pédagogiques :
« L’expérience fait que au début on a euh on a des certitudes, on se dit, on pense que ça va marcher
d’une certaine manière, et on se rend compte à l’usage que finalement ça ne marche pas comme on
voulait. Et en discutant on se rend compte que les sanctions c’est pas, euh c’est la solution ultime quand
on ne peut pas faire autre chose, mais ça n’a pas une efficacité terrible… » (Bruno, prof de maths).
Il dira plus loin :
« si quelque chose ne fonctionne pas, si on se rend compte et bien qu’un cours ne fonctionne pas mais
bon c’est pas euh, on va le tester une fois deux fois, on s’aperçoit que ça ne passe beaucoup même si,
même si ça nous tiens à cœur parce que c’est des choses qu’on trouve comme beau, comme essentiel,
comme euh, on s’est investit à fond, on se dit mince j’ai tellement fait de travail, je le trouve tellement
beau qu’il faut absolument que ça passe[…] C’est pas ça, si quelque chose ne fonctionne pas et bien
aucun, aucun scrupule… puis je laisse tomber et puis ça arrive (inaudible) en allant voir ce que font les
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autres en ayant différentes approches, voir ce que les autres ont testés, qu’est-ce que eux, ils ont pensé
de ce qu’ils ont fait, est-ce que ça a réussi. Et puis bon, après on essaye de faire la synthèse et produire
quelque chose de nouveau. Des fois on le reteste, on voit ce qui marche, ce qui ne marche pas et puis on
abandonne quoi ! ».
Comme nous l’avons dit plus haut : les enseignants interrogés, bien que mobilisés professionnellement
et attachés à des pratiques en vue de transmettre des savoirs, de faire en sorte que les élèves s’en
approprient les contenus, sont rarement venus à l’enseignement par vocation. Thierry, dont le père fut
ouvrier mineur détaché comme enseignant à l’Education nationale, raconte comment il en est venu à
enseigner :
[Comment tu as été amené à enseigner ?] « … Par hasard parce qu’à l’origine, je suivais des études d’histoire
puis au bout de 2,3 ans, c’est l’époque où je me suis marié, j’étais avec une femme, à l’époque, qui travaillait et
j’avais besoin d’assurer une aisance financière, ce qui fait que j’ai cherché du travail et puis c’était la solution la
plus simple, la plus évidente de toutes façons, pour quelqu’un qui avait fait des études. J’ai passé le concours à
l’école normale, à l’époque et puis je ne me suis pas trop posé de questions, je ne peux pas dire que j’avais le
désir ou la vocation de faire ce métier, c’était quasiment une nécessité ».
En ce sens, et à l’instar par exemple des élèves de lycée professionnel (Charlot, 1999 ; Jellab, 2001) et
sans doute d’autres contextes scolaires, le projet ou choix d’enseigner ne détermine pas la tournure que
prend la carrière professionnelle. C’est bien à travers la confrontation entre une histoire scolaire et
sociale et les élèves qu’émergent, se consolident ou s’affaiblissent les mobiles sous tendant une
implication professionnelle et personnelle. Anita, professeur des écoles, qui a effectué des études de
sciences économiques à l’université, n’a eu le projet d’enseigner que suite aux conseils d’une amie
« qui était à l’IUFM ». Elle dira :
« une amie […] m’a incité à passer le concours, donc j’ai passé le concours. On a tout de suite fait un
stage et on nous a expliqué que si on n’aimait pas le métier d’enseignant, il fallait tout se duite arrêter,
parce qu’on aime ou on n’aime pas ! Donc… ça m’a plu, c’était en maternelle, en maternelle petite
section, bon j’ai décidé de continuer et après j’ai eu le concours… ».
5.2. La perception de son identité subjective dans son rapport avec l’institution scolaire et
les élèves
Les savoirs sur soi sont constamment mobilisés dans la mesure où ils servent de référence pour
« comprendre » les situations d’enseignement-apprentissage. Ces savoirs réfèrent à son histoire
scolaire, à la manière dont on penser pouvoir intéresser les élèves, mais aussi aux tensions éprouvées
via le décalage entre les intentions et les réalisations, entre les principes et l’action. La nostalgie chez
les jeunes enseignants n’est peut-être que celle référant à une expérience récente, celle de l’élève que
l’on a été et de l’enseignant que l’on a eu, un enseignant que dont on envie souvent la position
« confortable » puisque son public était « nécessairement intéressé » et prêt à l’écouter pendant « une
heure durant, voire plus ». Je pense que le temps, euh, le temps de ce que j’ai vécu moi en tant
qu’élève, c’est fini quoi, c’est révolu et ça ne reviendra pas. C’est fini euh, le prof qui parle pendant
une heure, qui écrit au tableau, les élèves qui notent et puis on fait quelques exercices et puis c’est bon
quoi. Il y en a qui vont le regretter, je peux comprendre ça le regret […]Les élèves ne sont plus aussi
euh, je ne sais pas euh, docile, respectueux, j’en sais rien, mais il faut réussir à les intéresser, ce que ne
devait pas faire avant »(Bruno, maths). Les savoirs sur soi se construisent aussi à l’épreuve du
contexte d’enseignement, qu’il s’agisse de l’établissement scolaire, des interactions avec les élèves, ou
encore avec les collègues. Les professeurs débutants dans l’enseignement se « rassurent » lorsqu’ils
remarquent que d’autres collègues, ayant parfois une longue expérience sont aux prises avec des
difficultés. Ainsi, Manon, PLC2 de lettres a suivi un stage sur la « gestion des émotions » animé par
une enseignante qui lui dit : « si tu prends une boulette [en classe], ce n’est pas grave ». Manon
observera que « voir quand même des profs qui vont mal et qui le disent, ça permet d’en parler et de
trouver des solutions ensemble. Moi, si le prof d’espagnol [avec lequel elle a mis en place un projet
dans le cadre des IDD] avait été froid et très fermé et s’il m’avait dit que ça se passait bien quand il
avait les élèves en IDD, ça aurait été le drame…parce que je me serais dit ‘‘ça y est, je suis une
mauvaise prof’’ ». Le « choix » de devenir enseignant, bien qu’il relève le plus souvent d’une
expérience s’imposant « naturellement » à l’issue d’un cursus scolaire déterminé (Rayou, Van Zanten,
2004), est plus ou moins assumé symboliquement par les enseignants. Ceux-ci sont nombreux,
85
notamment dans les disciplines littéraires ou chez les professeurs des écoles, à affirmer avoir choisi
« depuis longtemps » le métier de professeur. Ce choix est alors justifié par la volonté de « partager »
des connaissances, une ou des passions avec des élèves. Et c’est cette dynamique subjective qui reste
fondamentalement structurante du regard porté sur les élèves, sur son rôle et sur soi-même.
Les enseignants mobilisés cherchent surtout à donner du sens à leur travail, à leur mission. Ils sont
souvent critiques à l’égard de l’institution scolaire et ses représentants, le corps d’inspection et
l’administration notamment. Peu légitimés et perçus comme bien éloignés des réalités de la classe,
ceux-ci sont aussi discrédités par leur manque de « reconnaissance » du travail effectué par les
enseignants. « … quand on voit que les inspecteurs nous augmentent de 0.5, on se demande pourquoi
ils viennent, pas de réponse, aucune reconnaissance … ça ne sert vraiment à rien … ils n’ont aucune
expérience en plus, on a des inspecteurs qui n’ont jamais eu de classe devant eux, et qui nous disent
texto ‘‘je sais tout, j’ai lu des livres’’, c’est encore plus aberrant ! […] il y a aussi l’inspectrice qui
nous oblige à travailler par projet. Donc, en nous demandant de travailler tous sur le même manuel,
mais ça il faut aussi tenir compte de la personnalité de l’enseignant »(Anita, PE).
La perception de son identité procède aussi des premières années d’exercice du métier qui s’avèrent
être relativement déterminantes dans le mode de construction d’une professionnalité enseignante.
Ainsi, Fiona qui a surtout une expérience professionnelle auprès d’élèves en difficulté dans le
primaire, dit qu’on l’a « nommée sur un poste en animation », avec comme mission de faire « du
soutien » scolaire. Mais il faut se garder de voir dans cette identité professionnelle l’effet mécanique
d’une première affectation professionnelle puisque Fiona reste fondamentalement attachée au travail
auprès d’un public en difficulté scolaire, animée par des prédispositions associant le métier à
l’engagement. Elle manifeste aussi une frustration face aux contraintes administratives, comme si sa
volonté de transmettre des savoirs et d’amener les élèves à construire des compétences ne pouvait être
que par une lutte permanente contre les pesanteurs institutionnelles. Ces pesanteurs réfèrent à des
injonctions dont l’ampleur en vient parfois à escamoter le public, c’est-à-dire à créer une distance
entre les valeurs et les normes. « il y a trop de choses à gérer, trop de choses […] une administration
qui peut être très lourde, on a des inspectrices qui nous bombardaient de… enfin, qui fourmillaient
d’idées, mais on n’arrivait plus à suivre, alors que bon il faut pas oublier, la priorité, c’est ce qu’on a
devant nous […] on nous demandait, on continuait à nous demander beaucoup trop. Et puis
finalement, on perd de vue euh les élèves ! On perd de vue l’essentiel ! ». En même temps, c’est parce
que les enseignants sont attachés à une vision constructiviste « lisant en positif » les apprentissages des
élèves, qu’ils paraissent critique à l’égard de l’institution scolaire. Pourtant, l’évolution des injonctions
institutionnelles crée à son tour l’occasion d’un regard constructiviste sur les apprentissages, même si
tous les enseignants ne sont pas prédisposés à s’en approprier le sens. Thierry dit en quoi l’évaluation
en terme de compétences en français éloigne partiellement d’un mode de notation sommatif :
« … Un grand changement s’est fait quand même, c’est d’intégrer dans la notation des objectifs. En
français, à chaque travail d’écriture, il y a des objectifs à atteindre avec des critères propres basés sur cet
exercice là, bien sûr, c’est intégré, tout le monde le pratique maintenant. Ce que j’aimerais, c’est
carrèment me passer de notes […] Au brevet, on peut mettre 8 ou 12 ou 14 sur 20 sans avoir besoin de
lire 5 fois la copie, c’est une évaluation, ce n’est pas une correction ».
5.3. Effet de miroir ou lorsque l’expérience des élèves fait écho à son histoire scolaire
Il serait hasardeux de conclure à une relation mécanique entre sa propre scolarité et la manière
dont on pense son métier, les finalités de l’enseignement et le public scolaire. Certains enseignants
ayant connu des difficultés à l’école mais sans les assumer symboliquement en viennent à créer une
distance avec leurs élèves, comme si ceux-ci leur rappelait des épreuves incompatibles avec l’entrée
dans le métier et le statut (Rayou, Van Zanten, 2004). Mais il nous semble, au gré de cette recherche,
comme de travaux antérieurs (Jellab, 2004 ; 2005) que le plus souvent, ce sont les enseignants qui ont
eu des difficultés scolaires qui manifestent le souci de « travailler autrement » avec leurs élèves, même
si l’on peut supposer que l’exercice en milieu populaire est davantage l’effet d’une contrainte que d’un
choix (du moins en début de carrière ; rappelons que certains enseignants choisissent d’enseigner en
milieu populaire du fait de phénomènes d’auto-censure, la réduction du dilemme de statut y
apparaissant comme une stratégie contrainte, Legendre, 2004). Ainsi, Gilles, PLP en menuiserie
incarne bien cette réalité. Ancien élève de lycée professionnel, ayant connu une orientation contrariée
86
en LP (il dit avoir choisi sachant que ses parents auraient souhaité qu’il intègre une seconde générale
et technologique ; s’il a réussi en menuiserie, c’est probablement du fait de l’appui symbolique de son
père et des membres de sa famille, menuisiers de profession), les difficultés qu’il a connues au collège
laissent place à une réussite en LP : « …donc sortie de troisième mes résultats étaient un peu limites
pour faire une seconde donc euh mais bon normalement je pouvais la faire, donc mes parents était plus
pour euh pour que je fasse une seconde mais c’est moi qui ai décidé de faire une euh, de faire une
seconde professionnelle, donc euh, spécifique menuiserie puisque bah mon père est menuisier, dans la
famille j’ai de nombreux oncles et tantes enfin oncles qui sont dans la menuiserie, grands parents enfin
tout ça, on est là dedans depuis un petit bout de temps, du coup bah j’ai fait seconde menuiserie, euh et
puis bon à partir de là c’était vraiment le débit quoi, ça m’a vraiment plus, euh donc bon bah les
résultats ça a vraiment remonté en plus j’ai trouvé un un prof bah c’est lui qui m’a fait vraiment euh, le
déclic […] je pense que c’est à partir d’ici que c’est parti euh, bon là dès quelques mois euh je sais ce
que je veux faire c’est c’est prof en menuiserie quoi, et puis bon à partir de là BEP qu’est ce qui faut
faire bon il faut avoir un bac, il faut avoir (inaudible), il faut avoir bac plus trois, passer le concours et
puis bon j’ai franchis les étapes petit à petit, j’ai passé mon BEP en FIM euh c’est fabrication
industrielle et menuiserie, ensuite une période d’adaptation en bac STI euh, option D option bois, de
ça j’ai fais un BTS productique bois ameublement… ». Le changement de posture que Gilles a connu
est bien ce passage de la position d’élève dominé dans l’institution scolaire, de l’apprenant qu’il devait
être à celui qui souhaite enseigner, ce qui exprime doublement l’appropriation d’un savoir
professionnel (scolaire mais soutenu familialement) et la possibilité de l’enseigner (ce qui implique la
poursuite des études, en première d’adaptation jusqu’au BTS). La trajectoire a été celle de la
« réparation » par le LP et le lycée technique des difficultés connues au collège. Mais cette trajectoire
n’a de sens que parce qu’elle combine un type de savoir maîtrisé (la menuiserie) et une relation
spécifique à un professeur de menuiserie avec lequel Gilles avait « un bon contact ». La participation à
des colonies de vacances et à des activités d’encadrement des jeunes a contribué au souhait de devenir
enseignant. C’est cette histoire biographique, jalonnée de « hauts » et de « bas » qui contribue à
façonner le travail de Gilles. Ainsi, le fait d’avoir redoublé, d’avoir eu des lacunes scolaires est perçu
comme du « négatif » qu’il a fallu convertir en « positif ». Avoir été dominé à l’école et s’en
émanciper grâce à l’appui d’un enseignant de menuiserie permettent à Gilles d’adhérer au postulat de
l’éducabilité de ses élèves, sitôt que l’on parvient à la « motiver ». L’attachement à sa discipline – la
menuiserie – le conduit non pas à dire à ses élèves que l’important est d’obtenir le diplôme (quitte à
travailler dans un autre domaine professionnel), mais à intégrer les apprentissages dans leur vie
professionnelle, ou éventuellement domestique. La motivation devient condition de la réussite :
« Bah comme, euh, comment dire moi je euh comment j’essayerais enfin si j’ai je pouvais faire un peu
comme mon prof à pu faire pour moi c'est-à-dire à vraiment les motiver parce que faut, à peu près sur
mon stage l’année dernière j’avais un mémoire, c’est sûr qu’à peu près cinquante pour cent soixante-dix
pour cent des personnes (inaudible) qui ont rien à faire de ça, bon moi mon but déjà c’est un petit peu de
les motiver […] Même si après ils ne font pas bah j’essaye de les motiver, même un jour dans la vie ça
leur servirais peut être je ne sais pas si ils refont une maison bah ils auront quand même des petites
notions de menuiseries et ça peut leur servir, même si ils passent uniquement le BEP et après bah ils
vont euh en maçonnerie en mécanique, euh, moi déjà mon premier c’est essayer de les motiver de de
puis ensuite ceux qui sont motivés bah c’est de leur transmettre le savoir le plus possible essayer de voir
le plus large possible ».
De même, Fiona qui enseigne en REP et ne pense pas autrement son métier qu’en terme de travail
auprès d’élèves de milieu populaire, n’a connu qu’une scolarité en école et en collège populaires. Elle
a eu une scolarité contrariée, car bien que se définissant comme « littéraire », elle fut obligée de
préparer un baccalauréat « B » (sciences économiques et sociales). Bien qu’acceptée en classe
préparatoire littéraire, et se disant « très scolaires », Fiona a « tellement été dégoûtée [qu’elle est
rentrée chez sa maman] ». Si la scolarité de Fiona fut contrariée par une expérience en classe
préparatoire « écoeurante », « désagréable » et « humiliante », elle est venue à l’enseignement grâce à
une enseignante de mathématiques en terminale. « … c’est ma prof de maths en Terminale qui m’a
donnée euh, qui m’a donnée envie. Elle a eu une façon de parler de l’enseignement. Elle nous a dit un
jour, un samedi matin, je me souviens, elle est arrivée, et puis, elle nous a dit ‘‘Vous savez, il va y
avoir beaucoup de débouchés dans l’enseignement, parce que ça vous, vous allez tomber dans une
période où il va y avoir plein de départs en retraite et puis, vous savez, c’est vraiment un super
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métier !’’ […] ça m’a fait un déclic. Je me suis dit ‘‘Ouais, c’est vrai que …’’ … Mais alors, je voulais
pas être prof, je voulais être instit » (Fiona). Cette enseignante qui consacre davantage de temps
d’enseignement aux activités de lecture et de compréhension des textes – au détriment des sciences et
des mathématiques – a surtout apprécié son année de licence à l’université où elle écoutait « parler »
des professeurs de littérature, un peu comme elle parlera et « racontera » des histoires à ses élèves.
Mais si l’expérience des élèves fait écho à l’histoire scolaire de l’enseignant, c’est parfois moins parce
qu’elle lui ressemblerait que parce qu’elle interpelle chez ce dernier le rapport aux savoirs et à l’école.
Bien souvent, la comparaison entre soi et les élèves oscille entre étonnement et compréhension.
Certes, l’histoire scolaire est souvent idéalisée par les enseignants mais en même temps, elle laisse
aussi apparaître des contrariétés, des déceptions qui peuvent aussi bien tenir à des interactions
problématiques avec des professeurs qu’à des contraintes d’ordre socio-économiques (par exemple
lorsque les enseignants disent avoir été « obligés » d’arrêter leur scolarité pour entrer dans la vie
active). Diane, professeur de lettres, avance :
« je suis [à] l’opposé des élèves que j’ai, moi j’étais toujours la première de ma classe euh je
m’ennuyais terriblement en sixième jusqu’à ce qu’on me mette dans la classe bilingue qu’avec les
meilleurs et là ça s’est beaucoup mieux passé et en lycée j’ai eu de la chance parce que j’ai fini par être
en première A1 […] j’étais dans une classe où il y avait des élèves qui l’avaient vraiment choisie […]
voilà la fac aussi j’aurais bien aimé continuer mais financièrement c’était pas possible donc moi j’étais
une excellente élève qui a toujours tout compris tout de suite et (rire) vraiment à l’opposé complet des
élèves, que j’ai, c’est sûr ». Dès le début de l’entretien, cette enseignante insistera sur ses difficultés
professionnelles à l’entrée dans le métier. Elle parle ainsi de sa première année de stage : « Au départ
[…] c’était une année éprouvante et très riche en même temps et euh qui m’a beaucoup aidée parce que
dès lé début j’ai eu des difficultés importantes mais en étant très bien épaulée et dès le début j’ai pu
quitter ma peau de très bonne élève qui adorait les lettres et qui avait fait ça par amour des grands textes
et tout, tout de suite quitter ça et pour prendre une autre posture qui est celle de se dire des actions telles
qu’ils sont avec leur culture propre, leur intérêt propre, leurs ignorances… et leurs envies et leur dégoût
et on part de là pour faire un petit bout de chemin, l’objectif n’étant pas d’aller à ce que les instructions
officielles définissent comme étant un élève de fin d’année de troisième, de sixième ou autre, mais
d’avoir un peu progressé… ».
Beaucoup d’enseignants interrogés ont une posture pédagogique subsumée par le mobile de la
réparation. Réparer une scolarité chaotique d’élèves laminés par un système scolaire hégémonique et
humiliant, veiller à réhabiliter une « image de soi » convenable chez des élèves confrontés à des
évaluations sommatives cruelles, faire en sorte que le public scolaire ne se « retrouve » pas devant des
impasses décourageantes et narcissiquement blessantes… ce sont là autant de mobiles générant une
prudence dans la relation pédagogique construite au quotidien. Mais l’on ne peut saisir ce regard sur
les élèves que si l’on combine à la fois les caractéristiques contextuelles et institutionnelles qui rendent
plus « visibles » les difficultés scolaires – et sociales – des élèves et l’histoire de l’enseignant. En effet,
et si l’on ne peut souscrire à une relation mécanique entre mode socialisation scolaire de l’enseignant,
son rapport aux savoirs à enseigner et posture pédagogique – et éthique – qui produiraient un type
particulier de posture pédagogique, il n’en reste pas moins que cette histoire biographique structure
partiellement les savoirs mobilisés face aux élèves. Le cas idéal-typique illustrant cette relation entre
l’histoire scolaire de l’enseignant et son mode d’être au métier réfère aux professeurs disant avoir euxmêmes connu des difficultés scolaires à l’école, avoir fait l’expérience d’une souffrance devant les
exigences scolaires et cognitives, et dont le rapport aux élèves comme le regard porté sur leur rôle se
focalise sur la réparation, la nécessité de faire en sorte que leur public se « réconcilie » avec les
études. Aussi, il n’est pas étonnant, au gré de cette histoire (socio)subjective, de relever une tendance
chez les enseignants à la « psychologisation » tant de la relation aux élèves que des finalités associées
aux savoirs enseignés. Sarah, professeur de lettres en collège, illustre bien cette réalité. Ayant eu une
scolarité éprouvante, cette enseignante insistera sur le fait que la réussite à l’école, c’est d’abord d’être
« bien dans sa tête », dans « sa peau », et que le travail pédagogique ne peut faire l’économie d’une
prise en compte du vécu des élèves… Tout se passe alors comme si la proximité entre les histoires –
de l’enseignant et celle supposée des élèves – favorisait une vision « empathique » au public, les
savoirs mobilisés procédant alors d’une articulation entre sa biographie et le quotidien de la classe.
C’est bien souvent une rencontre avec un professeur « passionnant » qui explique, aux yeux des
enseignants, le choix d’enseigner telle ou telle discipline mais surtout la passion pour les contenus
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intellectuels. Du coup, et à l’image de Sarah qui dira avoir fait une « belle rencontre » avec une
professeur de lettres en classe de première, le pas est vite franchi pour tenter de « reproduire » le
même type de rapport aux élèves, en espérant les mobiliser sur fond d’une interaction « humaine »
plus « compréhensive ». Après avoir connu une scolarité en collège, jalonnée de difficultés scolaires
qui auraient pu la conduire vers une voie professionnelle, Sarah rencontre une enseignante de lettres
dont elle n’a oublié ni le « nom », ni le « visage » :
« … je suis devenu prof de français parce que j’en ai eu une prof qui était… elle m’a beaucoup
impressionné, c’était une dame qui en fait nous avait proposé d’établir une liste, des textes qui nous
plaisaient, toujours point de vue choix c’est-à-dire être à l’essai dans ce que l’on fait et pouvoir avoir le
choix de ce que l’on fait et finalement elle avait fait un travail fou parce que chacun d’entre nous qui
choisissons des textes différents, elle s’engageait à nous suivre, à nous aider à préparer nos textes en
même temps c’était que du bonheur parce que le jour où on passait dans la mesure où c’est nous qui
travaillons nos textes, c’était plus facile… ».
C’est en référence à cette enseignante que prend sens le souci de Sarah de considérer les élèves
comme des sujets sociaux ayant chacun son histoire et des dispositions spécifiques pour « entrer »
dans la culture scolaire. « L’élève est un tout » dira-t-elle :
« [c’était une belle rencontre avec la prof de français] … Une belle rencontre mais tu sais je crois que la
vie c’est ça quoi […] je me dis souvent si tu vois finalement le petit temps qu’on échange avec nos
élèves c’est pour eux c’est une belle rencontre […] j’ai plein de profs dont j’ai oublié le nom et elle, je
n’ai pas oublié son nom et je n’ai pas oublié son visage … parce que c’était quelqu’un qui m’a marqué
qui était peut être un peu hors norme, qui avait une vision de son métier, qui prenait le temps de
discuter, qui prenait tout en compte, tout. L’élève est un tout. Et en même temps c’est un truc rare je
crois que le métier d’enseignant ne peut se concevoir que par rapport à ça. Parce qu’en même temps ça
influe sur tes choix de textes, ça influe sur ta dimension euh, quand je vois le choix des textes que
j’utilise, que je vais travailler, on va travailler sur l’usine, on va travailler sur des gens qui bossent à la
chaîne […] on est allé voir un spectacle qui s’appelait Transport qui mettait en scène le travail à la
chaîne avec la pénibilité, on a fait un atelier artistique où les enfants on du représenter un travail qui
était fatiguant qui était répétitif, ils ont dû jouer avec leur corps donc y avait plein de trucs intéressants.
Et en même temps les textes que j’ai choisis […] je me dis que ça ressemble aussi sinon à nos élèves
mais peut être à leurs parents, à leurs grands-parents, que je crois aussi qu’il faut parler des choses
qu’ils connaissent parce qu’en même temps ça leur permet de mieux rentrer dans ce que l’on essaie de
leur apprendre. Et seulement après on pourra leur amener des choses beaucoup plus complexes ou des
choses qu’ils ne connaissent pas et que c’est une démarche intellectuelle que l’on apprend c’est-à-dire
partir de ce que je sais faire et si je sais bien le faire et je vais oser aller plus loin… ».
Ainsi, si les savoirs scolaires – et notamment en littérature – sont devenus « parlants » pour cette
enseignante lorsqu’elle fut élève, pourquoi en serait-il autrement pour des élèves dont la prise en
compte (supposée) des conditions sociales et familiales via les contenus même des activités de lecture
ou d’écriture devrait les mobiliser ?
5. Une identité de savoir(s)
Si « La réalité humaine existe d’abord comme un manque » (Jean-Paul Sartre, cité par J-P.
Boutinet in Anthropologie du projet), le savoir (au sens générique du terme) apparaît comme un objet
d’investissement à travers lequel le sujet se construit tout en construisant le monde et son rapport au
monde, aux autres et à lui-même (Charlot, 1997). Le savoir – et les savoirs scolaires en l’occurrence –
répondant à des questions existentiels, à des enjeux identitaires apparaissent chez les enseignants
interrogés comme un objet dont l’appropriation répond à un manque, à un besoin de construction de
soi. L’identité enseignante repose sur la maîtrise de savoirs qui ont pour spécificité de valoir comme
objet devant être transmis et visant à amener les élèves à changer. Les savoirs sont à la fois l’outil de
travail de l’enseignant et l’expression de ce qu’il est (au moins partiellement). Ainsi, les savoirs sont
l’incarnation de l’identité enseignante – dans le cadre d’une division sociale et institutionnelle du
travail – et en constituent un élément autour duquel ils donnent un sens tant à leur travail qu’au
devenir (anticipé) de leurs élèves. Dans cette perspective, la référence récurrente chez les enseignants
au projet professionnel de leurs élèves constitue l’autre face du métier où les savoirs enseignés
s’intègrent dans le projet de transmettre et de mieux préparer les apprenants aux échéances scolaires (à
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l’orientation en particulier). Mais la surestimation du projet professionnel comme ultime finalité des
savoirs enseignés exprime également le souci porté par de nombreux enseignants qui, exerçant en
milieu populaire, en viennent paradoxalement à se centrer sur l’utilité (« pratique ») des savoirs au
détriment de leur effet formateur en soi, comme si la préparation de l’insertion professionnelle était
seule à même de donner du sens. On peut voir dans cette posture une sorte d’abdication – qui peut
générer un glissement de la catégorie d’élèves scolarisé à celle de jeunes devant être insérés en
entreprise (Jellab, 1999) – préfigurant des impasses notamment pour les élèves issus de milieu
populaire (Rochex, 1994). Pourtant, le projet professionnel de l’élève permet aux enseignants de
dépasser la tension identitaire entre la socialisation à des savoirs comme objet en soi, et la socialisation
à des savoirs comme moyen facilitant le cheminement scolaire et professionnel du public scolaire.
Pour Gilles (professeur de menuiserie) et Bruno (professeur de mathématiques), l’apprentissage doit
s’ancrer dans la réalité des élèves et leur permettre de se projeter.
Maîtriser un savoir, c’est maîtriser des relations au monde et sans doute un rapport spécifique aux
autres. Ainsi, si « savoir, c’est être sûr de soi » (Jellab, 2006), la structuration de celui-ci et son
caractère normé permettraient aux élèves d’avoir des repères cognitifs. Mais on observe que certains
enseignants disent rassurer des élèves par un cours structuré, alors qu’en réalité, c’est l’enseignant luimême qui cherche à être « structuré ». Bruno, professeur de mathématiques, dira : «… Parce qu’ils
ont la même, enfin les différences que euh perçoivent, c’est ce que en général nous on perçoit, et
vraiment chaque élève a ses préférences et en général, ils aiment bien que se soit structuré. Ca ça les
rassure, donc euh bon d’un côté, euh ça les rassure et d’un côté nous bah au moins il y a une trace
écrite qui est très claire auxquels ils peuvent se référer donc ça euh ça pour l’instant ». L’écrit structuré
devient alors un repère et un recours pour construire son savoir en mathématiques.
Le travail enseignant a cette particularité d’avoir à la fois pour finalité la « transmission » des
savoirs et pour moyen la mobilisation de savoirs dans lesquels les contenus curriculaires plus ou moins
normés occupent une place princeps. En ce sens, l’activité enseignante en tant que travail sur autrui
dont on vise le changement repose sur des savoirs et des contenus symboliques médiatisant
doublement la relation de l’enseignant aux apprenants et la relation de l’enseignant à lui-même. Car
les épreuves du métier, et en particulier au plan de la maîtrise des contenus et des interactions aux
élèves, atteignent l’enseignant dans sa propre subjectivité. C’est pourquoi, et loin des seules épreuves
relevant de la « violence », dont s’emparent les médias mais aussi un certain discours sociologique,
une forme particulièrement douloureuse des contraintes du métier réfère au désintérêt manifesté par
les élèves à l’égard des savoirs, voire la contestation de leur légitimité et « utilité ». L’attachement des
enseignants aux savoirs disciplinaires, « l’amour » de « sa » matière ne tient pas seulement à
l’existence d’un rapport de forces entre différents contenus, notamment dans l’enseignement
secondaire où prédomine un « lobby » des disciplines. Il ne s’agit pas de la seule défense de
« son territoire ». Les enseignants interrogés ont souvent une relation identitaire à leur matière ou à un
contenu dans lequel ils « se reconnaissent ». L’intérêt pour tel ou tel contenu ou savoir procède d’une
histoire socio-subjective, scolaire et sociale : «… moi, la littérature, de toute façon, je suis devenue
professeur de français par amour de la poésie »(Caroline, professeur de lettres). L’identité de savoir
tient à un attachement que l’enseignant porte à « sa » (ou à ses) matière(s), attachement combinant à la
fois un sens spécifique et des valeurs mais aussi un degré de maîtrise cognitive des contenus. Ainsi,
Martine, PEGC en histoire-géographie au sein d’un collège, raconte son parcours l’ayant mené à
l’enseignement et sa préférence pour ces contenus :
« … j’ai été nommée directement en CEG… j’ai fait deux ans en qualité de maîtresse auxiliaire sur
poste de PEGC à Auby, après j’ai fait la même chose deux ans à Arleux, dans un CES mixte, et là
j’avais repris mes études [en histoire] entre deux tout en travaillant … on m’a remis une année dans le
primaire parce que en même temps, je faisais la formation primaire […] je suis allée donc faire une
année à l’école de filles de Douchy en CM1, et puis là j’ai vu que décidément, je préférais n’enseigner
que l’histoire-géographie et le français à la rigueur mais surtout pas les maths… ».
Martine poursuivra en disant :
« … je faisais plus de français que d’histoire géographie, et prenant de l’ancienneté j’ai demandé si il
n’était pas possible de faire un peu plus d’histoire géographie parce que c’était quand même ma matière
préférée et euh, à un moment, ça c’est équilibré et là depuis euh, quatre ans, depuis 2000, je ne fais plus
que de l’histoire géographie ».
90
Mais des disciplines telles que l’histoire et la géographie couvre des contenus très vastes et assez
larges, ce qui suppose un rapport de prédilection à certains d’entre eux et explique aussi pourquoi les
professeurs se « sentent plus à l’aise » lorsqu’ils les enseignent. Ainsi, Martine qui préfère enseigner
aux plus jeunes collégiens, est passionnée par l’Antiquité et le Moyen Âge et moins par l’Histoire
moderne :
« … enfin pendant longtemps, les années précédentes j’étais en temps partiel, je faisais « quinze dix
huitième », donc j’avais demandé à n’avoir que des sixièmes et cinquièmes parce que je me sens plus à
l’aise disons, hein et puis les parties programmes à enseigner, je préfère le l’Antiquité et le Moyen Age
en histoire, et en quatrième, c’est l’époque moderne c’est vrai que bon en tant qu’historien… si ça me
plait quand même mais moins que le reste […] Donc il faut des documents aussi assez simples et en
nombres réduis sinon ils se fatigueraient vite. Je sais que je j’avais tendance en début d’année, enfin les
années précédentes à prévoir trop de documents, et euh, au bout d’un moment…ça s’éparpillait leurs
intentions, donc maintenant je me limite à deux trois documents, c’est ce qu’on nous recommande en
général… ».
De manière assez différente de Martine, Thierry qui enseigne l’histoire-géographie et le
français, a construit un rapport au savoir associant les deux « disciplines », par « préférence », comme
si son identité d’ex-élève de l’école normale à Lille continuait à façonner son regard sur le métier.
« … je suis issu du centre de formation de PEGC de l’Ecole Normale de Lille. J’ai débuté en 1974 et je
suis donc l’un des PEGC survivants qui n’ont pas accepté de devenir certifiés et j’ai préféré continuer à
m’investir dans deux matières : lettres et histoire-géographie et si l’on ajoute l’instruction civique, ça
fait quand même pas mal de choses… ».
C’est d’ailleurs un enseignant qui définira son travail en terme d’engagement, avec une forte adhésion
à la pédagogie de projet et aux principes de Freinet.
Le rapport aux savoirs disciplinaires procède d’une forte association entre son identité personnelle et
son identité professionnelle, et les enseignants se définissent souvent comme « professeur de maths »,
« professeur de lettres », « professeur d’anglais »… et moins comme « professeur » tout court. Les
professeurs des écoles, parce qu’ils sont polyvalents, sont moins sensibles à cette question, mais il
suffit de les amener expliciter leur travail en classe pour que les exemples les plus évoqués portent sur
des contenus entretenant un rapport direct avec leur formation disciplinaire à l’université. Le même
constat est effectué auprès des professeurs de lycée professionnel. On peut rendre compte de ce
rapport identitaire aux savoirs à partir de la maîtrise des contenus qui est plus aisée et permet « plus
d’inspiration » que lorsqu’il s’agit d’autres matières auxquelles on a dû se socialiser après le concours.
Mais cette explication ne rend pas totalement compte de l’identité de savoir chez les enseignants.
D’abord parce que quelques enseignants s’appuient sur d’autres savoirs que ceux acquis lors de leur
scolarité (par exemple, le savoir musical ou artistique chez des professeurs des écoles, les savoirs
technologiques ou issus des loisirs chez des professeurs du secondaire). Ensuite, les savoirs à
enseigner fonctionnent comme un « miroir » de son identité et désignent des objets qui structurent
fortement l’identité professorale (une identité qui est étroitement liée à la hiérarchie des disciplines,
notamment au collège et au lycée). Aussi, et bien que le degré de maîtrise des savoirs concourt à
l’identité professorale, c’est le rapport même aux dits savoirs, la manière dont l’enseignant en perçoit
le statut, eu égard à sa socialisation scolaire, qui contribue à structurer « l’image » qu’il se fait de son
rôle. Cette identité de savoir est d’autant plus consolidée que le professeur est porteur du projet
d’enseigner telle ou telle discipline depuis plus ou moins longtemps : « …l’enseignement je ne sais
pas… il n’y a jamais eu d’autre prévision de d’emploi que enseignant… Depuis le collège sur les
fiches de vœux pour ce qu’on voulait faire, donc prof et comme les maths me plaisaient assez, ça été
tout naturel de le faire. Et donc la totalité du parcours études a été orienté pour le devenir… »(Bruno,
professeur de mathématiques en collège). La centration sur les savoirs scolaires à enseigner peut
sembler antinomique ou se situer à l’antipode d’une « volonté » institutionnelle de placer l’élève « au
centre » des apprentissages. Elle peut aussi manifester l’attachement à la « tradition » contre les
pédagogies « modernistes » ou progressistes (De Queiroz, 2000). En réalité, les savoirs scolaires, en
désignant l’identité des enseignants, en constituant sans doute le domaine princeps sur lequel les
professeurs ont une emprise, deviennent une grille de lecture à partir de laquelle ils évaluent non
seulement l’efficacité de leurs pratiques mais aussi leur capacité à s’affranchir du poids des
déterminismes sociaux qui risquent de condamner des élèves à l’échec scolaire. En même temps,
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l’identité de savoir(s) ne se conçoit pas indépendamment des relations de savoir qui se nouent avec les
élèves. C’est ainsi que plus qu’ailleurs, exercer et s’engager en milieu populaire, contribue non
seulement à l’affaiblissement de l’image du « client idéal » mais aussi à la constitution d’une identité
de métier psychologique et sociale qui rapproche souvent les enseignants des travailleurs sociaux.
Fiona qui enseigna en même temps dans deux écoles primaires a construit une identité professionnelle
donnant une place aussi importante aux savoirs qu’à la relation (qu’elle qualifie d’affective).
« j’aimais surtout bien [faire du soutien] dans une école en particulier, parce que là, j’avais toujours le
même groupe d’élèves et c’était des C.M.1-C.M.2, donc déjà, c’était des plus grands et donc, c’était eux
qui étaient le plus en difficulté… Donc, dans l’autre école par contre, ça allait du C.P. jusqu’au C.E.2, et
[…] c’était pas le même genre de contact, c’était des groupes d’enfants que je voyais qu’une fois par
semaine. Donc, je faisais les trois C.P […] en les voyant qu’une fois par semaine, pour moi, ça servait
pas à grand-chose. Tandis que les autres, ce petit groupe, c’était toujours le même, je les avais tous les
jours, une demi-journée en fait…Les deux écoles ne fonctionnaient pas, n’avaient pas choisi le même
fonctionnement, et avec eux, c’était celui où j’arrivais le mieux à avancer, alors j’ai redemandé le poste.
Donc, euh, l’inspecteur me l’a rendu. Donc, j’ai commencé, j’ai continué une deuxième année… j’étais
sur ce poste-là, à temps complet, dans cette école-là, j’aimais bien, et en plus ; les élèves de C.M.1,
donc je les avais récupérés […] j’ai demandé euh un autre poste en fait, et puis ben, le hasard a fait que
je me suis retrouvée à B. avec ma C.M.2, voilà. Et donc en fait là, malgré tout, j’ai compris que moi, je
préférais les grands …je préférais en dessus du C.M.1, je préférais ce genre d’élèves. Et c’est pour ça, je
pense, que j’ai toujours, ça a toujours bien fonctionné avec les élèves en difficulté avec ma classe, j’ai
toujours à peu près réussi à les motiver, peut-être en ayant commencé avec ces enfants-là, peut-être que
si j’avais débuté tout de suite dans une classe normale, euh, j’aurais pas eu […] Je travaille beaucoup à
l’affectif »(Fiona, PE en REP). "
5.1. Identité de savoirs et variations selon les disciplines enseignées
Les savoirs sont plus ou moins normés selon les activités en question (un exercice de
grammaire est sans doute plus normé qu’un exercice de dissertation, auquel la normativité des élèves
est davantage associée). Ainsi, les professeurs de lettre sont plus ouverts sur de l’inédit, et du coup,
leur incertitude quant à l’efficacité des démarches pédagogiques est plus manifeste, comparés aux
enseignants de mathématiques ou, de manière moins tranchée, à ceux de sciences naturelles. Caroline
vit ainsi une tension entre l’enseignement « guidé » et l’enseignement véritablement construit avec ses
élèves. Elle regrettera d’ailleurs la faible place accordée à l’imagination dans l’enseignement du
français en seconde ; elle regrettera aussi que l’écriture d’invention ne fasse pas partie du programme.
« Bon ça c’est pas très bon. Il faudrait que euh, qu’ils aillent plus vers la spontanéité et partir de ce
qu’ils trouvent pour construire mes cours. Ca c’est important (rires) et je pense que ça serait mieux. On
a en commun des choses, on tombe forcement sur les mêmes, euh les mêmes, la même compréhension
des choses mais c’est quand un peu euh c’est quand même un peu plus c’est quand même assez guidé
mon affaire […]Et je pense que je pourrais euh surtout que j’ai quand même de la pratique partir de ce
qu’ils découvrent et construire à partir de ce qu’ils découvrent ce serait peut être plus riche plus
intéressant et pour eux et pour nous et ça me demanderait moins de boulot aussi (rires) ».
Bruno, professeur de mathématiques, est davantage centré sur son savoir disciplinaire pour en
qualifier la spécificité intrinsèque, même s’il dira chercher des applications pratiques pour « motiver »
ses élèves. Le propos sur les mathématiques apparaît comme désintéressé : « le calcul, ça ne sert à
rien », « les mathématiques, ça doit être plaisant, ça doit être un jeu », « les mathématiques, c’est super
joli parce que tout s’unifie » et « les mathématiques, c’est savoir penser par soi-même ». Une lecture
psychanalytique telle que proposée par Claudine Blanchard-Laville (2001) permettrait de postuler
l’existence d’un écho entre l’histoire biographique scolaire et le sens des mathématiques dont le
contenu « rassure » et apporte des réponses « structurées » au sujet (Mosconi, 1996). L’approche
sociologique permet à son tour de penser le rapport aux savoirs (à enseigner) en terme de rapport
identitaire et épistémique dans lequel l’enseignant effectue de constants allers et retours entre sa
conception des contenus et de leurs effets « cognitifs » et le rapport réel entretenu par les élèves avec
les savoirs en question. Pourtant, ces allers et retours laissent entrevoir des différences entre
l’individu-enseignant et l’individu-sujet (ou personne singulière) donnant un sens spécifique aux
savoirs à enseigner. Bruno a ainsi mis en œuvre de nombreux projets (y compris des projets personnels
autour de l’application des mathématiques à l’informatique) qui apparaissent comme autant
92
d’occasions lui permettant de « se » réaliser, alors que face aux élèves, il en vient à ne penser les
mathématiques qu’en tant que contenu permettant des applications (en calcul, en mesures…) ou des
usages larges (comme par exemple d’avoir un niveau suffisant pour choisir son orientation en fin de
3ème). Individu pluriel (Lahire, 1998), l’enseignant semble étiré entre plusieurs logiques correspondant
à autant de postures subjectives face à des contextes variés.
Patrick, professeur des écoles, et partant, enseignant polyvalent, définit fortement les savoirs à
enseigner en terme de valeurs à atteindre. Autrement dit, les savoirs n’ont de sens qu’au travers des
valeurs auxquelles ils socialisent tels que le respect, la citoyenneté, la construction de la personnalité
autonome, la solidarité, etc. Le postulat de l’éducabilité des élèves se double de celui de la capacité de
l’individu à s’affranchir des contraintes environnantes et de peser sur son « destin » : « j’estime avoir
du pouvoir, pouvoir pour agir », pouvoir « apprendre à l’enfant à devenir adulte », et apprendre à
« réussir pour soi ».
La spécificité des savoirs à enseigner et en particulier leur caractère plus ou moins « utile »
met souvent à l’épreuve les enseignants. Ainsi, apprendre à lire et à interpréter un texte ne sert pas
forcément à l’apprentissage de la communication orale dans les situations sociales ordinaires. De
même, apprendre à faire des mathématiques ne se confond pas avec l’apprentissage du calcul. Aussi,
enseigner un savoir disciplinaire ne peut être sans une réflexion autour des finalités de cet
enseignement, finalités qui enferment souvent les élèves de milieu populaire dans un rapport utilitaire
et restrictif au savoir. Dans cette perspective, enseigner telle ou telle matière implique souvent de
déconstruire quelques a priori et catégories de pensée associant le savoir à ses usages :
« …Malheureusement, les mathématiques c’est pas seulement savoir compter, les mathématiques c’est
c’est savoir penser par soi même, savoir réfléchir euh, la logique et c’est ça qu’il faut transmettre au
collège c’est t’as t’as l’élève devant une situation et tu lui pose la question et puis bon si je fais telle
action quelles conséquences ça a, si je fais telle autre quelles conséquences ça a et puis bon c’est leur
apprendre à raisonner, mais cette apprentissage c’est ça qu’il faut leur faire mais après bon, si apprendre
à raisonner ça passe passe par l’apprentissage de Pythagore on passe par l’apprentissage du terrain de
Pythagore, mais le but c’est pas l’apprentissage du terrain de Pythagore pour l’apprentissage du terrain
de Pythagore, c’est apprendre à raisonner, voilà les données que j’ai au départ, bah qu’est ce que je peux
en faire, qu’est que je peux utiliser pour trouver autre chose, donc c’est ça les mathématiques, c’est pas
des calculs, cet apprentissage de la logique, du raisonnement, de la démonstration, ça peut se faire par
des jeux, et on se rencontre enfin moi je conseille parce qu’il peu d’enfants qui jouent, et ça a des
conséquences et ça explique beaucoup de choses quoi… » (Bruno).
Les finalités n’ont de sens qu’au regard du contexte scolaire mais aussi de l’histoire de
l’enseignant. Philippe, PLP en menuiserie et dont la scolarité, n’a pas été « académique », a connu le
LP, la première d’adaptation, et a préparé un BTS à l’issue du baccalauréat. Les savoirs qu’il enseigne
sont dotés de deux finalités princeps : former de futurs « bons » ouvriers et permettre aux élèves qui le
peuvent de poursuivre des études. Dans cette perspective, c’est la spécificité même de l’enseignement
en lycée professionnel, conjuguée à la propre trajectoire scolaire de Philippe qui façonne le regard sur
les savoirs et leurs finalités :
« Bon après chacun son truc hein, essayer de trouver la voie de cette personne et puis si si si c’est fini au
BEP bah ça peut être très bien un excellent ouvrier euh bon quelqu’un qui a un BEP bon plan de
carrière ça ne sera peut être pas, et puis une personne qui a les moyens et les possibilités bah aller le
plus loin possible, hein, on les pousse quoi enfin on les pousse surtout pour ces personnes qui ont qui
ont les moyens parce que d’excellents éléments, ouais qui peuvent aller très loin quoi… ».
5.2. Soi et les élèves : proximité, distance ou mondes sociaux différenciés ?
On pourrait reprendre l’expression des sociologues interactionnistes parlant des mondes
sociaux pour qualifier les dynamiques sociales et culturelles subsumant les accords et les tensions
entre les catégories sociales (Becker, 1963). Mais des mondes sociaux différenciés ne condamnent pas
à la distance, puisque l’origine sociale des enseignants ne les empêche pas d’être porteur d’un idéal de
justice et d’équité (l’insistance sur l’attention portée aux élèves le plus en difficultés est une manière
de tenter de rétablir une équité scolaire là où elle semble absente socialement). Il arrive que des
enseignants issus de milieu populaire et ayant connu une scolarité parfois chaotique soient méprisants
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à l’égard de leurs élèves ! Il n’empêche : c’est bien souvent la combinaison d’attributs scolaires et
d’attributs sociaux qui rend compte du sentiment de décalage avec les élèves, surtout lorsque ceux-ci
semblent peu intéressés par les savoirs et moins enclins à souscrire aux contraintes de la forme
scolaire :
«… j’étais les dernières générations d’élèves qui euh, après je ne sais pas si je peux généraliser parce
que (rires) j’ai toujours fais ma scolarité dans des classes où les gens, où les copains autour de moi avait
le même profil c'est-à-dire que, il n’y avait pas de problèmes familiaux ou peu, à la maison, on était
encadré pour travailler et puis on avait tous envie de travailler donc » (Bruno, prof de maths).
Le plus souvent, le « choc » de la rencontre avec les élèves équivaut à la découverte d’une « misère
sociale » insoupçonnée :
« je dois être honnête quand je suis arrivé à ‘‘C.’’ c’était un choc, parce que je ne pensais pas que, euh,
je ne pensais pas du tout que ça pouvait être à ce point […] Ah ben, euh qu’il pouvait euh, en gros qu’il
pouvait y avoir tant de misère humaine, c'est-à-dire enfin, misère humaine, c’est un grand mot, que ça
pouvait être socialement si difficile[…] Des tas, des tas de problèmes sociaux, familiaux qui sont
inextricables, qui sont énormes, pour moi j’étais un peu extérieur à ça, donc bon, donc pour en revenir
aux distances cette époque où on avait devant nous une classe de trente élèves tous pareils, tous
intéressés, tous et que ça, ça n’existe plus. Ca sera forcement mélangé, ça sera, il faut intéresser… ».
Ici, on remarque comment Bruno fait la jonction entre misère sociale et familiale et difficultés
scolaires, ce qui revient à expliquer celles-ci en terme de manque ou de handicap socio-culturel
(Terrail, 2002, 1). Pour Bruno, et alors même qu’il pense que la distance entre lui et ses élèves s’est
réduite parce qu’il a réussi à « gagner leur confiance », certains élèves auraient pu mieux réussir s’ils
étaient scolarisés dans un autre établissement. Ainsi, le contexte social et la structure des classes, où
se concentrent les difficultés scolaires, semblent agir comme un obstacle relativisant l’optimisme de
l’enseignant :
« On se sent parfois très démunie … oui très […] mais ils sont dans une telle détresse aussi les parents
…les deux au chômage … on se demande si c’est un bien de séparer les enfants de la mère … » (Anita,
PE).
Les savoirs relatifs aux conditions sociales et culturelles des élèves fonctionnent comme une grille de
lecture soutenant le travail des enseignants. La connaissance du monde social des élèves désigne une
sociologie spontanée chez des enseignants soucieux surtout de transmettre des savoirs et d’amener leur
public à construire des compétences dont celles d’ordre scolaire. Le propos de Thierry éclaire bien de
l’existence d’une sociologie spontanée chez certains enseignants, une sociologie qui peut aussi
procéder de lectures d’ouvrages ou d’articles de vulgarisation :
« … Il y a à la fois des élèves qui se glissent plus volontiers dans le moule, ceux qui viennent d’un
milieu plus favorisé et il y a aussi des enfants démunis parce qu’ils n’ont pas à la fois une maîtrise de la
langue suffisante et aussi des lieux pour discuter. Une différence qui est importante, c’est dans certaines
familles la manière dont on discute avec l’enfant de ce qu’il fait à l’école. Dans certaines familles, on va
faire en sorte que l’enfant fasse ses devoirs, qu’il monte dans sa chambre, on contrôle aussi le cahier de
textes, voir avec l’enfant s’il a fait son travail, on va discuter avec l’enfant, on va pas seulement
s’intéresser à la note mais à son sujet de rédaction, à ses lectures, on va en discuter, c’est là qu’est la
différence » (Thierry).
Dit rapidement, on peut observer que davantage que l’origine sociale, c’est la trajectoire
scolaire qui paraît constituer l’élément princeps ayant forgé une distance entre les enseignants et leur
public. Comme l’avance Diane, professeur de lettres, et dont la mère fut professeur de mathématiques,
« j’ai toujours adoré lire même trop quand j’étais petite en primaire pendant la récréation je lisais, je
ne jouai pas, (rire), je ne jouais pas beaucoup ». Cette enseignante insistera sur la différence entre elle
et ses élèves en usant de l’expression « à l’opposé de », comme si son rapport aux savoirs désignait
une prédisposition familière avec la forme scolaire, ce qui est loin d’être le cas chez les élèves issus de
milieu populaire.
Même lorsque les professeurs interrogés ont pu connaître des difficultés lors de leur scolarité,
et à défaut d’avoir été « bon élève », c’est le rapport aux études qui leur semble différencier les
anciennes générations dont ils ont fait partie des élèves d’aujourd’hui. Ainsi, aux difficultés cognitives
ou intellectuelles éprouvées par les « enfants de la démocratisation »(Beaud, 2002) se conjugue un
« manque de motivation », un « manque du sens de l’effort » assez répandu. Les professeurs les plus
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jeunes (ayant en moyenne de 1 à 6 ans d’expérience) font souvent état de leur « choc » lors de leur
nomination à l’issue de l’année de stage, ce qui revient à dire que les conditions de la formation ne
leur permettent guère de « réaliser » l’ampleur de la tâche à venir. Comme le dit Bruno, professeur de
mathématiques en collège, «… là ou j’ai fait mon stage la réalité était très proche de ce que moi j’ai vécu en
tant qu’élève enfin des élèves motivés qui voulaient réussir …donc [c’était] à peu près le profil que ce que moi
j’étais comme élève, donc c’était extrêmement facile puisque ce que moi j’ai vécu en tant qu’élève, il suffisait de
le reproduire un temps soit peu en tant que prof… ». Le propos de Bruno éclaire de la relation entre sa
propre scolarité et l’idéal du métier qu’il s’agirait d’exercer face à des élèves censés ressembler à
l’élève qu’il a (ou pense avoir) été. Mais l’on remarque que la nomination des stagiaires dans les
établissements « sans problème » ne concourt pas à leur socialisation aux différentes réalités du
métier, ce qui est paradoxal lorsqu’on sait que la plupart d’entre eux seront nommés, à l’issue de
l’année de stage, dans des établissements peu convoités.
La nostalgie que les enseignants portent à l’égard d’une ère révolue procède souvent de deux
expériences : celle des élèves que l’on a eu, notamment il y a quelques décennies ; celle de l’élève que
l’on a été et qui se nourrit souvent d’une référence aux camarades avec lesquels on a effectué sa
scolarité. Si ces deux expériences sont liées – la nostalgie combinant sa propre scolarité et le sentiment
d’avoir affaire à des élèves de moins en moins intéressés – elle oppose souvent les « anciens » et les
plus « jeunes ». Bien que les deux soient quelque peu résignés et parfois fatalistes, les premiers
campent souvent sur une position qui est celle de la nostalgie fonctionnant comme un idéal à jamais
inaccessible ; tandis que les seconds, n’ayant le plus souvent comme référence que leur propre
scolarité, souscrivent au fait que les élèves « ont changé » et qu’il faut désormais abandonner tout
espoir de retour vers un rapport à l’école et aux savoirs proche de celui qu’ils ont (ou pensent avoir)
connu :
« Je pense que le temps, euh, le temps de ce que j’ai vécu moi en tant qu’élève, c’est fini quoi, c’est
révolu et ça ne reviendra pas. C’est fini euh, le prof qui parle pendant une heure, qui écrit au tableau, les
élèves qui notent, il fait quelques exercices et puis c’est bon quoi. Il y en a qui vont le regretter, je peux
comprendre ça le regret, mais […] Les élèves ne sont plus aussi dociles, respectueux, j’en sais rien,
mais il faut réussir à les intéresser, ce qu’on ne devait pas faire avant » (Bruno, professeur de
mathématiques en collège).
La distance avec les élèves est d’autant plus éprouvée que l’enseignant a effectué une scolarité sans
encombre et avec des camarades ayant « le même profil ».
L’entrée dans le métier est toujours vécue sur le mode d’une « découverte », d’une épreuve où
l’écart entre les attentes et la réalité est plus ou moins surprenant. Ce sont bien ces attentes qui
s’intègrent progressivement au devenir enseignant en tant que « repère », mais aussi en tant que
« travail » (Clot, 1995) où l’appréhension et les incertitudes le disputent à l’enthousiasme. Bien
souvent, le « choc des premières heures de cours » met à mal les attentes des enseignants parce qu’il
interpelle leur habitus, leur vision du monde scolaire qui est indissociablement une vision de soi à
l’école en tant qu’élève :
« en début d’année avance Manon, je me suis dit… bon ça été la grande remise en question pendant les
vacances : quels prof je vais être ? qu’est-ce que je vais faire ? qu’est-ce qui est important. Gros clash en
début d’année : ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais et lire bah je sais pas ça me semblait
naturel … de travailler sur la lecture finalement j’avais envie de travailler la lecture mais pas seulement
comment les encourager à lire, mais comment on peut partager des livres… comment on peut se
rapprocher par là… parce que c’est aussi mon parcours personnel… parce que j’ai toujours beaucoup lu
et ça m’a permis de rencontrer des gens … et puis on peut s’échanger un film , une K7, partager des
intérêts communs … enfin je me dis que c’est ça la vie et qu’en français on n’apprend pas qu’à
répondre aux questions d’un texte … quoi … et j’ai très bien vu qu’ils se passaient des DVD, des K7 et
autre pendant le cours et que c’est très bien qu’ils partagent leur centre d’intérêt parce que ça permet de
se rapprocher mais on peut se prêter d’autres choses … et moi je ne suis pas prof de musique … donc
on se prête des livres… et puis bah en fait ils ne lisent pas beaucoup mais ils lisent ce qui les
intéresse… ».
Mais si l’entrée dans le métier reste soumise à l’épreuve de la « surprise », de « l’étonnement », voire
de la « déception », son importance subjective varie selon l’histoire scolaire de l’enseignant. Bien que
certains enseignants fassent état du décalage entre eux et leurs élèves – au sens de distance entre leur
scolarité et mode de mobilisation et le rapport aux études chez leur public –, certains d’entre eux font
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valoir qu’ils ont également connu des difficultés scolaires et que s’ils en sont venus à s’en sortir, c’est
bien la preuve qu’il n’existe pas de fatalisme. Dans ce cas, pourquoi ne pas être un « modèle » ou un
« exemple » pour leur public ? Cela devient d’autant plus « évident » que les enseignants disent avoir
été aidés, voire « marqués » dans leur scolarité par un ou quelques professeurs. C’est le sens du propos
de Gilles, PLP en menuiserie, qui a connu une trajectoire scolaire où il ne pensait « qu’à s’amuser », et
qui réalise qu’il a affaire à des élèves réticents aux savoirs scolaires, d’autant plus qu’ils ne sont guère
enthousiastes à l’idée de devenir ouvrier :
« C’est pas que c’est pas parce que tu fais un BEP aujourd’hui que ben tu vas être un simple ouvrier
enfin, déjà il n’y a pas de déshonore à être un simple ouvrier, mon père est simple ouvrier et euh, je
enfin il n’y a aucun déshonneur à faire ce métier, je veux dire c’est quelque chose qui lui plait et si tu te
décide d’être menuisier bah c’est très bien mais si tu veux faire quelque chose de plus important si tu
veux être chef d’équipe, gérer un atelier, euh travailler dans les bureau mais il n’y a aucun problème,
c’est ça peut on peut tout à fait […] Donc nous on essaye de leurs expliquer, donc ceux qui nous
demande bah on euh, leur dit toutes les solutions qui peut y avoir pour ce BEP, en menuiserie donc le
bac les BTS les choses comme ça, c’est vrai qu’on se rend compte qu’il y en a quand même quelques
uns qui accrochent qui eux savent que le BEP, c’est qu’une étape dans leur cursus scolaire se sera pas
quelque chose de final quoi […] Non mais ouais j’espère que, bah j’aurais j’ai eu enfin que j’en ai
motivés, pouvoir faire comme mon prof a pu faire pour moi… » (Gilles).
6. Les savoirs sur les apprentissages
Toute activité d’enseignement suppose une conception ou une représentation des
apprentissages. Recourir au cours magistral ou au travail en groupe, faire appel à des ressources
documentaires ou aux multimédias pour enseigner, c’est postuler que telle ou telle démarche est à
même de « marquer » la mémoire des élèves et faciliter leur apprentissage. Aussi, les savoirs sur les
apprentissages désignent un ensemble d’a priori relatifs à la relation entre mode d’enseignement et
mode d’apprentissage, entre mode d’exposition et mode de réception des contenus. Ces savoirs mêlent
souvent des constats objectifs et des tentatives d’explication plus ou moins intuitives, mais permettant
aux enseignants de maîtriser les aléas contenus dans les rapports complexes entre enseignement et
apprentissage. Ainsi, les difficultés d’apprentissage, pour référer parfois à des problèmes d’ordre
cognitif, restent fondamentalement pensées en terme de manque ou de faible travail scolaire chez soi.
Cela implique des actions de resocialisation au travail scolaire en dehors de l’école, notamment auprès
d’un public habitué à une forte scission entre l’école et « la vie » (Charlot, 1999). Bruno, professeur de
mathématiques, explique comment il vérifie que ses élèves « apprennent » :
« bon là où j’insiste le plus sur la vérification, c’est en sixième parce c’est là où ils viennent de l’école
primaire où ils n’ont pas tous travaillé à la maison… parce que c’est une exigence de l’école primaire et
j’ai des élèves qui une fois rentrés à la maison n’ont jamais travaillé, ils n’avaient jamais de travail à
faire donc pour eux, avoir du travail à faire à la maison, enfin avoir du travail à faire en dehors de
l’école, c’est une bonne méthode enfin si les parents sont derrière même si l’instituteur enfin même si le
professeur des écoles ne donnait pas de travail mais donnait un peu de lecture. J’ai de plus en plus
d’élèves qui n’ont jamais fait de travail à la maison durant l’école primaire donc quand ils arrivent en
sixième, pour eux c’est un choc, c’est un très gros choc donc en gros, on passe un trimestre être assez
virulent, à la limite assez lourd en insistant sur ‘‘vous avez toujours un cours à apprendre’’ et donc pour
bien marquer tout ça, c’est une interrogation orale, donc des élèves qui me rappellent ce qu’on a fait au
cours précédant ça peut permettre de…ça permet déjà de voir ce qu’ils ont retenus ce qui passé, ce qui
n’est pas passé…de voir si l’on, si l’on retravaillé à la maison, de voir ce qui les a marqués, ce sur quoi
il faut être un peu plus satisfait parce que c’est un fait marquant, et puis ça remet tout le monde à peu
près à égalité. On commence le cours en ayant au moins quelques souvenirs… ».
La mise en activité des élèves, souci largement répandu chez les enseignants de notre enquête,
est constamment invoquée comme étant le moyen le plus efficace pour assurer l’acquisition de
connaissances. Mais les hésitations restent présentes lorsque l’enseignant exerce effectivement son
travail, car entre les intentions et leur application, il existe des décalages. C’est ainsi que, face à la
passivité de certaines élèves, Caroline dit sa propension à transmettre parfois des savoirs en ne prenant
pas le temps de laisser son public chercher par lui-même des réponses, ce qui pourrait être plus
efficace intellectuellement : « [mon travail], ça me demande de plus en plus de patience c'est-à-dire
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que je dois faire de plus en plus de choses pour eux, ce que je faisais pas avant… Alors peut être que
c’est une je veux tellement suivre ceux qui ne savent pas que j’en fais trop, peut être que j’en fais trop
et qu’il faudrait que je leurs lâche un petit peu les baskets un peu plus pour qu’ils donnent plus d’eux
même… ». Le travail enseignant est constamment sous-tendu par la préoccupation d’intéresser les
élèves, de les mettre en activité, mais également par des postulats traversant les différentes pratiques
pédagogiques, postulats qui relèvent d’une théorie implicite des apprentissages. Faire varier les
supports, recourir à des jeux ludiques, alterner travail d’écriture et de lecture, exploiter des documents
amenés par les élèves eux-mêmes, constituent quelques unes des variantes du travail pédagogique dont
les enseignants supposent un plus grand effet sur les apprentissages. Dans de nombreux cas, et
combinant dans leur analyse les difficultés cognitives des élèves tout comme l’absence de motivation
– les deux dimensions ne sont pas forcément liées –, les enseignants optent pour des exemples issus de
la vie courante afin d’illustrer un ou des concepts. De même, partir des « choses les plus simples »
pour atteindre des objets de savoir plus complexes est très répandu dans les établissements à
recrutement populaire. Le recours à des supports ou outils spécifiques pour intéresser les élèves est
parfois suspendu aux niveaux ou classes auxquelles on enseigne. Martine, enseignante en histoiregéographie au collège, spécifie sa pratique en fonction des niveaux d’enseignement : « …
généralement, surtout pour des sixièmes cinquièmes, il faut que se soit un petit peu plus attrayant aussi
[…] beaucoup de couleur, des petites choses comme ça plutôt que des documents noirs et blancs,
quoique avec la photocopie ça devient noir et blanc bien souvent mais enfin, en les scannant quelque
fois sur transparents, ou j’ai des transparents aussi tout faits… ».
Les techniques pédagogiques utilisées – telles que la multiplication des supports, la variation
des contenus et de leur mode de présentation, les modes d’incitation à l’apprentissage, notamment
lorsque l’enseignant procède par des évaluations ponctuelles, en début ou à la fin de chaque séance –
constituent souvent une synthèse non achevée des connaissances pédagogiques à la fois objectives
(acquises en formation ou via des lectures par exemple) et intuitives (reposant sur un ressenti et des
routines ayant plus ou moins « fait leurs preuves »). L’attention en classe est doublement portée sur
l’évolution du cours, son ordonnancement eu égard aux programmes, et aux élèves et à leur attention,
avec la crainte qu’ils ne « décrochent » ou « s’ennuient »(Leloup, 2003). Bruno, professeur de
mathématiques en collège depuis 5 ans, fait part de ses impressions quant à l’efficacité ou inefficacité
de sa pratique pédagogique :
« C'est-à-dire que bon, on se rend compte au bout d’une heure de cours on sait si on a réussi ou si on n’a
pas réussi. Et c’est un peu plus clair si les élèves réussissent, enfin s’ils sont restés attentifs… si
globalement on voit que les élèves ont réussi, on voit que le cours est passé donc la méthode pour
l’amener a été bonne quoi […] par contre si on passe son temps à maintenir le calme ou on passe son
temps à répéter trois quatre fois la même chose, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Donc ça
peut être ponctuel, il s’est passé quelque chose l’heure d’avant et puis euh […] Si ça s’est mal passé,
c’est peut être parce que on a mal amené la chose ou parce que l’activité préparatoire n’était peut être
pas suffisamment percutante, c’est parce que on s’est mal débrouillé on n’a pas su rendre la chose plus
attractive. Et je commence à me rendre compte de ce qui marche et de ce qui ne marche pas […] Un
exemple concret, je commence à savoir les chapitres qui sont faciles, ceux qui n’ont pas besoin de, euh,
une explication c’est super clair et il n’y a pas de problème et comme ça on va vite. Et puis il y a des
chapitres qui nécessitent un peu plus de réflexion, on doit passer plus de temps. Si je prends l’exemple
de maths en sixième, bon tout ce qui est technique opératoire, ils maîtrisent bien tout ce qui est addition,
soustraction, multiplication tout ça, ça a été énormément travaillé à l’école primaire donc ça ne pose pas
de problèmes. Par contre, on va passer plus de temps sur la résolution de problèmes […] Donc je sais le
repérer, donc quand on lit, bon avant je me limitais à une simple lecture et j’estimais qu’ils avaient le
vocabulaire nécessaire. Maintenant, une simple lecture, vous avez compris oui, en fait ils n’ont pas
compris, il faut revenir sur les mots et j’arrive plus à cibler, les mots, les tournures de phrases qui leurs
pose problème. Donc à la limite, je passe plus de temps à faire de l’explication de texte qu’à réellement
faire mon boulot en mathématiques… ».
Le tâtonnement pédagogique procède de postulats qui sont plus ou moins vérifiés au rythme
des différentes expérimentations. En général, et lorsque les savoirs à enseigner ont une dimension plus
abstraite, les enseignants optent pour des activités « concrètes », comme s’il s’agissait d’abord de
construire un rapport « tactile » au monde avant de pouvoir le construire conceptuellement. Bruno qui
exerce auprès d’élèves éprouvant des difficultés en mathématiques, réalise que « les activités
manuelles, ça les [les élèves] branche » et qu’il peut ainsi « très bien faire des maths avec ça ». En
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même temps, cet enseignant sait bien que le caractère ludique des activités, comme leur supposé
intérêt intellectuel ne suffisent pas toujours, puisque la mobilisation des élèves reste partiellement
suspendue à leur « motivation » : car « il y a y a quand même, des moments où les élèves ont du
travail que personne ne va faire et un élève qui est dans le refus, il ne le fera pas… ». De fait, si les
enseignants donnent à voir un certain « acharnement pédagogique », ils savent aussi que les
apprentissages que l’évaluation des apprentissages effectués est également affaire d’élève, ce qui
explique pourquoi la notation indulgente ne suffit pas à constituer une ruse suffisamment efficace pour
soutenir l’implication des apprenants (Jellab, 2001). Autant les enseignants sont soucieux de s’assurer
que leurs élèves ont appris des notions ou des objets de savoir, autant ils n’en semblent suffisamment
convaincus qu’à l’aune d’une appropriation subjective par l’apprenant des contenus scolaires. Pour
Bruno, l’évaluation systématique – en tant que vérification par l’enseignant des apprentissages – n’est
pas nécessaire « parce que l’élève se rend compte de lui-même quand on lui pose des questions
simples, il se rend compte de lui-même ce qu’il a appris, ce qu’il a correctement appris et si il s’en
souvient ou pas ». Ce savoir sur les apprentissages et leur mode d’effectuation appartient à l’action
pédagogique. Ainsi, la mise en activité dépend de la manière dont l’enseignant pense les étapes ou le
travail cognitif favorisant l’apprentissage. C’est bien du point de vue de l’élève qui apprend que se
place l’enseignant préoccupé par la transmission-appropriation des contenus enseignés. Aussi, le
discours sur l’apprentissage de l’autonomie s’incarne réellement dans des stratégies visant
effectivement à rendre les élèves plus actifs et moins dépendants de la seule relation pédagogique. Par
exemple, « les travaux à la maison [permettent] d’entraîner et puis de former à la recherche
personnelle, donc là le travail de recherche peut se faire par un exercice un petit plus long, les
questions s’enchaînent, il faut que je comprenne la première, pour que je puisse faire la deuxième
donc c’est aller plus vers la vraie activité mathématique […] Donc ça c’est les devoirs à la maison,
donc c’est assez régulier, il y en a environ deux par mois, interrogation écrite donc, les exercices
permettent aussi une explication et une meilleure du cours » (Bruno, professeur de mathématiques en
collège).
Pour Manon, filles et garçons n’ont pas les mêmes dispositions face aux apprentissages, ce
qu’elle a pu remarquer lorsqu’elle propose des activités de lecture, de compréhension et d’écriture
autour de la grammaire. Cela l’amène à considérer que le manque d’investissement des garçons
tiendrait à une « immaturité ». Elle distingue néanmoins le manque de motivation et la distance
critique à l’égard des savoirs qui cède la place à de la violence, une violence décrite à partir du cas
d’un élève :
« j’ai eu un nouvel élève dans ma classe … il est arrivé la dernière semaine avant les vacances de Noël.
Et c’est un élève qui a été exclu à la suite d’un conseil de discipline dans le collège Anatole France à
Anzin … pour euh … un comportement plus que pénible : violent, insolent. Bon. Donc il est arrivé un
lundi matin … tout petit, il a l’air tout mignon et en fait pas du tout… et j’ai énormément de mal avec ce
garçon parce que en fait le groupe classe il est créé, et lui il est arrivé … et il a pris le rôle qu’il
connaissait très bien ; le pitre, celui qui va être plus fort que la prof … donc au début , j’ai pris une
heure et je lui ai expliquais, très gentiment, ce que j’attendais de lui et j’ai refait son classeur, il m’a
amené les fiches et je les lui ai rangé …en lui expliquant à chaque fois. Bon ! Il n’a jamais … il m’a
testé le cours suivant … il m’a imitée… j’ai reçu une boulette, chose qui n’était jamais arrivée dans
cette classe… euh et en fait j’étais vraiment déçue et je le lui ai dit : « j’ai pris une heure ce matin et je
t’ai expliqué plein de choses. Tu m’as lancé une boulette … » et je lui ai expliqué « si tu veux t’intégrer
à la classe, c’est une classe qui a un équilibre bon … moyen et en plus c’était la veille du conseil de
classe. Si tu entraînes des élèves alors qu’ils font des efforts, tu vas … tu ne vas pas t’en faire des amis
parce que… ce n’est pas les aider. Et par contre si tu adoptes un comportement de petit rigolo mais en
restant sympathique, je pense que ça ira mieux » … mais bon !!! ».
Les savoirs sur les apprentissages contribuent à façonner les pratiques pédagogiques. Anita a
développé auprès de ses élèves de CE1 une prédisposition au travail en groupe ou en interactivité entre
élèves afin de faciliter l’apprentissage coopératif :
« s’ils travaillent sur fiche, je sais que les forts qui ont terminé, ont tout fait … alors ils vont aider les
autres qui ont du mal, des difficultés pour terminer …mais attention c’est pas pour donner la réponse.
On a fait tout un travail dessus, tout le premier trimestre : comment aider un élève ? Ne pas dire la
réponse, en le laissant chercher et en le guidant vers la réponse, vers la bonne voie […] Parce qu’on a
aussi travaillé en études dirigées sur que faire après avoir fini son travail ? Donc maintenant la première
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chose avant de faire des puzzles dans classe, ou faire un dessin, la première chose que demande un
élève qui a terminé son travail c’est : ‘‘est-ce que je peux aider ?’’ ».
7. Genèse des savoirs mobilisés et du rapport aux savoirs scolaires : le poids de son
habitus conjugué au contexte d’exercice du métier
Contrairement à un présupposé dominant soutenant que les enseignants sont porteurs d’une
idéologie élitiste, celle de l’excellence scolaire dont ils seraient l’incarnation, une partie des
professeurs interrogés font état de leurs difficultés scolaires, voire d’humiliations subies, qu’elles
soient immanentes à des sanctions négatives, à l’incompréhension de certains contenus ou aux
multiples situations ayant généré un sentiment d’injustice. C’est en ce sens que l’on peut comprendre
certaines postures telles que celle de la « réparation », de l’engagement plus ou moins motivé par un
habitus agissant à l’arrière-plan des pratiques pédagogiques. Anita, dont les parents furent ouvriers, a
une vision de son métier qui est de l’ordre de la réparation, du travail auprès d’élèves en difficultés,
avec sans doute une volonté inconsciente de réduire le dilemme de statut (Hughes, 1996). Fiona, PE en
REP, ne peut concevoir l’utilité de son travail qu’à la condition de continuer à exercer en milieu
populaire :
« Je n’ai jamais demandé mon changement, je n’irai pas travailler en milieu favorisé où il me
manquerait quelque chose …parce que, comme je le disais encore à mes collègues, pour moi, une classe
en pilotage automatique, que je sois là ou que je ne sois pas là, je ne vois pas l’intérêt pour moi […]
J’aurai l’impression de ne servir à rien ! Parce que de toute façon, la leçon aurait été faite avant, ou elle
sera faite le soir à la maison .… et puis, même, je trouve qu’on a moins d’échanges avec ces enfants-là »
(Fiona).
7.1. Un métier qui s’apprend malgré ou contre son expérience d’élève ?
Gilles, PLP de menuiserie, qui a connu une scolarité où il pensait plus à « s’amuser avec les
copains qu’à travailler », fera état de difficultés face aux études et d’une faible implication qui ne sera
combattue qu’avec l’appui des parents qui « serraient » quand il le fallait :
« Mais bon dès que on va dire dès que je sentais euh que ça allait tomber hop je mettais un petit coup de
boost et puis hop[…] Souvent c’était au troisième trimestre, au premier c’était moyen au deuxième je
plongeais et après j’ai les parents donc j’ai eu la chance aussi que mes parents soient derrière moi pour
m’aider quand il fallait serrer, ils serraient donc souvent fin du deuxième trimestre un petit coup de
tournevis donc là je sentais que ça allait tomber donc hop je repartais, et puis voilà quoi. Bon ça n’a pas
toujours marché parce que j’ai redoublé ma quatrième, mais bon ça c’était donc je dis enfin bon, je suis
déjà quelqu’un d’assez positif… ».
Cette expérience scolaire antérieure peut devenir une sorte de grille de lecture permettant à Gilles de
mieux réagir face à des élèves peu impliqués scolairement. En même temps, d’autres enseignants tels
Manon, PLC lettres stagiaire, souscrivant au fait que la réussite scolaire suppose aussi une
mobilisation parentale, dira aussi son scepticisme devant des élèves pour lesquels elle aura
« tout essayé », surtout qu’il s’agit d’un public « peu suivi » familialement. Les effets de seuil ne sont
pas incompatibles avec le principe de l’éducabilité des élèves !
A l’instar de la plupart des enseignants débutants (Jellab, 2006), tous les professeurs interrogés
font état, à des degrés variables, de l’épreuve voire du choc qu’ont constitué les premières heures de
cours ! L’exercice professionnel dans un établissement à recrutement populaire donne au « choc » une
tournure mêlant difficultés sociales et difficultés d’apprentissage :
« Bon je dois être honnête, dit Bruno, professeur de mathématiques… quand je suis arrivé à C… c’était
un choc, parce que je ne pensais pas que, euh, je ne pensais pas du tout que ça pouvait être à ce point
[…] qu’il pouvait euh, en gros qu’il pouvait y avoir tant de misère humaine, c'est-à-dire enfin, misère
humaine, c’est un grand mot, que ça pouvait être socialement si difficile[…] Des tas, des tas de
problèmes sociaux, familiaux qui sont inextricables, qui sont énormes, pour moi j’étais un peu extérieur
à ça, donc bon, donc pour en revenir aux distances cette époque où on avait devant nous une classe de
trente élèves tous pareils, tous intéressés, tous et que ça, ça n’existe plus. Ca sera forcement mélangé, ça
sera, il faut intéresser… ».
99
L’événement que constitue cette expérience de l’entrée effective dans le métier fonctionne à
l’arrière-plan de l’histoire de l’enseignant et marque bien souvent les multiples sentiments de décalage
entre soi et les élèves. La distance entre l’expérience connue en tant qu’élève et celle des élèves
auxquels on enseigne, le décalage entre les épreuves vécues en début de carrière et aujourd’hui,
l’impression d’être incompris par une partie des élèves à l’heure de la massification… caractérisent le
quotidien des enseignants et structurent leur habitus. Celui-ci se transforme au gré des événements
mais aussi de leur plus ou moins grande capacité à articuler et à maîtriser les différentes expériences.
Mais loin d’idéaliser un monde révolu, celui d’une école sélective dans laquelle seuls les élèves en
réussite poursuivaient leurs études, certains enseignants disent de manière ambivalente la distance et la
régularité entre les publics d’hier et ceux d’aujourd’hui. Caroline, professeur de lettres, dit en même
temps le choc vécu à ses débuts par manque d’expérience et sa confrontation à des élèves scolarisés
dans des filières de relégation :
"par rapport au début de carrière où effectivement on avait un public sélectionné, trier en vu du résultat
au bac maintenant le public n’est plus trié dans l’établissement, on n’a plus le même résultat au bac…
moi la première année où je suis arrivée ici […] j’avais eu mon CAPES en 1972, quatre classes de
seconde déjà , les classes de seconde du bout déjà c’était AB, 2B, AB3 c’était les futurs G à l’époque, et
ça c’est un de mes traumatismes parce que je n’avais pas la pratique d’expérience qui m’a été donnée au
fil du temps, 29 élèves en seconde AB3 on en vire quatorze, virés, on écrit sur le bulletin vie active
c’était une époque où dans la vie active on pouvait encore trouver du travail… ».
L’évolution du métier va de pair avec l’évolution du public scolaire, mais aussi avec les
mutations des fonctions de l’école, amenée à socialiser sur la longue durée les élèves. Alors que dans
les années 70, on pouvait facilement « virer » des élèves en difficulté ou « inadaptés » à l’école, on ne
peut à l’heure de l’installation du chômage et de la précarité, opter pour la même réponse
institutionnelle. Pourtant, les enseignants interrogés ne souscrivent pas d’emblée à l’idée que leurs
pratiques pédagogiques ont évolué et changé, même s’ils disent s’adapter à leurs élèves. Tout se passe
comme si les démarches pédagogiques et leurs variations dans le temps n’avaient pour ultime objectif
qu’une meilleure socialisation à la forme scolaire et à ses exigences ! Au fond, les savoirs
pédagogiques mobilisés – y compris de manière implicite et peu consciente – restent suspendus à
l’idéal de la transmission de connaissances que les enseignants placent au centre de leur mission.
Ainsi, et Alors qu’elle a changé sa pratique et introduit de multiples (micro)innovations dans ses
classes, Caroline dira avoir conservé son mode d’enseignement, en même temps que sa passion pour le
métier :
« … moi je pense que j’ai toujours enseigné de la même façon c'est-à-dire de la même façon, je m’étais
dit qu’en fait, si je ne suis plus passionnée, si les élèves ne me font plus rire et ne m’intéressent plus, je
m’en vais et puis c’est pas la peine même maintenant… je serai plus fatiguée… Alors c’est toujours la
même la même pratique le même euh dilemme, euh passion… ».
Ainsi changer sa pratique ne signifie pas changer son rapport au métier, dans la mesure où les
objectifs pédagogiques restent suspendus à la réussite scolaire. Devenir enseignant ne constitue pas
forcément l’aboutissement logique d’un projet professionnel dont l’individu est porteur. Mais il existe
cependant bien des déterminations qui contribuent à l’émergence d’un projet générique, celui du
travail auprès et sur autrui. La valorisation du contact avec les jeunes ou les élèves, l’envie de
transmettre des connaissances et de les « partager », tout comme le désir de se « sentir utile »
socialement subsument bien souvent le sens d’une implication professionnelle et accompagnent
l’entrée dans le métier. A cet égard, et bien que la socialisation scolaire occupe largement une place
déterminante dans ce processus, elle se conjugue à la socialisation familiale pour prendre toute sa
mesure et générer un projet professionnel et social à la fois. L’origine sociale ouvrière d’une partie des
enseignants interrogés fonctionne à l’arrière-plan d’un projet d’émancipation, où devenir enseignant
est vécu sur le mode de l’ascension mais aussi de « l’exemple » même à retenir en vue de croire en la
possibilité émancipatrice de l’école. Caroline, dont le père fut ouvrier spécialisé, raconte ainsi
comment elle est venue au métier de professeur de lettres, à partir de sa socialisation scolaire mais
également des pratiques culturelles domestiques, dans lesquelles la musique et la lecture occupaient
une place privilégiée :
« Alors mon parcours scolaire, j’étais brillante élève… bon moi je viens d’un milieu ouvrier très
ouvrier, mon père était OS 2, il y a différentes catégories, j’ai toujours cru que ouvrier spécialisé c’était
100
extraordinaire, jusqu’à ce que je découvre à l’âge de quatorze quinze ans dans un magasine que c’était
le bas de l’échelle[…] donc mon père était ouvrier en métallurgie, ma mère ne travaillait pas hein
malade très fortement dépression nerveuse constante […] mon père est un grand lecteur, un autodidacte,
il n’a pas fait d’études parce qu’à l’age de douze ans il avait un certificat comme à l’époque cette
génération qui a fait la guerre etc. mais qui avait toujours aimé lire et je crois que mon père m’a donné
le goût de lire [et] le goût de la musique aussi, c’est un grand musicien… Alors j’ai vécu dans ce milieu
là, où on privilégiait le livre donc j’ai lu énormément et j’ai et l’école m’a intéressée, l’école m’a
intéressée pour sortir des problèmes de la famille ».
Si la lecture est une « valeur » familiale, elle l’est aussi pour Caroline au plan professionnel
face à ses élèves. La scolarité passée par Caroline dans des écoles catholiques et sa socialisation à la
culture ouvrière, tout en étant fortement affectée par la maladie de sa mère, ont contribué à la
formation du projet de travailler auprès des autres, hésitant entre le métier d’enseignant et celui
d’infirmière.
On peut dire que tout enseignant garde en mémoire son expérience d’élève. Cette mémoire,
plus ou moins assumée, fonctionne à l’arrière-plan d’une vision des élèves et conduit souvent à une
comparaison entre leurs dispositions et celle que l’on pense avoir porté dans sa scolarité. Fiona,
professeur-référent en REP, fait état de l’influence de sa scolarité sur la place qu’elle accorde à la
relation « affective » avec les élèves. En effet, et relancée sur les raisons qui expliquent son intérêt
pour les élèves en difficultés, elle dit :
« … Je sais pas … c’est cette relation d’affectif, quoi ! […] moi l’école, quand j’étais à l’école, si un
prof que j’aimais pas, le résultat n’était pas bon. Si j’aimais bien le prof, … ça allait » [..] C’est
l’affectif je pense ! C’est ça ! J’ai vraiment besoin d’échanger… ».
Mais au plan de l’action pédagogique, c’est bien le rapprochement entre son expérience d’élève et
celle de ses élèves qui amène l’enseignant à scruter des réponses adaptatives. Le « passage à travers le
miroir »(Hughes, 1958) impliquant une conversion de son regard sur le métier conduit à des
ajustements entre le métier idéalisé et le métier réel :
« …on avait un conseiller pédagogique et puis des maîtres d’applications, donc il y avait de
l’expérience et donc ils nous faisaient part justement de cette expérience, et bon j’ai pu me rendre
compte à ce moment là que c’était un petit peu moins rose que ce que je pensais avant…parce que
comme je le disais tout à l’heure, toutes les petites filles voulaient être euh, maîtresse d’école ou
infirmière, ou puéricultrice, et moi j’avais une petite idée d’après ce que moi j’avais vécu en tant
qu’élève » (Martine, professeur d’histoire-géographie).
Le souvenir de sa propre trajectoire scolaire et des événements qui l’ont marquée agit comme élément
donnant du sens aux choix pédagogique, soutenant les arbitrages des enseignants, qu’il s’agisse des
modes d’enseignement, de mise en activité des élèves, de leur évaluation, etc. Ainsi, interrogé sur la
relation entre le métier imaginé et l’exercice effectif du métier, Thierry (PEGC de français et HG),
évoque spontanément sa propre expérience d’élève, comme si la représentation du travail enseignant
implique d’abord le regard de l’élève que l’on fut ! :
« … on compare déjà avec l’enseignement que l’on a reçu soi-même, c’est déjà une base de référence.
Or, à l’époque où j’étais moi-même, disons, collégien, on était qu’une minorité à accéder à
l’enseignement secondaire, la grande majorité restait en classe de certificat d’études ».
Les conséquences perçues de la massification permettent à cet enseignant de rendre compte des
décalages entre sa propre scolaire et celle des élèves, en particulier au plan du sens des études et sans
doute du niveau des acquisitions. Mais ce qui nous semble le plus frappant – alors même que la
littérature sociologique ne l’évoque guère –, ce sont les effets générés par l’histoire scolaire de
l’enseignant sur ses pratiques pédagogiques. Lorsque Thierry est relancé sur l’évaluation et la façon
dont il vérifie que ses élèves apprennent, il avance :
« … Je donne des exercices sur lesquels je mets une note purement indicative, c’est une note sur 10, ça
signifie qu’il y avait 10 réponses et que l’enfant en a peut-être trouvé 5 mais je ne reporte pas la note,
ces notes là ne comptent pas et comme tout le monde le fait, en fin de séquence, on fait un grand
contrôle sur tout ce qu’on a vu et en français, là dedans, il y a toutes sortes de choses, de la lecture, de
l’écriture, de l’orthographe, voilà c’est la grande mode, et puis bien entendu, il y a la notation de petites
dictées, en 6ème, on fait des petites dictées de 5 ou 6 lignes et ça donne une note mais j’aimerais bien
revenir à un système qui soit autre chose que ça. Moi-même, quand j’étais à l’école, je n’étais pas bon
en maths comme beaucoup de littéraires. Réflexion faite, je n’ai jamais détesté les maths mais les notes
101
que j’avais en maths. Le cours de maths n’était pas particulièrement odieux, les exercices avaient un
côté plaisant, je n’y réussissais pas, soit, mais ce que je n’aimais pas, c’est que j’avais des notes
épouvantables, c’est tout, pour les nôtres c’est pareil aussi ».
7.2. Comment les enseignants ont-ils appris à faire ce qu’ils font ?
Comment les enseignants ont-ils appris à faire ce qu’ils font ? Une telle question permet
d’apprécier, ce qui du point de vue des sujets, a plus ou moins contribué à la construction de leur
savoir professionnel en tant que savoir sur (leur public, les savoir-faire plus ou moins routinisés),
savoir pour et savoir à enseigner. Incontestablement et par ordre d’importance décroissant, c’est
« l’expérience », la pratique du métier qui arrive en premier, avant les savoirs acquis par formation ou
stage, même si le dialogue entre les deux dimensions est plus ou moins bien perçu en terme de
complémentarité selon les sujets. Sylvie, PLP de Lettres-anglais parle de « l’intuition », du « ressenti »
qui lui servent de repère, alors qu’elle n’a pu bénéficier d’une formation initiale à l’IUFM. Manon,
PLC2 de lettres avancera surtout son expérience acquise en tant qu'élève et animatrice en centre de
loisirs pour dire ce qui lui a « sauvé la vie » face à des élèves dont le niveau et le comportement aurait
pu « choquer » quelqu’un d’inexpérimenté :
« J’ai l’impression de partir beaucoup de mon expérience d’élève ou de mes amis… ou des élèves alors
c’est sûr qu’il y a eu un changement… pas une génération mais bon… et au niveau de leur âge il y a
peut-être des choses qui ont changé mais dans l’ensemble… j’ai essayé de me souvenir de ce qui me
sclérosait complètement chez certains profs et surtout de ne pas … ne pas leur ressembler. Et après j’ai
eu des profs, bah des profs modèles… des bons. Pourquoi je les aimais bien, qu’est-ce qu’il me faisait
pour que je … enfin j’ai essayé de me souvenir … bon ça marche pour deux tiers de la classe, bon il y a
ceux qui n’accrochent pas, parce qu’ils attendent autre chose, bon ils ne sont pas tous pareils …mais
dans l’ensemble à partir de cette date ça allait mieux. Après partir enfin… de ce que je savais en
préparant le CAPES… arriver dans une classe de 5 ème… euh…. j’ai fait beaucoup d’animation et je crois
que ça m’a sauvé la vie de me dire au début j’avais l’impression que la première semaine c’était le
centre aéré mais où on apprend des trucs … j’ai pas eu le choc avec les élèves ».
En même temps, si Manon insiste sur son expérience antérieure à l’enseignement, c’est parce
que son expérience en tant que professeur est courte, et ne peut constituer en soi un appui à sa
professionnalisation.
La genèse des savoirs mobilisés procède de la socialisation scolaire à mesure qu’il s’agit des stratégies
pédagogiques mises en œuvre pour mobiliser les élèves (et moins lorsqu’il est question de penser de
manière plus générale l’enseignement, ses finalités et le public scolaire). Ainsi, c’est souvent en
référence à sa propre scolaire que les enseignants invoquent les choix et les priorités qu’ils se fixent,
notamment lorsqu’ils débutent dans la carrière. Manon dira en ces termes comment elle s’appuie sur sa
propre expérience d’ancienne élève pour préparer ses cours :
« J’ai l’impression de partir beaucoup de mon expérience d’élève ou de mes amis… ou des élèves alors
c’est sûr qu’il y a eu un changement… pas une génération mais bon… et au niveau de leur âge il y a
peut-être des choses qui ont changé mais dans l’ensemble… j’ai essayé de me souvenir de ce qui me
sclérosait complètement chez certains profs et surtout de ne pas … ne pas leur ressembler. Et après j’ai
eu des profs, bah des profs modèles… des bons. Pourquoi je les aimais bien, qu’est-ce qu’ils me
faisaient pour que je … enfin j’ai essayé de me souvenir … bon ça marche pour deux tiers de la classe,
bon il y a ceux qui n’accrochent pas, parce qu’ils attendent autre chose, bon ils ne sont pas tous
pareils… ».
Mais en même temps, l’expérience d’ancien élève peut aussi constituer un obstacle en opposition avec
laquelle l’enseignant construit une autre posture professionnelle. C’est ainsi que Manon a pris
progressivement ses distances avec un mode de fonctionnement qui fut le sien étant élève lorsqu’il
s’agissait d’effectuer un commentaire composé littéraire :
« en fait là première séquence de l’année c’était pour quoi on est là … pourquoi on apprend encore à
lire et à écrire … et en fait moi j’ai réalisé, en seconde que, moi, pour faire le travail de commentaire
composé que me demandait de faire la prof, je ne comprenais rien du tout à la fiche de méthodologie, il
fallait que je parte de ma vision de lecture, de mes impressions que le livre avait laissé sur moi et après
chercher dans le texte ah bah oui c’est cette expression là qui m’a fait dire ça … et en faite j’ai essayé
de leur montrer et en fait je me suis embourbée au début parce qu’en fait ils m’ont regardée avec des
yeux ronds et en fait j’en ai parlé avec ma maître de stage et elle m’a donné des textes beaucoup plus …
plus … proches d’eux et beaucoup plus simples et ça a marché … au lieu en fait j’ai voulu prendre le
102
chemin inverse partir de ma position d’élève et de me dire comment je faisais pour comprendre parce
que dans les manuels c’est : « montrez que truc est un lecteur passionné et justifiez votre réponse…».
Certains enseignants évoquent néanmoins l’apprentissage d’un savoir professionnel à partir de
leur formation lorsqu’ils étaient stagiaires. Mais la formation en question, si elle réfère à l’appui de la
part d’un formateur ou plus encore, d’un maître de stage, elle est souvent invoquée en terme
d’apprentissage par « bricolage » où l’on tente des « expérimentations », on s’inspire en les
redéfinissant de méthodes mises en place par des collègues (stagiaires ou non). Lorsque Diane est
sollicitée pour dire comment elle a appris à utiliser l’album pour mobiliser ses élèves sur diverses
activités intellectuelles, elle dit :
« Ca c’est un peu le truc compliqué parce qu’en fait ça n’existe pas de livres qui expliquent comment
apprendre à lire à des élèves de sixième qui ne savent pas lire et qui ont déjà cinq ans de lecture derrière
eux, on trouve pas et même ce qui est très décourageant, c’est que au moment où j’ai commencé à
essayer de chercher c’était le moment où la lecture en C.P. c’était devenu le grand cheval de bataille du
gouvernement de l’époque […] ils avaient publié un petit quelque chose pour apprendre aux enfants à
lire et dans le préambule c’était qu’il faut absolument que la chose soit bien prise en main en dernière
année de maternelle et en C.P. parce qu’après c’est trop tard en C.E.2, en C.E.2 c’est trop tard ils
disaient, en C.M.1 c’est trop tard, et en sixième alors c’est encore pire c’était complètement
décourageant […] Je sais pas je regarde le texte de l’album et puis ils sont tellement bien fichus ces
albums que soit il y a des jeux sur les sons, soit il y a des jeux sur les temps, il y a de tout, de toute
façon il y a une richesse du texte qui fait que il me saute aux yeux qu’à partir de cet album on peut
travailler tel ou tel aspect ».
Bref, et bien que les enseignants évoquent l’aide d’autrui, c’est leur apprentissage professionnel ou
pédagogique est souvent présenté sur le mode d’un travail de subjectivation. Gilles, qui soulignera le
manque de travail en équipe dans son établissement, et le faible intérêt qu’un tel travail présente à ses
yeux, n’hésite pas à dire que son apprentissage professionnel alors qu’il était stagiaire fut doublement
collectif et individuel :
« …l’année quand on était stagiaire on a tous travaillé sur des points différents donc on s’est tous aidés
on a tout regroupé et on s’est échangé nos infos, nos données euh, voilà c’est vrai que je prends un petit
peu de tout euh, à droite à gauche je ne reprends pas … j’aime pas reprendre un cours enfin un cours je
ne reprends pas je vais peut être reprendre quelque chose dedans […] Mais en reprendre un peu à droite
à gauche pour euh façonner mon cours moi comme je le vois, mieux à ma façon maintenant ce n’est
peut être pas la meilleure, mais bon moi je travaille beaucoup avec mon collègue et c’est vrai que ça
ressemble beaucoup euh, je pense mettre quand même l’essentiel dedans… ça dépend je peux très bien
reprendre le cours des BEP, enfin mes propres cours euh, des bouquins parce que j’ai des bouquins qui
sont, bon c’est pas c’est pas le top mais on peut prendre des morceaux on ne peut pas tout reprendre,
voilà je les cours c’est plutôt ma formation parce que j’ai le bac le BTS la licence, donc c’est, après
c’est à des niveaux beaucoup moindre parce que je ne vais pas donner ce que j’ai fait en licence à des
élèves de BEP c’est sûr… ».
Remarquons comment Gilles hésite entre la « reproduction » tels quels de supports pédagogiques et
leur reformulation, ce qui l’amène à opérer un glissement vers son « niveau » scolaire qui est plus
élevé que celui auquel les élèves ont à acquérir.
La subjectivation définie comme construction d’une autonomie professionnelle venant en quelque
sorte attester d’une émancipation à l’égard de différentes formes de dépendances (y compris celles
d’ordre imaginaire qui désignent le professeur que l’on a eu et auquel on voudrait ressembler) se
traduit par une redéfinition des savoirs et surtout par un travail de « renouvellement » qui devient le
moyen implicite permettant d’éviter l’ennui et la répétition. Nombreux sont les enseignants interrogés
à soutenir changer de contenu, de support, ou de stratégies d’une année sur l’autre de manière à
renouveler leurs pratiques. De ce fait, on ne saurait interpréter ce renouvellement à l’aune de la seule
« expérimentation » d’autres modes d’enseignement pour mobiliser les élèves, puisque même lorsque
le contenu et les supports semblent efficaces, les enseignants optent parfois pour d’autres modes de
structuration des enseignements. Mais parfois, le « changement » dans les pratiques réfère davantage à
un projet qu’à une réalité, ce que semble vouloir dire Gilles lorsqu’il avance :
« j’ai beaucoup lu enfin … les anciens collègues, c’est des photocopies des cours qui datent d’il y a
enfin qui étaient encore fait à la main, et ils utilisent toujours ça et bon bah, moi je vois il y a un outil
103
informatique j’aime bien l’utiliser… je suis peut être un petit peu maniaque dans ce sens là enfin je ne
pense pas, c'est-à-dire que j’ai une trame de cours et ma trame est toujours pareille c'est-à-dire que je
pense que c’est plus facile pour les élèves, et j’ai des petits numéros de références et ils doivent classer
selon les références enfin ils mettent dans l’ordre et euh, j’aime bien que se soit toute la même trame et
que mais bon, le cours varie selon mes objectifs quoi… ».
La subjectivation traduit souvent un processus conjoint d’une construction « personnelle » de son rôle
et d’une distance à l’égard des injonctions institutionnelles qui paraissent désigner des objectifs
contradictoires et faiblement explicites. Anita rend bien compte de cette subjectivation en affirmant un
engagement « contre » (au sens d’opposé à) celui de son inspectrice. Elle avance :
« … quand on pose une question à un inspecteur, il n’est pas capable de répondre […] au niveau des
difficultés des élèves, au niveau de la gestion de l’hétérogénéité d’une classe, au niveau du nombre
d’enfants par classe, on a vraiment des réponses incroyables, des réponses incroyables ! […] Par
exemple l’année dernière j’avais un CE1 / CE2, avec des élèves en très grande difficulté, donc qui
étaient au CE2 qui ne maîtrisaient pas les sons et qui avaient fait deux CP, donc comme ils n’ont pas
droit a un deuxième doublement, donc il fallait gérer cette difficulté des élèves de CE2 qui ne savaient
pas et donc j’ai montré à l’inspectrice que ces enfants étaient très … une classe d’un niveau très
hétérogène, je ne pouvais pas les laisser tomber ceux-là, donc il fallait revoir, et je ne pouvais pas
avancer dans le programme de CE2, avec ces élèves . Et elle m’a répondu ‘‘mais Mme ces élèves-là
n’ont rien à faire dans votre classe… ».
Il existe des prédispositions sociales définissant les « ressorts de l’action » (Lahire, 1998) et
rendant compte des modes d’implication des enseignants. L’histoire biographique mais aussi l’histoire
scolaire couvrent un ensemble d’événements dont l’effet subjectif varie selon les individus. Mais c’est
aussi la singularité de l’histoire de chaque enseignant qui explique les tournures que prend leur
mobilisation professionnelle et bien souvent, ce sont des rencontres avec d’autres acteurs plus ou
moins engagés qui peuvent précipiter la volonté de penser sa pratique professionnelle, bien plus que ne
pourraient le faire les injonctions de l’institution scolaire. Diane, professeur de lettres en collège ZEP,
rend compte de la manière dont elle a appris « à faire ce qu’elle fait » :
« c’était très simple je je partais de rien et je me débrouillais toute seule et j’inventais à ma façon et ça
m’a beaucoup plu ça, et ça c’était un bien parce que l’on pouvait faire ce que l’on voulait hein bon c’est
assez c’est assez excitant en plus il y a une production d’albums énorme donc on peut toujours trouver
quelque chose, y a toujours une petite perle à dénicher, euh bon, alors ce livre. Et après j’ai donc à un
moment je faisais comment ça s’appelle une sorte de recherche-action un truc comme ça, avec un
groupe de profs de l’IUFM donc il y avait Séverine S., Claire S. et puis il y avait une petite jeune,
encore plus jeune que moi (rire), une année une année euh de moins que moi qui faisait aussi partie de
ce groupe mais elle me dit un peu ben montre moi un peu comment tu fais et tout, et puis un jour je lui
dis : « Ben écoute l’idée était venue, j’avais montré plein de démarches, je lui tiens celui je sais pas trop
quoi en faire, tiens je te le donne et dans quinze jours il faut que tu pondes une démarche », ça c’était un
peu pour rire et ça elle l’a fait et depuis elle travaille énormément sur l’album, presque tout le temps et
euh et d’ailleurs elle a créé une classe du grand dirlire dans son collège et tout ça, et on développe des
démarches d’album ensemble et puis après on se les échange, on les essaie dans nos différentes classes
pour voir comment ça réagit et puis pour les améliorer et voilà (…) Et puis du coup c’est bien parce que
je ne suis plus du tout toute seule dans cette démarche là, et l’année dernière j’ai fait un remplacement
d’Elisabeth M. qui était surchargée on m’a demandé d’assurer avec une collègue un, une formation sur
euh ils sont en sixième et ils ne savent pas lire, un truc comme ça, et j’ai présenté un petit peu les
démarches autour des albums aux stagiaires et ils ont été vraiment emballé pas tous, il y en a qui
rentrent pas du tout là dedans et puis y en a qui ont vraiment trouvé ça très bien. Je me dis qu’il y a
vraiment quelque chose un quelque chose à faire là ».
L’apprentissage du métier suppose un aller et retour entre son habitus, ses savoirs antérieurs et la
confrontation avec des élèves et des savoirs qui obligent à des réajustements pratiques, d’autant plus
qu’il est désormais établi que le travail enseignant doit moins aux injonctions institutionnelles qu’à la
capacité adaptative des sujets. Les doutes professionnels exprimés par Fiona, PE en REP, sont
partagés par la plupart des enseignants mobilisés que nous avons interrogés :
« [au début], « ….j’avais du mal à m’imaginer comment préparer au mieux mes élèves […] j’ai le
défaut, c’est que, même, je peux me réveiller en pleine nuit pour me dire ‘‘Mais c’est pas comme
ça !’’…. Je me remets trop en question par rapport à mes élèves ».
104
Les prédispositions portées par les enseignants ne sont pas totalement déterminantes dans la
mobilisation des enseignants puisqu’il existe également des effets contextuels et parfois conjoncturels
d’une rencontre avec un public, des collègues, des formateurs, etc. Mais à l’échelle de notre
population enquêtée, ce sont les prédispositions qui éclairent le mieux sur les modalités dont s’effectue
l’apprentissage du métier et la manière dont on mobilise « ses » savoirs pour enseigner. Thierry,
PEGC de français et H-G. qui pensait en début de carrière recourir surtout au cours magistral réalise la
nécessité de travailler différemment avec les élèves. Mais il ne semble avoir « réorienté le tir » que
parce qu’il était prédisposé à se rattacher « un peu au courant école Freinet » :
"je me suis un peu intéressé à la pédagogie de manière générale, en regardant les revues et aussi moi, je
conçois mon travail comme un engagement quelque part, donc je me rattache un peu au courant « école
Freinet » ou des choses comme ça, donc ce qui m’a surpris tout de suite dans l’enseignement, alors que
je m’imaginais que les profs réfléchissaient sur leur pédagogie, qu’ils se rattachaient par exemple à des
courants pédagogiques. Freinet, c’est pas seulement une série de recettes, c’est toute une conception de
la société, une conception sociale, politique, je conçois moi, mon travail, comme ça… » (Thierry).
Mais bien que les enseignants, parce que sans doute amenés à un travail d’auto-réflexivité,
font référence à des supports et à des expériences « marquantes » pour dire comment ils ont appris leur
métier, c’est bien le bricolage et l’innovation pratique qui désignent souvent ce qui façonne leurs
savoirs professionnels et contribue à structurer le déroulement de leur enseignement disciplinaire ou
scolaire. L’impression de bricoler est plus présente en début de carrière, sans doute parce que le
sentiment de distance entre les principes et les épreuves professionnelles est plus important. Voici ce
que dit Fiona, professeur-référent en REP, évoquant les stages à l’IUFM effectués en début de
carrière :
« Quand j’avais mes stages I.U.F.M., je leur [aux collègues stagiaires] disais ‘‘Ecoutez, la classe, on la
sent hein ! … Ça s’apprend pas !... Il faut être très attentif à ses élèves, il faut les regarder, hein !’’ ….Il
faut faire abstraction de soi, ce qui est très dur, et ressentir et, et des fois, savoir un peu abandonner ses
méthodes traditionnelles, il vaut mieux aller moins loin que prévu ou […] après, j’ai recherché d’autres
choses en re-médiation ».
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7. 3. Intéresser les élèves comme l’enseignant est intéressé par ses savoirs
d’enseignement ?
Intéresser les élèves est souvent confondu avec les motiver. Mais la question de la motivation
qui renvoie également à la propre motivation de l’enseignant apparaît parfois comme une sorte de
miroir réfléchissant les deux expériences : celle de l’élève que l’on a été et celle de l’enseignant qui
aime n’enseigner qu’une partie du programme d’histoire, de sorte que finalement, le découragement
possible manifesté par certains professeurs apparaît d’autant plus prégnant qu’ils peuvent comprendre
pourquoi les élèves ne s’intéressent qu’à certains contenus plutôt qu’à d’autres. Ainsi, Marie-José qui
préfère enseigner aux 6ème et aux 5ème (parce qu’intéressée par les époques historiques au programmes,
Antiquité et Moyen-âge), se plaint des élèves qui ne préfèrent que certains contenus à d’autres.
« J’ai des classes euh, oh oui, il y a quatre sortes d’élèves quoi entre guillemets, on ne peut pas vraiment
les les classer, les les enfermer dans bon élève, élève moyen, élève faible, et puis courageux et
paresseux parce que ça dépend aussi des chapitres, il y en a qui vont mieux réagir à certains chapitres
avoir de meilleurs résultats et puis après il y aura des chapitres qui les intéressera moins et bien ça ne
donnera pas autant quoi… »(Martine).
Le décalage invoqué par les enseignants entre le « client idéal »(Becker, 1952) et les élèves réels est
souvent ramené à l’expérience qu’ils ont connue comme élève. En ce sens, et même s’ils essayent de
s’adapter aux élèves, c’est en toile de fond l’image de l’élève studieux, intéressé par le contenu en luimême (ce qui dispense que l’enseignant s’interroge sur comment le cours peut-il devenir intéressant)
qui revient. Et de la manière dont l’enseignant maîtrise cette tension dépend son mode d’implication et
le degré de « compréhension » des difficultés et des réticences des élèves. Stéphane, professeur de
mathématiques, a eu comme stagiaire des classes de lycée, ce qui l’a conforté dans l’image qu’il se
faisait des élèves (qui étaient à son image d’élève intéressé). L’année suivant le stage, il est nommé
dans un collège REP qui l’éloigne un peu de son idéal professionnel et l’amène à se poser des
questions qui n’avaient pas lieu d’être en lycée : comment intéresser les élèves ? quelles stratégies
pédagogiques adopter ? La référence dès le début de l’entretien à son année de stagiaire n’est pas
anodine dans la construction de son habitus professionnel. Il s’agissait de marquer la continuité et la
rupture avec le métier d’enseignant tel qu’imaginé à l’aune de sa seule expérience d’élève.
« Euh, donc tu as fais allusion tout à l’heure à des rythmes d’adaptation justement euh quels
changements de l’adaptation il faut déjà le dire as-tu mis en place ou tout de suite ou plus directement,
c'est-à-dire là je fais allusion un peu à la différence entre euh ce que tu avais pensé et la réalité que tu as
rencontrée…
Là où j’ai fait mon stage la réalité était très proche de ce que moi j’ai vécu en tant qu’élève enfin des
élèves motivés qui euh voulaient réussir donc euh à peu près le profil que ce que moi j’étais comme
élève donc c’était extrêmement facile puisque ce que moi j’ai vécu en tant qu’élève on faisait euh il
suffisait de le reproduire un temps soit peu en tant que prof [...]
Et ça fonctionnait assez bien bon et puis arrivé à (inaudible) bon bah il y a des élèves qui ont le même
profil mais ils ont plus de difficultés donc euh il faut un peu de temps pour comprendre que bah ce n’est
pas pour tout le monde si évident tout le monde n’a pas les mêmes conditions aussi favorable de travail
donc il faut s’adapter c'est-à-dire plus lentement enfin ça peut être plus lentement, ça peut être faire
autrement c'est-à-dire bah quand j’étais élève on m’a jamais cherché enfin on n’a jamais cherché à entre
guillemet à intéresser, c’était, c’était bah le cours, le cours devait par lui-même être intéressant mais il
n’y avait jamais de mise enfin on ne mettait jamais la forme quoi c’était le cours par lui-même était
intéressant, alors qu’à (nom de l’établissement) un cours par lui-même est rarement intéressant donc il
faut essayer de le détourner donc dans des activités peut être un peu plus rigolotes qui sortent de
l’ordinaire pour les amener à être intéressés… " (Stéphane)
Les enseignants exerçant en milieu populaire ne sont pas réductibles au schéma proposé par Van
Zanten entre ceux qui s’adaptent et ceux qui se mobilisent. Les deux postures cohabitent chez les
enseignants et si ceux-ci se « contentent » des réussites qui éloignent des normes d’excellence
dominantes en milieu favorisé, ils restent attachés à l’idée de faire réussir leur public. La réussite n’est
pas seulement scolaire. Elle est également sociale, familiale, professionnelle, etc. En ce sens, et si les
enseignants ont peu connaissance du devenir de leurs élèves, ils apprécient lorsque ceux-ci viennent à
leur rencontre plusieurs années plus tard. Sans doute cette reconnaissance de la part des élèves
apparaît-elle beaucoup plus authentique et légitime que la reconnaissance par l’institution.
106
« C’est pour dire que les, le public en difficulté et alors donc l’année dernière aussi sont venus des
jeunes qui se sont aussi produits dans mes classes qui se sont mariés et qui ont eu un bébé qui à bientôt
quinze ans qui sont venu me dire bonjour aussi en m’adressant une lettre de vœux […]J’ai, moi c’est là
que je réussi parce que c’est c’est là dix ans après, quinze ans après, vingt ans après un coup de fil,
madame, une lettre ; j’ai un paquet, c’est bien mieux que les rapports d’inspection. Bon j’ai quand
même eu un beau rapport à la dernière inspection » (Caroline).
8. Epreuves et événements vécus lors de l’entrée dans le métier
On l’a compris : les savoirs mobilisés par les enseignants exerçant en milieu populaire ne se
réduisent pas aux savoirs scolaires, ni même aux savoirs professionnels ayant pour référence les
connaissances – ou savoir-faire – acquises lors des routines que génère la confrontation avec les élèves
au fil des ans. Les savoirs mobilisés combinent pêle-mêle des représentations, des contenus
intellectuels ou savants, mais aussi des souvenirs fonctionnant à l’arrière-plan de ce qui structure la
relation aux élèves. Parmi ceux-ci, les premières heures – voire la première heure – de cours reste des
plus manifestes, et l’on a beau supposer un possible affranchissement des enseignants à l’égard de
cette expérience initiatique, ils restent très marqués et y font la plupart du temps référence, comme
pour dire leur surprise, voire leur « choc », mais surtout la distance entre un métier idéalisé et des
réalités plus ou moins éprouvantes. Parfois, les premières heures d’enseignement renvoient davantage
aux premières « véritables » heures, celles où l’on devient professeur à part entière – après avoir été
stagiaire face à des classes « sans problème » – et le « terrain » devient cette réalité éloignée de celle
que l’on a connue lors de sa formation :
« [Après l’année de stage], sans la confrontation avec le terrain je dirais que ça ne m’aurait pas autant
apporté parce que ça restait quand même théorique malgré tout, même les classes d’application qu’on
allait voir, bon il faut dire les choses comme elles sont, c’étaient des classes triées sur le volet aussi,
donc c’est peut être pour ça que quand je suis arrivée ici, je ne m’attendais pas vraiment, complètement
à ça quoi ! Parce que j’avais vu des classes idéales, même à mon centre de formation de PEGC aussi
parce que la première année, c’était purement théorique et la deuxième année on allait aussi dans des
classes d’application… » (Martine, PEGC histoire-géographie en collège).
La critique s’étend à la formation professionnelle reçue à l’IUFM et qui laisse souvent un
sentiment de déception, car peu en phase avec les difficultés professionnelles, et trop calquée sur les
contenus de la discipline à enseigner :
« on n’est pas tellement formé pour ça quoi [pour conseiller les élèves en orientation], la formation
qu’on a au départ c’est une formation purement disciplinaire » (Bruno, professeur de mathématiques).
L’entrée dans le métier est toujours vécue sur le mode d’une « découverte », d’une épreuve où l’écart
entre les attentes et la réalité est plus ou moins surprenant. Ce sont bien ces attentes qui s’intègrent
progressivement au devenir enseignant en tant que « repère », mais aussi en tant que « travail » (Clot,
1995) où l’appréhension et les incertitudes le disputent à l’enthousiasme. Bien souvent, le « choc des
premières heures de cours » met à mal les attentes des enseignants parce qu’il interpelle leur habitus,
leur vision du monde scolaire qui est indissociablement une vision de soi à l’école en tant qu’élève.
Anita parle ainsi de son début dans une école primaire en tant qu’enseignante titulaire :
« Pendant un an… donc avec des enfants en très grande difficulté, pas violents ! Pas des problèmes de
violence … mais des enfants inactifs, qui ne réagissaient pas du tout, qui pouvaient rester une journée
sans rien faire, ça ne les dérangeait pas du tout ! […] là on s’aperçoit que les méthodes traditionnelles
ne marchent pas du tout … parce que il y avait des enfants qui avaient fait trois CP, avec les anciens
instituteurs , parce que ce n’était pas des instituteurs fixes … donc, j’avais vu qu’ils avaient fait Gafi,
j’ai vu les trois livres qui étaient dans la classe … et je me suis dit , bon si je fais une quatrième, ils ne
savaient toujours pas lire … des enfants qui avaient 10 ans … bon alors j’ai fait à partir d’albums.
Bon… un peu comme on l’avait appris à l’IUFM… ».
9. La norme et la marge ou lorsque l’innovation devient affaire individuelle
Le fait est frappant : autant les enseignants exerçant en milieu populaire font valoir leur
propension à « innover », à « chercher des pistes » et à « inventer de nouvelles solutions » pour aider
les élèves et lutter contre l’échec scolaire, autant l’impression d’être peu soutenus par l’institution
107
scolaire transparaît dans leur propos. Tout se passe comme si les hésitations exprimées par certains
enseignants à l’égard de l’efficacité du système scolaire mais aussi de leurs pratiques pédagogiques
exprimait en réalité les contradictions d’une institution étirée entre progressisme pédagogique timide
et conservatisme bien ancré. C’est ainsi que le discours dominant, répétant à l’envi qu’il « faut
s’occuper des élèves en difficulté », « individualiser » en inventant d’autres modèles et modes
d’ajustement pédagogique ne résiste pas à la réalité, celle d’une rigidité des structures et de la
prégnance d’un modèle « transmissif » des savoirs. Dans cette perspective, et si les enseignants se
disent parfois « bien soutenus » par leur hiérarchie directe, tout se passe en réalité comme s’ils avaient
à assumer à leur compte le caractère innovant, au risque d’être isolés en cas d’échec de leurs
démarches.
Parce que la pédagogie reste souvent soumise aux aléas des situations, des interactions et du rapport
aux savoirs chez les élèves, elle ne peut que constituer une expérience mettant à l’épreuve les
enseignants, leur savoir-faire occupant en quelque sorte une position intermédiaire entre rationalité et
« bricolage », entre expertise et expérimentation. Dans cette perspective, l’institution scolaire ne peut
assumer le rôle de repère, voire de guide quant aux stratégies à adopter, se contentant de rappeler les
principes et les objectifs généraux – lutte contre l’échec scolaire, réussite de tous les élèves,
compétences à acquérir en fin de cycles, etc. Aussi, innover ne semble être qu’au prix d’une prise de
risque le plus souvent individuelle, même si par la suite, les enseignants s’organisent collectivement
lorsqu’ils partagent le même souci, c’est-à-dire lorsqu’ils éprouvent les mêmes difficultés
professionnelles. Mais là encore, tout se passe comme si l’institution scolaire ne « reconnaissait » que
l’investissement des individus au-delà des résultats, comme si l’enjeu était d’abord et avant tout de
« s’occuper » des élèves en difficultés, et donc, d’avoir un minimum d’investissement, histoire de
s’acquitter d’une obligation. Les enseignants investis sont convaincus de l’efficacité de leur démarche
– du moins de ses effets non négatifs – tandis que les responsables institutionnels restent sceptiques !
Dans ces conditions, seules la rationalisation et la croyance des minorités actives soutient l’action
innovante et lui donne une consistance à plus ou moins long terme. Aussi n’est-il pas étonnant de
remarquer que beaucoup d’enseignants insistent sur l’investissement « personnel » pour qualifier les
modes d’implication professionnelle et rendre compte des stratégies novatrices. Lorsque Bruno,
professeur de mathématiques, est interrogé sur le « manque de moyens » qui expliquerait les
difficultés d’innover, il réagit en invoquant l’investissement personnel, l’âge et la vie familiale des
enseignants :
« Je crois que ça repose aussi beaucoup sur l’investissement personnel des enseignants. Donc pour
quatre heures d’enseignement dans cette classe là [il s’agissait d’une classe de 3 ème d’insertion], je
fournissais quand même un travail conséquent parce qu’il a fallu quand même prendre les contacts, il a
fallu convaincre, il a fallu monter des dossiers. Bon c’est des choses qui prennent beaucoup beaucoup
beaucoup de temps. Bon moi, je comprends qu’étant jeune, étant encore assez frais on va dire, la
motivation est encore là, en plus je n’ai pas de contrainte familiale pour l’instant donc, en plus moi ça
me plait parce que la taille de pierres en plus moi, je ne connaissais absolument pas. Même moi j’avais
un intérêt personnel parce que ça m’intéressait à titre personnel et je ne voyais pas pourquoi je n’en
ferai pas profiter mes élèves, donc tout le monde était, enfin tout le monde c’est trouvé satisfait de
ça… ».
Fiona, PE en REP, perçoit son travail comme une lutte permanente en vue de trouver des réponses
« adaptées » aux élèves, mais aussi de mobiliser des collègues parfois résignés. Tout se passe comme
si l’on ne pouvait innover qu’en s’imposant comme sujet s’opposant à la routine en même temps
qu’aux habitudes dominantes qui donneraient à voir une certaine abdication face aux difficultés.
« …Tout le temps euh, je me disais ‘‘Je peux toujours trouver un truc qui va bien fonctionner, une
méthode innovante’’, … j’avais beau aller à des stages, parce que j’étais la spécialiste des stages, et des
stages, des animations pédagogiques … je trouvais toujours quelque chose […]mais dès que je rentrais,
donc en fait, j’en demandais beaucoup, on m’envoyait aussi beaucoup, en me disant ‘‘Ça y est ! Là je
vais trouver LA solution miracle !’’ Je ne la trouvais pas bien sûr, mais j’avais toujours des trucs
biens… je captais toujours des petits machins et de retour dans ma classe, c’était mis en application dès
le lendemain ! Fallait que j’essaye, voir si ça marchait […] j’ai trouvé mais plein de trucs… j’avais beau
convaincre mes collègues en leur disant ‘‘Mais, vous savez, essayez, vous n’avez rien à perdre’’ ! Si ça
marche pas, ben ça marche pas ! On laisse tomber, et puis on passe à autre chose ! Mais ça marche !
Franchement ! Mais ils ne sont pas convaincus quand je leur dis ça ! »(Fiona).
108
Tout se passe comme si ce qui est novateur pour l’enseignant, est méprisé par l’institution
scolaire sauf si on les actions innovantes sont mises en pratique avec les élèves en difficulté. L’aide
aux élèves en difficultés constitue certes une préoccupation institutionnelle, mais ce sont les modalités
didactique de cette aide qui ne font pas l’objet d’un consensus. Ainsi, nombreux sont les enseignants à
faire état de leur « sortie » des instructions officielles, des injonctions portées par les corps
d’inspection pour inventer d’autres réponses aux difficultés des élèves, sans être assurés ni de leur
efficacité sur les apprentissages, ni du soutien infaillible des personnels de direction. Ce travail à la
marge des pratiques professionnelles dominantes contribue parfois à renforcer l’identité de
l’enseignant qui se perçoit comme à la fois acteur plus ou moins singulier (par sa pratique, sa vision
des élèves, du métier…) et comme spécialiste dans le travail avec des élèves en difficultés. Mais cette
identité se construit aussi dans le collectif de travail qui, comme nous l’avons dit, est l’aboutissement
d’individualités et non la résultante d’une « production » institutionnelle du travail en équipe :
« Bon c’est d’abord toutes ces méthodes là qui se sont reconnues dans l’enseignement surtout parce
que les élèves parlent et puis bon ça c’est au niveau de l’administration mais bon ça finit par se savoir,
enfin surtout dans l’administration locale donc j’ai été un petit peu spécialisée dans les élèves en
difficultés et puis après, euh ben on a travaillé sur projet euh grand projet d’équipe et de classe et là
c’est grâce à la, comme y a eu la réforme, qui nous a bien aidés et on a eu au démarrage la C.P.E qui
était particulièrement dynamique et qui au début où on commençait à avoir des difficultés dans les
établissements hein, et dès la réception d’uniforme, c’est lui qui a impulsé et au début donc, on a fait
une équipe à deux, Jean-Phi (prof de maths) et moi (rires). On a essayé de travailler et on a beaucoup
discuté puis on avait le même regard sur l’élève. Donc on a fait une équipe à deux (inaudible) puis après
on a travaillé à quatre, deux professeurs de français et deux professeurs de mathématiques et un petit
peu à la fois les choses se sont élargies c’est tout. Euh une fois que un proviseur adjoint qui est arrivé sa
passion c’était la pédagogie, c’est un ancien professeur d’atelier, spécialisé dans les publiques difficiles
et là on a des projets pédagogiques… ».
La marge est aussi celle des savoirs mobilisés pour amener les élèves à s’approprier des
notions, des concepts. Aussi, travailler à partir de chansons Rap se situe en marge eu égard à
l’enseignement classique de la littérature :
« il faut être créatif hein, il faut chercher hein, alors moi je travaille aussi beaucoup avec la chanson
française euh je trouve ça vieux comme goût mais je néglige pas un texte de rap si je comprend les
paroles et que j’aime bien la musique (rires) il n’y a pas de problèmes on peut le mettre au (inaudible)
on dit au jeunes le monde l’image, le monde l’image je trouve que plus que le monde de l’image c’est le
monde de l’image qui est en nous et nous caractérise… » (Caroline, professeur de lettres).
On voit ici comment la référence aux « images », aux représentations exprime le souci de faire
travailler l’imagination des élèves (avec sans doute une recherche de lien avec leur expérience
première).
Etre à la marge ne signifie pas l’abandon des objectifs pédagogiques et l’abdication devant les
exigences scolaires. Etre à la marge, c’est imaginer des réponses « adaptées » à des élèves qui, sans
cela, se désintéresseraient des activités et s’opposeraient à un enseignement décontextualisé classique.
En ce sens, le faux débat opposant les tenants d’une « pédagogie » et ceux qui se focalisent sur les
« savoirs » (De Queiroz, 2000), est pris à leur compte par des enseignants vivant au quotidien les
décalages entre les principes didactiques et leur mise en œuvre en classe. Ainsi, si Stéphane, PLC de
mathématiques, cherche à incarner les savoirs dans des activités « concrètes », il ne renonce pas pour
autant aux objectifs intellectuels du savoir disciplinaire, ce qui nous paraît pour le moins relativiser les
bilans décevants évoqués par certaines recherches, sans interroger réellement les liens entre les
activités proposées et les apprentissages effectifs (Rochex, 1997) :
« Ce qu’il faut c’est montrer ça au élèves quoi, si la taille de pierre les branche eh bien on fera la taille
de pierre. Mais pas se dire non mon boulot c’est prof de maths, je dois leur faire apprendre les
définitions et les calculs, donc je me limite à ça […]Donc tout est bon pour faire des maths, alors
évidement certains après, certains peuvent nous reprocher mais mais c’est du jeu en gros t’es animateur
ouais, bah ils peuvent le penser mais moi je fais ce qu’il me semble bon en cours, je vois le retour des
élèves, je vois ce qu’ils ont compris, je vois le changement que ça a rapporté ça les a intéressés, ça les a
motivés… Ils m’en parlent après, on a fait des trucs ils m’en parlent l’année d’après, hé monsieur on le
109
refait, est-ce que ça va se refaire, est-ce que on va pouvoir à nouveau participer, et bon la ça marche
quoi… »(Bruno).
Mais si les enseignants qui innovent ont souvent l’impression d’être « seuls » face aux difficultés
scolaires des élèves, cela doit sans doute à la spécificité du métier qui est d’être traversé par des
incertitudes. La nécessité de se « débrouiller », de « trouver des solutions » et d’ « inventer » des
réponses plus ou moins appropriées est d’autant plus prégnante que les enseignants travaillent peu en
équipe. La singularité des situations pédagogiques – même les enseignants les plus « anciens » ne sont
guère assurés de faire face aux imprévus – fait écho à deux réalités : celle de la singularité de chaque
élève et celle de la singularité de chaque enseignant. Il se pourrait alors bien que la focalisation des
enseignants sur la singularité de chaque élève – défini en terme d’individualité – exprime aussi la
nécessité de « s’adapter » à chaque apprenant qui met à contribution de manière singulière chaque
enseignant. Et c’est bien de cette réalité humaine que définit l’individualité de l’élève face à
l’individualité enseignante que les professeurs mettent en avant. Diane, professeur de lettres, dénonce
la focalisation de l’institution scolaire sur la gestion des flux ou « masses » d’élèves alors que ceux-ci
sont d’abord des êtres singuliers : « parce qu’il y a le discours général qui parle des masses et puis
après il y a l’individu, et nous au quotidien on est quand même des individus ».
L’innovation des enseignants entretient un rapport étroit avec le processus de subjectivation.
Elle semble être une réalité subsumant la volonté de « se démarquer » des pratiques existantes
supposées peu favorables aux apprentissages.
« … je m’occupais de tous mes élèves […] j’ai toujours essayé de faire enfin autrement que les autres
[…] c’est avec les années qu’on apprend, qu’on trouve les petits trucs, et quand j’avais un élève qui
avait vraiment des difficultés pour lire, il fallait reprendre, en fait, les sons, les choses comme ça,
j’essayais de trouver des organisations dans la classe pour pouvoir me dégager, ne serait-ce même
qu’une demi-heure par jour avec, rien qu’avec lui, donc mettre les autres en autonomie, et quitte à
travailler par deux, enfin à réorganiser des groupes, des choses comme ça, mais vraiment pour me
libérer du temps. Et puis lorsque j’avais des élèves qui étaient vraiment mauvais en maths, en français,
j’ai remarqué qu’ils avaient toujours malgré tout un don quelque part …que ce soit en logique, que ce
soit en manipulation, en construction, ou en ingéniosité ou … Et donc à chaque fois ben dès que je
pouvais, dès qu’on faisait techno ou des choses comme ça, donc, je les mettais en valeur et puis c’est
eux qui apprenaient aux autres, en fait… » (Fiona, professeur-référent en REP).
Mais tout se passe alors comme si l’engagement des enseignants en vue d’innover et de « bien
faire » impliquait une critique récurrente du fonctionnement de l’institution scolaire, et parfois des
collègues enseignants, jugés trop conservateurs. Fiona qui doute souvent de l’efficacité de sa pratique
pédagogique et qui est constamment en recherche de solutions pour les élèves, ne semble soutenir son
effort qu’au prix d’une adhésion subjective à son rôle, et d’une critique de certains enseignants.
« ….je n’aime pas le monde d’enseignants … … je n’aime pas du tout…. c’est une mentalité… c’est
petit esprit quand même … certains enseignants […] manquent de respect envers les élèves… des fois
ce que m’ont raconté des élèves, ben après, c’est pas étonnant finalement qu’après les profs n’arrivent à
rien, parce que si déjà ils supportent pas leurs élèves et encore une fois c’est une relation de confiance
[…] Dans les deux sens, l’élève doit nous respecter, et mais on doit le respecter aussi […] je trouve
qu’ils [les enseignants] sont toujours en train de se plaindre, alors que franchement, il n’y a quand
même pas trop de quoi, ils sont toujours débordés, mais moi je leur disais ‘‘dans ma classe, mais malgré
tout, j’ai mes vingt sept heures de présence, eux ils en ont que dix huit et puis, même certains quinze !
Donc je les trouve très, c’est ça… c’est de l’immobilisme. […] Ils tiennent à leur petit confort ! Il faut
surtout pas perturber leurs petites habitudes de travail, … Il y en a certains, c’est des classeurs qui sont
prêts depuis X années et on ressort vraiment les mêmes les mêmes fiches […] malgré tout, on a toujours
besoin de changer un petit quelque chose, moi je suis la première à beaucoup piocher dans mes
classeurs, mais mais chaque ann…, et j’en rigolais moi-même hein, j’étais devant mon ordinateur et
puis je disais ‘‘Mais mince ! On va pas commencer à faire quelque chose que j’ai déjà fait, mais
plusieurs années …’’ ».
10. La crainte de l’usure professionnelle
Le sentiment d’être un peu seul, d’agir en solitaire et d’être peu soutenu par l’institution scolaire –
notamment par la hiérarchie, chefs d’établissements et corps d’inspection en particulier – est très
répandu chez les enseignants interrogés. La pire des expériences est celle où l’enseignant a
110
l’impression de « se battre » à la fois contre la hiérarchie administrative et une partie de ses collègues.
Diane, professeur de lettres en collège, avance :
« … c’est clair que j’ai pas envie de faire ça très longtemps, c’est trop épuisant. J’espère bien, en fait
j’ai commencé en me disant que je pourrai arrêter au bout de quinze […] bon, je suis partie dans cette
idée là, j’ai pas envie de faire ce que je fais à soixante ans, de toute façon j’arriverai pas, physiquement
c’est terrible, physiquement c’est épuisant, nerveusement aussi, et puis comment dire humainement
aussi c’est terrible, il faut tout le temps se battre alors, j’ai pas l’impression de me battre avec les élèves
mais je me bats pas trop avec les parents non plus, mais avec les collègues et avec l’administration c’est
dingue, c’est épuisant ça c’est hein[…] par exemple, on m’avait demandé d’écrire un article dans la
revue Recherche qui explique comment j’avais mis en place cette classe, alors je l’ai fait et puis y a des
collègues qui me disaient, on comprend pas ce que tu fais, des collègues de français, et puis après on
récupère tes élèves et c’est n’importe quoi ils savent rien ».
S’il existe des satisfactions du fait d’un « proviseur dynamique », d’un « principal
progressiste » ou d’un « IEN compréhensif », c’est néanmoins l’impression de devoir créer soi-même
des réponses inédites à des problèmes complexes qui prédomine. Les seules réelles satisfactions
professionnelles viennent de la « bonne entente » avec des collègues et du « bon climat » avec les
élèves. Car l’institution scolaire, tout en vantant l’innovation et en proférant à l’envi la nécessité
d’accompagner les élèves en difficulté, reste étonnamment timide lorsqu’il s’agit de penser réellement
les réponses concrètes à des singularités individuelles. Et les démarches et tâtonnements pédagogiques
des enseignants restent soumis à l’incertitude d’une évaluation institutionnelle qui peut être sévère en
cas de « dépassement » ou de prise de distance critique à l’égard des principes pédagogiques
« officiels ». Aussi, nous avons relevé que l’innovation pédagogique reste plus proche de la marge que
du centre, comme si le système scolaire ne continuait à fonctionner que pour les élèves en réussite,
comme en témoignent le mode de fonctionnement du lycée et les réformes du collège (Dubet, DuruBellat, 2000). Face à cette situation, les enseignants semblent attendre peu de l’institution scolaire et
leur scepticisme à l’égard des réformes est plus que manifeste. Voilà pourquoi le sentiment d’une
usure professionnelle s’exacerbe au fur et à mesure que se déroule la carrière. Ainsi, c’est moins le
sentiment d’être abandonné et peu écouté par l’institution scolaire qui jalonne l’expérience
quotidienne que l’impression d’être usé professionnellement, de ne plus pouvoir assumer son rôle face
à un public plus exigeant, qui achève parfois le doute porté par les enseignants. Caroline, cette
enseignante de lettres, qui s’est investie depuis plus de 36 ans dans des actions novatrices et dans des
groupes académiques de réflexion sur l’amélioration de l’enseignement du français, dit sa fatigue et
son épuisement « avec l’âge », ce qui l’amène à solliciter, sans succès, son inscription sur la liste des
agrégés afin d’alléger son emploi du temps. L’usure paraît souvent en tension avec la « passion » du
métier et Caroline fera état du déclin progressif de sa capacité à investir autant de moyens et de temps
pour ses élèves : « En début de carrière de toute façon, l’inspecteur il m’avait ‘‘il ne faudra pas
continuer comme ça, ça ne va pas bien’’ il avait bien vu déjà l’énergie donnée quoi… bon ça la
passion, en début de carrière, mes premières années je pense que ça dépassait les cinquante heures, je
pense que maintenant je ne pourrai plus, je travaille tous les matins, donc l’après midi je travaille pour
les cours suivants, je travaille quand j’ai une longue plage euh ou une journée de libre mais le soir à
partir de six sept heures euh je bricole ». Car ce qui caractérise les enseignants impliqués en milieu
populaire, c’est le souci permanent de l’efficacité professionnelle qui prolonge son action jusque dans
la vie privée. Certes, les enseignants éprouvant des difficultés relationnelles restent préoccupés par les
cours à venir et le risque de l’incident (Jellab, 2005, b), mais à la différence de ceux qui s’impliquent
et désignent leur métier en terme de mission, ils s’interrogent peu sur l’efficacité de leurs pratiques,
renvoyant aux élèves la responsabilité de leur échec. La peur de l’usure professionnelle concerne aussi
les enseignants « moins anciens », comme si la crainte de la routine allait de pair avec un sentiment
d’inefficacité professionnelle. Le sentiment parfois d’être envahi par les « problèmes » des élèves
renforce la crainte enseignante :
« L’année dernière, j’avais vraiment deux élèves en très grande difficulté, dyslexiques , bon dyslexie
visuelle et je … je manquais de temps, j’essayais de leur servir d’auxiliaire de vie, c’est-à-dire que
j’étais leur euh leur secrétaire …leur stylo… tout était adapté pour elles euh, je faisais un maximum
d’oral, c’est moi qui répondais, enfin, qui écrivais leurs réponses, je leur faisais copier le moins
possible…. parce que c’était un effort inutile pour elles et malgré tout […] à la fin de la journée moi des
111
fois j’étais fatiguée, j’avais une classe vraiment difficile, des fois je n’avais même plus le courage de
chercher, quoi ! » (Fiona, PE).
On perçoit aussi que Fiona n’adhère pas à une division morale du travail (Hughes, 1996) qui
opèrerait par distinction entre travail « noble » et « sale boulot ».
Mais éviter de tomber dans la routine oblige sans doute à l’innovation, à la création, à
l’invention de nouvelles modalités d’enseignement et surtout à la mise en place de nouveaux supports.
Tout se passe comme si les difficultés professionnelles procédant des difficultés scolaires et cognitives
des élèves constituaient un défi pour l’enseignant qui ne peut alors se satisfaire de routine, au risque de
rendre le métier impossible ! D’une certaine manière, c’est bien un effet de miroir qui semble
transparaître dans la propension chez l’enseignant à innover, manière de dépasser les contraintes
professionnelles tout en « surprenant » les élèves – en leur évitant « l’ennui », le « banal » et la
lassitude –, ce que Fiona suggère bien en disant :
« [sur des sites internet] il y a des types d’exercices. Des fois, je me dis ‘’Tiens, cet exercice-là, il
pourrait s’adapter …. ou alors, il pourrait être un peu transformé….’’ en partant du principe, toujours,
enfin qu’ il faut surprendre certainement l’élève. Il faut changer, ils ont un regard sur nous et on a un
regard sur eux, et si on arrive à les déstabiliser et à les surprendre, on arrive des fois à recréer .… Moi,
j’aime bien trouver un petit truc original ».
11. Des savoirs explicites et implicites : structuration, organisation des enseignements et
constructivisme
Nous avons dit plus haut que les savoirs mobilisés par les enseignants sont loin d’être
explicites et en tout cas pensés en tant que tels, alors même qu’ils peuvent traverser leurs pratiques au
quotidien. Pourtant, amenés à faire état du déroulement de leur enseignements, ils font état de choix
pédagogiques, de stratégies évoquant largement les courants des pédagogies actives, le
constructivisme, et le souci de penser simultanément enseignement et apprentissage (Altet, 1998). Les
savoirs mobilisés par les enseignants partent de certaines hypothèses assurant une efficacité quant au
sens telle que celle qui consiste à annoncer dès le départ l’objectif du cours, le plan du chapitre et le
nombre de leçons. La visibilité des objectifs est considérée comme un moyen permettant d’amener les
élèves à se rendre compte des étapes et des efforts d’apprentissage à entreprendre.
« J’ai pour principe dans mon classeur d’histoire géographie de leur présenter chaque chapitre dans une
copie, ils ont le plan du chapitre, donc ils savent qu’ils vont avoir autant de leçons, etc. Ils ont le plan du
chapitre un peu comme une table des matière quoi, et puis on met les feuilles de documents sous
pochette transparente et puis les feuilles de lecture et de leçons à l’intérieur de cette copie et un fois que
le chapitre est terminé ils peuvent pour soulager leurs classeurs » (Martine).
Nous retrouvons cette démarche chez Manon (professeur de lettres stagiaire), qui, face aux
difficultés qu’elle éprouve pour évaluer (et noter), s’appuiera sur son expérience d’un apprentissage
méthodique (ou organisé de manière rationnelle), cherchant à « transférer » chez ses élèves sa propre
démarche cognitive. Le savoir professionnel s’appuie alors sur des présupposés apparaissant parfois
comme intuitifs mais procédant en réalité d’une conception subjective de l’apprentissage et des
processus de mémorisation/appropriation. Manon avance :
«en fait en début d’année, j’ai un problème avec… sur l’évaluation, j’avais du mal à noter… bah oui,
mettre une note à un sujet d’écriture, ça me paraissait vraiment difficile donc, j’ai toutes ces fiches
d’auto-évaluation et à la fin de chaque séance, je leur fais un sommaire, en fait, bon les objectifs on les
rappelle à chaque séance, mais à la fin… en fait, en début de séquence, je présente mes objectifs
généraux : voilà, on va faire ça pare que… parce qu’après, on va arriver là… qu’ils voient sur quoi on
travaille et qu’ils comprennent mieux… donc, on le rappelle à chaque séance et à la fin, parce qu’entre
le début de la séquence et la fin de la séquence, il s’est passé plein de choses dans leur vie et ils ont
oublié… On reprend, ils ont le sommaire à faire chez eux, noter le numéro des séances à côté de chaque
objectif […] je leur demande de faire pareil, un bilan personnel pour cerner les objectifs, pour
comprendre ce qu’ils ont appris et comment ils ont appris ».
Pour Manon, le sens des savoirs implique que l’enseignant en explicite la nature, (qu’est-ce que faire
une rédaction, qu’est-ce qu’étudier un genre ? qu’est-ce qu’argumenter ?) mais également les effets
(qu’est-ce que les savoirs permettent de « faire », y compris au plan de la découverte de ses lacunes ?)
et de distinguer apprentissage et appropriation. Elle poursuivra :
112
« … en fait, il y a trois questions, la première c’est : qu’ai-je appris et je leur ai expliqué que c’était
l’élève personnellement et qu’il ne fallait absolument pas recopier le sommaire. Ensuite, ça leur permet
aussi de se rafraîchir la mémoire et de voir un peu… il y a aussi le côté écrire ce qu’on a appris… et
pour certains, ça leur permet de se dire bon, je sais quand même des choses. Ensuite, ai-je encore des
lacunes… ».
Le constructivisme est une démarche pédagogique qui consiste également à partir des
hypothèses et des questionnements des élèves – et donc de leurs représentations – pour les amener
progressivement à s’approprier de nouveaux contenus. Il existe plusieurs types de constructivisme. On
relève chez les enseignants le souci de partir des propositions des élèves pour les mettre en relation
avec les objectifs des enseignements :
« après on enchaîne avec le document suivant si je leur demande si c’est un texte par exemple, là c’est
le professeur de français qui resurgit, je leurs demande d’abord si ils comprennent bien tout le
vocabulaire, donc j’explique si besoin les mots inconnus disons, ou du moins mal connu, et puis si c’est
des graphiques ou des photos, on les commente etc[…]puis à la fin une petite rotation des documents si
j’ai réussi à obtenir euh, tout ce que, à quoi j’avais pensé, et bien on note, on fait ensemble le résumer
au tableau pour le cours, je remanie un peu la phrase et bon, ils participent quoi, à la rédaction du
résumé, les mots importants à souligner etc. et en plus du paragraphe c’est généralement pas très long
les résumés, euh, je leur donne beaucoup de définitions, de notion à savoir, qu’on note en rouge, le
vocabulaire quoi important de la leçon, donc ils participent en quelques sortes par leurs réponses et puis
après à la, à la constitution du résumé, de la leçon qu’ils auront à apprendre euh, et en fin de chapitre
dès qu’on a fait les trois quatre leçons du chapitre, ils savent qu’ils ont un contrôle écrit sur tout le
chapitre… »(Martine, PEGC Histoire-géographie).
Certains enseignants ne découvrent l’intérêt du constructivisme qu’au rythme des échanges
avec des collègues, et parfois avec des inspecteurs. Cette découverte provient bien souvent de la
différence constatée entre sa propre scolarité et le principe de la mise de l’élève « au centre » du
système éducatif, notamment en tant qu’acteur de « ses » apprentissages. Cette différence soulève
aussi la question du pouvoir ou de la violence symbolique exercée par l’enseignant sur les élèves.
Fiona qui, après son expérience de PE en REP, intervient comme professeur-référent dans un collège
REP, réalise qu’elle était bien plus directive – « … je donnais trop aux élèves, et les élèves étaient
passifs », dit-elle – avec les élèves de l’école primaire que ne le sont certains enseignants de collège
vis-à-vis de leur public. Pour autant, un tel changement dans les pratiques pédagogiques suscitent des
réticences chez des enseignants car une approche constructiviste peu directive génère le sentiment
d’une perte d’autorité.
« [avec des élèves de 6ème] on avait vu comment on fait, donc ils se sont communiqués des méthodes,
moi j’utilise telle méthode, ils ont rédigé les consignes, donc ils ont pris conscience que dans un
exercice, il y a des consignes, et que finalement eux […] il a fallu qu’ils créent l’exercice, mais qu’ils
créent la solution, donc autrement, leur propre exercice, ils l’ont fait… On est allés les taper sur
ordinateur, donc eux, ils avaient toute liberté pour présenter comme ils voulaient, donc là, on était sur
l’outil informatique, donc il ne fallait pas faire de fautes d’orthographe […] Et nous [les professeurs]
qu’est-ce qu’on a fait ? Ben, on s’est mis en retrait. C’est ça, quoi ! On les a vraiment laissé faire, en
sachant où on voulait en venir ! Ben alors, c’est une façon de faire complètement différente […] Mais
par contre, les profs ne sont pas prêts à accepter de d’avoir cette relation avec l’élève ! En quelque sorte,
on leur délègue le pouvoir …… en lui disant ‘‘Bon, c’est vous aujourd’hui qui corrigez,’’, on ne perd
pas de son autorité en faisant ça, au contraire ! » (Fiona).
Mais si des savoirs implicites ou intuitifs peuvent sous-tendre l’action pédagogique, d’autres savoirs
plus « conscients » ou intentionnels sont convoqués lorsque l’enseignant se heurte à des résistances
chez les élèves ou lorsqu’il réalise qu’un style d’enseignement est inapproprié. En début de carrière,
Thierry, PEGC de français et H-G., acquis aux principes de Freinet, ne réalise les limites du cours
magistral :
« … De fait, ce que je fais maintenant, c’est parfois des cours magistraux mais plutôt sur le registre de
la discussion et non pas du déballage de savoirs et puis surtout des séances de travail, des séances de
classe et peu importe le bout par lequel on la prend cette séance, pour peu que pendant cette séance là,
on ait avancé ; ça peut être un travail de groupe, ça peut être sous forme magistrale, ça peut être aussi
sous forme d’exercices, c’est quand même très différent de ce que à quoi je m’attendais au point de
départ en définitive ».
113
Pourtant, les pédagogies actives provoquent parfois des malentendus, notamment avec des parents de
milieu populaire (Careil, 1994). Ainsi, Anita, professeur des écoles, eut des difficultés avec certains
parents lors du remplacement d’une institutrice :
« Avec les enfants ça s’est bien passé, avec les parents, ils attendaient …puisque je remplaçais une
institutrice proche de la retraite qui avait les anciennes méthodes, moi je faisais les nouvelles méthodes
…donc…avec les enfants ça s’est très bien passé, avec certains parents qui attendaient des cours plus
traditionnels, j’ai eu quelques difficultés à m’imposer … ».
Parfois, les malentendus concernent aussi les finalités des dispositifs de remédiation que certains
parents identifient à des contextes de relégation. Anita parle ainsi d’un élève qui éprouve des
difficultés de compréhension et pour lequel une entrée en classe de perfectionnement et plus tard en
SEGPA s’avèrerait utile. Mais elle ajoute :
« … bon il y a des parents qui refusent, qui ne comprennent pas et qui voient encore la classe de
SEGPA comme une CPPN, la classe … bon ils comparent toujours ! On a beau leur expliquer que ça a
changé ils ont encore cette image…on a encore le cas cette année … l’enfant ira en SEGPA après la 6ème
… on a des parents qui ont connu ces classes … oh, c’est dure ! mais il faut parler… l’histoire de leur
fils n’est pas la leur … il faut les aider à comprendre , à dépasser … il y a des peurs … il faut
comprendre … ».
Certains enseignants invoquent explicitement des références pédagogiques pour expliquer leurs
options pédagogiques. Ces options dépendent des activités proposées, et la référence à telle ou telle
« école » pédagogique peut n’être que partielle, comme si c’étaient les contenus curriculaires et les
finalités recherches qui commandaient le choix pédagogique. Ainsi, Thierry invoque-t-il le recours à la
pédagogie Freinet lorsqu’il travaille avec ses élèves sur un projet, l’écriture de chansons en
l’occurrence.
« … en pédagogie de projet, ce qu’on fait par exemple en création de chansons, ça s’en rapproche [de
Freinet] parce qu’on a décidé collectivement avec les élèves. C’est vrai que la pédagogie de Freinet est
adaptée à une classe constante, de type primaire mais ce qu’on essaie de faire ça se rapproche un peu.
On détermine un projet, celui de créer des chansons et puis on va vers une collaboration, une aide, les
élèves vont se mettre ensemble pour avancer, pour travailler et puis on aboutit à une réalisation qui
vient d’eux-mêmes, c’est pas simplement quelque chose de parachuté. Le principe, c’est de pratiquer
une pédagogie démocratique , c'est-à-dire que l’apprenant lui-même va pouvoir influer sur son propre
apprentissage, je pense que tout l’esprit de la pédagogie Freinet, c’est ça, comme moi je l’ai compris, en
tous cas » (Thierry).
Mais au-delà des savoirs stricto sensu pédagogiques – s’appuyant notamment sur la
mobilisation de ressources didactiques –, ce sont également des savoirs intuitifs, relevant le plus
souvent d’un bon sens qui orientent les pratiques. L’intuition n’est pas à saisir dans un sens
essentialiste ou naturaliste qui se déploierait de manière impensée ou spontanée. L’intuition
enseignante relève d’abord de routines, sorte d’habitus fonctionnant comme disposition intériorisée et
générant des réponses intégrant l’expérience passée et la situation d’enseignement actuelle (aux
configurations parfois inédites). Ainsi en est-il de l’idée d’agir au plus près des élèves, de leur montrer
l’intérêt que l’enseignant leur porte, dans l’espoir que se produise « le déclic » et la « motivation »
pour apprendre. Sans doute le métier de service spécifique que constitue l’enseignement offre peu
l’opportunité de voir les résultats au plan des apprentissages effectifs (entendus en terme
d’appropriation de contenus et de leur mobilisation sur le long terme), ce que les enseignants
compensent par une surestimation de la qualité de la relation, sans pour autant succomber à un regard
thérapeutique sur les élèves :
« C’est au cas par cas, euh après bon euh, on sait, on finit par connaître les élèves avec qui ça va, ça va
fonctionner donc on est plus enclin à en mettre pour des élèves avec qui ça fonctionne parce qu’on a
déjà testé parce qu’on sait que les parents sont un petit peu derrière parce que si les parents ne vérifient
pas régulièrement cette technique ça ne marche pas… pour certains c’est une solution, parce que ça, je
pense que ça leur montre que finalement on s’intéresse à eux, parce qu’on les suit assez assez
personnellement, donc il peut y avoir un déclic, bon je ne dis pas que sur le long terme, sur le long
terme ça mais ponctuellement ça aide quelques élèves sur une période on va dire de quelques semaines,
114
de trois semaines à un mois, bon ils se remettent au travail, donc ils raccrochent un peu et parfois rien
que le fait de raccrocher un peu, j’arrive à voir que je peux m’en sortir, je vois que je ne suis pas obligé
de faire un effort trop important pour rester à niveau on va dire honorable… » (Bruno).
De même, de nombreux présupposés pédagogiques subsument les pratiques enseignantes.
Ainsi, le fait de postuler que les élèves sont plutôt des « visuels », explique le recours à des schémas,
des images et des plans plus ou moins synthétiques supposés faciliter la mémorisation :
« il faut surtout pour des élèves de BEP je ne mets pas beaucoup de texte parce que le texte euh, on
essaie de travailler avec des schémas, des schémas explicites qui expliquent bien et puis mettre des
petites définition euh, voir comment ça c’est vraiment pas un cours chargé en écriture quoi il y a très
peu de définition de de je dirais de de blabla à apprendre c’est, beaucoup de schémas je travaille
beaucoup avec les schémas je pense qu’ils arrivent mieux à retenir avec des schémas enfin, ce qui est
bien enfin je sais très bien en plus qu’il y a sur toute la classe il y a peut être un quart qui qui réellement
rentrent chez eux et relisent leur cours et je pense qu’avec les schémas on retient peut être plus
facilement que par (inaudible)… » (Gilles, PLP menuiserie).
115
Partie II : Du rapport aux savoirs disciplinaires au
rapport aux savoirs professionnels des enseignants
impliqués en milieu populaire
116
Le rapport à la discipline, aux savoirs disciplinaires des enseignants
impliqués exerçant en milieu populaire.
Parmi les savoirs mobilisés et les savoirs à enseigner, les enseignants se confrontent, entre
autres, aux savoirs disciplinaires, que nous considérons comme une sous-catégorie des savoirs scolaires
et constitutifs d’une discipline scolaire.
Le discours des enseignants exerçant en milieu populaire sur leurs pratiques de classe nous
permet d’appréhender leur construction des savoirs disciplinaires et leur propre construction de la
discipline dans une perspective d’enseignement apprentissage de ces savoirs. Ils mènent une réflexion à
la fois épistémologique et didactique à travers laquelle ils pensent la transmission, la transposition, la
transformation des savoirs et leurs visées dans un contexte spécifique d’enseignement qui interroge les
contenus : à quoi ça sert ? Et à quoi ça sert à mes élèves ? Ils entretiennent ainsi avec les savoirs savants,
les savoirs à enseigner et les savoirs enseignés un aller retour permanent qui leur permet de s’approprier
les savoirs disciplinaires « tels que socialement ils se construisent à travers l’espace des prescriptions
institutionnelles et celui des recommandations » (Reuter, 2004). C’est à travers cette réflexion que se
construisent leur « représentation de la discipline » et leur « réalisation » (Reuter, idem). La tension
permanente entre ces espaces où se crée le travail didactique des enseignants nous permet de construire
une typologie de leur rapport aux savoirs disciplinaires.
Notre réflexion, ici, se construit en deux temps : comment les enseignants construisent-ils leur
savoir sur les savoirs disciplinaires en tant que savoirs à enseigner ? Et quel rapport entretiennent-ils
avec les savoirs disciplinaires enseignés pour les enseignants du premier degré tout comme ceux du
secondaire.
1- Sources et modalités de construction du savoir des enseignants des savoirs
disciplinaires à enseigner.
Les textes officiels, principalement les programmes constituent la première source évoquée par
les enseignants pour identifier les savoirs disciplinaires à enseigner. Cependant ces textes ne sont pas
leur unique lecture professionnelle, ces enseignants ont majoritairement une culture et une pratique des
écrits pédagogiques. Ils ne jouent pas vraiment le rôle de personne ressource tel que l’entendent Etevé et
Gambat (1992) qui constatent que la culture pédagogique est l’affaire d’une minorité d’enseignants
lecteurs. Cependant certains sont reconnus plus ou moins officiellement comme des relais entre leurs
collègues et les acquis de la recherche. C’est le cas de Lucie, PE (professeur des écoles) âgée d’une
cinquantaine d’années, qui dès les premières années d’enseignement, accueille des collègues dans sa
classe. Elle est aujourd’hui maître d’accueil temporaire (MAT) mais ne souhaite pas vraiment devenir
maître formateur (EFF). Bruno et Carl, jeunes PLC en mathématiques sont, quant à eux, engagés à
l’IREM. Les enseignants que nous avons rencontrés s’impliquent et valorisent le travail d’équipe, lieu
d’échanges, de construction et d’analyse de leurs pratiques. S’ils ne sont pas des relais entre les espaces
de prescription et les écoles ou leurs établissements, ils sont des piliers des échanges pédagogiques.
Le curriculum formel constitue un cadre qui leur permet de penser les savoirs à enseigner, et cela
indépendamment de leur degré d’enseignement, de la discipline de référence qu’elle soit générale ou
professionnelle et de leur ancienneté.
S’ils s’y réfèrent tous, ils sont en tension avec leurs référentiels et les programmes. Anita,
professeur des écoles depuis une dizaine d’années voit dans les programmes une garantie d’égalité pour
117
tous, et repense à travers ce statut la gestion de l’hétérogénéité de sa classe d’une part et
l’évaluation d’autre part :
Au début, quand je suis sortie de l’IUFM, je travaillais différemment. J’avais deux
évaluations différentes. Pour moi c’était logique que les enfants n’aient pas les mêmes
évaluations puisqu’ils n’étaient pas au même niveau… et donc, maintenant, je fais la même
évaluation pour tout le monde … et puis il a aussi les inspecteurs qui trouvent que ce n’est pas
normal qu’on ne fasse pas la même évaluation pour tout le monde et qu’on ne fasse pas la
même chose avec les élèves, puisque l’enseignement, le programme est le même pour tout le
monde normalement, les enfants doivent avoir la même évaluation …
Pour Jeanne et Manon, PLC2 en lettres modernes, les programmes sont le cadre qui permet
l’élaboration des cours. Jeanne, précise « il ne faut pas s’éloigner du programme, il faut garder
l’essentiel ». Confrontée aux difficultés des élèves, elle ne remet pas en cause le programme mais
davantage sa mise en pratique. Elle trouve sa liberté pédagogique dans le choix des supports et des
activités.
Pour certains de ces enseignants c’est l’adaptation, la transposition des contenus du cours en
activités, en tâches qui fournit l’essentiel du travail de préparation. Le travail didactique est un espace de
liberté et de création qui demande un investissement important.
Gilles, PLP en menuiserie, âgée d’une trentaine d’année « pique un peu à droite et à
gauche »… « Il faut remodeler à ma manière, quitte à me coucher à 3 heures du matin. » Il doit donner
suffisamment de sens à la partie théorique de son enseignement pour que ses cours intéressent les élèves
et leur fasse découvrir à la fois une discipline, la menuiserie et un matériau noble, le bois. Il est en butte
à une orientation plus forcée que choisie par ses élèves et veut absolument valoriser ce parcours d’études
et les motiver.
Laetitia, enseignante en lettres classiques, français/latin, âgée d’une trentaine d’années, évoque
la durée des préparations et le travail de recherche nécessaire et perpétuel : « les cours sont toujours à
revoir », elle fait beaucoup de lectures pour se documenter notamment en grammaire. Cet enseignement
visiblement lui pose problème, puisque le français, discipline qu’elle enseigne n’est pas sa discipline de
formation universitaire, elle a suivi un cursus en archéologie. Elle a un rapport particulier avec le
Français qui n’est ni l’objet de sa formation, ni la discipline vraiment choisie. Le latin est plus proche de
ses premières passions mais elle gère mal son statut d’option facultative et la campagne de promotion
obligatoire à effectuer dans les classes de 6 ème pour recruter quelques élèves. Le français constitue à la
fois une discipline qu’elle est en train de s’approprier et une discipline qu’elle enseigne. Elle a une vision
très utilitaire de cette discipline et exprime son malaise face aux programmes mais reconnaît qu’elle ne
sait pas ce qu’il faudrait faire d’autre. Elle ne sait pas quels contenus seraient plus pertinents, de ce fait
elle mise tout sur la valorisation des élèves, l’important étant qu’ils sachent faire.
L’expérience de Caroline, professeur de français au lycée, âgée d’une cinquantaine d’années, lui
permet une analyse plus fine des programmes qui « ne sont pas en adéquation avec le terrain » d’après
elle. Elle constate que le passage du collège au lycée est de plus en plus difficile alors même qu’il y a
une continuité au niveau des contenus et estime que le niveau au baccalauréat augmente. Elle regrette
son manque d’innovation, on s’éternise sur la dissertation que plus personne ne prend ! Et semble assez
déçue par les acquis de la recherche en didactique du français : « la recherche dans la discipline qui
creuse un écart important avec la réalité du terrain. » Autrement dit, elle interroge la matrice (Develay,
2000) de la discipline, l’évolution intrinsèque de la discipline. Cette grande amatrice de poésie regrette le
manque d’imagination de la discipline : même le sujet d’invention au lycée n’est, selon elle, « pas du
tout créatif ! » Du coup elle crée à travers les projets les activités qui permettront aux élèves «
d’apprendre de façon décontractée, en s’amusant mais sans enlever l’effort. »
Fiona, 36 ans, a une carrière assez atypique dans le premier degré. Elle alterne des postes à profil
tel qu’animatrice en REP, ce qui lui permet de travailler avec un petit nombre d’élèves de classes
différentes, auxquels elle réapprend à lire sans les contraintes d’un programme avec un objectif précis :
118
« J’avais une euh petite douzaine d’élèves et euh, j’avais pas réellement de programme, en fait, je devais
les les, les apprendre à lire et à écrire. Et ça m’a vraiment beaucoup plu », et des postes titulaires d’une
classe qui l’obligeront à prendre en charge l’ensemble des élèves de la classe, du programme ce qui
contraint sa disponibilité auprès des élèves en difficulté, ceux qui donnent du sens à son métier. Elle a
donc accepté un autre poste expérimental, une classe à projet liaison CM2-6ème.
C’est, là je vais trouver le TEMPS de FAIRE ce que je ne POUVAIS pas faire dans ma
classe, parce que j’étais prise avec le programme, parce que avec l’hétérogénéité des élèves,
euh parce que, ben malgré tout, il y a pas que des élèves en difficulté, il y a des bons aussi,
enfin, tout un, tout le CADRE en fait euh, tout le cadre m’étouffait.
Les prescriptions officielles sont ainsi pour certains enseignants, un cadre rigide, inadapté dont il
convient d’interroger les failles, les dysfonctionnements, les ambiguïtés pour penser des situations, des
supports d’activités qui permettent l’enseignement – apprentissage des savoirs scolaires. C’est ainsi que
nombreux enseignants PLC et PLP, que nous avons rencontrés, investissent les projets, les dispositifs
hors classe pour repenser l’enseignement de leur discipline. Nous constatons que ces dispositifs
particuliers, les IDD, les modules en seconde et les projets dans lesquels s’engagent les enseignants sont
des laboratoires d’expérimentation qui dans tous les cas, même s’ils ne sont pas des leviers immédiats de
transformations pédagogiques et didactiques pour le quotidien de la classe, sont des lieux de réflexions
pédagogiques, didactiques et d’analyse de leurs pratiques : des lieux de création.
C’est ainsi que Bruno PLC en mathématiques au collège, s’engage dans une liaison avec le lycée
agricole afin de re-motiver ses élèves :
Il y a une année, on a travaillé avec le lycée agricole qui était voisin, il y a avait une activité
jardinage et j’arrivais à faire des maths avec ça, donc euh les maths passaient beaucoup plus
facilement parce qu’ils voyaient entre guillemets leur utilité, enfin, ils utilisaient les maths
donc ça passait, ça passait bien et puis à côté, il y avait la réalisation de quelque chose, la
production de quelque chose donc euh… il y avait pas de démotivation et on voyait des élèves
qui avait euh même des élèves entre guillemets en relatif échec arrivaient à, au moins
essayaient de le faire…
L’expérience étant concluante, il l’a reconduite les années suivantes :
Donc ils étaient en quelque sorte re-motivés, donc ça j’ai testé avec des quatrième et ça
marchait plutôt bien, avec des quatrième un groupe assez hétérogène, tous azimute, bon les
bons élèves sont motivés par tout en général, et les mauvais élèves enfin les mauvais élèves,
les élèves en difficulté, bah on arrivait à les ré intéresser. Donc ça marchait. Et j’ai testé ça
avec mes troisièmes d’insertion, là des élèves qui sont tous ciblés, enfin on les a, on les
rassemble pour pouvoir s’occuper individuellement d’eux, donc par plus petits groupes. J’ai
testé la taille de pierre avec eux, bon on a une liaison avec un lycée professionnelle ALP, ils
ont une section taille de pierre et donc…
Cette action demande un investissement important en temps, de la part des enseignants, peu
reconnu qui ne mobilise pas toujours tous les enseignants au grand dam de Bruno qui a du y renoncer
cette année.
Christine s’engage avec ses collègues dans un projet gigantesque au niveau de l’établissement
qui finalement sera porté par la réforme Jospin :
La réforme Jospin avec l’introduction des modules dans le, pour moi enfin pour nous ça a été
vraiment un temps fort extraordinaire parce qu’on savait qu’il fallait d’autres structures pour
casser les représentations et cette réforme là nous l’a permis non ça a été vraiment quelque
chose d’exceptionnel c’est là où on a installé la disciplinarité c’est à dire travailler ensemble
en équipe pour soi agrandir soit des petits pour casser en fait la structure de la classe en dans
l’établissement on a été énormément aidés parce que ils nous ont suivi à faire valoir nos
directives et notamment les contraintes d’emploi du temps et on a encore à l’heure actuelle
une banalisation de matinée enfin des après-midi c’est à dire un après midi le mardi de 13h à
119
18h donc nous organisons vraiment notre emploi du temps comme on veut et là on bloque
toutes les structures habituelles modules et notre projet notre cœur du travail d’équipe se
trouve là…
Bon alors lors des modules qui arrivaient dans des matières comme le français, l’histoire-géo
les langues et les maths et là c’est vrai qu’on a fait des choses étonnantes parce qu’à un
moment on a travaillé à quatre classes de seconde on appelait ça la quadruplette donc avec le
même après midi banalisé donc on pouvait moi professeur de français dans la classe de
seconde 1 je pouvais aller cette après midi là en seconde 3 ou 4 que je ne connaissais pas on
cassait les structures par exemple on avait fait un cours c’était Jean-Philippe qui animait, un
module sur la logique devant 120 gamins, un peu comme un cours magistral…
15 minutes attention on est pas fou, on entendait les mouches voler les gamins, on était dans
le réfectoire parce qu’il nous fallait une grande salle tous alignés, Jean-Philippe parlait nous
on était simplement les encadrants pour lancer notre module donc un cours magistral de 15
minutes moi je prenais des notes et après on avait fait toute une répartition par petits groupes
de quatre, cinq on avait fait donc un module sur la logique sous forme de jeu. Et donc on
pouvait faire, bien sûr on n’aurait pas fait quatre heures devant 120 élèves on a toujours
essayé de casser cette structure là et ça, ça reste …
Casser des structures et des représentations sont un leitmotiv du discours des enseignants
impliqués, comme-ci l’espace de la classe et le modèle des cours empêchaient la transmission des
savoirs. Manon, PLC2 en lettres, prend en charge un IDD avec un jeune collègue qui enseigne
l’espagnol. Ils s’investissent dans un travail portant sur la parodie de certains « éléments » de la culture
hispanique :
Et donc là en fait ça a abouti à un spectacle qui est vendredi. Alors c’était la cohue après les
vacances de Noël parce que les décors n’étaient pas près, les costumes n’allaient pas donc on
les voyaient aux récrés et entre les heures de cours et on a été vraiment très surpris de voir
qu’ils restaient de 4 à 5 pour peindre leur décor, pour faire leurs costumes, donc on s’est mis
tous les deux à la couture avec eux …et en fait on a fait …. (Dante) on a fait des parodies de
Mérimée ou ce genre de choses et on a eu le pire élève du collège qui est un garçon qui est en
fait ultra violent, hyper méfiant et qui rejette tout. Bon alors au début il se moquait un peu de
tout le monde, il ne voulait pas danser et en fait il a dansé, il aime et vient de bonne volonté,
il est même venu de 4 à 5 alors qu’il est toujours absent et qu’il sèche plein de cours …et
donc … euh … bon …. Il fait le clown mais bon c’est le but de la parodie. Nous, on a choisi
ce thème là justement parce que …bon pour essayer de montrer… d’abord pour l’esprit
critique et aussi pour leur montrer qu’on pouvait faire des choses qui n’étaient pas sérieuses,
on se prend à la dérision, au second degré. Bon et leur montrer qu’on pouvait créer des
éléments comiques autrement que par des gros mots et du gros comique on va dire !!! donc,
alors, on ne sait pas on se posait la question avec le prof d’espagnol, est-ce que c’est
justement parce qu’on s’est pas pris au sérieux et on n’était pas sur notre piédestal très, très
loin … en tant que prof que bon euh …que ça marche mieux et qu’ils sont très motivés ou
alors est-ce qu’ils se sont pris au jeu tout simplement , parce que c’est un spectacle et que ça
change des cours… on voit pas , on sait pas …bon pour l’instant ça marche et le spectacle
c’est vendredi et en fait les élèves sont hyper investis …pas tous bien sûr il y en a qui ne
savent pas leur texte qui bon bah voilà qui casse , on a un groupe de 28. Donc …on … avec
ce groupe là, avec les phénomènes qu’on avait dedans …ils connaissent à peu près leur texte
bon bah c’est sûr il y a des parodies des textes qui ne sont pas très, très élaborées mais ils ont
mis vraiment l’accent sur la mise ne scène et sur les costumes, ils se sont investis dedans… et
en fait ce n’est pas une mauvaise chose …au début ils ne comprenaient pas très bien l’intérêt
et étaient un peu récalcitrants et en fait je me dis que c’est vraiment quelque chose qui est
bien, c’est un autre cadre que les cours … c’est différent … je me suis aperçue en discutant
avec les profs dans la salle des profs, que certains élèves que moi j’avais trouvés si mignons et
qui en fait ne sont pas du tout pareil quand il fallait apprendre des leçons, répondre …quand
ils sont en situation de difficulté, d’échec …
Alice et Diane sont porteuses d’un projet pour les petits lecteurs, elles ont ainsi dans leur
établissement respectif crée une classe adaptée à l’accueil de ces élèves au collège, à l’écart des
120
programmes et des dispositifs prévus. Leur classe projet est à la fois un projet pluridisciplinaire dans la
mesure où elles ont convaincu des collègues de travailler ensemble en prenant en compte la spécificité de
cette classe, et présente une spécificité disciplinaire qui repose sur une redéfinition des apprentissages à
travers un support qui fédère la construction des savoirs en français : l’album : pour lire et se lire ; pour
dire et se dire, et pour écrire et s’écrire… l’objectif principal étant de réconcilier ces enfants avec le
savoir, assez loin des curricula officiels, à l’image de ces élèves. Diane nous confie cette nécessité de
prendre du recul par rapport aux prescriptions et recommandations ainsi que ses propres représentations
de l’élève idéal et de l’apprentissage :
Dès le début j’ai abandonné l’idée de l’élève, du programme tel qu’il peut être défini par le
BO et le discours un peu normé pour me plonger dans le bricolage.
Globalement ces projets se caractérisent tous par un travail d’équipe, un travail en collaboration
avec les collègues. C’est cette rencontre avec l’autre et le partage des expériences qui en résulte, qui
donne du sens au métier. Si ces enseignants souffrent d’une certaine « claustrophobie » entre les quatre
murs de leur classe, ils ne supportent pas l’isolement, la solitude qui dans certaines situations caractérise
le métier. Face aux élèves, ils sont souvent seuls :
Donc après j’ai eu une stabilité d’emploi qui a fait que j’ai enseigné pendant trois ans à H. au
lycée professionnel de l’ameublement, où là, bon là j’ai quand même vécu une certaine
solitude parce qu’il n’y a pas eu d’échanges énormes avec les collègues dans cet
établissement, euh les, bon l’aspect relationnel avec les élèves, il n’y avait pas de problèmes
majeurs donc c’est peut être dans des moments comme ça qu’on se pose le moins de
questions finalement (rires) et c’est en arrivant ici à G. que bon il y a eu une maturation qui a
fait que ben j’ai euh, je j’ai remis la question la pratique, j’ai échangé avec les collègues bon
je j’ai tout de suite eu une amie Madame L. qui est professeur en lettres histoire géo qui est
arrivé la même année que moi et qui est quelqu’un qui constamment en recherche qui s’est
formée en informatique euh, et qui aussi s’est penchée sur les classes les plus difficiles donc
les sections dites post cycle euh, donc je suis ici depuis 87, euh, donc mon pilier c’est
Madame D. et après depuis six sept ans c’est ma collègue quoi enseigne la même chose que
moi en lettres anglais Madame L. , donc bon on s’est, on s’est trouvées toutes les trois et pour
mener à bien des projets, alors des projets dans un premier cadre de euh, sortie, sortir l’élève
de l’établissement, c’est ainsi qu’on a emmené une classe de post cycle dans un stage en
montagne l’hiver, donc euh, parce que on sentait qu’il y avait une nécessité aussi euh, de leur
prouver qu’ils étaient capable de faire des choses, euh, je dirais entre guillemet physiquement
puisque il y a eu une initiation au ski, donc ils ont eu à se dépasser sur le plan physique parce
que il est certain que ces élèves là il y a une chose que, euh évidente, criante bon si sur le plan
entre guillemet intellectuel il y a des carences, il y a des difficultés à comprendre, sur le plan
corporel c’est aussi criant quoi, il y a une, une problématique et donc on a, on a réussi à les
pousser un petit peu au delà de leurs limites et c’est une expérience qui après évidemment a
souder le groupe, pendant cette année que l’on a passé avec eux, cette année on ne
fonctionnait pas encore c'est-à-dire chaque enseignant occupait ses heure euh, seul face à la
classe, et à partir de cette expérience on s’est posé la question de pourquoi ne pas travailler
ensemble en même temps sur, sur euh sur la classe donc dans le cadre des projets on va dire
disciplinaires, on a eu un agrément pour travailler l’année suivante à trois sur la même classe
en même temps, alors donc euh, les effets déjà sur le plan personnel c’est euh se sentir en
confiance pour se montrer acteur de son travaille c'est-à-dire euh, c’est pas évident pour les
enseignants de d’accepter que l’autre soir là pour voir comment on fonctionne, donc c’est
parce qu’on était en confiance que qu’il y avait une estime réciproque que l’on a, on a mis à
bien ce projet, euh donc, qui a nécessité un travail énorme parce qu’on se rencontrait tous les
samedis matins toute la matinée pour pouvoir mettre sur place le contenu, et un échange
surtout sur comment je perçois ce que tu fais, euh, comment moi je le ferais, euh, donc des
échanges vifs parce que forcement, si il y a confrontation, il faut pouvoir aussi accepter le
revers de l’autre mais on en est ressortit, enfin moi je parle de mon cas personnel mais je sais
que se serait vrai pour mes deux autres collègues, vraiment très enrichi, parce que par
exemple je pense que moi j’ai, j’ai acquis une rigueur, du contenu, que j’avais peut être
moins, parce que je pense et je l’ai encore vécu là récemment euh, un de mes grands travers
121
c’est une forme d’empathie avec le public qui fait que j’aurais tendance à moins exiger de
l’élève, c'est-à-dire euh, dans un souci de, de d’aboutir à quelque chose de positif, peut être
que les exigences sont très limitées, donc euh, ça c’est, j’en ai pris conscience bon il reste…
(Sylvie)
A l’inverse, le discours prescriptif des inspecteurs, est certes très attendu et entendu par ces
enseignants en quête d’une certaine reconnaissance institutionnelle de leur travail, mais s’il réconforte
parfois, comme l’affirme Laetitia :
Et ici, des fois, on a l’impression que le travail n’est pas reconnu à sa juste valeur. Je crois que
les profs sont des bébés parmi les bébés, on reste volontairement dans un système qui est
scolaire. Moi, je vais pas dire que je suis scolaire mais l’inspectrice est venue l’année
dernière, elle a reconnu mon travail, cette dame là, je ne sais pas si je la reverrai un jour mais
pour moi, c’est important qu’elle l’ait fait parce que si elle ne l’avait pas fait, je pense que là,
moi, ma motivation aurait été à zéro et on a besoin de reconnaissance, on a besoin que les
chefs nous disent que c’est bien, « ah, vos 3èmes sont tous affectés, c’est bien, vous avez des
bons résultats, c’est bien. » C’est vrai qu’on attend ça, quoi, on est des bébés, on est des
gosses et je crois qu’on est les élèves les plus assidus du collège.
Il est déconcertant d’autres fois. C’est le cas pour Anita :
J’ai montré à l’inspectrice que ces enfants étaient très … que c’était une classe d’un niveau
très hétérogène, je ne pouvais pas les laisser tomber ceux-là, donc il fallait revoir, et je ne
pouvais pas avancer dans le programme de CE2, avec ces élèves. Et elle m’a répondu « mais
Madame ces élèves-là n’ont rien à faire dans votre classe !
Ils sont cependant nombreux à adapter leurs discours aux attentes présupposées de l’inspection.
Ainsi Sylvie lors de son entretien avec l’inspectrice s’interdit d’expliciter ses choix et ses pratiques :
Je ne pouvais pas dire ça à l’inspectrice, euh, faire un cours uniquement en anglais c’est
impossible, impossible, mais par contre par exemple travailler sur les notions temporelles, il
faut savoir que ces élèves là en français ils ont de terribles, euh, difficultés de compréhension
de l’axe temporel, je veux dire bon, bon pour moi c’est fondamental, hein de leur faire saisir
que tiens bah là, je suis dans le passé, je suis dans le présent, je suis dans l’avenir…
C’est une tension souvent verbalisée dans le discours de nos enseignants. Christine, comme les
autres collègues précédemment, a besoin d’être reconnue par sa hiérarchie et l’inspection, qui ne
répondent pas à ses attentes. Elle réclame depuis quelques années d’avoir « l’agrégation de l’être. » Elle
a un rapport assez particulier avec l’inspection : elle voudrait qu’on reconnaisse ses qualités et pour
autant lors des inspections, dit-elle, « je suis très traditionnelle. ». C’est une idée récurrente dans le
discours de ces enseignants, être conforme à ce qu’ils pensent que l’institution attend de ses
fonctionnaires, même si, souvent dans leurs pratiques quotidiennes en classes, cette conformité n’est plus
de rigueur.
Les réponses des inspecteurs semblent inadaptées aux enseignants, elles ne répondent pas aux
questions des enseignants, c’est un discours évaluateur, non formateur, peu prescriptif de conseils
didactiques, juste une évaluation des supports choisis et des gestes professionnels, la gestion des cahiers
de textes, etc. C’est donc auprès des collègues et en formation continue que ces enseignants poursuivent
leur réflexion et l’analyse de leurs pratiques.
122
L’espace didactique qui permet à nos enseignants d’être créateurs est surtout un espace de
réflexion où les savoirs à enseigner se confrontent, se détachent des savoirs savants, universitaires. Les
savoirs enseignés dans les classes sont empreints des finalités que leur octroient les enseignants. Il nous
semble que c’est selon ces finalités, ses fonctions conférées aux savoirs disciplinaires que le travail
didactique se fait et prend son sens.
Certains de nos enseignants interrogent la valeur épistémique du savoir enseigné, le savoir
savant de la discipline est leur référence. Ils se situent dans un processus de transposition didactique, au
sens de Chevallard : « La transposition didactique a lieu quand des éléments du savoir passent dans le
savoir enseigné. » (1991, 22)D’autres, au contraire, interrogent différemment la discipline de référence,
ils sont, nous semble-t-il dans ce que Chatel appelle « la transformation didactique » : « La métaphore de
la production, qu’indique le mot « transformation » comme changement de forme, met plus que la
métaphore musicale de la transposition, l’accent sur le processus, l’action modifiante et porte l’attention
sur les acteurs. » (Chatel, 1995, 11)
Ces enseignants sont en tension, en conflit avec le système scolaire qui engendre l’échec de
leurs élèves cependant ils ne contestent pas le curriculum formel. Leur programmation des savoirs tient
compte des besoins des élèves et des programmes officiels, ils enseignent les savoirs institués par l’école
mais ils les enseignent autrement et avec d’autres finalités que celles de la construction de savoirs
scolaires. Le travail didactique de ces enseignants se situe ailleurs que dans la transposition des savoirs
savants en savoirs à enseigner. A travers la discipline, ce sont des savoirs autres que les savoirs
disciplinaires qui sont enseignés. Ils sont détournés, transformés parce que ces savoirs doivent à court
terme métamorphoser ceux qui les reçoivent, du moins sont-ils guidés par de telles espérances.
Cependant, certains enseignants rencontrés ne sont ni dans la transposition, ni la transformation
mais plutôt dans ce que nous appellerions la transmission « conscientisée » de la discipline de référence,
l’expression n’étant pas très heureuse, elle est amenée à évoluer. Il nous semble que pour certains
enseignants les savoirs disciplinaires doivent permettre de construire une « connaissance consciente de la
discipline » chez les élèves. Il ne s’agit pas de transposer les savoirs savants en savoirs à enseigner mais
d’enseigner des savoirs qui permettent aux élèves de prendre conscience de la spécificité des savoirs
constitutifs d’une discipline d’enseignement, ceci dans le but de les aider à identifier les savoirs pour
mieux apprendre. Cette hypothèse intuitive des enseignants est une question vive des recherches en
didactiques actuelles (Brossard, 94 ; 2002, Reuter, Lahanier Reuter, 2004)
L’analyse de ces conceptions du traitement didactique des savoirs à enseigner, verbalisées par
les enseignants au sujet des savoirs disciplinaires, nous a permis d’identifier une typologie de quatre
rapports différents aux savoirs disciplinaires. Il est à noter que ce rapport à la discipline, aux savoirs
disciplinaires est distinct du degré d’enseignement. En effet, PE, PLC et PLP apparaissent
indifféremment dans les divers rapports aux savoirs disciplinaires que nous avons pu identifier. Le
rapport à la discipline, aux savoirs disciplinaires et la transposition, transformation, transmission
didactique des savoirs sont plus complexes et se situent au-delà de la mono, bi ou polyvalence des
enseignants. Comme le rapport au savoir, le rapport à la discipline s’inscrit dans la biographie, dans le
rapport au métier de ces enseignants, qui à travers une conception éthique et les missions, les défis qu’ils
se fixent, ont fait ce choix professionnel d’exercer en milieu populaire ou d’y rester en s’impliquant au
quotidien dans leurs classes.
2- Typologie de rapports aux savoirs disciplinaires, voire à la discipline.
2-1 Un rapport absent ou contourné des savoirs disciplinaires.
Pour certains enseignants la dimension disciplinaire n’existe pas, soit parce qu’ils n’enseignent
pas de discipline, c’est le cas de ceux qui exercent en maternelle, soit parce que leur discipline de
formation universitaire n’est pas la discipline scolaire qu’ils enseignent. Pour ces enseignants les savoirs
scolaires ont pour fonction d’aider l’enfant à devenir élève, à grandir. Nous distinguons deux postures
123
différentes parmi ces enseignants : une posture d’accompagnement de l’enfant et une posture de
tâtonnement expérimental.
2.1.1.
Une posture d’accompagnement de l’enfant.
Les enseignants exerçant en maternelle adoptent plus aisément une posture d’accompagnement
de l’enfant. C’est le cas de Renaud dont les tensions avec l’inspection pèsent manifestement sur sa
conception de l’enseignement en maternelle, en particulier sur la rigueur des emplois du temps des
petites classes du cycle un. Sa conception de l’enfant et du temps nécessaire qu’il faut lui laisser pour
qu’il grandisse est en contradiction avec les Instructions Officielles récentes qu’il qualifie de
« rigoureuses » et de vouloir pousser les enfants. Il trouve qu’ « on ne laisse plus à l’enfant le temps de
découvrir. » Le temps nécessaire à l’apprentissage est un leitmotiv de son discours.
Hervé, lui aussi, insiste sur la vie des élèves à placer au centre du système et déplore que ce soit
de moins en moins le cas.
Quant à Lucie, elle enseigne en grande section et se dit : accompagnatrice de leur travail. Elle
les prépare à l’apprentissage de la lecture, parfaitement consciente des enjeux de cette année charnière,
elle les prépare à grandir, à se représenter la lecture indépendamment d’un champ disciplinaire. Elle a
une passion pour la musique et organise des projets autour de la musique mais ne semble pas animée par
une volonté de vouloir transmettre quelque chose de particulier à travers la musique.
2.1.2.
Une posture de tâtonnement expérimental.
D’autres enseignants envisagent l’enseignement de leur discipline comme un éternel
tâtonnement expérimental.
Il s’agit, en particulier, des PLC qui n’enseignent pas leur discipline de formation universitaire.
C’est le cas de Laetitia que nous avons déjà rencontrée. Elle n’interroge pas d’un point de vue
épistémologique les deux disciplines qu’elle enseigne, le français et le latin. Deux enseignements qu’elle
présente comme étant très différents. C’est plus facile d’enseigner le français parce que c’est une
discipline plus reconnue que le latin qui séduit de moins en moins les élèves… Une année, en latin, ce
fut le calvaire ! Elle accepte avec déterminisme cette défection du latin. Le français lui permet un
enseignement autre, plus inductif dit-elle, elle n’est pas obligée de suivre un manuel en français, ce qui
est le cas en latin. Pourtant, c’est sa passion pour l’archéologie qui l’amène aux lettres classiques, aux
langues mortes, elle se dit être une passéiste. Elle a une conception transversale du français qui devient
une discipline outil, une discipline au service des apprentissages scolaires. Elle se focalise beaucoup sur
la méthodologie pour apprendre, le français pour mieux lire, mieux écrire, mieux parler … et surtout
apprendre à apprendre, à tel point que dans son emploi du temps ce qu’elle revendique le plus ce sont les
heures d’études dirigées et un niveau qu’elle affectionne particulièrement, celui des classe de 6ème. Son
objectif est de travailler l’autonomie, l’adaptation des élèves, elle parle d’une collège attitude. C’est
dans le cadre de ces heures-là qu’elle trouve le sens de son métier et qu’il y puise son énergie.
Diane, enseignante en lettres classiques présente aussi des caractéristiques du tâtonnement
expérimental. Elle prend conscience de l’existence d’élèves non lecteurs dont la prise en charge devient
un défi à relever. Elle voit dans l’album un support privilégié pour amener ses élèves à rentrer dans des
textes qui leur parlent, qui parlent d’eux, de la vie :
Donc euh ben donc je dois avoir une trentaine d’albums que j’ai décortiqué d’une façon ou
d’une autre et à partir desquels je travaille donc euh à partir de l’album on fait tout, la lecture,
l’écriture, l’orthographe, la grammaire, la conjugaison, tout, à partir de l’album, pour pleins
de raisons, une des raisons c’est que c’est souvent assez court comme texte donc on peut faire
un livre sans que ça dure six mois ça c’est déjà une raison c’était la première pour moi mais
après je me suis rendue compte qu’il y avait bien d’autres choses intéressantes dans les
124
albums, une autre raison c’est que les albums c’est un peu issu de la tradition du conte illustré
finalement même si après ça a complètement, mais ça a gardé de ça les thèmes très forts de
l’enfance donc en fait ça traite les problèmes qui sont les problèmes de mes élèves, hum, donc
les problèmes d’angoisse, de pas être aimé, de pas savoir faire, de se perdre, les rites
d’initiation, tous ces thèmes là qui résonnent très forts pour mes élèves et ça c’est important
parce que du coup ça a du sens c’est-à-dire que il s’agit pas de faire du C.P. en sixième surtout
pas, on a à faire à des grands, et souvent des très grands parce qu’ils ont des années de
doublement derrière eux parfois ils ont treize ans parfois, peut être même quatorze, quand il
se déclare, donc en plus vienne de l’étranger donc du coup ils ont ça en plus ben euh de passer
un an ou deux en classe à essayer d’apprendre quelques bases et puis du coup ils sont vieux
(rire) même si dès fois ils sont petits en taille, ils sont souvent petits par rapport à leur âge et
euh ils ont des préoccupations de grands et ils ont rien à faire de petit ours qui va à la piscine
avec papa quoi, donc il s’agit d’avoir des textes porteurs, sinon ça ne les intéresse pas et moi
non plus de toutefois je n’aurai pas envie de travailler là-dessus.
Fiona, qui enseigne dans le premier degré, est constamment en quête de démarches, de pistes,
de solutions à interroger et ses classes ainsi que ses élèves en difficulté sont des lieux d’expérimentation
de ce qu’elle crée, invente et réajuste. Elle a soif d’apprendre et concentre toute son énergie sur
l’apprentissage des élèves pour qui apprendre ne va pas de soi :
J’avais beau aller à des stages, parce que j’étais la spécialiste des stages, et des
stages, des animations pédagogiques … (rire) je trouvais toujours quelque chose,
hein, le stage deux cents pour cent. C’est vrai, hein ! J’ai, j’ai à chaque fois été, il
y avait toujours un petit truc. Euh, mais dès que je rentrais euh, donc en fait,
j’en demandais beaucoup, on m’envoyait aussi beaucoup, en me disant « Ça y est !
Là je vais trouver euh LA solution miracle ! » Je ne la trouvais bien sûre pas,
mais, j’avais toujours des trucs biens, je, je captais toujours des petits machins
et dès de euh, dès de retour dans ma classe, c’était mis en application dès le
lendemain ! Fallait que j’essaye, voir si ça marchait, si …
2-2 Un rapport détourné des savoirs disciplinaires.
Il nous semble que certains enseignants entretiennent un rapport aux savoirs disciplinaires que
nous qualifions de « détourné ». La discipline est un prétexte pour enseigner d’autres savoirs que les
savoirs disciplinaires. La discipline devient à la fois le lieu et le moyen de réparer un passé scolaire
douloureux et de devenir enseignant et c’est ce rapport « existentiel » à la discipline et au savoir qu’ils
essaient de transmettre aux élèves. Ces enseignants revendiquent une égalité entre savoir et savoir-faire
et visent tous comme finalité de leur enseignement des savoir-être.
Les savoirs disciplinaires ont pour ces enseignants deux fonctions, une fonction réparatrice de
leur propre parcours scolaire et du parcours de leurs élèves en ce sens la discipline scolaire doit leur
permettre de « devenir ». Parmi ces enseignants nous n’avons pas rencontré d’enseignants du premier
degré mais principalement des PLP et des PLC exerçant en collège. Pour ces enseignants le public
constitue, tout comme le contexte d’enseignement, un choix professionnel.
Nous distinguons ceux qui ont une conception « résiliente » des savoirs disciplinaires enseignés
de ceux qui ont une conception « du devenir » à travers les savoirs disciplinaires.
2.2.1
Une conception « résiliente » des savoirs disciplinaires/ scolaires
Le passé d’élève de ces enseignants a marqué leur destinée professionnelle, devenir enseignant
dans une discipline choisie est un choix professionnel résilient, qui répare une blessure scolaire.
125
Ainsi, Martin, jeune PLC en mathématiques, exerce en collège dans la région Lilloise, et
participe encore aux travaux de l’IREM de sa région d’origine. Il a hésité au niveau du concours entre le
CRPE et le CAPES et ensuite au niveau de la discipline d’enseignement : histoire ou mathématiques ?
Au Bac, j’ai eu une super prof de Maths, j’adorais et qui m’a donné l’envie pourquoi pas de
faire des Maths, et en fait c’était quelqu’un de spécialisée en Histoire des Sciences et
épistémologie et je me suis rendu compte que la passion que j’avais pour l’Histoire n’était pas
contradictoire avec le fait d’enseigner les Maths, donc je m’étais dit que c’était plus facile
pour moi d’enseigner les Maths et le vivre ma passion d’historien, que d’enseigner l’Histoire
et de vivre une passion de mathématicien quoi, ça c’était clair.
Mais ce qu’il aime c’est enseigner :
Je défends pas ma matière corps et âmes, je crois pas que ce soit la meilleure, alors que
certains collègues, pour moi, ont ce petit défaut là.
Etre « prof de maths » c’est un défi animé par un esprit de vengeance envers sa professeur de
seconde qui, par l’ironie du sort, sera sa tutrice l’année de son stage :
Ma tutrice c’était ma prof de seconde qui là, que je détestait profondément, qui franchement
je lui aurais craché à la figure tout mon lycée, parce qu’elle m’avait dit que je ferais jamais
d’études scientifiques, que j’étais un crétin et donc là je prenais un petit peu ma revanche
quand même
Sylvie parle de « réparation ». Cette petite fille gauchère qui tout au long de sa scolarité
rencontre des enseignants qui lui disent qu’elle ne fera pas de longues études. La première violence de
l’institution forge sa résistance pour être ce qu’elle est, devenir envers et contre tout ce qu’elle veut être,
une enseignante :
Et ben c’est pour moi un travail de réparation par rapport à ce que j’ai connue en tant que, en
tant qu’élève, hein. C'est-à-dire que, bah ça a débuté au CP parce que je suis gauchère, alors je
suis gauchère et ce n’était pas bien dans les années 63-64, euh, je veux dire j’ai connu une
forme de bon, que je ce que je perçois moi parce que souvent j’en discute avec les collègues
qui me disent mais c’est ta perception c’est peut être pas la réalité, mais enfin l’important
c’est ce qu’on perçoit quoi, ce qu’il reste. Donc moi j’ai senti déjà une grande violence dans,
déjà dans l’approche de l’écriture parce qu’on aurait voulu me contraindre de à écrire de la
main droite, gauchère c’est gauche donc c’est pas bien, j’ai quand même réussi à rester
gauchère…
En évoquant ses souvenirs d’élève, elle trouve d’autres incidents qui ont guidé ce choix
professionnel :
Là aussi c’est un petit élément que j’allais oublier de vous signaler c’est qu’en sixième donc,
on rentre et le professeur qui nous accueille nous demande d’écrire ce que l’on souhaiterait
faire, et moi j’ai marquée professeur avec deux « f », et euh, le professeur ramasse les feuilles
et dis ah, qui est-ce qui veut être profffesseur, et là aussi ça a été un petit coup de massue
quoi, c’est bon, c’est lié peut être à une sensibilité peut être exacerbée qui a fait que je peux
jalonner comme ça, mon cursus euh, scolaire, mais bon, donc tout ça, ça donne quoi bah ça
donne en plus de ce désir d’être enseignant parce que c’était aussi transmettre son savoir c’est
ce que mes parents nous avaient inculqués, il faut savoir pour réussir bah je pense que après
ça, je me suis dis c’est un devoir de réparation par rapport à ça…
Enseigner en LP est un choix délibéré confie-t-elle. Un projet professionnel dans une vie bien
équilibrée où elle sait se donner des priorités, en témoignent les différents investissements de sa vie
privée. Cependant, professionnellement, si elle est claire sur ses objectifs : l’épanouissement de ses
élèves, elle est en tension entre les savoirs et savoirs être à transmettre. Pour elle le savoir est le seul
moyen de réussir, « c’est ce que mes parents nous avaient inculqué », explique-t-elle. Le savoir qu’elle
transmet est empreint de la vie qu’elle souhaite pour ses élèves. Très sensible à l’inertie grandissante de
126
nombreux élèves, qu’elle analyse comme un état dépressif, elle décide de travailler l’estime de soi (avec
d’autres collègues). Ainsi elle bâtit ses cours pour rendre les élèves acteurs.
Sa mission, dit-elle, est d’en faire des êtres pensants, des êtres responsables, des citoyens …
en faire des gens qui sauront se poser en tant que personne.
L’anglais pour Sylvie c’est apprendre à être, à exister, à communiquer, l’anglais n’en est qu’un
moyen :
Est-ce que je veux en faire des êtres qui pourront se servir de l’anglais dans leur quotidien ?
Ou dans leur quotidien professionnel ? Non ! C’est pour moi une ouverture d’esprit mais
aussi leur montrer qu’on les considère, qu’ils sont des élèves qui sont en mesure d’apprendre
quelque chose.
Alice répare également une blessure scolaire qui s’est révélée être un « handicap » de son
apprentissage scolaire : l’orthographe fut sa bête noire, selon son expression. En tant qu’enseignante de
français cette peur de l’erreur demeure :
C’était mes préoccupations en fait, vraiment une trouille monstre la première fois que j’ai
écrit au tableau parce que j’étais une ancienne très mauvaise élève en orthographe.
Une trouille qu’elle résout en la partageant avec ses élèves :
En dédramatisant toute de suite auprès des élèves en leur disant pas que j’étais nulle en
orthographe de toute façon ils ne m’auraient pas cru, d’ailleurs quand je leur dis ils ne me
croient toujours pas mais en disant on fait tous des erreurs, moi il m’arrive de faire des
erreurs, d’avoir des doutes.
Ce rapport à l’écrit conditionne son rapport aux savoirs à enseigner, le droit à l’erreur est un
droit fondamental dans ses classes qui donne à chacun, y compris à elle-même, une place. Elle explique
son entrée difficile dans les apprentissages par un non sens de l’école :
Je pense que mes parents ont pas du m’expliquer exactement ce que l’on faisait à l’école, ils
pensaient que ça venait comme ça je ne me sentais pas de racine à l’école. C’était un lieu
complètement incohérent, sans sens et jusqu’à ce que l’ instit me prenne à part et me dise de
me bouger et puis je sais pas il y a eu un déclic, je sais pas bien comment ça c’est passé, après
je me suis reconstruit comme ça mais il a fallut qu’on me bouscule un peu, enfin je pense
qu’il faut qu’on me parle à moi pour que je comprenne que j’avais ma place (c’est nous qui
soulignons)
Enseigner, malgré ces doutes, ces peurs et ce handicap de l’orthographe socialement survalorisé,
est pour Alice un accomplissement de soi et d’une scolarité somme toute assez brillante parce qu’un
déclic à un moment donné lui a permis de donner du sens à l’école et au savoir. C’est un instit qui est à
l’origine de ce déclic et qui, d’une certaine façon, a comblé un manque que ses parents n’avaient pas
repéré. Les parents d’élèves deviennent donc des interlocuteurs favorisés et chaque collègue, un
médiateur de déclic possible pour chaque élève. Elle favorise donc le travail en équipe, les relations avec
les parents, elle les appelle souvent, et crée ainsi un réseau dynamique autour des élèves qui peut donner
à chacun sa place à l’école et construire le sens de l’école. Par ailleurs ses choix didactiques héritent de
cette quête de cohérence entre son histoire d’élève et celle de ces élèves. Son mémoire professionnel
portera sur la dictée dialoguée, qu’elle pratique comme un moyen d’apprendre et de réapprendre
l’orthographe. Elle partage avec ses élèves sa passion pour le cinéma et confère à l’image une place
privilégiée pour entrer et construire les savoirs disciplinaires qu’elle enseigne.
Sarah, enseigne également le français au collège. Elle est très marquée par un passage difficile
en seconde, arraché à l’institution, alors qu’on voulait l’envoyer en LP. Elle veut enseigner en troisième
127
et préparer ses élèves à cette échéance. L’estime de soi, l’écriture de soi, soi et les autres sont des
thématiques qui visent une orientation choisie plutôt que subie.
2.2.2
Une conception « du devenir » à travers les savoirs disciplinaires / scolaires
Ces enseignants ne réparent pas leur passé d’élève, mais guettent dans les savoirs transmis le
sens, ce que cela peut apporter à leurs élèves. Ils détournent, eux aussi les finalités des savoirs
disciplinaires qui doivent davantage permettre à leurs élèves de devenir, de grandir, de trouver une place
dans la société.
Marie-José, institutrice PEGC en français /histoire géographie, n’enseigne plus que l’histoire, la
discipline où elle était très bonne élève, à travers l’enseignement du français elle transmet le sens du
travail, de l’effort : un travail méthodique qui doit leur apprendre à travailler.
Camille exerce au CM2, le français est « sa matière préférée » depuis toujours, elle cherche à
transmettre son amour pour la lecture qui l’a sauvée, qui les sauvera :
Un refuge pour échapper à ce qui nous fait mal. Ce qui manque à mes élèves c’est cette
capacité à fuir le réel, à rêver pour mieux affronter la vie.
Le français est un passeport pour la vie, un moyen d’intégrer une société dans laquelle les
familles de ses élèves trouvent peu de place.
Isabelle enseigne en lettres classiques au collège et veut transmettre des connaissances et une
culture parce que « ça doit leur servir pour plus tard » Elle fait une différence entre le français et le
latin, l’une étant une discipline facultative et l’autre obligatoire, ce qui implique plus d’exigences par
rapport à l’option où on a moins d’exigences, où les activités sont autres, ainsi les exposés y trouvent une
place favorite. Elle évoque la littérature, la découverte de la littérature de jeunesse qui est une aubaine
pour l’enseignante qu’elle est, qui offre des tas de supports intéressants pour travailler et intéresser les
élèves.
Pour Gontran, PLP en électricité, les savoirs et savoir-faire serviront pour plus tard, dans la vie
privée comme dans la vie professionnelle. Pour lui, il faut tirer profit de toutes les situations et éviter de
perdre son temps, malgré une orientation en électricité, plus contrainte que choisie. Il a un rapport très
rentable au savoir … et à sa discipline, l’électricité ça leur servira toujours, a lui de les convaincre !
Perrine, après plusieurs expériences d’enseignement dans le premier degré et le secondaire
décide d’enseigner en LP et passe le concours PLP lettres-anglais. Ce choix se justifie par son
appréhension du LP qui est pour elle le lieu par excellence du travail en équipe, un lieu d’échanges et un
défi : comment enseigner l’anglais en LP? Son objectif est d’appendre aux élèves à devenir des élèves.
Son attitude très respectueuse envers eux, sa gestion éducative de la classe, son rapport à l’évaluation qui
doit valoriser l’élève, tout ceci contribue à donner du sens à l’école qui fut pour elle un ascenseur social.
Son investissement dépasse le cadre de la classe, c’est dans les projets avec l’Angleterre qu’elle donne
du sens à son enseignement. Apprendre l’anglais est à la fois une ouverture d’esprit, une rencontre avec
l’autre mais c’est aussi très rentable. Elle n’hésite pas à recourir à un vocabulaire très économique :
D’abord euh, je, c’est … économiquement indispensable ! (Rires)
Euh, soyons bassement matérialistes !
L’apprentissage de langue, c’est la, assez euh, euh, on va dire euh matérialiste quoi, ça élim…
, à mon avis, il faut savoir se débrouiller un petit peu en anglais,
Cette approche matérialiste est aussi sa conception de la réussite sociale. Elle évoque ainsi son
jeune frère qui malgré une orientation en LP est devenu : responsable du service qualité Europe, quoi !
128
C’est dans cette perspective d’ouverture sur l’autre et sur le monde du travail, de la réussite
qu’elle organise le projet avec un lycée anglais, les élèves en binôme constitué d’un français et d’un
anglais ont à réaliser un projet commun.
2-3 Un rapport sémantique et axiologique à la discipline de référence.
Il s’agit d’enseignants qui entretiennent une relation identitaire avec leur discipline de formation
et d’enseignement : elle est le lieu et le moyen d’accomplissement de soi et des élèves. A travers les
savoirs disciplinaires ces enseignants veulent transmettre le sens et les valeurs de leur discipline. Nous
retrouvons des PLC au lycée et au collège mais aussi des PLP qu’ils enseignent des disciplines générales
ou professionnelles. Nous distinguons ceux qui ont un rapport axiologique à la discipline enseignée, pour
eux les savoirs disciplinaires se construisent sur des valeurs qu’ils transmettent, de ceux qui ont un
rapport sémantique à la discipline universitaire et qui mènent une réflexion didactique qui est source et
lieu de création.
2.3.1 Un rapport axiologique à la discipline
Caroline, mène une réflexion épistémologique sur la discipline, qui interroge la matrice de la
discipline du collège au lycée, et analyse leur évolution, leur complémentarité, leur rupture comme
facteur de réussite ou d’échec pour les élèves. Elle juge les programmes comme révélateurs de
l’évolution didactique, épistémologique de la discipline et en fonction de leur compatibilité avec les
élèves. Ils ne sont pas un référentiel mais un cadre de travail dans lequel elle innove. Elle a une
conception créatrice de la didactique à travers notamment la notion de projet et une conception
axiologique de la discipline :
« Enseigner le français c’est donner le goût de lire, d’écrire et de vivre. Le goût de lire et le
goût d’écrire sont des valeurs. »
Quant à Hélène, âgée de soixante ans, elle enseigne en LP les arts appliqués. Formée aux Beaux
Arts, elle essaie de transmettre le sens de l’art, sa place dans la vie :
Enfin dans tous les cas, j’ai fait les Beaux-Arts, hein, j’ai fait longtemps, j’ai sept années des
Beaux-Arts … et en fait, je me suis, je me suis découverte euh étant aux Beaux-Arts et j’ai,
j’ai découvert qu’on pouvait aborder la vie par l’art quelque part, j’veux dire euh, l’art touche,
c’est vraiment l’histoire de l’homme finalement, quoi !
- Donc euh, ben, j…, j’aimerais que, mon but aussi, c’est de les, de les amener à voir autre
chose que ce qu’ils voient tous les jours aussi. (C’est nous qui soulignons)
Transmettre aux élèves ce rapport à l’art, pour finalement éduquer leur regard et leur apprendre à
voir autrement la vie :
… des Beaux-Arts et vous dîtes euh « Au fond, mon, mon idée c’est de leur transmettre un
certain rapport à l’art pour qu’ils deviennent un peu plus curieux, euh, donc, de toute façon,
les sortir un peu de euh de leur euh, de la routine, de …
- Oui … Ça fait, c’est ça mon métier. Mon métier c’est bien de leur montrer qu’il y a euh,
il y a des choses auxquelles il faut, enfin, il faut pas passer à côté de ces choses là quoi !
(C’est nous qui soulignons)
Le regard de ses élèves absent de curiosité sur le monde et le design n’est pas une caractéristique
de ces élèves mais bien un manque culturel français précise-t-elle. Elle construit des savoirs et des
savoirs très spécifiques mais au-delà de cette technique c’est bien un rapport au monde, à l’art qu’elle
vise :
129
Je les amène à savoir traduire des idées perso et, puisqu’on est dans le mobilier, on est dans
du volume, donc c’est savoir euh traduire du volume dans l’espace.
Voilà. Ça, c’est le côté euh technique en même temps, je dirais, je dois les amener à toujours
euh se questionner par rapport à, par rapport à ce qu’ils font, par rapport bien évidemment à la
demande, mais aussi savoir analyser euh parce que quand, dans un projet d’arts appliqués par
exemple, euh y’a, un énoncé, la demande, précise et puis y’a toujours un support image euh,
qui peut être par exemple euh, une série d’architecture sur laquelle ils doivent euh essayer de
dégager un petit peu l’aspect formel, en faisant de l’analyse, ils essayent de trouver des
caractéristiques formelles, mais aussi euh stylistiques euh, bon se poser des questions, par
exemple, pourquoi on a travaillé, pourquoi l’architecture travaille avec tel matériau, tel autre
euh …
2.3.2 Un rapport sémantique
Jeanne que nous avons rencontrée lors de sa deuxième année d’IUFM, a toujours voulu être
professeur de français : « c’est une vocation » dit-elle. En situation difficile, elle s’adapte et adapte les
programmes à ses élèves pour être au plus prêt d’eux. Cette toute jeune enseignante bouleverse ses
pratiques ou plutôt construit sa pratique en tenant compte de l’indifférence ou du chahut des élèves et
des propositions faites en formation pour « mettre les élèves au travail ». Du coup, pour chaque
séquence, elle cherche quelque chose qui ait un rapport avec leur vie, elle détourne des émissions de
télévision pour en faire des activités d’apprentissage : ça se discute ou télé-achat pour travailler
l’argumentation ou le texte explicatif. De même les séances de lecture deviennent des séances de
manipulation de textes :
« Pour montrer que c’est pas une chose morte non plus, que c’est quelque chose de vivant et
que l’on peut manipuler dans tous les sens. »
Il nous semble que c’est par ces transformations didactiques qu’elle est en train de reconsidérer
le rapport épistémologique qu’elle a avec la discipline. Enseigner le français prend un nouveau sens qui
se construit à partir de sa pratique. Elle exprime assez clairement son but et les difficultés qui en
découlent :
« Il est difficile de trouver le petit moyen qui fait qu’ils ont envie de venir en cours de
français et d’apprendre avec moi. »
Elle interroge également le sens des savoirs curriculaires. Ce sont leurs finalités et non leurs
contenus qui expliquent les difficultés de sa classe, ce qui constituera aussi le défi qu’elle se fixera :
« Je trouve que le programme de quatrième ça vise surtout, en tout cas en français, à
apprendre à être citoyen parce que c’est au niveau du programme : la critique sociale, la
presse, la lettre. On avait tout un système de communication, d’argumentation et je pense que
tout ça réunit, mit ensemble, ça apprend à être citoyen, savoir écouter l’autre, ce qui est très
difficile pour une classe comme la mienne… »
Bruno, PLC en mathématiques exerçant en collège depuis plus de cinq ans, repense son
enseignement des mathématiques et finalise l’enseignement de ces savoirs dans une approche
épistémologique, dans une quête sémantique :
« Malheureusement, les mathématiques ce n’est pas seulement savoir compter, les
mathématiques c’est savoir penser par soi-même, savoir réfléchir, la logique. Et c’est ça qu’il
faut transmettre au collège. C’est : tu as l’élève devant une situation et tu lui poses la question
130
et puis bon si je fais telle action quelles conséquences ça a, si je fais telle autre quelles
conséquences ça a et puis bon c’est leur apprendre à raisonner, mais après bon, si apprendre à
raisonner ça passe par l’apprentissage de Pythagore, on passe par l’apprentissage du théorème
de Pythagore, mais le but ce n’est pas l’apprentissage du théorème de Pythagore pour
l’apprentissage du théorème de Pythagore, c’est apprendre à raisonner. Voilà les données que
j’ai au départ : qu’est ce que je peux en faire ? Qu’est-ce que je peux utiliser pour trouver
autre chose ? Donc c’est ça les mathématiques, ce n’est pas des calculs, c’est l’apprentissage
de la logique, du raisonnement, de la démonstration, et ça peut se faire par des jeux »
Cette discipline dans laquelle il avait des facilités, en tant qu’élève, et dont il a percé le mystère
en licence constitue un challenge à enseigner dans une interaction permanente entre les cours et les
projets qu’ils mènent par ailleurs parce qu’il est en tension entre sa représentation des mathématiques et
sa représentation didactique du cours de mathématiques. Il crée dans les projets et transmet l’essence, les
sens des mathématiques, il est « traditionnel » en cours et transmet des savoirs mathématiques.
Cependant cette dichotomie des pratiques semble peu à peu se fondre dans une déconstruction des cours
pour une reconstruction didactique des mathématiques.
Gérard est lui aussi enseignant en mathématiques, il cherche lui aussi à donner du sens à cet
enseignement dont il a compris les finalités en licence. Il tient à garder un lien avec les savoirs savants :
Alors, personnellement, dans mon parcours scolaire, à un moment donné, quand j’étais en
deuxième année et en troisième année d’université, j’ai pris conscience que certaines choses
que j’avais apprises au collège commençaient seulement à être utiles en mathématiques, à
l’université, en tout cas en deuxième année, en troisième année de Licence maths. C’est
important pour moi, en tant qu’enseignant, d’avoir pris conscience de ça, parce que, bien des
choses que je fais actuellement au collège avec mes collégiens, si j’en détecte quelques-uns
uns qui seront capables de faire des mathématiques à un niveau plus élevé plus tard, il faut
que je les laisse, il faut pas qu’ils passent à côté de ce qui leur servira plus tard. Donc, quelque
part, j’arrive quand même à rapprocher un petit peu mes études à mon enseignement.
Il essaie de ne pas présenter de façon trop réductrice ces savoirs mais de m’être les élèves au
centre du questionnement mathématique et d’assumer une posture de rédacteur de la leçon après la phase
d’expérimentation.
J’essaye quand même de garder une chose en point de mire, c’est que la chose, ce qu’on va
écrire dans le cahier de leçons, c’est ce que les élèves auront dit. Ça, c’est important pour moi
et sur ça, j’insiste assez souvent là-dessus. C’est les élèves qui font le cours et c’est pas moi,
c’est-à-dire qu’en fait, je leur propose une activité, puisque c’est moi le prof, c’est normal,
pour moi, le but de l’activité est déjà en point de mire, c’est normal, j’espère arriver au but de
l’activité et dès qu’on a découvert, entre guillemets, ou dès qu’on a sorti de l’activité une
propriété ou comment, un … une règle de calcul, la manière dont les élèves vont formuler
cette propriété avec leurs mots, bien sûr, je vais les guider pour que ce soit du français et pour
que les mots mathématiques qu’ils vont utiliser soient cohérents, mais c’est ça qu’on écrira
dans la leçon.
Donner du sens à certains savoirs mathématiques ce n’est plus aussi évidents, l’usage des savoirs
a évolué et le temps nécessaire à cet construction sémantique se trouve en tension face aux exigences des
programmes :
Bon, malheureusement, il y a un gouffre entre ce dont on a réellement besoin à l’heure
actuelle, à l’époque actuelle, avec les techniques évoluer telles qu’elles sont, et ce dont
avaient besoin nos ancêtres qui ont mis en place le Théorème de Pythagore … Vous
comprenez ? Donc, on est un peu embêté à cause de ça. Bon, il y a des activités qui pourraient
arriver à … bon ! Moi, j’ai travaillé un peu dans le bâtiment. Le Théorème de Pythagore, tous
les gens qui travaillent dans le bâtiment connaissent, c’est … on pend un mètre, on mesure là,
on mesure là-bas, si on a autant dans cette grandeur-là, on a bien mis un angle droit. Ça, c’est
une situation concrète, mais on leur apprend. On les met pas face au problème. Si on voulait
131
les mettre face au problème, c’est faisable, le problème, c’est qu’il nous faudrait deux ou trois
séances avant d’arriver à avoir découvert la chose, c’est-à-dire, à faire en sorte que ce soit
vraiment les élèves qui l’ont découvert
2-4 Un rapport « conscientisé » à la discipline intellectuelle.
Dans cette catégorie nous retrouvons principalement des professeurs des écoles et des PLC en
collège. Pour ces enseignants les savoirs disciplinaires permettent de penser, ils sont le lieu et le moyen
de la construction d’une connaissance intellectuelle de la discipline qui pourrait influencer la
« conscience disciplinaire » de leurs élèves (Reuter 2003) Ces enseignants cherchent surtout à
transmettre une connaissance de leur discipline autre que celle construite par les élèves parce que les
savoirs disciplinaires sont en perpétuelle reconfiguration et aussi, parce qu’ils supposent que la
représentation de la discipline de leurs élèves n’est pas celle qui mène à la réussite.
Nous distinguerons là encore deux approches différentes : ceux qui s’attachent à des objets
particuliers et identifiés comme objet intrinsèque de la discipline et ceux qui partent de situations
décontextualisées pour amener les élèves à identifier les savoirs de la discipline.
2.4.1 De la micro structure à une supra structure disciplinaire.
Ces enseignants pensent l’enseignement d’une discipline à travers des apprentissages précis, des
objets identifiés qui constituent la discipline de référence.
C’est ainsi que Patrick, PE, très engagé dans la pédagogie de Freinet affirme: « Quand c’est la
division, je suis en division ». Faire des mathématiques cela apprend à faire des mathématiques. Il a un
rapport tautologique à la discipline, tout le dispositif pédagogique permet aux élèves d’être coopérateurs
et actifs dans la construction des savoirs disciplinaires : sa conception pédagogique de la construction
des savoirs disciplinaires amène à construire des savoirs à penser la discipline. …
Anita, de son côté, enseigne au CE1, il n’y a donc pas de discipline mais elle a une conscience
disciplinaire, une représentation des savoirs disciplinaires dans leurs spécificités et dans leur
transversalité. Chaque support est pensé pour un usage spécifique :
« Vous distinguez bien les apprentissages et les supports ?
Oui…
Oui ?
Bah… il faut donner des repères aux élèves et après les aider à faire les liens. Les sons ça se
travaille en lecture, en orthographe en écriture… la lecture ça se travaille aussi pour
comprendre un exercice de mathématiques… donc pour qu’ils comprennent bien ce que l’on
fait, je change de support… on ne fait pas tout sur un texte … et puis ça les ennuierait… »
C’est ainsi que la place et l’usage de l’album ont évolué dans sa pratique :
« En fait au fil des années, je me suis aperçue que se servir des albums pour faire de la
grammaire, ça faisait fuir un peu les élèves … ils savaient très bien qu’à chaque fois qu’on
sortait les albums, c’était pour construire une notion derrière … donc je ne travaille plus de
cette façon là … les albums c’est que la lecture plaisir … »
L’album sert à la lecture plaisir, il servira aussi comme médiateur à la production d’écrit. Des
extraits de textes sont choisis pour la compréhension parce qu’ils posent un problème de compréhension,
alors que d’autres textes serviront à l’étude du code, ces derniers sont plus simples :
« Des textes tout simples. Si c’est le son [in] ce sera le moulin, ouais tous des mots en [in],
mais un texte logique ! »
132
Elle instaure des rituels qui doivent à la fois permettre aux élèves d’identifier la nature des
apprentissages et ensuite de faire des liens :
« Le lundi, je leur présente un texte et on travaille un son, et ils doivent apprendre les mots du
texte, donc et après on travaille en grammaire … toujours à partir du même texte, mais c’est
un texte qui n’a rien à voir avec le texte de lecture … »
Elle pense les savoirs à la fois dans leur transversalité et dans leur spécificité disciplinaire. Lire
c’est aussi lire un exercice de mathématiques… Elle aide les élèves à comprendre ce qu’ils font, à ne pas
tout mélanger. Ainsi, chaque journée se termine par une activité métacognitive des activités effectuées.
Elle désigne, chaque soir un élève qui vient raconter, expliquer aux autres ce qu’il a fait, appris :
« En fin de journée je les interroge sur ce qu’on a fait en classe. Donc mon emploi du temps
est affiché en classe et en fin de journée je demande à un élève : tu peux me raconter ce que tu
as fait dans la journée. Donc, il essaie de raconter, de retrouver. »
La référence à l’emploi du temps est importante pour que les élèves repèrent des moments bien
identifiés pour l’apprentissage de certains savoirs. Cette activité permet, selon l’enseignante de travailler
la mémoire des élèves et leur compréhension de ce qu’ils font. C’est aussi pour elle une activité
d’évaluation qui lui permet d’observer la façon dont les élèves se représentent les activités et les savoirs
enseignés. Elle précise qu’elle veut que ses élèves apprennent à faire des liens, à transférer les savoirs
acquis dans les autres situations, les autres disciplines. Il apparaît très clairement dans son discours que
permettre aux élèves de construire la dimension disciplinaire des savoirs enseignés est pour elle un enjeu
important dans la réussite de ses élèves. D’une certaine façon elle veut agir, influencer la « conscience
disciplinaire » de ses élèves pour faciliter leur entrée dans les apprentissages. (Reuter, Lahanier Reuter,
2004)
2.4.2 De la reconstruction des savoirs à identifier comme savoirs d’une discipline scolaire, voire
« intellectuelle ».
L’enseignant qui illustre le mieux cette catégorie est Carl. Il enseigne les mathématiques au
collège depuis moins de cinq ans et nous confie :
« Mon plus grand plaisir c'est de commencer à leur parler d'autre chose et de me dire, mais
monsieur on ne fait pas des maths, et d'arriver à des maths avec. Et là, ils se disent, "à bon ?".
Et ça c'est une grande victoire à chaque fois. Une grande victoire parce que j'estime leur avoir
ouvert les yeux et souvent ça les remotive carrément, quoi »
Il souhaite transmettre une conscience des mathématiques autrement aux élèves ou autre que
celle que les élèves ont construite de la discipline, parce que les mathématiques sont une discipline en
perpétuelle reconfiguration :
« Les mathématiques. Euh…justement, euh…les mathématiques pour moi, ça représente une
matière qui est extrêmement cadrée, même exigeante, au niveau euh notamment du
raisonnement, de la façon de faire, des résultats à trouver, et tout. Il y a plusieurs chemins,
mais quasiment qu'une réponse. Donc, quelque part pour ces élèves, [soupir] s'ils n'acceptent
pas, ça ne passe pas. Il n'y a pas ce côté « hybrimagination » »
C’est un défi d’enseigner les maths …d’où la nécessité d’innover :
« Si je n'avais pas innové, je ne serais pas rester, quoi. Je crois que… je pense que s'il y a
certains collègues qui partent, c'est qu’ils se sentent démunis face euh face aux élèves »
133
Pour une conclusion :
Il nous apparaît à l’issue de cette réflexion qu’interroger le rapport aux savoirs disciplinaires
nous semble une approche pertinente pour comprendre les pratiques, les choix et le travail didactiques
des enseignants. Le schéma suivant reprend ces différents rapports aux savoirs disciplinaires qui se
caractérisent par une réflexion permanente de la fonction/ finalité des savoirs enseignés et qui guide le
travail didactique. Ce dernier explose le cadre de la confrontation des savoirs savants et des savoirs à
enseigner pour repenser les savoirs enseignés en fonction et du rapport aux savoirs disciplinaires, au sens
que ces enseignants trouvent dans l’exercice de leur métier et du regard qu’ils portent sur leurs élèves.
134
Rapport aux savoirs professionnels/rapport au métier des enseignants en
milieu populaire
Une définition prégnante de l’activité d’enseignement est qu’elle consiste à transmettre à un
public d’élèves des savoirs académiques définis par les programmes scolaires. Cette transmission, loin
de se faire de manière directe et mécanique nécessite bien au contraire tout un travail d’appropriation,
d’interprétation et de transformation par l’enseignant de ces savoirs à enseigner afin de les adapter aux
situations scolaires et à ses contraintes. Si « faire passer 1» des savoirs curriculaires est une image qui
illustre de manière pertinente la finalité de l’activité enseignante aujourd’hui, ce « faire passer », qui
marque bien la distance – variable - qui existe entre le public et le savoir à transmettre, mobilisent des
savoirs composites, qui sont bien distincts des savoirs académiques formalisés et définis par les
programmes. C’est en ce sens que certains ont pu parler du métier d’enseignant comme d’un métier de
« passeur » (Zakhartchouk J-M. 1999), et de « médiateur culturel » (Bouveau P. et Rochex J.-Y.,
1997).
S’intéresser à l’ensemble de ces savoirs « pour » enseigner que mobilisent les enseignants afin
d’exercer leur mission d’enseignement est selon nous une entrée pertinente pour comprendre et
analyser l’évolution et les dynamiques du travail enseignant notamment en secteur populaire. Si notre
choix s’est porté sur les enseignants « impliqués » qui travaillent en milieu populaire c’est que la
distance entre la nature des savoirs à transmettre et les dispositions socio-culturelles du public à
recevoir ces savoirs y est la plus grande et nécessite par conséquent, pour ces enseignants qui oeuvrent
à réduire cette distance, des « savoirs passer » plus importants et plus visibles qu’ailleurs. Nous faisons
ici l’hypothèse que ce travail de recomposition des savoirs prend appui en même temps qu’il met à
l’épreuve le rapport aux savoirs et au métier de ces enseignants.
Quels sont les traits professionnels caractéristiques des enseignants « impliqués » en milieu
populaire ? Quelles sont les dimensions que revêt leur rapport aux savoirs professionnels ? Dans un
premier temps nous présenterons les dispositions professionnelles communes qui traversent les
discours des enseignants « impliqués » en milieu populaire et qui selon nous, caractérisent ces
enseignants. Nous montrerons aussi la forte imbrication du rapport aux savoirs pour enseigner et du
rapport au métier.
Au-delà de ces dimensions récurrentes, on peut néanmoins repérer chez ces enseignants, en
articulant la trajectoire biographique aux finalités données à l’activité professionnelle, quatre
configurations typiques de rapport au métier qui seront présentées dans une seconde partie.
I- Les traits récurrents du discours des enseignants « impliqués »
On retrouve dans le discours des enseignants « impliqués » que nous avons interviewés un certain
nombre de traits communs qui confèrent une tonalité spécifique voire s’inscrivent dans une éthique qui
traverse le rapport aux savoirs et au métier qui les caractérise :
1- Les caractéristiques de l’implication dans le métier en milieu populaire
1
« Faire passer des savoirs ou connaissances » est une expression indigène c’est-à-dire régulièrement utilisée par
les enseignants pour décrire leur activité professionnelle. Elle est dénigrée par les spécialistes qui lui préfèrent
les tournures « les enseignants construisent des savoirs (ou des compétences) », « les enseignants organisent des
situations d’apprentissage »… On voit bien que ces expressions ne renvoient pas cependant au même processus.
Celle utilisée par les enseignants est imagée, elle décrit le processus sans rien dire du comment, c’est-à-dire de la
nature de l’activité et des savoirs à mobiliser, alors qu’à contrario, les expressions utilisées par les spécialistes
renvoient d’abord au comment et s’inscrivent dans des théories de l’apprentissage.
135
1-1 La perception du pouvoir agir
J’aime bien ce que je fais, je suis content de venir parce que j’estime avoir du pouvoir, pouvoir sur… pour
agir. (Patrick)
Les enseignants que nous avons interviewés se disent confrontés à ce qui constitue pour eux le
problème professionnel majeur lorsqu’on enseigne en milieu populaire : celui d’intéresser, motiver et
mettre au travail leurs élèves. Loin de se vivre comme impuissants, ils évoquent néanmoins de
manière récurrente l’expérience qu’ils ont faite de pouvoir agir non pas « directement » sur les élèves
mais sur la situation et le contexte d’enseignement qui, à son tour, agit sur le comportement des élèves.
Cette expérience est vécue comme un « déclic » qui conduit ces enseignants à changer leurs pratiques
d’enseignement.
Jeanne enseigne alors qu’elle débute dans une classe qu’elle qualifie de très difficile. C’est le
choc, les situations de classe ne correspondent pas du tout à celle qu’elle avait idéalisée avant
d’obtenir le CAPES. Elle attribue les problèmes de discipline et de mise au travail de ses élèves
qu’elle rencontre à la confrontation de ce public d’élèves d’origine populaire avec sa personne propre,
son identité de jeune femme. Un stage de pratique accompagné dans la classe d’une autre enseignante
lui montrera son erreur. À partir de ce constat, elle en déduit qu’elle peut tenter de faire quelque chose
pour remédier à ces problèmes en changeant notamment ses pratiques d’enseignement. Ces
changements lui permettront d’obtenir la qualité et le statut d’enseignante aux yeux de ses élèves :
Le déclic à mon avis c’est surtout avec le stage de pratique accompagné. Là j’ai vraiment pris
conscience que…, en fait mon maître de stage pour moi, lui s’il réussissait avec sa classe c’est parce
que c’était un homme, grand qui se faisait respecter… Et finalement quand je me suis retrouvée dans le
lycée, mon maître de stage était une femme, assez jeune, petite avec une petite voix tout ça et j’ai vu
qu’elle réussissait à tenir sa classe alors qu’elle avait une classe de trente élèves, assez difficile aussi. Et
je me suis dit il y a peut être quelque chose à faire, donc je me suis beaucoup inspirée des stages et de
recherches et je me suis dit que finalement c’était pas forcement moi le problème mais peut être mes
pratiques donc j’ai essayé de changer mes pratiques en cours. Et j’ai senti un changement aussi au
niveau des élèves, grâce à mon changement… Ils me voyaient plus seulement comme une femme mais
plus comme une prof, j’ai changé de technique à partir de janvier… Vraiment le déclic là…
Cette expérience du « pouvoir d’agir » paraît fondatrice. Manon nous raconte comment une
formation en gestion de classe lui a permis au début de son année de stage de faire une telle
expérience :
En fait on nous a pris [à l’IUFM] pendant une après midi pour nous dire, alors c’était en gestion de
classe, pour nous dire voilà quand un élève… Comment faire pour éviter les réponses du tac au tac
élèves/profs… L’impertinence… Elle nous a présenté l’empathie et l’assertivité et j’ai essayé… C’était
du jeudi, alors j’ai essayé le vendredi et ça a marché et puis en fait on nous avait tellement dit qu’il n’y
avait pas de recette, de truc, qu’en fait je n’attendais rien de tout ça et ça a marché, j’étais…
Ce sentiment du « pouvoir agir » que partagent les enseignants « impliqués » a pour corollaire
un fort sentiment de responsabilité « personnelle » face à la réussite ou à l’échec qu’ils peuvent
rencontrer dans la mise au travail de leurs élèves. C’est ainsi que Laetitia se sent en échec avec une
classe de 6e qui ne travaille pas et cet échec est interprété comme une inadaptation de ses pratiques
professionnelles :
70% de mes élèves de 6e n’apprennent pas une leçon, voilà. […] C’est une classe de 6e qui tourne à 5 de
moyenne sur les évaluations de leçons, voilà où on en est ! Là, j’ai un problème. Dans les années
futures, si c’est ça les élèves qu’on récupère à L. en 6 e il va falloir faire quelque chose et là, au niveau
des pratiques, tout le travail que j’ai fait jusqu’à présent, il est obsolète !
Par contre, elle réussira, en inventant une nouvelle manière de travailler, à remettre au travail
une classe de 3e :
136
Avec les 3e, ça n’allait pas très bien en février, pas bien du tout, d’ailleurs ils ne travaillaient plus. J’ai
passé une partie de mes vacances de février à préparer d’autres choses. J’ai revu une séquence sur la
presse, je n’avais jamais fait ça comme ça. Comme ils ne cherchaient pas les contenus, je leur ai donné
un travail où j’avais déjà fait tous les contenus. J’ai dit : « voilà, je vous donne tout, je vous donne les
contenus, je vous donne les documents, la seule chose que je vous demande c’est de me produire un
travail ». Donc, il y avait des critères, tout le monde était à égalité en fait. Voilà, je leur ai dit « ce n’est
pas une question de savoirs, je vous donne tout ». Sur la presse, ils avaient un livre, j’avais fait cinq
parties, ils avaient les renvois aux pages plus ce qu’on avait fait en cours, ils avaient tous les contenus,
ils avaient un plan et la consigne c’était de me rendre un dossier sur la presse. La seule chose qu’ils
avaient à faire, c’était de mettre en page, faire des choix au niveau des couleurs... Je leur ai dit : « c’est
le reflet de vous-même, montrez-vous sous votre meilleur jour, après vous pourrez recommencer à
travailler. Moi, je ne travaillerai pas pour vous si vous ne me montrez que vous avez envie de le faire».
Donc, j’ai passé beaucoup de temps à élaborer ça et je leur ai dit que c’était le contrat, qu’ils avaient
trois semaines pour le faire. Je pense que ça les a motivés parce que j’ai remis les choses à plat, je leur
ai dit et ils m’ont rendu des choses très bien. Pendant ce temps-là, toutes les semaines, on faisait un
point, je leur demandais s’ils avaient besoin de choses, de matériel et on a commencé une nouvelle
séquence et comme on était reparti sur des bonnes bases, un lien de confiance qui s’est créé, on a bien
recommencé à travailler.
En réaction aux difficultés qu’ils éprouvent à focaliser l’attention des élèves sur les
apprentissages scolaires, le travail des enseignants porte la marque d’une forme de persévérance, de
volonté tenace. À preuve ce que dit Manon de son approche patiente d’un élève arrivé en cours
d’année dans sa classe, après un renvoi d’un autre collège :
J’ai eu un nouvel élève dans ma classe. Il est arrivé la dernière semaine avant les vacances de Noël. Et
c’est un élève qui a été exclu à la suite d’un conseil de discipline pour un comportement plus que
pénible : violent, insolent. […] En fait il a énormément de problèmes. Il arrive un matin, je vois sur sa
tête que bon… c’est un jour où il ne va pas sortir ses affaires, en plus il ne va pas écrire le cours… Et lui
j’ai essayé plein de choses et en fait ma maître de stage m’a dit que je passais trop de temps avec lui.
Bon au début d’accord c’était le petit nouveau, il fallait que je lui explique et que maintenant, c’est tout,
c’est un élève comme les autres. […] Mais il n’a plus l’attitude provocatrice qu’il avait au début avec
moi, mais par contre il va falloir que je sévisse… Je ne sais pas, je vais le prendre une heure avec moi
dans le cours des 6e pour qu’il fasse son travail. Comme ça il est avec moi et puis s’il y a quelque chose
qu’il ne comprend pas, je peux lui répondre… Bon ça lui fait une heure de plus… Mais il ne fait rien
chez lui ! C’est un peu mon gros problème du moment… en gestion de classe. […] Mais je suis en train
de faire mon deuil bon vraiment il y a des élèves pour qui je ne peux rien… Et j’ai vraiment eu du mal à
le faire au début… […] Bon pour l’instant j’ai cette solution, le prendre en cours avec moi pour
l’obliger à travailler. Et puis je ne sais pas… Est-ce qu’il va trouver un sens à ce qu’il fait et le faire de
temps en temps ? Visiblement chez lui il ne travaille pas. Et je ne sais… Bon en étant dans un cadre
plus serré et en faisant le même travail que les autres mais en allant à sa vitesse peut-être qu’il trouvera
du sens… Je ne sais pas… Là je vais tenter ça vendredi en fait… puisque j’ai les 6 e vendredi, on verra
bien…
Tu n’as pas fait ton deuil alors ?
Non, non pas encore (sourire). Mais je vais essayer ça, ça je n’ai pas essayé… On verra, on va essayer.
On ne sait jamais. Mais comme les autres profs m’ont dit « tout le collège F. s’y est collé avant toi… !
Mais bon c’est tout, j’essaie une dernière fois. Je ne sais pas après… ça ne marchera pas… mais on ne
sait…
La dévolution par quoi on désigne le sentiment de responsabilité qu’endosse personnellement
l’enseignant vis-à-vis des échecs qu’il rencontre accompagne cette expérience :
C’est toujours pareil, moi, de toutes façons, quand ça ne va pas en classe, tout de suite il y a une remise
en question, si ça ne passe pas c’est que je ne fais pas ce qu’il faut pour que ça passe.
Loin d’être source de découragement, les échecs que rencontrent ces enseignants sont décrits
comme stimulants. Mis dans ce cas là, Thierry, par exemple, parle de « redoubler de travail » :
Quand ça ne marche pas, je redouble de travail, c'est-à-dire la classe pour laquelle je vais passer
l’essentiel de mes temps de préparation, c’est justement la classe où ça ne marche pas ! Donc ça
137
entraîne un fonctionnement un peu obsessionnel, c’est très sain, c’est très sain parce que je suis toujours
en train de me dire : « est-ce que ça va marcher ? Est-ce que ça ne va pas marcher ? ». Et je me dis « si
ça ne marche pas ce coup-ci, ça me servira peut-être l’année suivante ! » (rires). Je stresse, hein, mais je
ne me décourage pas.
On voit combien le métier d’enseignant en secteur populaire nécessite un engagement
personnel important et l’implication professionnelle qui caractérise ces enseignants les engage avant
tout eux-mêmes en tant que personne, le métier, compte-tenu de la faiblesse des supports
institutionnels (Dubet, 2002), se présentant comme une mise à l’épreuve de la personnalité (Dubet,
Martucelli, 1996). Cette implication personnelle se lit aussi au travers des sentiments d’efficacité et de
plaisir au travail qui traversent les discours.
1-2 Un sentiment d’efficacité
Les enseignants que nous avons interviewés évaluent régulièrement l’effet positif de leurs
pratiques pédagogiques sur les élèves. Ils mesurent leurs progrès et cela constitue pour eux une source
de satisfaction et de gratification importantes :
Je ne suis toujours pas déçue de mon métier. J’aime toujours autant enseigner. Les élèves sont de plus
en plus difficiles car de plus en plus turbulents, violents, mais malgré cela j’aime toujours cette
transmission de savoirs parce qu’au bout d’une année je vois quand même le travail qui est accompli. Et
même déjà là je vois au premier trimestre, on est près de Noël, je sens quand même qu’ils ont des acquis
et puis ils commencent à s’affirmer donc c’est ce plaisir-là de voir en fin d’année tout le chemin
parcouru parce que du semblant d’écriture, du simulacre d’écriture de septembre et puis qu’en juin ils
écrivent sur une ligne, tout ça, super, et puis qu’ils commencent à comprendre le fonctionnement de la
lecture, à déchiffrer des mots, ça c’est un réel plaisir, c’est formidable. (Lucie)
Il découle de cette expérience un fort sentiment d’utilité, c’est pourquoi Renaud justifie sa
préférence pour le début de la maternelle alors qu’il ne l’est déjà plus au cycle 3 : il ressent qu’il
« donne » à ses élèves, c'est-à-dire qu’il leur apporte quelque chose. C’est toute l’image et l’estime de
soi qui se trouvent valorisées par ces réussites :
En maternelle, début maternelle tout est possible. On a l’impression de donner et on voit une évolution
aussi. Mais en CM2, comme j’ai pu avoir, avec des enfants qui étaient en demande et on ne savait pas,
je ne savais comment faire alors je crois qu’à la fin ce n’est pas…, à la fin ça m’a fatigué. Mais moi
bon. Moi… il y a une évolution dans le comportement des enfants, dans... Puis chaque année il y a…
On nous donne des enfants, tout est éparpillé et puis on arrive à avoir un groupe. Là, on se dit « C’est
formidable, j’ai réussi à faire ça ». C’est valorisant aussi même si, peut-être bon, ça dépend pas
beaucoup de nous. Mais on est là, on assiste à ça et ça fait…
Qui peuvent aussi se trouver reconnues et relayées au niveau de l’établissement :
Comme je ne réussissais pas trop mal pédagogiquement et j’avais des bonnes relations avec les élèves,
l’administration m’a souvent confié les classes les plus difficiles et au début, je commençais d’ailleurs
par, je ne souhaitais pas particulièrement avoir de bonnes classes… Parce que moi je crois que là où je
réussis pédagogiquement c’est de faire des déclics chez l’enfant, de faire l’éveil, le déclic, donner goût
de. Bon je sais donner une petite motivation et là avec un public difficile ça marche aussi comme un
public plus facile, donc et puis aussi (tousse) j’avais sans doute des méthodes différentes des autres
collègues, je fonde pas mal mon enseignement sur le jeu (Caroline)
1-3 Une forte présence du plaisir
La tonalité du plaisir, de l’amour du métier est fortement présente, on l’a déjà vu dans les
citations précédentes, dans le discours de ces enseignants. Ce plaisir peut tenir aux caractéristiques des
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élèves comme pour Renaud qui découvre le plaisir d’enseigner en maternelle. Ce sentiment va jusqu’à
lui donner l’impression de ne pas travailler lorsqu’il est dans sa classe :
Après j’ai pris des maternelles et là j’ai trouvé beaucoup de plaisir à enseigner. Je ne me vois plus faire
autre chose. Ça serait vraiment la pire des choses de devoir faire autre chose. Je ne sais pas ce que…
J’avais cette notion de travail en entreprise. Là, je n’ai pas cette notion de travail. Je vais à l’école
naturellement et donc c’est vrai, je ne suis pas trop intéressé pas le salaire tout ça… Je ne suis pas trop
au courant quand on me demande mon échelon.
Lucie parle de « révélation » lorsqu’elle découvre l’enseignement en maternelle. Son plaisir
viendra des modalités qu’y prend le métier d’enseignant (et notamment le travail en atelier), du
sentiment d’utilité sociale qu’elle ressent (donner les moyens aux élèves de réussir leur CP) et les
échanges intéressants qu’elle a avec ses élèves :
Après j’ai eu vraiment la révélation. C’est que j’ai eu des grands et c’est vrai que ça fait des années que
j’enseigne avec des grands. C’est la classe charnière avant le CP où j’ai l’impression que mon travail
c’est ça : je leur apprends à compter, à écrire, à lire, parce qu’on lit en grande section et j’ai vraiment
l’impression que c’est moi qui leur donne le point… Enfin les chances pour réussir en CP. Et j’aime
beaucoup ce travail avec les grands et les grands de cinq ans ont déjà de la réflexion. Là par contre eux
ils vont éventuellement contester ce que vous leur apportez. Ils apportent aussi beaucoup de choses. Il y
a vraiment un échange, un échange constructif avec l’enseignant. Ils ne sont pas seulement que
consommateurs, ils vont aussi avoir de la réflexion et j’aime beaucoup cet âge-là, voilà.
La source de plaisir est dans la manière dont se pratique le métier et le mode de relation que
les enseignants nouent avec leurs élèves. Ce plaisir est presque toujours un plaisir partagé, réciproque
avec les élèves :
Je leur demande de s’asseoir, je leur dis merci, je fais l’appel et pendant 3-4 mn, je ne dis plus rien.
Voilà, ça peut être ça, ça peut être aussi je prends un tabouret, je m’assois, en plein milieu et je prends
un truc, je commence à lire, je vais vous raconter une histoire. Par exemple, l’histoire des lunettes,
qu’est ce que c’est que les lunettes ? Pourquoi on appelle ça des lunettes ? J’essaie de rattacher à l’objet
technologique quand même. Et, ça peut être aussi, je vais à côté d’un élève, deux élèves, je fais surtout
ça avec les ados, en 3 e, en 4e, et je sais que ça les dérange et j’aime bien ça. Et, je suis à côté, je
m’assois, ça les dérange, voilà, c’est toutes des petites feintes comme ça, des petites fantaisies qui me
donnent à moi personnellement beaucoup de plaisir et je vois aussi que j’ai un écho positif par rapport à
ça, ils aiment ce petit jeu. On va parler, on va faire quoi, il va nous prendre comment ? Je peux faire un
jeu de rôle aussi, je leur dis : « bon aujourd’hui, je vais jouer le bon prof prenez votre cahier, copiez
votre titre, grand comme ça, vous soulignez en rouge, 2 fois ». Là, je fais du Hubert qui était au collège,
je me remets à leur place, définition en rouge et en vert, les mots-clés et je sais que j’ai gagné car ils
savent que ce n’est pas moi. Maintenant on fait un grand trait, on refait le même cours et on copie soimême. Voilà, je travaille beaucoup dans ce côté surprise, dans ce côté un peu attraction, voilà, on vient
dans son cours il y a de la techno mais il n’y a pas que ça. C’est surtout ça qui me plaît beaucoup dans
ce métier, dans la façon dont je le fais, parce que si j’avais continué à le faire comme il y a 10 ans, ça
n’aurait pas été possible, ça n’aurait pas collé à ma personnalité.
Les projets que mettent en place ces enseignants s’appuient presque toujours sur des passions
(la musique pour Thierry, la lecture pour Manon, la création d’un CDRom pour Laétitia, le jeu pour
Bruno) ou des curiosités personnelles montrant ici encore l’implication de soi, de sa personnalité dans
l’élaboration de la pratique professionnelle de ces enseignants. Mais ces projets sont aussi source de
plaisir parce qu’ils permettent à ces enseignants de continuer à apprendre, à s’enrichir que ce soit au
travers des activités menées qu’au contact et aux échanges que ces modalités de travail nécessitent
avec les collègues et avec les élèves. Ces projets leur permet de se positionner, comme leurs élèves, en
tant qu’apprenant :
En plus moi ça me plait parce que la taille de pierres, en plus moi je ne connaissais absolument pas.
Même moi j’avais un intérêt personnel parce que ça m’intéressait à titre personnel et je ne voyais pas
pourquoi j’en ferai pas profiter mes élèves, donc tout le monde était, enfin tout le monde s’est trouvé
satisfait de ça… Donc ça marche, ça marche bien. […] Le principe c’est de gratter le plus d’heures
139
possibles, pour qu’ils fassent des maths, alors là cette année on a mis l’accent sur les sixièmescinquièmes, on leur fait faire, bon on a intitulé ça « maths pour le plaisir », c’est tout ce qui est, c’est
une heure en plus, c’est déjà, c’est découvrir des maths par d’autres biais, par des dessins géométriques,
par des géométries décoratives, par des jeux par… Donc on les fait jouer, mais des jeux qui amènent de
nouvelles notions de maths, ou qui mettent en, où on a besoin de raisonnement, de logique… C’est
pareil on s’aperçoit que ça marche mais super bien, et donc on change de pratiques et comme on est
plusieurs profs à le faire en même temps et bien, on travail ensemble donc ça permet de découvrir
comment l’autre s’y prend. Pour nous personnellement c’est super enrichissant et les élèves, ça passe
super bien avec eux. (Bruno)
Cette posture professionnelle de « l’implication dans le métier » intègre donc le sentiment de
pouvoir agir, la mise à l’épreuve personnelle dans la réussite et l’échec avec les élèves, les sentiments
de satisfaction et de plaisir. Cette posture est mise au service d’une activité professionnelle pensée et
définie à partir du problème majeur que rencontrent ces enseignants et qui, en milieu populaire, se
pose avec plus d’acuité encore qu’ailleurs : la motivation des élèves. Les réponses professionnelles
mobilisées en réponse à ce problème ont pour effet d’éloigner ces enseignants du modèle
d’enseignement « traditionnel » défini par la forme scolaire.
2- Les éléments récurrents de la pratique professionnelle des enseignants « impliqués »
Comment mettre les élèves à la tâche ? Comment les intéresser ? La « motivation » des élèves
est au centre des préoccupations professionnelles des enseignants, elle s’accompagne d’une forte
mobilisation subjective et de tout un travail d’interprétation, d’intégration et de refondation des savoirs
curriculaires afin de les « faire passer ». C’est l’invention/construction des modalités que prend la
transposition didactique dans l’enseignement des savoirs scolaires que repose désormais la
professionnalité de ces enseignants.
Laetitia constate que la transmission des savoirs devient seconde dans son travail par rapport à
la construction de la motivation préalable de ses élèves à « recevoir » ces savoirs. Ce qui l’amène à
vivre selon elle un changement d’identité professionnelle, elle se sent plus aujourd’hui un « coach »
qu’un « prof » :
Alors par rapport aux élèves, j’ai plus l’impression d’être un entraîneur, un « coach », qu’un prof, en
fait. Donc, je transmets des savoirs, en fait je pensais que c’était la transmission de savoirs mais en fait,
c’est... Pour transmettre du savoir, je ne sais pas, mais il faut les mettre en disposition déjà, qu’ils
veuillent bien le recevoir donc, j’ai l’impression d’entraîner une équipe sportive.
Pour motiver leurs élèves, les enseignants explorent les réponses suivantes :
2-1 Transformer la relation pédagogique
« Mettre en disposition les élèves à recevoir le savoir » est une expression souvent utilisée.
Cela implique le respect de l’élève, le regard positif que l’on doit poser sur lui et sur ses capacités à
agir, à penser, à apprendre. La relation aux élèves est pensée (tout comme le plaisir évoqué plus haut)
en termes d’échange et d’enrichissement réciproque et montre l’importance que prend la dimension
éthique dans le rapport au métier de ces enseignants.
Parce que je pense aussi que l’élève, le projet qu’on mène : « être acteur de sa formation », mais encore
faut-il qu’on lui donne des outils pour prendre conscience qu’il est quelqu’un qui agit, et non pas
quelqu’un sur lequel on agit. Donc, et c’est encore des périodes actuellement où je suis en recherche de
moduler ma pratique parce qu’il ne faut pas trop, il faut rester exigeant, il faut rester exigeant. Bon on
est confronté malheureusement à une grande inertie de l’élève qui, je le dis quand même pour moi qui
était habitué à être une personne sur laquelle on agit et non pas, je dois dire que l’enseignement c’est
quelque chose dans lequel on doit se, c’est un moule dans lequel l’élève doit se mettre. Et pour moi, ce
n’est pas ça l’enseignement, il faut qu’il y ait une interaction et ça bon, il faut donner les moyens aux
140
élèves de pouvoir être, non pas être l’être qui reçoit mais qu’il y ait cet échange et ça remet aussi
forcément en question le statut de l’enseignant, moi j’ai toujours perçu qu’être enseignant c’est pas :
« je suis le savoir, je sais tout et je suis sur une estrade par rapport aux élèves qui sont en face de moi ».
Et je pense aussi que j’ai choisi ce métier c’est parce que il y a, il y a quand même des échanges qui se
produisent, il y a un enrichissement mutuel que je mesure au quotidien… (Sylvie)
Pour Renaud l’élève ne peut réussir, ne peut avoir envie d’apprendre que s’il est heureux et
s’il se sent bien en classe :
Un enfant qui est en échec, ce n’est pas à cause de son QI, c’est parce qu’il se sent mal à l’école. Il y a
quelque chose qui ne va pas à l’école ou alors à la maison. Donc, moi je m’attache à ce que l’enfant
vienne à l’école, qu’il soit heureux d’être en classe. Il ne peut pas prendre de la nourriture dans ma
classe s’il n’a pas faim, s’il n’est pas bien. Et pour moi c’est vital. C’est aussi un travail avec les
parents. On a des enfants qui arrivent là c’est… Ils sont complètement… Ils s’enferment complètement
dans une bulle. Déjà à la maison ils font ça pour se protéger des agressions qu’ils peuvent recevoir. Et là
on les transporte dans un milieu complètement étranger et on retrouve ce système d’enfermement et
pour moi en maternelle c’est ce qui est le plus catastrophique. Il y a des enfants qui se protègent. Ils
vont sur un banc et ne vont rien faire, même pas parler. Il n’y a aucun signe, ils n’acceptent pas le fait
d’être à l’école. C’est une forme de protection.
Pour motiver les élèves les enseignants remettent en cause les relations impersonnelles qui,
dans la forme scolaire2, caractérisent les rapports entre enseignants et élèves pour réintroduire de
l’humanité dans ces relations. Cela signifie pour Hubert (mais aussi pour Gérard) de s’appuyer dans
son enseignement sur son expérience professionnelle antérieure à son entrée dans l’Éducation
nationale :
Moi, dans ma pratique, je pense que pour faire passer les choses, il faut que les gamins soient en
disposition, que le groupe-classe soit en disposition, c'est-à-dire qu’il y ait une relation entre nous,
humaine, moi je ne peux pas enlever le mot « humain » dans ma façon de faire et comme j’ai une
expérience assez grande, je parle beaucoup de ce que j’ai vécu au niveau de la profession, de
l’entreprise, tout ça et comme c’est dans le domaine de la technologie, j’en parle beaucoup pour faire
passer les messages.
2-2 Travailler en projet avec les élèves
La piste pédagogique la plus fréquemment explorée pour motiver les élèves est le travail en
projet. Ce travail peut prendre des formes multiples et variées. Il est un levier pour mettre les élèves au
travail parce qu’il donne du sens aux savoirs scolaires et permet aux élèves de s’approprier de manière
active ces savoirs :
J’ai testé des trucs qui marchent… Enfin, moi, je me suis rendu compte, pour avoir eu deux ans des
classes d’insertion, il faut les intéresser mais par des trucs qui les marquent eux. Je me suis rendu
compte que tout ce qui est activités professionnelles, activités manuelles ça les branchent et je peux très
bien faire des maths avec ça…
C'est-à-dire ?
J’ai deux exemples… Il y a une année, on a travaillé avec le lycée agricole qui était voisin, il y avait une
activité jardinage et j’arrivais à faire des maths avec ça, donc les maths passaient beaucoup plus
facilement parce qu’ils voyaient entre guillemets leur utilité. Enfin, ils utilisaient les maths donc ça
passait bien et puis à côté, il y avait la réalisation de quelque chose, la production de quelque chose
donc il n’y avait pas de démotivation et on voyait des élèves qui avait, même des élèves entre guillemets
en relatif échec arrivaient à, au moins essayaient de le faire. Donc étaient en quelque sorte remotivés,
donc ça j’ai testé avec des quatrièmes et ça marchait plutôt bien, avec des quatrièmes un groupe assez
hétérogène, tout azimut, bon les bons élèves sont motivés par tout en général, et les mauvais élèves
2
« Ce qui fait l’unité de la forme scolaire […] nous l’avons défini comme le rapport à des règles impersonnelles.
[…] (p. 13) La relation pédagogique n’est pas « une relation de personne à personne, mais une soumission du
maître et des écoliers à des règles impersonnelles (p. 17°). VINCENT Guy, L’éducation prisonnière de la
forme scolaire, PUL, Lyon, 1994.
141
enfin les mauvais élèves, les élèves en difficulté, on arrivait à les ré intéresser. Donc ça marchait. Et j’ai
testé ça avec mes troisièmes d’insertion, là des élèves qui sont tous ciblés, enfin on les a, on les a
rassemblés pour pouvoir s’occuper individuellement d’eux, donc par plus petits groupes. J’ai testé la
taille de pierre avec eux, bon on a une liaison avec un lycée professionnel, ils ont une section taille de
pierre. Donc moi je faisais la partie maths, on travaillait sur les ponts donc tout ce qui est voûte, tout ce
qui est calcul, donc ça les intéressait énormément et puis on allait une fois par mois dans le lycée et il y
avait des séances de deux, trois heures de taille de pierres. Donc ça marchait, mais super bien, donc ils
étaient, à aucun moment ils m’ont posé problème, donc je n’ai jamais eu de problèmes de discipline
avec eux, je n’ai jamais eu à les à faire des remises à l’ordre importantes parce que, parce que ça passait
tout seul. Donc je sais que ça ça fonctionne, donc il faudrait le généraliser. (Bruno)
Une des caractéristiques importantes de ces projets c’est qu’ils sont interdisciplinaires. Cette
interdisciplinarité permet de sortir du cadre artificiel des savoirs scolaires disciplinaires et de faire
travailler les élèves sur des activités ayant plus de sens. Caroline nous décrit ainsi le projet
interdisciplinaire d’une de ses classes de seconde :
Cette année on a comme projet d’année pour les classes de seconde ça se divise en deux étapes. On les a
lancés dans une recherche sur… ils doivent reconstituer un équipage de bateau par petites équipes de
trois quatre maximum et ils vont partir naviguer à une époque de leurs choix pour découvrir la vie d’un
peuple donc on a fait une liste des peuples : les maoris etc. Ils choisissent les époques, c’est du seizième
au dix-neuvième. Donc ils étaient dans une épreuve de recherche Internet etc. Évidement le choix de
l’époque, le choix du peuple, voir si il y a cohérence si le peuple etc. Ils en sont là pour l’instant et on
leur a fait aussi toute une séance avec des BD, des articles sur la vie à bord d’un bateau, les différents
types de bateaux etc. Ils sont en train de glaner tous leurs renseignements. On a des rencontres avec eux,
alors là les équipages sont constitués, les époques sont choisies et on va leur demander et alors là on
commence mardi ils vont nous rendre leurs récits de leurs voyages écrits avec pour avant les vacances
de février un récit avec environ une dizaine de pages, pas forcément tout le voyage parce que ça dépend
de la direction mais une partie de leur voyage. Prendre un point de vue : qui écrit ? Est-ce le mousse,
Est-ce le capitaine ? Le charpentier du bateau ? Ils n’auront pas forcément le même point de vue. Ils
vont devoir rentrer toutes les matières puisqu’ils ont déjà recherché tout ça, ils ont déjà des documents
sur les maladies, le scorbut etc… Les instruments de physique avec les cours de physique, les petits
calculs en maths avec les nœuds marins et puis en français avec l’écriture de la narration, la
cartographie ils choisissent des cartes qu’ils vont nous rendre juste avant février qu’on va évaluer
ensemble, ça fait une note qui compte dans la moyenne générale comme une matière et ensuite à partir,
après février on va préparer une expo et là il faut qu’ils nous fassent des petites constructions précises
pour reconstruire un instrument, une maquette enfin bon peu importe sur le peuple qu’ils ont découvert
de la façon la plus originale, c’est ce qu’ils vont présenter au lycée, ils vont faire une exposition la
dessus.
Ces projets motivent les élèves parce qu’ils leur permettent d’être actifs mais aussi parce qu’ils
changent, dans la situation d’enseignement, la place et le rôle de l’enseignant :
J’ai eu des 4e en IDD et en fait bon il s’est trouvé que j’ai eu un groupe, un tout petit groupe qui pose
problème dans le collège […]. Bon le premier cours s’est très mal passé, il y avait plein de bruit, ils
n’écoutaient pas… Surtout que je suis en binôme avec un prof d’espagnol qui arrive, pour qui c’est le
début aussi… Pareil… Donc on a réfléchi à deux à ce qu’on pouvait faire et en fait le thème qu’on a
retenu c’est la parodie parce que c’est dans le programme de quatrième et on fait la parodie donc de
certains éléments du monde hispanique bon par exemple Don Quichotte ou Don Juan ou ce genre de
chose. Donc au début moi j’expliquais aux élèves ce qu’on attendait et je leur expliquais qu’on allait
travailler la parodie… Bon ça ne les emballait pas trop et je me suis aperçue que ça commençait à aller
beaucoup mieux quand ils travaillaient quand ils ont commencé à écrire leur petite scène et au moment
où je n’étais pas celle - on va dire - qui leur apporte la bonne parole mais celle qui les aide. Donc ils
m’appelaient en me disant « Bon là ça ne va pas du tout, on n’y arrive pas, on ne sait pas ce qu’on va
faire ». Et ce n’était pas du tout pareil que quand je leur disais « bon voilà on va faire ça il va se passer
ça… ». Et donc là en fait ça a abouti à un spectacle qui est vendredi. Alors c’était la cohue après les
vacances de Noël parce que les décors n’étaient pas près, les costumes n’allaient pas donc on les
voyaient aux récrés et entre les heures de cours et on a été vraiment très surpris de voir qu’ils restaient
de 16 à 17 heures pour peindre leur décor, pour faire leurs costumes, donc on s’est mis tous les deux à la
couture avec eux… Et en fait on a fait Dante, on a fait des parodies de Mérimée ou ce genre de choses
142
et on a eu le pire élève du collège qui est un garçon qui est en fait ultra violent, hyper méfiant et qui
rejette tout. Bon alors au début il se moquait un peu de tout le monde, il ne voulait pas danser et en fait
il a dansé, il aime et vient de bonne volonté […] Donc, alors, on ne sait pas, on se posait la question
avec le prof d’espagnol, est-ce que c’est justement parce qu’on s’est pas pris au sérieux et on n’était pas
sur notre piédestal très, très loin en tant que prof que ça marche mieux et qu’ils sont très motivés ou
alors est-ce qu’ils se sont pris au jeu tout simplement, parce que c’est un spectacle et que ça change des
cours ? On ne voit pas, on ne sait pas… Bon pour l’instant ça marche et le spectacle c’est vendredi et en
fait les élèves sont hyper investis. (Manon)
Dans ces projets, c’est le modèle du face-à-face solitaire de l’enseignant avec le groupe classe
qui disparaît : il s’agit d’être avec les élèves et non plus face à eux. Ce changement de positionnement
de l’enseignant par rapport au groupe classe peut laisser place à d’autres types de relations de travail :
collaboration, aide…
Sur le fait d’être à deux ou à trois [enseignantes], non seulement il y a une disponibilité plus grande visà-vis de l’élève, mais il y a des choses comme tout simplement, on est pas face aux élèves quand on est
à deux ou à trois c'est-à-dire que la personne qui ne dirige pas le cours peut se mettre dans le groupe
d’élèves, et là pour nous c’est une perception différente parce qu’on est, on n’est plus face à, on est avec
et ça c’est quelque chose pour nous de très très important. Alors cette pratique d’être avec, même si je
suis seule face à l’ensemble des autres classes, et bien il m’arrive très très souvent d’aller dans le
groupe, de m’asseoir à côté de l’élève pour travailler avec lui, voilà. (Sylvie)
Le travail en projet est fortement valorisé dans le discours des enseignants. Il y est décrit
comme une pratique qui permet de motiver les élèves mais aussi comme une manière d’enseigner qui
d’un point de vue professionnel est enrichissante, plaisante et motivante pour les enseignants euxmêmes, que ce soit du point de vue des activités menées que du type de relations qu’il permet
d’instaurer avec les élèves. Ces pratiques peuvent donner lieu à une sorte de « conversion »
professionnelle et entraîner une rupture par rapport à un modèle d’enseignement plus traditionnel.
Comme pour Thierry qui enseigne le français et l’histoire-géo en collège :
Moi je pense que l’aspect création, c’est une des choses que je ne voyais pas du tout au départ et c’est
ce qui me motive, c’est quand il y a quelque chose à créer. La transmission que commande un savoir ne
m’inspire pas trop. Ce que j’aime bien, c’est quand les choses vont amener à créer avec le groupe. Par
exemple, un exemple concret dans notre système de création de chansons, c’est tout un projet de
création. Un autre exemple, c’est aussi en français, cette année on a pris une petite nouvelle, on l’a
adaptée pour en faire une petite pièce, donc c’est un projet où le prof il est le tuteur du projet mais il
participe avec les élèves à l’élaboration de quelque chose de collectif. Simplement, c’est quelqu’un qui
connaît les méthodes, qui va cadrer le travail. Moi, je vois, mon boulot, en tous cas, là où j’ai le plus de
plaisir à travailler, c’est comme çà.
Idem pour Pierre :
Bon moi ça fait dix ans que j’enseigne l’Histoire Géo… Pff ! C’est bien mais je ne me sens plus de
bosser avec des gens rien là que dessus. Ça me fait chier. Alors c’est un peu dur parce que mes
collègues qui sont beaucoup plus jeunes que moi, eux ils sont en demande de ça forcément et je les
déçois sans arrêt : « ça me fais chier, moi j’ai envie de faire autre chose ». Donc là ….on bosse
beaucoup avec ma camarade M., on bosse beaucoup en transdisciplinaire là-dessus, on donne des
interventions, on fait des cours à deux souvent, devant les élèves on est deux. C’est assez marrant c’est
vachement drôle.
Dans la pédagogie du projet telle que la conçoivent ces enseignants, le savoir à transmettre n’a
de sens que par rapport à ce qu’il permet de faire. C’est pourquoi c’est toute la conception du métier
qui est interrogée au travers de ces pratiques. Ainsi pour Bruno il ne s’agit plus d’être seulement d’être
un prof. de maths c’est-à-dire d’enseigner les maths mais d’être un « animateur du savoir » au sens
premier c'est-à-dire au sens de donner vie au savoir scolaire :
Mais en gros les maths sont partout, on peut faire des maths avec n’importe quoi, la preuve : on peut
faire des maths avec du jardinage ou de la taille de pierre… Ce qu’il faut c’est montrer ça au élèves
143
quoi, si la taille de pierre les branche et bien on fera la taille de pierre. Mais pas se dire « non mon
boulot c’est prof de maths, je dois leur faire apprendre les définitions et les calculs, donc je me limite à
ça… ». Donc tout est bon pour faire des maths, alors évidement certains après, certains peuvent nous
reprocher mais c’est du jeu, en gros t’es animateur ! Bon ils peuvent le penser mais moi je fais ce qu’il
me semble bon en cours, je vois le retour des élèves, je vois ce qu’ils ont compris, je vois le changement
que ça a rapporté, ça les a intéressés, ça les a motivés… Ils m’en parlent après, on a fait des trucs ils
m’en parlent l’année d’après, « hé monsieur on le refait ? », « est-ce que ça va se refaire ? »
Pour Caroline, le travail en projet interdisciplinaire permet d’enseigner autrement qu’en
structure classe en donnant la possibilité de travailler soit en grands groupes soit en petits groupes.
C’est à cette condition de « casser la structure classe » que l’enseignant peut devenir « un animateur
des savoirs »:
C’est là où on a installé l’interdisciplinarité c’est à dire travailler ensemble en équipe pour casser en fait
la structure de la classe […]. Ça donne une vision tout à fait nouvelle, une relation tout à fait nouvelle à
l’enseignement… Casser, donc on est plus le prof alors là on devient effectivement le côté animateur du
savoir…
Pour finir, on voit bien au travers de ces quelques extraits que pour motiver leurs élèves les
enseignants mettent en œuvre de nouvelles modalités de travail avec leurs élèves qui les impliquent
personnellement et qui remettent en cause, in fine, le modèle de la forme scolaire.
2-3 Transmettre des savoirs-être et des savoirs méthodologiques
Motiver les élèves cela ne signifie pas seulement travailler en projet. Motiver les élèves
suppose aussi de mettre les élèves en situation de réussite scolaire. Dans l’objectif de favoriser la
réussite scolaire des élèves de milieu populaire, les enseignants mesurent la nécessité de l’acquisition
par leurs élèves des savoir être et savoir faire du « métier d’élève » comme pour Lucie qui enseigne en
grande-section de maternelle :
Mon objectif c’est déjà qu’ils acquièrent une certaine autonomie dans le travail. C’est qu’ils aillent au
CP en sachant ce qu’on attend d’eux : c’est qu’ils soient attentifs, qu’ils soient travailleurs. Donc déjà je
les habitue à une certaine rigueur au niveau du travail, au niveau de l’écoute aussi. Il faut qu’ils soient
attentifs, persévérants parce qu’on n’a pas toujours envie de travailler, de finir son travail. Donc c’est
déjà tout ce côté là que je travaille avec eux.
De même pour Laetitia dont l’objectif est moins de transmettre un programme que de
transformer ses élèves de 6e en collégiens et ses élèves de 3e en élève de lycée :
Au niveau de la classe de 6e où je suis prof principal, [j’ai pour objectif de] développer l’autonomie,
enfin, c’est de transformer les élèves de 6e avec mon équipe, en élèves de collège, en fait. Donc, qu’ils
soient organisés, autonomes, qu’ils sachent tenir proprement leur cahier de textes, rendre une copie
propre, avoir un minimum d’exigences avec eux-mêmes, qu’ils arrivent à développer leur attention, en
fait, avec ma classe de 6e, c’est tout ça. Les savoirs, je fais mon programme dans la mesure du possible
mais c’est plus une « collège attitude » que j’essaie de leur donner. Mes 3e, c’est plus en français, dans
une préparation à la seconde, j’attends d’eux qu’à la fin de l’année, ils soient autonomes devant un texte
et qu’ils sachent rédiger une question et une réponse complète et argumentée à la question.
C’est tout un travail d’acculturation qu’il s’agit de mener avec ces élèves afin de modifier de
manière plus globale leur rapport à l’école et au savoir :
C'est-à-dire que le savoir en lui-même, il pourra toujours être acquis. En fait, c’est le rapport aux savoirfaire et au scolaire tout court et à l’école tout court, c’est le rapport, disons, avec leur cartable. Quel
rapport ils ont avec leur cartable ? Est-ce qu’ils vont le jeter en arrivant ? Aussi le rapport avec le cahier
de textes, c’est là où on va marquer le travail à faire. Là, le rapport au cahier de textes, je pense que la
symbolique, elle est là, on voit tout de suite comment va être envisagé le travail à faire à la maison. Il y
a les filous du cahier de textes qui font semblant d’écrire dedans comme ça il n’y a rien à faire. Il y a
144
ceux qui vont écrire de façon illisible de sorte à ce qu’on n’arrive pas à lire, il y a ceux qui vont écrire
dans le mauvais endroit de sorte à ne pas pouvoir faire pour le jour dit ce qui était convenu et il y a ceux
qui vont s’appliquer pour que ça soit lisible. Déjà, rien que ça, en 6 e on a compris... Le premier jour,
moi, je fais du travail sur le cahier de textes et pendant un bon mois, j’arrache les pages si nécessaire,
pour moi, ça commence plutôt là, en fait. Un élève qui ne veut pas noter son travail, on va dire qu’il a
un mauvais rapport au savoir, non ? Quand on va écrire dans son cahier de textes, c’est qu’on va devoir
apprendre quelque chose, donc c’est qu’on va devoir se mettre en face des savoirs. Si l’étape « cahier de
textes » est sautée, on ne va pas se confronter aux savoirs, déjà, il y a ça. Et une fois qu’on est devant,
qu’est-ce qu’on va faire ? Comment on apprend une leçon ? Comment on s’approprie les savoirs? C’est
ça qu’il faut qu’on essaie de voir : comment on apprend une leçon. Et le rapport au savoir ne va pas
forcément passer par l’écrit, par exemple. Il y a tout un travail à faire avec eux sur « comment je sais
que je sais » ou « comment je vérifie que j’ai appris ». (Laetitia)
Les enseignants donnent ainsi une place centrale à la transmission de méthodes de travail et de
savoir-faire méthodologiques à leurs élèves afin de les aider à faire face aux exigences scolaires.
Compte tenu de la faiblesse des acquis didactiques sur ces questions, les enseignants doivent exercer
une forte créativité pour construire des outils et des activités efficaces pour leurs élèves. C’est souvent
à partir de leur propre vécu d’élèves qu’ils puisent cette créativité. Face à une classe qui a beaucoup de
difficultés à l’écrit, Manon mettra en place tout un système de fiches méthodologiques afin d’aider ses
élèves à progresser : grilles d’autoévaluation, fiche de défi, fiche conseil… Elle expliquera plus loin
que c’est en réalisant toute sorte de fiches méthodologiques qu’elle a pu elle-même sortir des
difficultés qu’elle a rencontrées en classe préparatoire :
En fait les DS ça m’effrayait un peu, j’avais peur que ce soit la catastrophe, j’ai fait mon premier lundi.
Je vais essayer de les faire réussir en classe, et puis de les noter aussi pour voir un peu où ils en sont.
Donc là c’était sur la tonalité épique, sur le récit de combat dans le cadre du moyen–âge. Bon... Ils ont à
peu près utilisé les conseils des DS, ce n’était pas trop mal, et en fait je fais beaucoup de grilles d’autoévaluation. Donc on prend l’objectif, on discute, qu’est-ce qu’on peut faire, qu’est-ce qu’on ne peut pas
faire, toujours pareil en groupe et après au tableau, et donc ils font une synthèse, une synthèse que je
tape pour le cours suivant et je leur donne la grille. Donc en fait il y a les objectifs et ce qu’ils doivent
faire, il y a « pas content », « moyen content » et « content ». Donc ils font leur auto évaluation, ils
essaient de se mettre une note. Parfois ça correspond, parfois pas du tout… Bon j’essaie de leur montrer
que s’ils ont 07, c’est parce qu’en fait il manque des choses, ce n’est pas… Je leur fais après une fiche,
une fiche de défi… Bon j’ai un peu biaisé, j’essaie de faire des trucs de jeu… Donc à chaque copie, à
chaque fois qu’ils me rendent un travail écrit je leur mets en bleu turquoise sur la feuille : « défi pour la
prochaine fois » et j’essaie de faire des choses simples mais qui sont réalisables. Par exemple, bon
Sarah, elle a un gros, gros problème d’écriture, c’est juste de ne plus faire de fautes en recopiant, « faire
des phrases », « vérifie que chaque phrase comporte un verbe ». Donc c’est ce genre de chose :
« commence une phrase par une majuscule ». Parce que ce n’est pas non plus acquis… Et en fait si le
défi est réussi je leur fais… Bon je rajoute + 0.5 ou +1. Comme ça, ils se voient progresser, ça permet
de leur faire un suivi individuel. J’ai abandonné les corrections où personne n’écoute donc, disons qu’ils
ont une correction qui est personnelle. […] Et comme je leur ai dit que ça me prenait du temps et que ça
me ferait bien plaisir qu’ils regardent leur fiche de défi avant de faire le sujet d’écriture, alors ils le font.
Est-ce que c’est pour me faire plaisir ou est-ce que… Bon je crois que c’est pour me faire plaisir, je ne
crois pas qu’ils se sentent vraiment concernés, que ça va vraiment changer leur vie… Et puis il y a aussi
la carotte ils gagnent des points. Je vois depuis 15 jours qu’ils font des progrès, ils font des paragraphes,
des phrases, ils font des… Ils essaient d’éviter les répétitions et ça marche à peu près.
Caroline, pour préparer ses élèves au commentaire composé du bac expérimente cette année
une nouvelle manière de travailler. Elle enseigne sa propre façon de faire, rédige le plus gros du sujet
et fait écrire ses élèves par petits bouts (un paragraphe, une liaison…) :
Mais très vite bon j’ai expliqué, j’ai expliqué aux élèves alors comment on faisait enfin comment je
faisais moi, donc c’était plus simple. Mais ici depuis l’année dernière j’ai trouvé un nouveau système et
en seconde et en première d’ailleurs, un commentaire de texte ou une dissert., d’ailleurs pareil, je le fais
moi même. Alors ici par exemple sur les textes qu’on aborde, on a un texte de Prévert que j’ai copié,
j’ai rédigé complètement l’introduction, ma première partie, ma transition puis on va le travailler en
classe avec les plans détaillés etc. On aura juste à rédiger ça et là et là il n’y a pas de problème. Et là, je
valide avec le respect de la consigne et là généralement ça marche.
145
Tout ce travail s’accompagne d’un souci de l’exigence, exigence du travail à fournir que ces
enseignants s’imposent à eux-mêmes et imposent à leurs élèves toujours dans cette réciprocité
enseignant/élève que nous avons déjà repéré par ailleurs :
En fait j’alterne beaucoup dans le cours, je ne les laisse pas longtemps travailler tout seuls. Ce sont des
courtes séquences, des fois, ça va être presque comme s’ils avaient des ardoises : question, réponse : 30
secondes, correction. Mais donc, je ne les laisse jamais plus de 10mn travailler seuls, même les 3 e et
surtout eux, d’ailleurs, je dirai, parce qu’ils savent faire semblant de travailler, je circule, je regarde ce
qu’ils font et on rectifie au fur et à mesure et c’est là aussi que moi je construis. Je vois tout de suite
quelle est la réception de ce que moi je leur donne, les questions qu’ils ne comprennent pas et déjà là, de
temps en temps, je suis obligée d’abandonner les questions que j’ai préparées, je ne peux pas les garder
puisque la réception n’est pas celle que j’attendais en fait. Donc, on fait un échange comme ça, c’est de
l’écrit, de l’oral, ça va durer un quart d’heure-20mn et ensuite, il y a la phase où ils vont se concentrer
sur la synthèse, on va essayer de restituer pour voir si ils ont compris, on va corriger et donc les
exercices, je leur laisse un peu plus de temps mais je suis toujours sur leur dos. (Laetitia)
Il faut être exigeant sinon, par eux-mêmes, les gosses ne peuvent pas devenir autonomes comme ça, ils
ne peuvent pas aller au bout de leur travail si derrière il n’y a rien. Donc en leur expliquant qu’ils
viennent vraiment ici à l’école pour travailler. (Patrick)
La nécessité de travailler sur l’estime de soi des élèves accompagne ces pratiques. Laetitia
pose comme principe le droit de chaque élève à être valorisé. Si cela paraît facile en début
d’apprentissage, cela reste plus compliqué en fin au travers notamment d’une pratique d’évaluation
normative qui ne permet pas de mesurer les progrès de ses élèves :
En fait, mon objectif premier, c’est que mes élèves soient bien en classe, les contenus... Et bien, ça veut
dire arriver à les valoriser quels qu’ils soient, tout le monde doit pouvoir être valorisé par le prof. On a
des classes hétérogènes mais on peut être valorisé par de l’écrit, par de l’oral, il y a toujours un moment
où quand on commence quelque chose de nouveau, tout le monde a sa chance en fait, c’est important.
Donc, j’essaye de faire en sorte que tout le monde ait sa chance. Maintenant, je sais très bien que je
pourrais faire dix heures sur certains points et il y en aurait qui... Mais je crois qu’il y a un problème au
niveau de l’évaluation, on n’évalue pas les progrès, c’est ça qui me dérange, j’aimerais bien qu’on
puisse évaluer les progrès et les évaluations que je fais ne sont pas valorisantes.
Pour redonner aux élèves confiance en eux, ces enseignants sont attentifs à ne pas mettre les
élèves en situation d’échec en leur donnant un temps réel d’apprentissage et aussi un droit à l’erreur :
Moi, je me dis, si moi-même, je suis en situation de formation, par exemple dans des choses nouvelles,
prenons le cas d’un examen du permis de conduire, si ça consistait à être noté dès la première séance, on
aurait forcément 4 ou 5 sur 20 et pour avoir le permis, il faudrait revoir deux fois de suite ses leçons rien
que pour avoir la moyenne. C’est un système dans lequel on ne peut pas réussir ! (Thierry)
Ils ont souvent les ardoises dans les mains et tout le travail collectif se fait par ce biais-là ; c’est-à-dire
que si on apprend des mots nouveaux on les apprend en collectif sur l’ardoise ; si on apprend à compter,
qu’on a l’opération des absents à écrire, on l’écrit sur l’ardoise donc toute cette phase-là, la phase
d’apprentissage se fait le matin, en collectif en début de matinée par ce biais-là. Je suis au tableau, je
leur explique les choses, on écrit sur l’ardoise, c’est comme ça qu’on apprend à écrire aussi en début
d’année, et moi je vois les progrès parce que moi ils sont tous en même temps, ils ne sont pas en
situation d’échec parce que l’ardoise c’est la craie et le chiffon, on peut effacer. (Lucie)
Dans ce contexte, la pratique évaluative de la notation est fortement remise en cause dans la
mesure où elle décourage les élèves les plus éloignés de la norme scolaire. Les pratiques sélectives
auxquelles donne lieu ce type d’évaluation ne conviennent pas à ces enseignants qui cherchent et
inventent d’autres pratiques moins élitistes. Certains visent par exemple à laisser plus de temps aux
élèves les moins brillants pour qu’ils atteignent les objectifs :
Ce qui me gêne profondément dans l’histoire, c’est la notation. Il y avait un moment où j’étais en
rupture avec le système de notation et j’avais arrêté de noter. J’avais arrêté de noter en français, je
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m’étais basé simplement sur des grilles d’évaluation par objectifs et je faisais une espèce de synthèse
qui aboutissait à un pourcentage qu’on pouvait traduire par une note trimestrielle. J’ai arrêté ce système
là à partir du moment où il a fallu entrer des notes dans l’ordinateur, etc... Mais ce système me
convenait parfaitement. C’était plus facile à faire en français qu’en histoire-géo et de nombreux élèves
n’étaient pas handicapés dés le début de l’année par de mauvais résultats. Et celui qui ne réussissait pas
tout de suite, qui mettait plus de temps à atteindre les objectifs, même 3 ou 4 mois après les autres et
bien il y était arrivé et n’était pas découragé par une note qui lui aurait renvoyé une image absolument
abominable dès 3 ou 4 semaines. Peut-être qu’en définitive, c’est une question que je me pose en ce
moment, je vais revenir à un système de ce type là, où, ce qui serait déterminant, c’est une note globale
trimestrielle, à moi de m’arranger pour que l’ordinateur prenne ça en compte d’une manière ou d’une
autre mais qui laisse le temps à ceux qui ont des difficultés d’aboutir à la fin du trimestre à rattraper le
temps. (Thierry)
D’autres, par souci de justice, ont abandonné l’évaluation normative et adopté une évaluation
qui mesure les progrès de chacun, ceci afin d’encourager les élèves en difficulté :
Je sais que c’est très difficile d’évaluer parce que c’est vrai que moi j’ai des classes très hétérogènes,
j’ai de très, très bons élèves et à côté de ça j’ai des élèves en très grosses difficulté et je trouve que c’est
un peu injuste de les comparer… C’est difficile, de mettre un 18 sur 20 à la bonne élève et un 2 ou un 3
à quelqu’un qui a des difficultés, je trouve que ça n’est pas enrichissant pour l’élève qui a des
difficultés, donc j’essaye vraiment de noter par rapport à ses propres progrès… Donc ce que je fais aussi
en cours d’année, c’est une grille d’orthographe, donc chaque élève doit repérer ses fautes
d’orthographes dans une copie d’expression écrite et en cours d’année on regarde si l’élève à progressé
ou pas, et donc ça aussi ça les amuse beaucoup de faire des courbes pendant les cours de français, et
l’élève se rend compte si il a progressé ou pas… Et je trouve que c’est un bon moyen pour encourager
les élèves en difficulté… Voir leurs progrès réalisés en cours d’année… (Jeanne)
Modifier la relation aux élèves, casser les clôtures artificielles entre les disciplines pour
travailler avec les élèves et les collègues en projet, changer l’évaluation, sont les principales pistes
évoquées par les enseignants afin de motiver leurs élèves. Ce faisant, c’est la place et le rôle
traditionnels de l’enseignant et c’est le modèle de la forme scolaire qu’ils remettent en cause, nous
allons le voir à travers l’exploration du rapport aux savoirs professionnels de ces enseignants, par
tâtonnement, recherche et souvent par intuition.
3- Les dimensions récurrentes du rapport aux savoirs professionnels des enseignants « impliqués »
On peut repérer dans le discours des enseignants trois dimensions constitutives de leur rapport aux
savoirs professionnels : la première est la posture de recherche adoptée par tous vis-à-vis des savoirs
pour enseigner, la seconde est la posture réflexive qu’ils développent vis-à-vis des savoirs à enseigner,
la dernière enfin est la posture créatrice qu’ils mettent en œuvre quotidiennement dans leur classe.
3-1 Un rapport de recherche aux savoirs pour enseigner : enseigner c’est chercher
Les enseignants « impliqués » se caractérisent par le fait qu’ils sont engagés dans un travail
quotidien de recherche d’outils, de supports, de manière de faire, afin de réussir à intégrer dans le
cadre scolaire et à mettre à la tâche les élèves. Une forte propension à l’auto-évaluation et à la
réflexivité accompagne ce travail de recherche.
Les savoirs que les enseignants recherchent se présentent dans leur propos comme des savoirs
pragmatiques, des savoirs d’action à statut « expérimentaux » dans la mesure où ils sont mobilisés en
classe sans que les enseignants ne connaissent par avance la réception qu’ils auront par les élèves.
L’extrait suivant montre comment l’activité principale de cette jeune enseignante consiste pour elle à
tester différentes façons de mettre les élèves au travail et à en évaluer leur réception :
J’ai essayé au début pour essayer, je ne savais pas du tout ce que ça impliquait, ce que ça pouvait leur
apporter… J’ai essayé plein de chose au début… Certaines choses ont bien marché, d’autres pas du tout.
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[…] Et en fait j’ai essayé de les faire travailler en groupe donc parfois il y a des altercations mais bon
parfois ça ne se passe pas trop mal… En fait chaque groupe travaille, il y a des rapporteurs qui viennent
au tableau et le groupe qui a le mieux travaillé, qui a été le plus productif, qui a fait le plus d’efforts, ils
ont +1 en fait sur la note de travail personnel… Bon ça crée une compétition mais qui est saine disons,
c’est bien, ils travaillent bien […] Donc ensuite ils travaillent beaucoup à l’oral et j’essaie de valoriser
ça quand même parce qu’il n’y a pas grand-chose qui marche et puis ça me permet aussi de les
reprendre sur la formulation des phrases, sur la syntaxe… Il y a quelques élèves pour qui ça marche un
peu, pour qui ça améliore un peu l’écrit. Mais l’impression générale, est-ce que ça marche mieux
qu’autre chose ? Je ne sais pas, je ne sais pas. Et donc en fait pour ce qui est de l’écrit, comme c’est
souvent la catastrophe, je fais beaucoup, beaucoup de formatif. Donc j’essaie de leur faire écrire des
tout petits textes en classe et aussi à la maison et en fait ils recommencent beaucoup leurs textes. Et
j’essaie de donner les mêmes objectifs, donc par exemple écrire un récit de combat ou alors insérer un
portrait dans un récit. Mais je change l’intitulé du sujet, enfin le support pour qu’ils n’aient pas
l’impression de faire toujours la même chose… Bon de toute façon au bout de deux fois, ils ne le refont
plus… Donc bon j’ai vite compris. Donc je les fais écrire juste une dizaine de lignes, comme ça ils
écrivent régulièrement et puis quand c’est bien, c’est pareil, j’ai toujours ce système de +1 ou +2 pour
travail maison réussi. Donc les DS en français, les écrits, c’est catastrophique. En fait les DS ça
m’effrayait un peu, j’avais peur que ce soit la catastrophe, j’ai fait mon premier lundi. Je vais essayer de
les faire réussir en classe aussi, et puis de les noter aussi pour voir un peu où ils en sont. Donc là c’était
sur la tonalité épique, sur le récit de combat dans le cadre du moyen–âge. Bon... ils ont à peu près utilisé
les conseils des DM, ce n’était pas trop mal, et en fait je fais beaucoup de grilles d’auto-évaluation.
Donc on prend l’objectif, on discute, qu’est-ce qu’on peut faire, qu’est-ce qu’on ne peut pas faire,
toujours pareil en groupe et après au tableau, et donc ils font une synthèse, une synthèse que je tape
pour le cours suivant et je leur donne la grille. Donc en fait il y a les objectifs et ce qu’ils doivent faire,
il y a pas content, moyen content et content. Et donc ils font leur auto évaluation, ils essaient de se
mettre une note. Parfois ça correspond. (Manon)
Cette manière de concevoir l’exercice du métier d’enseignant, loin d’être considérée comme
quelque chose de momentané, s’intègre dans la définition du métier de manière durable :
Moi je pense que de toutes façons, je serai toujours en recherche, c'est-à-dire il n’y a rien d’acquis pour
moi il n’y a rien d’acquis, il n’y a jamais rien d’acquis, il y a des choses, j’ai posé des jalons, des choses
sur lesquelles j’ai une forme d’assurance c'est-à-dire je me dis heureusement qu’il y a ça, parce que…
Ne pas être torturée toujours par les choses qui ne vont pas, mais il est évident que je pense que je
terminerai ma carrière toujours en recherche, en échange avec les collègues…(Sylvie)
L’absence de certitudes caractérise le rapport aux savoirs professionnels de ces enseignants.
Ils ont conscience de la complexité de l’acte éducatif et pédagogique en milieu populaire qui rend
infini les recherches et expérimentations à mener avec leurs élèves :
Donc je suis ici depuis huit ans et je ne bouge pas pour l’instant parce que j’ai l’impression que je ne
sais toujours pas grand-chose, j’essaie de m’améliorer un petit peu à chaque fois mais bon c’est une
remise en cause perpétuelle et donc pour l’instant je n’en suis pas arrivé, je ne suis pas au top quoi, loin
de là ! Donc simplement je prends plaisir à venir travailler, j’enseigne avec bonheur et j’espère que les
enfants sont contents de venir à l’école. (Patrick)
Les enseignants, pour mener leurs expérimentations, cherchent à s’appuyer sur des savoirs
qu’ils puisent à des sources variées et multiples : histoire de vie, formations initiale et continue,
lectures, appartenance à des réseaux pédagogiques, recherche sur internet, travail avec des collègues,
expériences personnelles... Ils se caractérisent également par leur forte demande de formation et
d’information s’objectivant notamment dans leur participation assidue à la formation continue. Les
savoirs sur lesquels s’appuie leur activité professionnelle sont pluriels, composites, hétérogènes de
nature hétéroclite (théoriques, pratique, d’expérience, biographique) n’excluant aucune source et sans
hiérarchisation. Le rapport entre ces savoirs et l’activité professionnelle ne peut cependant être pensé
selon un modèle applicationniste où le savoir est préalable à l’action et appliqué au cours de l’activité.
Les savoirs professionnels semblent au contraire s’enraciner dans l’histoire de vie familiale, scolaire et
professionnelle des enseignants. C’est en ce sens que Tardif et Lessard parle de ce travail comme d’un
travail « investi » indiquant par là que l’enseignant ne peut pas faire que son travail, il doit aussi
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engager et investir ce qu’il est lui-même en tant que personne pour faire ce travail (Tardif, Lessard,
1999).
Ainsi après le « choc » de la rentrée, Jeanne va puiser dans l’expérience personnelle qu’elle a
eu avec la lecture, des pratiques professionnelles capables de mobiliser et de faire progresser ses
élèves :
Bon ça été la grande remise en question pendant les vacances : quel prof je vais être ? Qu’est-ce que je
vais faire ? Qu’est-ce qui est important ? Gros clash en début d’année : ce n’était pas du tout ce à quoi je
m’attendais et lire, je ne sais pas, ça me semblait naturel… de travailler sur la lecture finalement j’avais
envie de travailler la lecture mais pas seulement comment les encourager à lire, mais comment on peut
partager des livres… Comment on peut se rapprocher par là… Parce que c’est aussi mon parcours
personnel… parce que j’ai toujours beaucoup lu et ça m’a permis de rencontrer des gens… Et puis on
peut s’échanger un film , une K7, partager des intérêts communs… Enfin je me dis que c’est ça la vie et
qu’en français on n’apprend pas qu’à répondre aux questions d’un texte quoi…
Manon qui connaît aussi de grosses difficultés lors de sa première semaine d’enseignement,
s’appuiera sur sa propre expérience d’élève :
En fait c’est en revenant sur les erreurs, moi j’ai eu une période d’erreurs la première semaine où j’ai
pataugé et j’ai eu des conseils après et voilà ça a été mieux après… En partant des erreurs on est comme
les élèves, donc j’ai l’impression de partir beaucoup de mon expérience d’élève ou de mes amis… Alors
c’est sûr qu’il y a eu un changement… Pas une génération mais bon… Et au niveau de leur âge il y a
peut-être des choses qui ont changé mais dans l’ensemble… J’ai essayé de me souvenir de ce qui me
sclérosait complètement chez certains profs et surtout de ne pas leur ressembler. Et après j’ai eu des
profs, et bien des profs modèles, des bons. Pourquoi je les aimais bien ? Qu’est-ce qu’il me faisait pour
que je ? Enfin j’ai essayé de me souvenir… Bon ça marche pour deux tiers de la classe. Bon il y a ceux
qui n’accrochent pas parce qu’ils attendent autre chose, bon ils ne sont pas tous pareils mais dans
l’ensemble à partir de cette date ça allait mieux.
Ces recherches s’intègrent dans une logique professionnelle bien spécifique, celle de
l’enseignant « innovant » :
Je recherche énormément, énormément, même avant qu’on ait Internet ou quoi que ce soit, j’ai toujours
recherché dans ce qui avait été fait, dans les livres de pédagogie, dans… […] Après je pense que c’est
une part personnelle où on a envie de faire ou de bien faire, quoi. J’ai toujours eu envie de rechercher
des choses nouvelles. Par exemple je parlais de la musique. En musique, une année, j’avais été faire un
stage et ça m’avait vraiment passionnée. J’ai essayé de mettre en pratique tout ce qu’on m’avait appris,
après dans ma classe et je vais dire que j’avais passé une partie de mes vacances à vraiment me
dire : « je vais faire telle chose, telle chose, telle chose » parce que j’avais envie de mettre ça en place.
J’ai fait de nombreux stages aussi, de formation continue.
I : Ça c’est un élément enrichissant ?
E : Oui, oui c’était très intéressant, surtout les tout premiers que j’ai fait. Après c’était moins intéressant.
Peut-être aussi qu’en vieillissant, après on a un peu d’expérience donc on trouve qu’on a moins de
choses à prendre, je ne sais pas. Toujours est-il que j’ai fait beaucoup de stages aussi dans le domaine de
la langue : tout ce qui est lecture, dans les sciences aussi, en fait j’ai touché à tout, tous les domaines,
j’ai fait de nombreux stages. Je ne compte plus les heures de stage que j’ai pu faire. Là c’est pareil : j’ai
glané tout ce qu’on a pu me donner et j’essaie de mettre en pratique dans ma classe en enrichissant, en
glanant des informations un peu partout. Les stages, c’est vrai, m’ont apporté beaucoup. Je suis toujours
à la recherche de ce qui va être un peu nouveau et puis j’aime bien essayer d’innover. (Lucie)
Donc c’est vrai que j’ai épuisé pas mal d’informations dans les cours à l’IUFM… Mais c’est vrai que je
suis vraiment, disons que je me sers beaucoup d’internet… Il y a pas mal de sites très intéressants qui
m’ont permis de comprendre un peu comment on devait faire face à ça justement, trouver les méthodes
pour intéresser les élèves et justement cette pédagogie de projet je l’ai trouvé en pianotant sur internet…
(Jeanne)
Certains d’entre eux sont engagés dans des réseaux pédagogiques ou de recherche plus
structurés (groupe Freinet, réseau IREM…). Ce qui peut les amener à doubler leurs activités
d’invention de nouvelles pratiques d’un travail de diffusion voir de formation auprès d’un public plus
large d’enseignants :
149
J’ai intégré leur groupe de recherche, leur groupe de travail, on en a créé de nouveaux et puis
maintenant à mon tour, je participe, j’anime, enfin j’anime, je co-anime le stage auquel j’ai participé, et
en général les retours qu’on a c’est des retours super enthousiastes. (Bruno)
La pratique de ces enseignants se nourrit d’échanges nombreux sous l’éclairage d’une
réflexion permanente. Leur rapport aux savoirs professionnels est fortement empreint d’une envie et
d’une posture « d’apprendre » qui les font continuer à être des apprenants avec leurs élèves.
3-2 Un rapport épistémique aux savoirs à enseigner : enseigner c’est apprendre à penser
aux élèves
Les finalités que donnent ces enseignants aux contenus de leur enseignement et à l’exercice de
leur métier en milieu populaire dépassent le cadre des programmes d’enseignement définis en termes
d’acquisition de connaissances. Pour eux, les programmes et les connaissances que les élèves sont
censés acquérir se présentent comme un tremplin à d’autres objectifs : la formation et l’éducation de la
personne, du futur citoyen.
Pour Bruno, la formation chez l’élève d’une personne sachant penser et raisonner constitue les
finalités de l’enseignement des mathématiques :
Malheureusement, les mathématiques ce n’est pas seulement savoir compter, les mathématiques c’est
savoir penser par soi-même, savoir réfléchir, la logique. Et c’est ça qu’il faut transmettre au collège.
C’est : tu as l’élève devant une situation et tu lui poses la question et puis bon si je fais telle action
quelles conséquences ça a, si je fais telle autre quelles conséquences ça a et puis bon c’est leur
apprendre à raisonner, mais après bon, si apprendre à raisonner ça passe par l’apprentissage de
Pythagore, on passe par l’apprentissage du théorème de Pythagore, mais le but ce n’est pas
l’apprentissage du théorème de Pythagore pour l’apprentissage du théorème de Pythagore, c’est
apprendre à raisonner. Voilà les données que j’ai au départ : qu’est ce que je peux en faire ? Qu’est-ce
que je peux utiliser pour trouver autre chose ? Donc c’est ça les mathématiques, ce n’est pas des calculs,
c’est l’apprentissage de la logique, du raisonnement, de la démonstration, et ça peut se faire par des jeux
(Bruno)
De manière plus générale, c’est à la formation d’un citoyen à laquelle, quelque soit la
discipline enseignée, se réfèrent les enseignants comme Jeanne :
Je trouve que le programme de quatrième ça vise surtout, en tout cas en français, à apprendre à être
citoyen parce que c’est au niveau du programme : la critique sociale, la presse, la lettre. On avait tout un
système de communication, d’argumentation et je pense que tout ça réunit, mit ensemble, ça apprend à
être citoyen, savoir écouter l’autre, ce qui est très difficile pour une classe comme la mienne… (Jeanne)
Ou Sylvie :
Comme je le disais, lycée professionnel, matières littéraires, anglais, quel est mon but ? Est ce que je
veux en faire des êtres qui pourront se servir de l’anglais dans leur quotidien ? Ou dans leur quotidien
professionnel ? Non, c’est pour moi une ouverture d’esprit mais aussi leur montrer qu’on les considère,
qu’ils sont des élèves qui sont en mesure d’apprendre quelque chose, qui amène une réflexion, qui peut
aussi leur donner une ouverture d’esprit sur comment vivent les gens en France parce qu’ils sont quand
même très focalisés sur eux, même pas sur le cercle européen, encore même pas français mais sur leur
vie, leur âge donc leur dire qu’ils sont en mesure d’apprendre une langue étrangère, que ça peut donner
une ouverture d’esprit. Mais je pense qu’il ne faut pas se leurrer, à 90%, moi la mission que je me vois,
c’est en faire…, de les rendre des êtres pensant, des êtres responsables, des citoyens quoi, en faire des
gens qui sauront se poser en tant que personne, c’est surtout ça c’est surtout ça, leur donner une image
d’un adulte qui les voit en tant que personne à part entière, et de façon je dirais en égalité de, de
traitement, enfin ce n’est pas une très bonne expression, mais je veux dire ils sont là, parce qu’ils sont
eux (Sylvie)
Cette formation du citoyen s’appuie sur les savoirs enseignés et les modalités de leur
transmission en classe, sur le regard porté sur les élèves et le type de relation noué avec eux. C’est
150
aussi dans un fonctionnement de classe (ici coopérative) que s’effectue l’apprentissage de la
citoyenneté :
Donc là c’est déjà mes objectifs prioritaires à savoir développer un climat de confiance et puis former
des citoyens responsables mais ce n’est pas des mots, c’est dans une réalité qu’on vit au travers la vie de
la classe, la vie de l’école, essayer de faire en sorte que les élèves apprennent la vie, la vie telle qu’elle
est, c’est une société dans la société en fait l’école (Patrick)
On trouve donc dans le discours de ces enseignants une définition large de leur mission
qu’embrasse les valeurs de l’élève dans l’école et de l’homme dans la cité.
3-3 Un rapport d’autonomie aux savoirs à et pour enseigner : enseigner c’est créer
Les enseignants soulignent les choix qu’ils ont faits concernant le niveau d’enseignement ou le
type d’établissement dans lesquels ils exercent. Ils justifient leurs choix par le sentiment d’une plus
grande liberté d’action et de pratique qu’ils relient aux contenus d’enseignement plus ou moins
formalisés et rigides selon le niveau d’enseignement :
Donc c’est un choix délibéré que j’ai fait d’entrer en lycée professionnel parce que justement j’ai tout de
suite senti qu’il y avait une certaine liberté de pratique dans la mesure où au niveau du contenu de
formation bien qu’on ait à se référer à un référentiel, il y a un champ de, je veux dire une capacité à
aménager son travail et surtout l’aspect relationnel avec les élèves qui me semblait beaucoup plus
grand, plus libre qu’en collège où le cadre est quand même beaucoup plus fixe, beaucoup plus figé.
(Sylvie)
Ils valorisent l’autonomie dont il dispose dans le niveau où ils enseignent. Jeanne pense qu’il
est possible en collège d’être davantage créatif et inventif par rapport au lycée. Dans celui-ci les
moyens et les pratiques pour mettre les élèves au travail sont plus limités ce qui rend le métier moins
épanouissant :
Mais c’est vrai qu’au niveau du contenu de l’enseignement, je préfère vraiment le collège, le lycée ne
m’intéresse pas, je trouve que ce n’est pas… Il n’y a pas assez de moyens pour essayer de, enfin c’est
plus comment dire c’est plus moins palpitant. Pour moi au collège on peut trouver divers moyens pour
essayer de faire entrer les élèves dans les contextes, de trouver des activités plus distrayantes pour eux
aussi… Au lycée à part les lectures analytiques ou les choses comme ça, il n’y a pas grand-chose à
faire… Au collège on a plus de liberté et plus les moyens aussi de s’épanouir je trouve… Mais ça c’est
mon expérience.
Ces enseignants se sentent autonomes dans le choix des outils à mobiliser et des modalités à
mettre en œuvre pour appliquer les programmes, ce qui pour eux constitue un espace de liberté et de
créativité qu’ils mettent en avant. Cet espace de liberté est l’occasion pour eux de faire des choix
guidés par leur propre intérêt, goût ou plaisir :
Autonomie, tout à fait dans le choix… J’ai un programme mais après, pour faire passer les
connaissances qu’il y dedans, je fais comme je veux… Si je veux prendre un certain bout de la lorgnette
plutôt qu’un autre je peux. Par exemple, l’année prochaine sur le communisme avec B. [nom d’une
collègue] on veut bosser sur le poète Maïakovski, et bien ça s’est marqué nulle part, ce n’est pas dans
les manuels mais on est tombé sur un bouquin de Maïakovski et on a trouvé ça incroyable et c’est
vachement intéressant donc on va bosser là-dessus. […] Mais voilà c’est ça la liberté que j’ai. Ça me
suffit. (Pierre)
C’est que pour trouver les moyens d’intéresser et de motiver leurs élèves, et pour faire
« passer » les contenus il faut pouvoir user de liberté et d’autonomie car il s’agit non pas d’appliquer
des « recettes » mais d’inventer les procédures et les outils de médiation, de détour capables
« d’accrocher » les élèves aux savoirs curriculaires. Comme le souligne Caroline qui enseigne le
français au lycée :
151
Sur quoi vous vous êtes appuyée pour repenser vos pratiques ?…
Mon imagination parce que moi je suis fortement gênée depuis quelques années depuis l’imposition
d’un programme très lourd et que je considère comme un carcan. Donc ça c’est quelque chose de très
intéressant mais qui n’est vraiment pas pensé pour toutes les réalités de terrain vécues. C’est pensé pour
des élèves type ma génération, des élèves de type système fini etc. Et donc on a montré ce que faisait ce
programme, donc il faut mobiliser, on a quand même le choix de ses auteurs, donc ça quand même c’est
pas mal. Parce que c’est quelque chose qui me plait à moi, donc qui va me permettre d’accrocher les
élèves mais qui plait aussi aux élèves. Je vois j’ai au niveau des contenus bon la littérature est
suffisamment riche pour choisir, mais j’ai un collègue super chouette d’ailleurs qui est agrégé de lettres,
il a des classes, les mêmes que les miennes c’est à dire qu’il a eu aussi des STT mais l’année dernière il
s’est cassé la figure, il l’a reconnu, c’est épouvantable mais il faut voir les textes qu’il fait, il cherchait à
être très littéraire, la haute littérature on va dire…
Cette nécessaire créativité qui fait du métier d’enseignant un art est finalement ce qui lui
donne aussi son intérêt et qui est source d’une grande satisfaction professionnelle mais aussi
personnelle pour ces enseignants.
Conclusion
Ce qui nous importait ici était de repérer les traits professionnels caractéristiques des
enseignants « impliqués » en milieu populaire. Le travail enseignant consiste à « faire passer » des
savoirs à enseigner à des élèves en s’appuyant sur des savoirs pour enseigner. Le savoir est donc au
cœur du métier ce qui explique la forte imbrication chez les enseignants du rapport aux savoirs pour
enseigner et au métier. Ce que ces enseignants manifestent en effet c’est généralement moins un
certain savoir faire qu’un savoir être. C’est pourquoi ils évoquent si souvent l’absence de coupure
entre leur vie professionnelle et leur vie privée où leurs passions personnelles sont mobilisées dans
leur enseignement et où le temps hors enseignement est fortement mis au service des recherches qu’ils
effectuent pour leur enseignement. Cette mobilisation subjective peut progressivement s’intérioriser
pour constituer une posture de vie :
Donc il y a beaucoup de lectures, beaucoup de lectures et de loisirs qui sont axés là-dessus [sur ses
recherches autour du jeu]. Non mais à chaque fois que je vois un truc, je me dis « est ce que ça pourrait
m’être utile en cours ? » C’est tout mais après ça devient un réflexe, c’est inconscient… (Bruno)
Cette prégnance du savoir-être nous invite à prendre en compte la dynamique biographique
des enseignants pour repérer les spécificités que prend leur identité professionnelle. Les dimensions
qui traversent le rapport aux savoirs professionnels des enseignants s’articulent en effet de manière
spécifique avec leur trajectoire biographique pour produire des configurations typiques de rapport au
métier d’enseignant.
152
II- Du rapport aux savoirs professionnels des enseignants « impliqués » en milieu
populaire au rapport au métier d’enseignant
A partir de notre corpus d’interviews, nous avons dégagé quatre discours idéaux-type sur le
rapport au métier des nos interviewés. Ils tentent de spécifier les logiques sous-jacentes qui donnent un
sens différent au métier et à son inscription en milieu populaire. Ainsi dans le discours des interviewés
qui composent le premier groupe, enseigner en milieu populaire constitue un défi intellectuel alors que
dans ceux qui ont été rassemblés dans un second type il s’agit plutôt d’un défi personnel. Par contre,
les discours des interviewés du troisième groupe situent leur implication au service d’une réparation
par rapport à une histoire scolaire douloureuse. Enfin, les discours des enseignants du dernier type
vivent comme un accomplissement leur investissement professionnel en milieu populaire. Une
description détaillée de ces types idéaux fait l’objet des points suivants.
II-1 Enseigner en milieu populaire : un défi personnel
Les enseignants dont le discours a donné lieu à la construction de cet idéal type sont plus
généralement issu de milieu populaire et se situe au moment de l’interview en milieu de carrière. Ils
ont des trajectoires scolaires qui ont été marquées par des moments de réussite mais aussi par des
épisodes de difficultés voire d’échecs et c’est la ténacité dont ils ont fait preuve qui leur a permis de
réussir et de devenir enseignant. Ils se présentent par ailleurs dans une forte proximité sociale à leurs
élèves d’origine populaire, se sentant plus « à leur place » dans ce type d’établissement que dans ceux
de centre-ville.
Ces enseignants montre une croyance forte d’une part, au rôle d’ascenseur social de l’école
pour les élèves d’origine populaire et d’autre part, à la nécessaire implication des élèves dans ce
processus. Dans cette perspective, ils cherchent à investir plus particulièrement avec leurs élèves la
question du sens et des finalités de l’école et à faire entrer ces derniers dans leur métier d’élève. Cet
objectif nécessite une mobilisation qui dépasse le cadre de la classe et de l’enseignement de la
discipline pour s’inscrire dans le collectif de l’équipe pédagogique et plus largement de
l’établissement. Une telle mobilisation à l’extérieur de la classe amène souvent ces enseignants à
envisager une évolution de leur carrière vers la fonction de chef d’établissement. C’est un nouveau
challenge qui s’offre alors à eux : après avoir atteint leur objectif de réussir avec leurs élèves, il s’agit
maintenant d’atteindre ce nouveau défi personnel qui leur permettra de mettre en œuvre leur
conception de l’enseignement à une échelle plus vaste.
Perrine a 42 ans, elle enseigne l’anglais en lycée professionnel. Très bonne élève, elle a très
jeune la volonté de réussir à l’école pour sortir de son milieu :
Quand même, je crois que j’avais, et je pense que ça marque la façon dont moi j’envisageais…, c’est
que j’avais, je m’étais dit « l’école, c’est grâce à l’école que je vais pouvoir sortir de ce milieu »
- Vous aviez envie de sortir de ce… ?
- Oui ! C’est-à-dire que je voulais, euh adolescente, je vais dire des choses moches là… Je, par exemple,
je trouvais que mon père était un péquenot, quoi ! Je trouvais qu’il parlait patois, j’avais un peu honte,
je me disais « Mais je ne serai jamais comme ça ! », donc euh …
- Et votre mère, comment vous la regardiez ?
- je vais dire qu’elle, c’était, elle était toujours gaie, toujours dynamique, elle s’occupait beaucoup de
nous quand elle pouvait, j’avais pas ce regard …
- Elle a fait des études ?
- Non. Elle devait être allée jusqu’au Certificat d’Etudes. A l’époque, ses parents voulaient que, enfin, il
fallait travailler, donc elle avait pas pu … Elle avait aussi, elle a aussi je pense beaucoup reporté sur moi
le fait qu’elle ait pas pu aller à l’école, donc il fallait absolument que, comme je pouvais, il fallait que
j’aille le plus longtemps possible à l’école. Donc, pour moi l’école, ça représentait quand même le
moyen de m’en sortir. Je me rendais bien compte quand même, quand même, que par exemple au lycée,
ça se voyait que j’étais la pauvre, pas parce que j’étais dans les bonnes classes, puisque j’étais bonne,
153
mais ça se voyait quand même que j’étais la pauvre mais c’était pas, ça ne me posait pas de problème,
parce que j’avais un objectif, il fallait que je réussisse.
Elle poursuit après un bac scientifique, des études de langues à l’université parce que les
langues étaient synonymes pour elle de liberté. Elle connaît là son premier échec. Alors qu’elle rate sa
licence et qu’elle n’avait pas l’intention d’enseigner, elle a l’opportunité de devenir maître auxiliaire.
Après un début difficile en collège, c’est cependant selon elle, « la révélation ». Les collèges très
défavorisés dans lesquels elle débute sont en même temps des établissements caractérisés par une
mobilisation forte des équipes enseignantes et c’est ce qui la séduit le plus dans son nouveau métier.
Elle choisit d’enseigner en lycée professionnel parce qu’elle pense que c’est là où le travail en équipe
et la recherche au niveau pédagogique sont les plus importants. Dans le lycée professionnel où elle
travaille aujourd’hui depuis dix ans elle a particulièrement investi cet aspect du travail enseignant en
marge de la classe : travail avec ses collègues d’anglais qui a notamment abouti à un jumelage avec un
lycée anglais et à la création d’une classe européenne, expérimentations et innovations avec ses
collègues d’autres matières, implication dans les différentes commissions et au conseil
d’administration de son établissement. Il s’agit d’abord par ses différents projets de parvenir à
mobiliser les élèves plus efficacement dans leur métier d’élève :
- Et qu’est ce qui vous, motive dans tous ces projets, dans cet investissement dans l’institution
« établissement » ?
- J’ai des convictions depuis que je suis toute petite, c’est que, c’est grâce à l’école qu’on peut changer,
comment dire, qu’on peut changer cette maldonne sociale qui est, enfin, en tout cas, c’est grâce à l’école
qu’on peut essayer de réduire une part des inégalités, même si ça ne marche pas toujours hein, même si,
globalement quand on regarde les études, ça ne marche pas très bien, mon investissement, euh,
l’investissement qu’on a, le respect des élèves qu’on a, et bien ça va leur permettre de trouver leur place
en tant qu’élève et que c’est ça qui change la donne en LP, c’est que, si l’élève a accepté de jouer ce
rôle, ce métier d’élève quand il est au lycée et qu’il a un peu intégré ce que ça pouvait lui apporter, ça
donne de bons résultats, et ça passe aussi par l’investissement des adultes, c’est-à-dire que, moi je suis
entièrement convaincue que, être prof, c’est pas faire un cours (pause), que ce, enfin, n’importe qui à la
rigueur pourrait faire ça, en Angleterre ils font ça, ils ont des répétiteurs, il y a une base de données
nationales et toc il y a un enseignant, deux répétiteurs, l’enseignant prend un groupe d’élèves et l’autre
il a un truc tout fait et hop, il le fait faire aux élèves, et c’est fait consciencieusement hein. Moi je pense
que l’enseignant, c’est pas que ça, c’est plus que ça, et que l’implication qu’on va obtenir de nos élèves,
elle ne s’obtient pas que, au moment où on est dans la classe. C’est-à-dire que moi quand je vais faire
un projet européen pour et avec eux hein, parce qu’on les implique aussi, et bien ça va déboucher aussi
sur une implication meilleure et sur une meilleure appropriation de leur métier d’élève.
Elle a envie aujourd’hui de se « booster » avec un nouveau challenge : son projet est de
devenir chef d’établissement. Cette fonction devrait lui permettre d’aider à l’échelle de l’établissement
au développement du travail en équipe, qui constitue pour elle le moyen essentiel d’améliorer les
résultats des élèves :
Je suis quand même allée dans pas mal d’établissements, peut-être une quinzaine en tout, et je crois que
c’est le profil du chef d’établissement qui fait que l’établissement est dynamique ou pas. Peut-être que
je me trompe, hein c’est-à-dire que, l’impulsion elle est quand même donnée par le regard que le chef
d’établissement a sur l’établissement, sa façon d’envisager l’enseignement, son positionnement qu’il
adopte entre les élèves, les parents et les adultes, et la façon qu’il a de, comment dire, de dynamiser les
projets qui peuvent lui être soumis, ou de les solliciter, sans dire impulser, parce que c’est très tendance
comme vocabulaire, mais d’être à l’écoute des profs et de, et de sentir qu’ils ont des projets et de les
booster quand ils en ont besoin. Et donc, je pense que ça, c’est une bonne façon de, de continuer ce que
je, de poursuivre ma, mon engagement dans l’éducation. Je ne voudrais pas un jour aller travailler en
n’ayant pas envie. J’ai peur que là, dans dix ans ce soit le cas. Et je voudrais pas que ce soit le cas !
Alors, peut-être que c’est, c’est peut-être pas la bonne voie, je suis en train d’explorer là, j’en sais rien et
puis en plus, il faut voir comment ça va évoluer mais je pense que même si il y a des paradoxes aussi
dans cette fonction, ça peut être pour moi un moyen de continuer à, à exercer le métier comme je
l’entends dans l’enseignement, c’est-à-dire à la fois du service public, parce que je suis attachée à ça, et
puis à cette perception de l’élève que j’ai.
154
Un fort investissement dans le collectif de l’établissement caractérise ces enseignants. Cette
mobilisation constitue pour ces derniers une façon de montrer à leurs élèves la force de leur conviction
concernant le rôle de l’école comme ascenseur social, d’abord parce qu’ils en sont eux-mêmes le
produit et qu’ils en constituent en quelque sorte la preuve.
II-2 Enseigner en milieu populaire : un défi intellectuel
Dans cet idéal-type, les enseignants sont jeunes et majoritairement issus des classes moyennes
voire eux-mêmes enfants d’enseignants. Ce groupe comprend des enseignants qui exercent
majoritairement en collège. Anciens bons voire très bons élèves, ils sont venus à l’enseignement soit
par la passion d’une discipline qu’ils aimeraient d’ailleurs transmettre à leurs élèves, soit par nécessité
après avoir fait des études universitaires généralistes.
Ces enseignants évoquent généralement dans leur propos leur surprise et la destabilisation qui
a été la leur lorsqu’ils ont commencé à enseigner en milieu populaire. Plusieurs d’entre eux font état
d’une prise de conscience rapide de leur manque de savoirs professionnels et de l’inadéquation, face
aux élèves, des pratiques d’enseignement auxquelles ils s’étaient préparés soit en formation soit en
souvenir de celles qu’ils avaient eux-mêmes connus en tant qu’élèves et de la nécessité, avec « ces »
élèves de mettre en place d’autres pratiques pédagogiques. A. van Zanten (2001) qualifie ce moment,
qu’elle repère chez les enseignants travaillant en banlieue, de « destabilisation initiale » qui les conduit
à une « réorganisation subjective » leur permettant de s’inscrire dans une logique de développement
professionnel.
Il reste cependant à analyser comment s’opère cette réorganisation subjective qui va permettre
à ces enseignants d’investir durablement les conditions d’enseignement en milieu populaire : sur quoi
s’appuie-t-elle ? Sur quels savoirs ? Sur quels éléments du contexte ?
Pour résoudre les difficultés de discipline et de mise au travail de leurs élèves qu’ils
rencontrent, ces enseignants s’engagent dans une intense activité de recherche de savoirs
professionnels (qui n’excluent aucun type de savoirs ni aucune source) qu’ils expérimentent et une
intense activité réflexive d’analyse des effets de leurs pratiques qui, partant, les amène à modifier leur
manière de concevoir leur métier et de l’exercer. Ces enseignants découvrent une réelle stimulation
intellectuelle au travers de ces activités de recherche, d’expérimentation et de réflexivité et face à la
complexité du problème ou des problèmes qu’ils ont à résoudre. Ces problèmes sont posés comme un
défi intellectuel qui s’accompagne d’un fort engagement subjectif qui les engagera à un retour sur soi,
sur leur histoire, donnant un sens inattendu à l’exercice de leur métier en milieu populaire :
Finalement, par rapport à moi, si j’avais trop de routine, je n’aurais pas supporté… Les choses me
motivent aussi malgré la difficulté, c’est un peu un défi… Les élèves, ce sont des personnalités, les
enfants sont différents, il faut se mettre à leur portée et ce que j’entends chez mes collègues, c’est ‘‘de
toute façon, ils ne comprennent rien’’. Donc (rires), c’est… Je ne sais pas, on ne peut pas se limiter à ça,
il faut faire quelque chose, il faut que ça passe… (Hervé)
Bruno a 30 ans et enseigne depuis cinq ans. Il rêve d’être enseignant depuis sa scolarité en
collège et « comme les maths lui plaisait ça été tout naturel de le faire ». Son origine sociale (classe
moyenne) et son propre vécu d’élève ne le préparaient pas à enseigner dans le collège de REP où il
enseigne aujourd’hui depuis six ans. Après un stage en lycée, il est nommé dans un collège situé dans
une commune minière fortement touchée par le chômage. Sa prise de fonction s’accompagne d’un
« choc » culturel et l’amènera à s’interroger sur le sens et la finalité à donner à son métier :
Bon je dois être honnête quand je suis arrivé à « Nom de la ville du collège » c’était un choc, parce que
je ne pensais pas que, euh, je ne pensais pas du tout que ça pouvait être à ce point…
C'est-à-dire à ce point ?
Et bien qu’il pouvait, en gros qu’il pouvait y avoir tant de misère humaine, c'est-à-dire enfin, misère
humaine, c’est un grand mot, que ça pouvait être socialement si difficile… Des tas, des tas de
problèmes sociaux, familiaux qui sont inextricables, qui sont énormes, pour moi j’étais un peu extérieur
à ça, donc bon pour en revenir aux distances, cette époque où on avait devant nous une classe de trente
155
élèves tous pareils, tous intéressés, ça n’existe plus, ça sera forcément mélangé, ça sera : il faut
intéresser…
C’est dans son propre rapport aux savoirs mathématiques que Bruno va puiser la réponse à son
questionnement sur le sens de son action dans ce collège. Il découvre le sens des maths lorsqu’il
prépare son CAPES. Les mathématiques vont alors faire l’objet pour lui d’une appropriation
personnelle, d’une intégration, par un cheminement intellectuel, à son expérience, qui s’apparente,
derrière un langage de l’esthétique, à une éthique. En d’autres termes, les savoirs mathématiques vont
désormais ordonner sa perception du monde et son vécu trouve dans les mathématiques une caisse de
résonance.
Bruno va mobiliser cette expérience biographique essentielle, « sa rencontre » avec les maths
pour mettre en œuvre un enseignement visant à produire une telle expérience avec ses élèves. Le débat
qu’il a avec ses collègues est d’abord celui du sens et des finalités à donner aux mathématiques : on
peut faire des maths des définitions et des calculs, on peut faire des maths un jeu (je ?) dans lequel il
s’agit avant tout d’apprendre aux élèves à raisonner, à être logique. Du choix de cette définition
découle des modalités d’enseignement et une définition du métier d’enseignant différentes :
Non, ah non, les mathématiques ça ne doit pas être…, ça doit être plaisant, ça doit être un jeu, si ce n’est
pas un jeu, ça ne marche pas. En tant qu’élève on ne m’a jamais montré la beauté des maths, ou
rarement ça n’a jamais été ça. Or, je pense enfin je pense, justement parce que je l’ai découvert très tard,
en gros je l’ai découvert au CAPES, tiens finalement les maths c’est quand même super joli parce que
tout s’unifie, tiens ce qu’on a fait là bas on le retrouve là bas, tiens et puis finalement c’est quand même
super beau parce que c’est beau et donc cette, cette beauté là, bon c’est à un niveau, ça passe au dessus
d’un élève de collège c’est normal, c’est normal… Mais en gros les maths sont partout on peut faire des
maths avec n’importe quoi, la preuve : on peut faire des maths avec du jardinage ou de la taille de
pierre… Ce qu’il faut c’est montrer ça aux élèves quoi, si la taille de pierre les branche et bien on fera
de la taille de pierre. Mais pas se dire : « non mon boulot c’est prof de maths, je dois leur faire
apprendre les définitions et les calculs, donc je me limite à ça ». Donc tout est bon pour faire des maths,
alors évidement certains après, certains peuvent nous reprocher « mais c’est du jeu en gros, tu es
animateur » « ouais » et bien ils peuvent le penser mais moi je fais ce qu’il me semble bon en cours.
Bruno découvre un sens aux mathématiques en formation initiale mais c’est à la fois la
nécessité qui s’impose à lui de devoir enseigner autrement là où il est nommé en REP et la
participation à un stage de formation continue de l’IREM qui lui permettra de mobiliser cette
expérience personnelle de rencontre avec les mathématiques et de trouver les nouvelles modalités
d’enseignement qui découle de cette nouvelle définition des maths :
Par exemple, tout ce qui est jeux mathématiques je l’ai découvert ici (à l’IREM), tout ce qui est activités
ludiques j’en ai découvert une grande partie ici. Donc il y a beaucoup de choses qui sont faisables. Tout
seul, on ne peut pas tout faire, ici on est ensemble, chacun se file des pistes, il y en a un qui va se
spécialiser dans un domaine et puis va faire partager aux autres, c’est ça quoi, ils m’ont fait découvrir
un univers mathématique que je ne connaissais pas…
Comment tu as été amené à…
Par un stage, par un stage au PAF, donc ce stage au PAF s’intitulait « maths en jeu », j’y ai participé,
j’ai eu de la matière pour deux ans de boulot quoi, et on est encore dessus, donc après bon j’ai eu, après
par affinité personnelle, je me suis rapproché des animateurs bon, pour qu’on se rencontre à l’occasion.
J’ai intégré leur groupe de recherche, leur groupe de travail, on en a créé de nouveaux et puis
maintenant à mon tour, je participe, j’anime, enfin j’anime, je co-anime le stage auquel j’ai participé.
Une forte mobilisation subjective caractérise ces enseignants qui s’appuient souvent sur des
ressources personnelles (passions, centres d’intérêt) pour transformer leur pratique pédagogique. Ils
peuvent présenter une figure de « passionné » mais aussi de chercheur « boulimique » de savoirs,
savoirs à et pour enseigner. Ils trouvent du plaisir à apprendre, à savoir et à partager cette expérience
avec leurs élèves.
156
II-3 Enseigner en milieu populaire : la réparation
Les enseignants dont le discours participe de cet idéal-type sont en moyenne plus âgés que
dans le groupe précédent et exercent leur métier plus souvent en primaire et en lycée professionnel
qu’au collège. Ils sont aussi plus souvent d’origine populaire. Ils ont pour caractéristique principale
d’avoir un vécu d’élève malheureux qu’ils mettent en avant pour expliquer d’une part, le choix qu’ils
ont fait de travailler en milieu populaire, souvent face à des élèves en grande difficulté (classes
d’insertion, lycée professionnel…) et d’autre part, la forte dimension éthique qui traverse leur activité
professionnelle.
Ces enseignants mettent au centre de leur activité professionnelle les aspects relationnels du
métier et les échanges avec leurs élèves. Ils portent une attention soutenue à la souffrance des élèves
qui peut résulter de la situation scolaire et du fonctionnement de l’école vis-à-vis duquel ils peuvent
être critiques. La nécessité de l’accueil, du respect, de la mise en confiance de l’élève s’accompagne
chez eux d’un refus de l’échec. Cette forte éthique les amène à occuper des postes, des « niches »
pourrait-on dire (en petite-section de maternelle, en classe relais, en lycée professionnel, en REP…),
où les contraintes de la forme scolaire y sont moins fortes, où ils se sentent moins porteurs de la
violence institutionnelle, et qui leur permettent d’exercer leur métier comme ils le conçoivent dans une
attention constante à la relation à l’élève. La « réparation » participe au sens subjectif qu’ils donnent à
leur investissement d’enseignants en milieu populaire qui leur permet aussi d’une part, d’actualiser des
valeurs humanistes solidement ancrées et d’autre part, de se projeter comme authentique au travers du
rôle professionnel qu’ils exercent même si cela ne correspond pas toujours aux attendus de
l’institution.
Hubert a 40 ans et enseigne la technologie en collège depuis 15 ans. Il est fils d’ouvrier et
décrit son parcours d’emblée comme atypique : après un CAP de chaudronnerie, un brevet de
technicien et un BTS, il a travaillé trois ans en industrie. Grâce à sa femme qui est assistante sociale
scolaire, il devient maître assistant avant d’obtenir trois ans plus tard le CAPET de technologie. Il
s’intéresse aujourd’hui à la prise en charge des élèves en difficulté au collège, il explique ce qui va
devenir une spécialisation par rapport à sa propre histoire :
Pourquoi j’ai une petite préférence [pour les élèves en difficulté]. Je pense que mon histoire est un peu
celle d’un écolier qui n’a pas bien réussi sa scolarité ou qui n’a pas eu, peut-être au moment où il fallait,
la vie qu’il fallait, c’est un petit peu ça. Je pense qu’au travail je retrouve un peu mon histoire, je me
retrouve dans le gamin, c’est à dire, comment ne pas laisser sur la route quelqu’un qui est prêt à s’en
sortir. Il y a quand même un lien très direct entre ce que je fais actuellement et depuis quelques années
dans l’éducation nationale, le travail que je fais avec les gamins et ma vie.
Après avoir participé à une mission GRETA, il prend en charge les élèves des classes-relais et
se « spécialise » progressivement dans la prise en charge des élèves de collèges les plus en difficulté.
Aujourd’hui il s’est inscrit au 2CA-SH3 qui lui donne une reconnaissance institutionnelle de sa
compétence à exercer son métier auprès de ces élèves. C’est dans un tel contexte qu’il va pouvoir
résoudre les tiraillements identitaires qui sont les siens et affirmer sa propre vision du métier :
C’est le côté humain qui m’attire de plus en plus et moi quand je travaille maintenant je dirais que j’ai
40% de pédagogique et 60% d’éducatif et si ça glisse comme ça, je vais continuer à faire de plus en plus
de la relation humaine et ça colle bien à ce public qui en demande, qui demande à être encadré, qui
demande à apprendre mais dans des mesures beaucoup moins cadrées qu’au collège. Et là, je me
retrouve, je me retrouve moi, je suis entier là, je suis entier. Je me souviens, au début, certaines journées
dans la salle des profs, pour moi, ça a été dur, j’entendais certains commentaires, ça critiquait pas mal,
ça critiquait pas mal certains élèves tout ça et moi j’avais encore la cicatrice qui était encore un petit peu
visible, je dirais entre guillemets, de ce que j’avais vécu et mal assumé et mal perçu je pense, et j’avais
pas envie de dire que j’étais chaudronnier alors que le gars, il fait arts plastiques, il est agrégé, il a un
DEA, […] Pendant 3-4 ans après la titularisation, j’ai mis du temps pour digérer et maintenant ça fait 63
Certificat Complémentaire pour les enseignements Adaptés et la Scolarisation des élèves en Situation de
Handicap (2CA-SH)
157
7 ans, je suis dans la construction de mon parcours c'est-à-dire, je suis de plus en plus entier dans mon
travail, entier avec les élèves, il y a un esprit de coopération ,de loyauté, un rapport humain beaucoup
plus sincère, plus fort avec les élèves, alors qu’au départ c’était « t’es là pour apprendre, tu viens pour
apprendre », or mon métier a complètement changé mes objectifs aussi […] Maintenant avec l’âge, la
maturité, je ne vais pas dire que je revendique mais je dis « tu sais, je suis un prof atypique et puis je
m’occupe des élèves en difficulté et s‘il y a des problèmes je peux essayer de m’en occuper », j’ai
affirmé ma façon de voir les choses.
Il parviendra ainsi au travers de cette spécialisation et cette manière de concevoir son métier à
réduire la distance entre ce qu’il a été et ce qu’il est devenu pour exercer son activité professionnelle
avec authenticité :
Depuis cette année surtout je vis mieux mon travail, je suis dans mon travail. Quand je prends mon
cours, c’est Hubert D. c’est même pas l’enseignant, c’est Hubert D. avec la techno et aussi avec ses
ouvertures d’esprit, ses ouvertures de discussion, ses qualités, ses défauts. Voilà, mon métier, je suis de
mieux en mieux dedans.
Renaud (45 ans, fils d’employé) connaît une scolarité qu’il décrit comme difficile. Elève en
souffrance, il se projette encore aujourd’hui dans les élèves punis :
J’ai eu une scolarité très, très difficile. J’étais vraiment très malheureux en primaire. J’ai des mauvais
souvenirs et j’avais des mauvais résultats. Je n’étais pas bien dans cette structure, dans cette école. Je
rentrais chez moi je n’étais pas bien. J’avais l’impression d’être cassé, d’être enfermé, d’être prisonnier.
Quand je vois des enfants dans le couloir à la récréation, chose qu’on ne peut pas faire, qui sont punis je
me dis « pauvre gosse » et je m’y vois, je m’y vois. Je ne suis pas à la place des enseignants, je ne vais
pas lui jeter la pierre. Le maître de CP à des choses à respecter, des programmes. Si l’enfant ne lit pas ça
va retomber sur lui mais je me dis on a tellement d’échec que… pourquoi pas essayer autre chose ?
Pour « échapper » à l’école, il s’oriente dans des études techniques et là il commence à
apprécier le français et à s’intéresser « à la culture ». Après un BTS il travaillera en entreprise mais il
n’est pas heureux, il n’arrive pas à se projeter « toute la vie à faire des bagnoles ». Marié à une
institutrice, il se décide à passer un concours qui lui permettra de devenir instituteur. Après une année
difficile en élémentaire, il découvre le plaisir d’enseigner en petite section de maternelle où là il va se
sentir bien. Ce niveau d’enseignement lui permet d’exercer son métier en accord avec lui-même. Pour
lui la réussite scolaire suppose au départ une bonne intégration dans le milieu scolaire. Il organise
donc sa classe de manière à ce que les élèves se sentent bien dans ce nouveau milieu qu’est l’école et
de façon à éviter tout échec :
Un enfant qui est en échec, ce n’est pas à cause de son QI, c’est parce qu’il se sent mal à l’école. Il y a
quelque chose qui ne va pas à l’école ou alors à la maison. Donc, moi je m’attache à ce que l’enfant
vienne à l’école, qu’il soit heureux d’être en classe. Il ne peut pas prendre de la nourriture dans ma
classe s’il n’a pas faim, s’il n’est pas bien. Et pour moi c’est vital.
Les valeurs d’écoute et de respect de l’élève sont au centre de sa pratique de classe qui lui
donne aujourd’hui beaucoup de satisfaction personnelle :
Alors qu’il faut prendre beaucoup de temps avec les enfants et puis aussi les écouter. Ça ne vient pas
tout de suite la parole. Il faut être disponible surtout si on en a vingt cinq ou trente. Il faut être assez
cool. Il faut respecter l’enfant surtout. C’est important. Tout cela me plaît beaucoup (inaudible) et je le
sens bien. Je me sens bien dans mes convictions et les enfants se sentent pas mal dedans.
Sylvie, fille d’ouvrier, a commencé sa carrière comme maître assistant en anglais il y a plus de
trente ans. Elle a choisi d’être intégrée en lycée professionnel parce qu’elle y a senti une « certaine
liberté de pratique » au niveau pédagogique mais aussi au niveau relationnel avec les élèves. Elle dit
d’emblée que la manière dont elle conçoit son métier est un travail de réparation par rapport à ce
qu’elle a connu lorsqu’elle était élève. Elle a notamment été très sensible à la violence de l’institution
dans sa tentative de normalisation des élèves :
158
C’est pour moi un travail de réparation par rapport à ce que j’ai connue en tant qu’élève. C'est-à-dire
que, ça a débuté au CP parce que je suis gauchère, alors je suis gauchère et ce n’était pas bien dans les
années 63-64, je veux dire j’ai connu une forme de… Bon, que je perçois moi parce que souvent j’en
discute avec les collègues qui me disent : « mais c’est ta perception, ce n’est peut être pas la réalité ».
Mais enfin l’important c’est ce qu’on perçoit quoi, ce qu’il reste. Donc moi j’ai senti déjà une grande
violence dans, déjà dans l’approche de l’écriture parce qu’on aurait voulu me contraindre à écrire de la
main droite, gauchère c’est gauche donc c’est pas bien, j’ai quand même réussi à rester gauchère. […]
Cette réparation consiste à rechercher de nouvelles pratiques d’enseignement qui changent le
statut et la pace accordées à l’élève ainsi que ceux de l’enseignant. C’est toute la relation pédagogique
et sa violence qui est revisitée dans les recherches et les expérimentations menées par Sylvie :
Le projet qu’on mène : « être acteur de sa formation » mais encore faut il qu’on donne des outils [à
l’élève] pour prendre conscience qu’il est quelqu’un qui agit, et non pas quelqu’un sur lequel on agit. Et
c’est encore des périodes actuellement où je suis en recherche de moduler ma pratique parce qu’il faut
rester exigeant. On est confrontés malheureusement à une grande inertie de l’élève, qui je le dis quand
même pour moi qui était habitué à être une personne sur laquelle on agit et non pas, je dois dire que
l’enseignement c’est quelque chose dans lequel on doit…, c’est un moule dans lequel l’élève doit se
mettre. Et moi pour moi ce n’est pas ça l’enseignement, il faut qu’il y ait une interaction et ça bon il faut
donner les moyens aux élèves de pouvoir être, non pas être l’être qui reçoit mais qu’il y ait cet échange.
Et ça remet aussi forcement en question le statut de l’enseignant, moi j’ai toujours perçu que être
enseignant ce n’est pas : « je suis le savoir, je sais tout et je suis sur une estrade par rapport aux élèves
qui sont en face de moi » et je pense aussi que si j’ai choisi ce métier c’est parce qu’il y a quand même
des échanges qui se produisent, il y a un enrichissement mutuel, que je mesure au quotidien…
Si ces nouvelles pratiques lui permettent d’être au plus près de ce qu’elle est, elles l’éloignent
cependant des attentes de l’institution quant au rôle à jouer de l’enseignant. Sylvie commentera une
inspection de la manière suivante :
Les remarques qui étaient pertinentes dans certains domaines, je veux dire j’ai senti tout de suite que je
ne pouvais pas aborder l’aspect relationnel avec les élèves, ce n’est pas ça qu’on demande quand on est
inspecté. Quand on est inspecté, il faut faire un cours type c'est-à-dire il ne faut plus être soi, il faut être
conforme à ce qu’on attend. Mais moi je ne peux pas jouer ce jeu là ce n’est pas possible, moi je préfère
qu’on me dise ça ne va pas et bien oui ça ne va pas, mais le problème c’est que moi ce qui m’importe
c’est comment je vais communiquer avec les élèves, et donc ça c’est le rapport à, entre guillemets, ce
que j’appellerais l’institution…
Patrick a aujourd’hui 42 ans. Sa famille est d’origine modeste (père électricien et mère au
foyer). Après une scolarité moyenne, il obtient une licence de droit et « sans trop savoir ce qu’il
voulait faire » passe le concours professeur des écoles qu’il obtient. Il a « l’impression que c’était une
vocation inconsciente avec du recul ». Il souligne que durant sa scolarité il n’a pas été aidé par ses
parents et qu’il a donc dû se débrouiller par lui-même.
Lors de sa première année d’enseignement, il fait la rencontre d’un maître d’école, adepte de
la pédagogie Freinet qui lui « ouvre l’esprit ». Il prend ensuite la direction d’une école dans un quartier
réputé difficile et utilise les outils de la pédagogie Freinet. Il mobilise le souvenir des difficultés
scolaires qu’il a connu durant sa scolarité pour expliquer sa rupture avec des pratiques d’enseignement
plus classiques. Il se dit bien dans sa peau et fier de ce qui se passe dans sa classe, dans son école.
Dans sa classe il est exigeant avec ses élèves, il se comporte avec eux en « bon père de famille » :
Moi je ne lâche rien, il y a quand même des, comment dirais-je, je les dispute aussi enfin j’essaie de me
comporter en bon père de famille donc […] Il fait être exigeant, sinon par eux même les gosses ne
peuvent pas devenir autonomes comme ça, ils ne peuvent pas aller au bout de leur travail, si derrière il
n’y a rien, donc en leur expliquant qu’ils viennent vraiment ici à l’école pour travailler.
159
L’engagement de soi et la persévérance sont des valeurs qui ont permis à Patrick de passer au
travers des difficultés de vie qu’il a rencontrées. C’est cette expérience de vie et cet éthos qu’il
voudrait transmettre à ses élèves :
Le plus difficile avec les enfants c’est d’exiger qu’ils aillent au bout de ce qu’ils font, dans
l’engagement et plus loin. Moi je retrouve ça dans la société, quand on s’engage on suit une licence de
foot et pour un oui pour un non on arrête. Je ne sais pas comment c’était avant mais je le déplore, je
trouve que moi j’aurais eu mille fois les occasions d’arrêter d’entraîner par exemple, et j’ai pris un
engagement, il y a des gens qui le suive et j’irais jusqu’au bout quoi, même si c’est dur, dur, dur mais ça
fait aussi avancer. C’est dans la difficulté à mon avis qu’on se construit.
Les aspects relationnels du métier, les dimensions éthiques qui le traversent sont fortement
présents chez ces enseignants qui se définissent comme « différents » en ayant un souci très marqué
des élèves eux-mêmes différents. Leur implication est souvent posée comme l’affirmation, au sein
d’un monde scolaire dont on se sent fort éloigné, de cette différence.
II-4 Enseigner en milieu populaire : un accomplissement
Les enseignants dont le discours se rapproche de cet idéal-type sont en moyenne plus âgés.
Majoritairement issus de milieu populaire, ils ont souvent été de très bons élèves ce qui a constitué une
expérience gratifiante et qui les a naturellement conduit à devenir enseignant. Leur engagement les
amène à être de très « bons » enseignants (à l’image de ce qu’ils ont été élèves) très innovants dans
leurs pratiques.
Lucie a 50 ans. Fille d’ouvrier, elle sera la fierté de ses parents en réussissant le concours
d’entrée à l’école normale en troisième. Elle a la « révélation » avec la classe des grandes sections de
maternelle. D’une part parce qu’elle y découvre une autre manière d’enseigner et d’autre part parce
qu’elle se sent particulièrement utile à cette place-là : son objectif est de faire réussir leur CP à chacun
de ses élèves. Elle va « consacrer sa vie » à sa classe en multipliant les formations, les recherches qui
lui permettront de s’inscrire dans une logique d’excellence professionnelle qui sera très vite reconnue
institutionnellement :
Toujours est-il que j’ai fait beaucoup de stages aussi dans le domaine de la langue : tout ce qui est
lecture, dans les sciences aussi, en fait j’ai touché à tout, tous les domaines, j’ai fait de nombreux stages.
Je ne compte plus les heures de stage que j’ai pu faire. Là c’est pareil : j’ai glané tout ce qu’on a pu me
donner et j’essaie de mettre en pratique dans ma classe en enrichissant, en glanant des informations un
peu partout. Les stages, c’est vrai, m’ont apporté beaucoup. Je suis toujours à la recherche de ce qui va
être un peu nouveau et puis j’aime bien essayer d’innover. Maintenant peut-être moins mais je veux dire
que la lecture telle que maintenant on peut l’enseigner au niveau de la maternelle, pour moi ce n’est pas
nouveau. J’ai toujours, au niveau de ma grande section, appris à lire. Et très jeune je me souviens d’une
conférence pédagogique. Je débutais, je devais être dans ma troisième année d’enseignement. J’ai eu
droit à toutes les enseignantes de la circonscription au fond de ma classe où je faisais une leçon de
lecture. Ça faisait tout bizarre, quoi, quand on a vingt-deux ans et qu’on a toutes les vieilles, maintenant
je suis vieille je peux me permettre, au fond de la classe qui vous regardent faire votre lecture, c’est
assez impressionnant.
I : Ce que vous faisiez avait été repéré ?
E : Voilà, oui, par l’inspectrice. Mais c’est toujours très gênant, par rapport aux anciennes. Maintenant
je me rends compte par rapport à l’âge ce que ça pouvait donner, à cette époque-là. Donc c’est vrai que
c’est beaucoup de recherches personnelles, mais aussi beaucoup d’apports par les stages et puis par les
collègues, les collègues qu’on rencontre. Et puis depuis pas mal d’années je reçois des jeunes aussi. Je
suis maître de stages mais temporaire, c’est-à-dire que je n’ai pas le diplôme, je n’ai pas le CAFIMF,
mais je reçois des jeunes. Ça apporte aussi beaucoup parce que elles ont un autre regard par rapport à la
pratique. Elles apportent leurs nouvelles idées et puis, par les échanges, en fait, c’est comme ça qu’on
progresse.
160
Certains d’entre eux peuvent vivre leur métier comme une mission au travers de valeurs
catholiques.
Caroline a 57 ans. Fille d’un père ouvrier qu’elle décrira comme « un grand lecteur, un
autoditacte » mais aussi un militant catholique et d’une mère malade et dépressive elle investit sa
scolarité et se passionne pour la lecture « pour sortir des problèmes de la famille ». Excellente élève
scolarisée dans une école privée catholique, elle voue une grand admiration pour ses enseignantes et se
destine très jeune au métier d’enseignant. Ce sont pour elles ces valeurs catholiques qui lui ont été
transmises dans sa jeunesse qui explique aujourd’hui qu’elle s’intéresse surtout aux « plus petit » c'està-dire aux élèves en difficulté :
On est tous dans le social [dans sa famille] avec le sens de faire notre métier comme une mission. Ça
vient peut être de nos valeurs catholiques qui m’ont été données par des instits que j’ai beaucoup
admirées, ça vient des valeurs de mon père aussi. Mon père était un militant d’actions catholiques. Ma
mère était bretonne donc croyante évidement comme tous les bretons donc on a baigné quand même
dans un milieu de valeurs chrétiennes et c’est vrai que des fois aussi on m’appelle sœur Thérésa (rires).
Mais je ne renie absolument pas… parce que il y a des valeurs là dedans qui sont des valeurs
universelles, humaines. Bon m’occuper du plus petit et bien oui…
Elle enseigne aujourd’hui le français dans un lycée sensible. Comme elle se construit vite une
réputation d’enseignante « qui réussit pas trop mal pédagogiquement » avec les élèves en difficulté,
l’administration de son établissement lui confie les classes les plus difficiles. Elle fonde son
enseignement avec ses élèves sur le jeu, ce côté ludique de son enseignement permettant d’accrocher
et de motiver ses élèves.
J’avais adoré l’école mais je m’y étais profondément ennuyé. Je trouvais que c’était calme, je regardais
tout le temps ma montre ! Je me suis dit : « on doit bien trouver quelque chose pour qu’on s’ennuie
moins mais c’est pas facile ». Et c’est comme ça que j’ai cherché, j’ai cherché ma joute oratoire etc., je
me suis abonné à des tas de revues avec des aspects pédagogiques, toutes les revues pédagogiques, tout
ce qui sortait, j’ai acheté des bouquins, j’ai fais des stages, évidement dans la formation continue et puis
du théâtre.
Ses pratiques innovantes lui permettront de travailler en projet interdisciplinaire de grande
ampleur avec ses collègues et de « casser la structure classe » afin de travailler autrement avec les
élèves :
On a fait des choses étonnantes parce qu’à un moment on a travaillé à quatre classes de seconde, on
appelait ça la quadruplette donc avec le même après-midi banalisé donc on pouvait, moi professeur de
français dans la classe de seconde 1 je pouvais aller cette après midi là en seconde 3 ou 4 que je ne
connaissais pas. On cassait les structures, par exemple on avait fait un cours c’était Joan qui animait, un
module sur la logique devant 120 gamins, un peu comme un cours magistral. 15 minutes, attention on
n’est pas fou, on entendait les mouches voler les gamins, on était dans le réfectoire parce qu’il nous
fallait une grande salle tous alignés. Joan parlait nous on était simplement les encadrants pour lancer
notre module donc un cours magistral de 15 minutes moi je prenais des notes et après on avait fait toute
une répartition par petits groupes de quatre, cinq on avait fait donc un module sur la logique sous forme
de jeu. On peut faire dans les séances de modules, c’est d’ailleurs ce qui va se passer mardi prochain, on
fait cours à cinq profs devant la classe complète on répartit après en petits groupes…
Ça donne une vision tout à fait nouvelle, une relation tout à fait nouvelle à l’enseignement. Casser, donc
on est plus le prof alors là on devient effectivement le côté des animateurs du savoir…
Ce faisant c’est toute la professionnalité du métier d’enseignant qu’elle revisite.
L’implication au métier se traduit ici par un fort investissement en terme de recherche de
savoirs à/pour enseigner de natures fort diverses et le développement d’une excellence professionnelle
assortie d’une forte innovation dans les pratiques pédagogiques mises en oeuvre. Ces enseignants sont
généralement repérés par leur hiérarchie qui les présente comme des modèles.
161
Conclusion
La forte réflexivité qui caractérise le rapport aux savoirs professionnels et au métier des
enseignants « impliqués » en milieu populaire les conduit régulièrement à un travail d’introspection de
leur propre expérience d’élève, de leur propre expérience d’apprenant. Pour « faire passer » les savoirs
curriculaires aux élèves, les enseignants s’impliquent eux-mêmes c’est-à-dire personnellement en
s’appuyant certes sur des savoirs à enseigner qu’ils puisent à des sources multiples et variées mais
aussi sur des savoirs existentiels et notamment sur leur propre expérience du savoir, de leur rencontre
avec le savoir.
Cela explique peut-être que les enseignants vivent leur expérience professionnelle si fortement
en analogie avec celle de leurs élèves : le plaisir des élèves suppose leur propre plaisir, la motivation
des élèves est aussi liée à leur propre motivation. Mais de manière plus fondamentale cela éclaire la
nature de leur tâche quotidienne qu’ils évoquent dans l’expression « faire passer ». Faire passer des
savoirs aux élèves nécessite un travail spécifique d’appropriation, d’adaptation et de transformation de
ces savoirs qui pour eux consiste à leur donner vie, à les mettre en vie.
C’est en sens que l’on peut comprendre le changement d’identité professionnelle que plusieurs
enseignants mentionnent au cours de leur discours : ils ne sont plus des enseignants mais des
animateurs du savoir.
162
Pour conclure :
Quel engagement pour les enseignants impliqués en
milieu populaire ?
163
Si la nature des savoirs mobilisés constitue l’objet princeps de notre recherche, elle se double
d’une question complémentaire qui est celle de la nature de l’engagement des enseignants.
La notion d'engagement peut s'étudier à partir de la mobilisation personnelle dans différents
contextes : sociales, professionnels, scientifique, politique etc. En ce qui concerne le monde
enseignant, elle est très souvent associée aux militants syndicaux ou politiques. Ce point de vue n'est
pas celui adopté par notre équipe. Nous avons fait le choix de ne pas interviewer de professeur
identifié spécifiquement comme adhérent d'un syndicat ou d'un parti politique. L’engagement ne
s’identifie pas au militantisme. Si celui-ci peut alimenter celui-là, il est plus politique et
idéologiquement (consciemment) orienté. L’engagement procède d’une vision du monde qui s’appuie
sur un habitus incorporé et agissant comme repère soutenant son action. L’engagement est souvent
adaptatif, moins utopique que le militantisme... On peut néanmoins considérer que de nombreux
enseignants sont doublement militants et engagés dans leur métier au gré des circonstances. Nous
voulions rencontrer des professeurs engagés d'une manière différente dans leur métier, avec leurs
élèves, leurs collègues ou les parents.
Dans la langue française le sens du mot engagement se module selon le contexte dans lequel il
est utilisé. Il peut se définir comme "la parole donnée". C'est l'enseignant qui, dans le passé, après avoir
été reçu au concours, signait un contrat de dix ans avec l'Education nationale ou celui qui, aujourd'hui,
signe son procès-verbal d'installation. L'engagement peut également se définir comme "acte ou
attitude de l'intellectuel, [...] qui prenant conscience de son appartenance à la société et au monde de
son temps, renonce à une position de simple spectateur et met sa pensée au service d'une cause. (J.-P.
Sartre)" (Petit Robert 1, 1990).
Pour Olivier Filleule (2001), l'engagement "doit être compris comme une activité sociale
individuelle et dynamique"qui prend plusieurs formes, que l'on peut hiérarchiser, constituant ainsi une
graduation de l'engagement de chaque acteur. Florence Passy (1998), souligne aussi les multiples
dimensions de l'engagement mais insiste également sur son aspect dynamique. Elle considère toutes
les formes d'engagement comme le résultat du croisement entre l'effort et la durée, la fréquence de
l'engagement. Il faut aussi tenir compte de l'articulation entre la trajectoire personnelle et les moments
de l'engagement : décision, défection, changement ... L'histoire sociale et scolaire d'un individu,
notamment certaines rencontres permettent d'expliquer des décisions ultérieures. De plus, si on
considère que l'identité personnelle n'est pas donnée une fois pour toute mais s'inscrit dans un
processus de construction de soi par rapport aux autres dans un contexte donné, le processus
d'engagement peut-être vu aussi comme un processus de construction identitaire.
La mobilisation des acteurs du système éducatif est au coeur de la réflexion sur la
professionnalité des enseignants mais semble ne pas être du même ordre que les compétences
développés par les enseignants. En effet, dans certaines situations, certains environnements et
particulièrement pour les enseignants travaillant en milieu populaire, ces dernières ne suffisent pas et il
faut des enseignants impliqués, investis. Il ne s'agit pas là de compétence professionnelle mais plutôt
d'une "manière d'être au métier" (Henri Peyronie, 2000). C'est pour répondre à une difficulté du
métier, à une vision de leur rôle que certains enseignants en font plus. Ils vont au-delà du simple
respect du contrat social qui les lie à l'institution. Cette attitude, celle de ceux qui s'engagent corps et
âme dans leur métier, nous semble donc être une des manifestations du rapport aux savoirs des
enseignants exerçant en milieu populaire. Elle est en tous les cas une façon de voir comment les
individus s'inscrivent dans des contextes ou situations sociales particulières. Elle détermine
notamment leurs manière d'être, leurs pratiques professionnelles.
Cela pose la question des caractéristiques de cet engagement de soi : Quelles en ont les formes ? Sur
quoi s'appuient-elles?
164
1. Les différentes formes d’engagement
1.1 Conscience importante de la relation professeur-élève
D’emblée, nos collègues ont pris conscience que la relation élève-professeur était primordiale.
Ainsi Hubert :
" Tout doucement, je m’aperçois que c’est le côté humain qui m’a attiré et maintenant, c’est le côté
humain qui m’attire de plus en plus et moi quand je travaille maintenant je dirais que j’ai 40% de
pédagogique et 60% d’éducatif… ".
De même, Sylvie a choisi pour cela d’enseigner en LP :
"Et surtout l’aspect relationnel avec les élèves qui me semblait beaucoup plus grand, plus libre… la
mission que je me vois c’est en faire des êtres pensants, responsables, des citoyens quoi, des gens qui
sauront se poser en tant que personne, c’est surtout ça, leur donner une image d’adulte qui les voit en
tant que personne à part entière… La question est aussi comment tu vas quantifier ta fonction
d’enseignant à ta fonction de heu, parlant (rires) de personne à personne, je veux dire, on ne peut pas
transmettre en disant, là, asseyez-vous, je démarre le cours… ".
Cette prise de conscience du « comment » a, bien entendu, une influence sur le « quoi ». Les contenus
de formation seront différents par la manière de les faire passer. C’est le cas pour Hubert :
"Mais moi, maintenant avec les élèves, je travaille plus sur les savoir - être que sur les savoir-faire parce
que j’ai une tendance à être dans ce domaine là de plus en plus, dans la difficulté d’abord de mettre le
pied à l’étrier, comment apprendre, avant « je sais apprendre », « comment je vais apprendre ». Je suis
plutôt « avant » que « après »… Mes lectures, c’est toujours dans les relations humaines. J’aime
beaucoup tous les articles novateurs, j’aime beaucoup la neuro-psychologie par exemple, la neurobiologie, la science du cerveau, c'est-à-dire, tous ces problèmes des fois qu’on a et qu’on peut
travailler ".
Manon aussi connaît cette évolution des pratiques :
" Je me suis beaucoup inspiré de, des stages et de recherches et euh, je me suis dit que, finalement,
c’était pas forcement moi le problème mais peut être mes pratiques donc j’ai essayé de changer mes
pratiques en cours et euh, j’ai senti un changement aussi au niveau des élèves, grâce à mon
changement… "
Donc, ces collègues ont pris la mesure de la valeur de la relation interpersonnelle forte
inhérente à la relation enseignants/enseignés aussi par son impact sur l’apprentissage. "Le projet qu’on
mène, être acteur de sa formation, mais encore faut-il qu’on lui donne des outils pour prendre conscience qu’il
est quelqu’un qui agit et non pas uniquement quelqu’un sur lequel on agit… Il faut qu’il y ait cette interaction. "
explique Sylvie. Cette relation différente, autre, à l’élève va instaurer confiance et motivation. Hubert
insiste :
" Sinon pour faire passer le savoir, instaurer une confiance, ça me paraît évident, un climat de calme, ça
me paraît évident aussi, calmer le jeunes qui arrivent dans la classe, un climat de respect aussi, par
exemple, j’exige le billet de retard même si je sais qu’ils ne le font pas partout, il y a aussi toute une
démarche de savoir être, quand même chez moi qui est importante avant d’aborder, quand on est prêt,
les notions théoriques qu’on a peut-être envie de partager ensemble. Tant qu’il y a un moment de
dysfonctionnement ou un moment où ça ne part pas encore, il faut attendre le calme, parfois c’est long.
Mais, moi, dans ma pratique, je pense que pour faire passer les choses, il faut que les gamins soient en
disposition, que le groupe - classe soit en disposition, c'est-à-dire qu’il y ait une relation entre nous,
humaine, moi je ne peux pas enlever le mot « humain » dans ma façon de faire… "
165
1.2. Une éthique du métier
Cette forme d’engagement car il s’agit bien déjà de cela, s’accompagne, comme l'exprime
Patrick , d’une éthique du métier d’enseignant qui va à l’encontre de pratiques allant au contraire vers
la facilité :
" Ben … ne serait-ce qu’au niveau des horaires, déjà respecter les horaires, ça a été mon premier point
de discorde… les profs qui arrivent en retard, qui font durer la récré… après, c’est des fonctionnements
de classe quoi… moi dans ma formation, j’avais travaillé… c’est une question de sensibilité politique
latente "
De plus, ces collègues donnent de leur temps, pour eux c’est normal, comme Gilles :
" Non bah le métier comme moi je le dis tous les jours, moi je suis content de faire ce que je fais donc
euh, j’espère que ça va durer le plus longtemps possible, bon bah, je pense que c’est parce que je suis
jeune et je commence certainement, bon le matin ça me dérange pas d’être une heure en avance,
d’arriver une heure le soir en retard pour, pour préparer des choses bon bah je vois mes collègues qui
sont plus anciens bah ils arrivent à l’heure ils repartent le soir, je pense que je serai certainement comme
ça je ne sais pas au bout de de trente ans, mais bon pour l’instant je suis content de faire ce que je fais et
même si des fois je rentre et je dis ah ça a été dur là, les élèves n’ont pas été cool avec moi mais bon,
bon bah voilà c’est bon, on passe et puis demain… » Ou comme Sylvie, investie dans un projet avec
deux autres collègues :« Oui c’était très, très, je veux dire c’est quelque chose qui nous a
demandé...beaucoup de temps, cinq heures de travail toutes les semaines pendant toute l’année quoi,
hein, c’est quelque chose qui était intéressant... "
Ce souci de " fonctionner honnêtement " apparaît aussi dans la volonté de transmettre un contenu le plus
« vrai » possible, comme pour Vincent :
" Il est vrai que dans des domaines tels que l’histoire, la géographie, les sciences, il est vrai que je
m’appuie à la fois sur des manuels, à la fois pour vérifier que ce que je sais est bon et vrai, puis à la fois
pour essayer d’en retirer vraiment l’essentiel sans ne rien oublier, ce qui est des fois le plus dur. Parce
qu’on a tendance à vouloir leur dire toujours le plus de choses. Comment je pourrais dire ça ? J’ai
rencontré ça pas mal de fois en histoire, à vouloir leur faire savoir des choses sur, par exemple en
histoire sur la préhistoire etc. mais en n’oubliant pas certaines notions basiques pour que plus tard…
c’est difficile à expliquer. J’ai pas envie d’oublier quelque chose ou de passer rapidement sur quelque
chose ou de la modifier pour qu’ils comprennent plus vite. Tout en me disant : j’ai pas envie que plus
tard ils me disent : « attendez on a vu ça mais ça change ». C’est là où c’est difficile : avoir une base,
l’essentiel, tout en n’oubliant rien d’important, en fait. Et que ça ne vienne pas perturber ce qu’ils vont
apprendre après. C’est parfois difficile... "
Cette dimension éthique se trouve aussi dans le regard porté sur les élèves, dans le comportement
respectueux envers eux. Ce respect de l’élève, Sylvie le pose d’emblée dans l’entretien :
" Donc euh, je veux dire moi, quand j’accueille des élèves en début d’année, euh, on établit, justement
j’essaye d’établir les règles de fonctionnements qui me détachent un petit peu de cette empathie et où je
place l’élève dans, si quand même dans une certaine mesure, en égalité plus ou moins d’échange, c'està-dire dans le respect de si tu parles moi je me tais et vice versa, euh, mais disons qu’en établissant des
bases comme ça de, de, de relations et d’équité au niveau de la prise de parole euh, ben il n’y a pas de,
de problèmes majeurs, au niveau voilà, du comportement des élèves...".
C’est aussi par exemple, Hubert, choqué par les propos tenus en salle des professeurs :
" Je me souviens, au début, certaines journées dans la salle des profs, pour moi, ça a été dur, j’entendais
certains commentaires, ça critiquait pas mal, ça critiquait pas mal certains élèves tout ça et moi j’avais
encore la cicatrice qui était encore un petit peu et mal visible, je dirais entre guillemets, de ce que
j’avais vécu, assumé et mal perçu je pense, et j’avais pas envie de dire que j’étais chaudronnier alors
que le gars, il fait arts plastiques, il est agrégé, il a un DEA, euh, bon, j’ai eu quelque mal pendant
quelques années, l’état d’esprit de certains profs et là j’ai commencé à comprendre pourquoi mes
parents ne pouvaient pas percevoir ça et moi je me suis dit « quel bond en avant, je suis passé de ça à
166
là » en me servant de gens qui se donnent un sens de vie
et je comprends qu’il y a certains profs
qui se la jouent, certains mais pas tous, mais ça m’a réveillé et pendant 3-4 ans après la titularisation,
j’ai mis du temps pour digérer et maintenant ça fait 6-7 ans, je suis dans la construction de mon parcours
c'est-à-dire, je suis de plus en plus entier dans mon travail, entier avec les élèves, il y a un esprit de
coopération ,de loyauté, un rapport humain beaucoup plus sincère, plus fort avec les élèves, alors qu’ au
départ c’était « t’es là pour apprendre, tu viens pour apprendre », or mon métier a complètement changé,
mes objectifs aussi. "
C’est toute la conception de l’enseignement de ces collègues qui est imprégnée de la notion de respect,
d’une pédagogie de l’humain. Pour Gilles, cela passe par " une bonne connaissance des élèves ".
Une autre forme d’engagement se trouve être la volonté de s’adapter, c’est le cas d’Hubert :
"- C’est pas forcèment que je donne autre chose, ils vont faire peut-être les mêmes exercices que les
autres mais je ne vais pas exiger d’eux la même chose, c'est-à-dire que, je me souviens cette année
d’une élève très en retard, je ne sais pas exactement ce qu’elle a mais je soupçonne quelque chose, cette
élève là ne s’est jamais découragée même avec des bilans catastrophiques, elle est capable d’écrire un
texte de 10 pages très incohérent, une histoire complète pourtant. J’ai repris son texte, j’en ai repris 4 ou
5 pages, je l’ai tapé à la machine et en fonction de ce qu’elle avait écrit, j’ai proposé un « re-travail » en
fonction aussi des notions travaillées à l’époque, elle fait le même travail mais ici, adapté, sa correction
est adaptée. Et elle pourra effectivement avoir une bonne note.
- Est-ce que ce que tu fais là, pour toi, c’est ça de l’adaptation ?
- Oui. Un autre exemple cette année, des primo-arrivantes qui arrivaient du Maroc fin septembre, en
ayant connu de la langue française que les cours en seconde langue, sur le même travail que les autres,
je donnais une version un peu différente, je n’avais pas les mêmes exigences..."
Jeanne a évolué également, au contact des élèves :
" ... Oui et en fait je me découvre, dans la vie je ne suis pas du tout patiente, et avec les élèves je le suis
… oui j’ai appris la patience et à contrôler mon côté impulsif … ce sont les échos de mon entourage ..."
De même pour Manon, cette connaissance de l’élève, c’est la base de l’adaptation :
" ... On a plus les mêmes élèves, il faut s’adapter en fait à chacun…
Alors justement l’adaptation alors comment vous la vous la vivez, comment vous la…
- Déjà faire face à un conflit dans une euh une classe, euh j’adapte une pratique différente selon euh j’ai
euh une élève qui est assez euh assez explosive on va dire et euh dès que je sens qu’elle est vraiment
énervé je j’essaye de vraiment calmer le jeu tandis qu’avec un autre élève par exemple, Benjamin, je
sais que si euh je je lui dit quelque chose, il va s’arrêter mais avec Pauline on ne peut pas, il faut la
laisser se calmer toute seule dans son coin pour éviter de de de de faire exploser…
- D’accord, autrement dit l’adaptation c’est finalement le fait d’agir auprès des élèves
individuellement…
- Voilà, connaître bien ses élèves…"
Ainsi, la construction identitaire se fait aussi grâce aux élèves comme l’explique Sylvie :
" ...je dois dire que l’enseignement c’est quelque chose dans lequel on doit, on doit se, c’est un moule
dans lequel l’élève doit se mettre et moi, pour moi, c’est pas ça l’enseignement, il faut qu’il y ait une
interaction et ça, bon, il faut donner les moyens aux élèves de pouvoir non pas être l’être qui reçoit mais
qu’il y ait cet échange et ça remet aussi forcément en cause le statut de l’enseignant, moi j’ai toujours
perçu que, heu, être enseignant c’est pas que je suis le savoir, je sais tout et, heu, je suis sur une estrade
par rapport aux élèves qui sont en face de moi et je pense aussi que j’ai choisi ce métier parce que il y a,
il y a quand même des échanges qui se produisent, il y a un enrichissement mutuel que je mesure au
quotidien. "
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1.3. Des enseignants qui doutent, s'analysent ... et s'engagent totalement
Cette adaptation aux jeunes qui leur sont confiés, aux situations vécues en classe est
également la marque d’enseignants qui réfléchissent, qui doutent, s’analysent, pour progresser tout
simplement. On retrouve cela chez Hubert :
"- Je voudrais revenir sur ce que tu as appris et comment tu as appris à faire ce que tu fais, faire un peu
le point sur ton expérience, ta trajectoire.
- Comment j’ai appris, ben, il faut savoir que j’ai fait une analyse donc j’ai beaucoup appris à travailler
sur moi, à travailler sur les comportements que j’avais donc quelque part, je pense que ça me donne un
petit plus et beaucoup de recul par rapport aux évènements et de tolérance aussi, le respect, des choses
comme ça. Mais bon c’est surtout parce que j’ai eu des techniques dans l’analyse. Tout ça me permet
de comprendre les comportements sociaux, l’adolescence, les relations avec la mère, je vois bien
comment ça s’articule, le comportement des groupes et des petits groupes, je vois bien comment ça
peut fonctionner, donc toutes ces choses là, je les ai. Je suis conscient d’un bon contact avec les
autres, moins âgés, plus âgés, j’avais déjà cette facilité peut-être un peu mais l’analyse m’a beaucoup
aidé à réfléchir, à revenir sur les choses... "
Ou chez Manon qui se voit comme : "... avant tout un professeur chercheur mais aussi réflexif dans le sens
où il faut revenir sur ses méthodes… aussi s’analyser soi même… Euh analyser sa classe. Voir un peu se
remettre en question en fait…"
Sylvie va dans le même sens :
" ... Ben euh, je veux dire moi je pense que de toutes façons euh, je serai toujours en recherche, c'est-àdire il n’y a rien d’acquis pour moi il n’y a rien d’acquis, il n’y a jamais rien d’acquis... "
Ces professeurs s'engagent, consciemment et totalement, dans un travail au quotidien qui peut parfois
être comme l'affirme Thierry, " un peu obsessionnel", même si pour ce même Thierry " c’est très sain"
Le plus souvent ils exercent dans des établissements souvent classés en REP et affirment
leur attachement à travailler avec des jeunes en difficulté ainsi que leur façon "différente" de v oir leur
métier. Hubert le pose d’emblée :
"
Depuis une dizaine d’années, je m’intéresse aux élèves en difficulté, en difficulté dans le système
ordinaire, c'est-à-dire qu’ils ne se sentent pas à leur place, pas à l’aise dans les apprentissages qu’on leur
propose, dans le rythme aussi et y’a, pour eux, beaucoup trop de difficultés et trop peu d’ouverture
pour, euh, pour s’améliorer ou faire des choses nouvelles. "
Sylvie elle aussi n’est pas entrée par hasard en LP où elle aide depuis plusieurs années avec deux de
ses collègues, des élèves de post-cycle, des " malheureux " qu’elles essaient de " regonfler ". Gildas,
également en LP, conçoit son rôle comme celui " d’un contributeur au progrès social " :
" et puis, j’ai été surveillant dans un LP… et après, j’ai fait un autre collège difficile… mais j’en ai tiré
quelque chose de bénéfique… parfois, on a envie de donner une gifle au gosse, quand on les voit…
quand on essaie de les re-contextualiser, de les remettre un peu dans leur contexte social, on prend
d’une certaine manière fait et cause pour eux ... et ensuite, je me suis retrouvé 3 ans au collège de M.,
un collège sans histoire… et je me suis senti beaucoup moins intéressé à apporter quelque chose à ces
enfants sans histoire… qui étaient vraiment favorisés mais qui ne se rendaient même pas compte…
parce que bon, je suis issu… mes parents sont tous les deux ouvriers, sans problème… ouvriers à C., ce
n’est pas le milieu social qui favorise la réussite scolaire… et la ville de C., n’est pas vraiment la cité
qui favorise le plus l’épanouissement de ses habitants… je me sens plus en mesure de compatir avec les
élèves qui composent la population des collèges en difficulté… je reconnais qu’il faut aider ces
jeunes… »
Juliette explique comment certains de ses élèves ont besoin de parler et viennent se confier à elle :
" Par exemple, une élève qui est venue me voir en expliquant que son ami voulait qu’elle soit
enceinte…des choses vraiment personnelles qu’elle est venue me dire…elle n’en a parlé à personne
168
d’autre…mais elle voulait me voir et m’expliquer son problème… des choses très personnelles …et
c’est là que je me suis dit qu’on a un rôle social et d’écoute qui est important… on ne peut pas se
permettre de dire : ‘‘ah non, j’ai pas le temps, j’ai mes courses à faire’’… est-ce que c’est parce que je
suis proche d’elle… je faisais un peu la grande sœur… beaucoup d’élèves viennent me voir pour me
raconter ce qu’ils vont faire pendant le week-end… ils ne sont pas écoutés ailleurs, c’est pour ça qu’ils
viennent me parler… sûrement que j’étais… j’aimais bien aussi… j’ai peut-être besoin de ça pour
m’intégrer… "
1.4. Changer les choses en étant conscient des limites du système
Conscients des contextes socio-économiques dans lesquels vivent leurs élèves, ils cherchent,
dans leur pratique quotidienne, non seulement à faire différemment mais aussi à essayer de " changer
des choses " dans l’institution " Education Nationale ". Souvent cela s’appuie sur une conscience aiguë
de la réalité. C’est par exemple le cas de Sylvie qui interroge la société en générale :
" ...Euh, bah moi je dirais que euh, j’ai des euh, j’ai beaucoup d’inquiétude, j’ai de l’inquiétude par
rapport à euh, comment ils vont se poser dans la société à venir, donc peut être que euh, peut être que je
ne suis pas objective, je, j’aimerais penser que ils sont armés pour euh, pour bien vivre pour euh… Mais
j’ai, ce qui me pose problème, c’est que pour l’instant, dans l’évolution de la société, quelle place on va
leur, quelle place ils pourront prendre, je, je j’allais dire quelle place on va leur donner parce que
justement ils ne seront pas dans une attitude où ils seront acteurs de hein, c’est ça qui me pose beaucoup
problème, c’est euh, comme on en discute souvent avec les collègues, c’est de craintes sur euh, c’est
entre guillemet ces ces jeunes pour une grande partie c’est quand même des proies faciles pour euh, bah
pour des partis politiques par exemple, c’est ça qui m’inquiète beaucoup c’est qu’ ils ne se posent pas
en tant que personnes, qui, qu’on est déjà dans des sociétés moi je dirais même pas à deux vitesses.
De toutes façons ça aussi il y a euh, là je jette ça comme ça mais là je pense que, le système scolaire est
vraiment en retard par rapport à l’évolution de la société quoi…"
mais aussi sur le système "Education nationale" :
" C’est c’est on est vraiment dans les choses pour moi très très archaïques, alors bien sûr la question est
de savoir si il y avait une capacité à réformer euh, non pas les contenus je ne pense pas forcement aux
contenus de formation mais à la pratique est-ce que ça ça permettrait aussi de débloquer les choses, il
faut pas se leurrer non plus un lycée professionnel, on est quasiment menacé de mort parce que au sens
où de plus en plus on va vers la formation en alternance et euh, pour nous aussi de façon un peu
schématique si il y a euh progressivement euh suppression du lycée professionnel dans le cadre de
l’institution c’est aussi parce que dans les formations qu’on proposera aux jeunes sous la coupe entre
guillemets du patronat c’est que on, on amoindrira les euh, les matières telles que justement le français
c'est-à-dire schématiquement c’est ne pas trop faire réfléchir les gens quoi... "
En manière de réponse, nos collègues vont réfléchir à changer méthodes et pratiques. Ces enseignants
essayent d’abord de rendre leurs cours plus concret, plus proches de la vie de leurs élèves. Ainsi
Jeanne :
Voilà c’est euh, il faut vraiment trouver des combines pour essayer de les faire rentrer dans les textes et
ça c’est pas facile c’est vraiment euh… On pourrait penser que c’est vraiment ça pourrait, ça pourrait les
intéresser mais au fond ce n’est pas ça … Oui voila c’est ça, c’est trouver la méthode… Je sais qu’au
niveau de la séquence sur « la lettre », ça ça a vraiment marché parce que c’est vraiment quelque chose qui
les qui les touchent… Et justement euh à la fin de la séquence j’ai été travaillé sur les e-mails, pour faire le
le parallèle donc ça c’est vraiment quelque chose qui les passionne… C’est c’est leur quotidien…"
Sylvie, elle, veut poser sa propre pédagogie, "trouver de trouver une liberté pour des pratiques qui ne sont
certainement pas celles qui sont forcement euh, euh…prônées par le le…système ?" Passionnée de théâtre et
participant à un groupe d’amateurs, elle raconte non sans humour que sa première pièce "... une petite
fable qui s’appelle « Fabuliste », qui, ce n’est pas aussi un hasard, est une critique du système scolaire..."! Mais
elle reste exigeante et Hubert va dans le même sens :
169
« ...Donc c’est un peu le problème qu’il y a chez moi aussi, ma façon d’enseigner, c’est très mouvant, ça
peut être surprenant et puis j’aime ça moi, j’aime ce côté qui n’est pas institutionnalisé mais avec des
objectifs pédagogiques quand même bien définis, il ne faut pas oublier le programme... »
même s' il a conscience de devoir aussi se protéger, « se préserver » :
" ... le défi pour moi, constamment depuis quelques années, depuis 2-3 ans surtout, c’est le mot
« préserve » parce que par rapport à des gamins comme ça, on donne beaucoup, faut faire attention y’a
des limites, faut savoir mettre les barrières quand il faut et mettre les garde-fous là où il faut. Donc pour
moi le défi par rapport à ce genre de travail que je fais maintenant, dans la façon où je m’engage, dans
mon processus de carrière, faut dire, je peux pas tout faire, je serai pas là pour tout faire et puis il faut
que je me préserve parce que attention ces gamins là même s’ils ont des difficultés bon, bah c’est tout
hein..."
Patrick aussi est en "rupture" avec la pédagogie traditionnelle.
" Euh traditionnel c’est euh, c’est euh et ben euh on remplit de connaissances l’enfant, on euh et l’enfant
doit restituer et on met une note, tu sais, tu sais- tu ne sais pas, tu ne sais pas, t’es pu, t’es zéro, t’es zéro
en fin de compte, complètement décontextualisé quoi, euh, c’est, c’est faire une dictée systématique
toutes les semaines à la même heure euh, euh, c’est euh complètement traditionnel, toute la la
scolastique que moi j’ai vécue par exemple mais c’est encore comme ça maintenant, il ne faut pas se
leurrer…"
Mais avec du fond, du sérieux :
« ...Mais je n’ai pas envie de faire n’importe quoi, ils ont vraiment besoin de l’école c’est c’est euh,
c’est important l’école après tout et euh moi je suis convaincu déjà que la pédagogie traditionnelle
fonctionne pour euh pour les bons, pour les bons élèves, les enfants sérieux quoi qu’elle développe en
aucune façon l’autonomie par contre euh euh, par contre ils se font chier par contre je pense les gosses
donc euh c’est pas tellement drôle donc je pense qu’il fallait changer quelque chose donc j’ai eu la
chance de rencontrer ce monsieur j’étais étonné même à l’époque quoi de l’école normale où moi on ne
m’a jamais parler de pédagogie Freinet, jamais… »
Thierry, lui, remet en cause le système de notation, il pratique et réfléchit :
Ce qui me gêne profondément dans l’histoire, c’est la notation. Il y avait un moment où j’étais en
rupture avec le système de notation et j’avais arrêté de noter. J’avais arrêté de noter en français, je
m’étais basé simplement sur des grilles d’évaluation par objectifs et je faisais une espèce de synthèse
qui aboutissait à un pourcentage qu’on pouvait traduire par une note trimestrielle. J’ai arrêté ce système
là à partir du moment où il a fallu entrer des notes dans l’ordinateur, etc... mais ce système me convenait
parfaitement. C’était plus facile à faire en français qu’en histoire- géo et de nombreux élèves n’étaient
pas handicapés dés le début de l’année par de mauvais résultats. Et celui qui ne réussissait pas tout de
suite, qui mettait plus de temps à atteindre les objectifs, même 3 ou 4 mois après les autres et bien il y
était arrivé et n’était pas découragé par une note qui lui aurait renvoyé une image absolument
abominable dès 3 ou 4 semaines. Peut-être qu’en définitive, c’est une question que je me pose en ce
moment, je vais revenir à un système de ce type là où ce qui serait déterminant, c’est une note globale
trimestrielle, à moi de m’arranger pour que l’ordinateur prenne ça en compte d’une manière ou d’une
autre mais qui laisse le temps à ceux qui ont des difficultés d’aboutir à la fin du trimestre à rattraper le
temps. Moi, je me dis, si moi-même, je suis en situation de formation, par exemple dans des choses
nouvelles, prenons le cas d’un examen du permis de conduire, si ça consistait à être noté dès la
première séance, on aurait forcément 4 ou 5 sur 20 et pour avoir le permis, il faudrait revoir 2 fois de
suite ses leçons rien que pour avoir la moyenne, c’est un système dans lequel on ne peut pas réussir."
Manon aussi met en place un autre système de notation et d’ailleurs fait venir les parents, leur explique
sa démarche :
"... Euh je sais que c’est très difficile d’évaluer parce que c’est vrai que moi j’ai des classes très
hétérogènes, j’ai de très très bons élèves et à côté de ça j’ai des élèves en très grosses difficultés et je
trouve que c’est un peu injuste de les comparer…
170
C’est difficile, de mettre un 18 sur 20 à la bonne élève et un 2 ou un 3 à quelqu’un qui a des difficultés
je trouve que ça n’est pas enrichissant pour l’élève qui a des difficultés, donc j’essaye vraiment de noter
par rapport à ses propres progrès…"
Donc ces enseignants multiplient réflexions et projets, donnent de leur temps sans compter pour
répondre au mieux aux besoins des jeunes qui leur sont confiés. Leur volonté de changer les choses
amène souvent à des projets finalement "innovants", bricolés et pratiqués au quotidien.
C’est le cas de Jeanne :
" ...sinon j’ai mis l’accent en début d’année sur le travail de groupe, parce qu’en fait ils viennent tous de
la même sixième à part quelques élèves qui ont été isolés de la classe précédente … Et en fait j’ai
essayé de les faire travailler en groupes donc parfois il y a des altercations mais bon parfois ça se passe
pas trop mal… en essayant de valoriser… [...] Donc j’essaie de leur faire écrire des tous petits textes en
classe et aussi à la maison et en fait ils recommencent beaucoup leurs textes. Donc je les fais écrire juste
une dizaine de lignes, comme ça ils écrivent régulièrement et puis quand c’est bien, c’est pareil j’ai
toujours ce système de +1 ou +2 pour travail maison réussi... Toujours pareil en groupe et après au
tableau, et donc ils font une synthèse, une synthèse que je tape pour le cours suivant et je leur donne la
grille. Donc en fait il y a les objectifs et ce qu’ils doivent faire, il y a « pas content », « moyen content »
et « content » et donc ils font leur auto évaluation, ils essaient de se mettre une note. Parfois ça
correspond...
-Eh bien, donc à chaque copie, à chaque fois qu’ils me rendent un travail écrit je leur mets en bleu
turquoise sur la feuille : « défi …. pour la prochaine fois » Et j’essaie de faire des choses simples mais
euh… qui sont réalisables. Par exemple, bon Sarah, elle a un gros, gros problème d’écriture, c’est juste
de ne plus faire de fautes en recopiant, faire des phrases, vérifie que chaque phrase comporte un verbe
… Donc c’est ce genre de chose : commence une phrase par une majuscule. Parce que ce n’est pas … ce
n’est pas non plus acquis … et en fait si le défi est réussi je leur fais … bon je rajoute + 0.5 ou +1 sur le
prochain... Comme ça, ils se voient progresser, ça permet de leur faire un suivi individuel … J’ai
abandonné les corrections où personne n’écoute donc, disons qu’ils ont une correction qui est
personnelle, et ça, ça me prend énormément de temps et je doute de vraiment pouvoir le faire à chaque
fois pour toutes les classes l’année prochaine oh … bon je me dis que c’est peut-être un rythme à
prendre et si j’étais un peu mieux organisée… Et puis après toujours ce principe d’échanger la feuille
avec le voisin..."
Cette volonté de faire différemment est parfois plus structurée dans le sens ou elle s'inspire
consciemment d'un courant pédagogique existant. C'est le cas de Patrick qui met en place des manières
de faire issues de la pédagogie Freinet :
"- Mais je me suis un peu intéressé à la pédagogie de manière générale, en regardant les revues et aussi
moi, je conçois mon travail comme un engagement quelque part, donc je me rattache un peu au
courant « école Freinet » ou des choses comme ça, donc ce qui m’a surpris tout de suite dans
l’enseignement, alors que je m’imaginais que les profs réfléchissaient sur leur pédagogie, qu’ils se
rattachaient par exemple à des courants pédagogiques. Freinet, c’est pas seulement une série de recettes,
c’est toute une conception de la société, une conception sociale, politique, je conçois moi, mon travail,
comme ça."
- Donc là, tu as lu des choses, tu peux me donner un ou deux exemples de ce que tu utilises et mets en
place encore aujourd’hui ?
- Par exemple, en pédagogie de projet, ce qu’on fait par exemple en création de chansons, ça s’en
rapproche parce qu’on a décidé collectivement avec les élèves. C’est vrai que la pédagogie de Freinet
est adaptée à une classe constante, de type primaire mais ce qu’on essaie de faire ça se rapproche un
peu. On détermine un projet, celui de créer des chansons et puis on va vers une collaboration, une aide,
les élèves vont se mettre ensemble pour avancer, pour travailler et puis on aboutit à une réalisation qui
vient d’eux-mêmes, c’est pas simplement quelque chose de parachuté. Le principe, c’est de pratiquer
une pédagogie démocratique , c'est-à-dire que l’apprenant lui-même, va pouvoir influer sur son propre
apprentissage, je pense que tout l’esprit de la pédagogie Freinet, c’est ça, comme moi je l’ai compris, en
tous cas. »
Comme nous l’avons vu, ils restent vigilants sur la qualité de leur travail et exigeants sur les résultats
des élèves. Ils sont également conscients des limites vécues parfois dans l’institution.
Par exemple, les nouvelles manières de noter, d’évaluer sont souvent expérimentales puisque la règle
171
reste la note avec relevés mensuels et bulletins trimestriels. Par ailleurs, nos collègues ne se sentent
pas toujours soutenus comme ils le souhaiteraient. C’est le cas de Sylvie qui raconte une inspection :
"- j’étais inspectée avec cette classe là, mais c’est pour moi pour moi ça ne me posait pas de problèmes
parce que ils rentraient de stage, une classe euh, très difficile à gérer, avec une très grande inertie,
une très grande morosité, euh, et donc bah le cours que j’ai bâti c’était forcement les faire parler de ce
qu’ils avaient vécu et puis le point grammatical c’était le projection dans le futur donc parler de leur
troisième stage et puis après j’abordais un texte sur euh, euh, les jeunes et le monde du travail, avec des
témoignages d’africains, donc euh, sur leurs difficultés, la projection qu’ils avaient, euh, c'est-à-dire
pour eux, l’école c’est fondamental parce que c’est la seule façon en fait d’espérer s’en sortir, voilà, et
puis l’inspection bah comme je suis tombée dans une empathie très forte, parce que je les sentais
complètement désespérés de voir l’inspectrice et le proviseur, ils étaient encore plus, plus fermés que
d’habitude, donc j’ai, je les ai encouragés et donc ça n’a pas été bien perçu par l’inspectrice (rires)…
- Qu’est ce qu’elle vous a reproché ?
- Oh, elle elle m’a reproché des problèmes techniques…
- Quoi ?
- C'est-à-dire de temps en temps parler en français pour les raccrocher au cours, mais ça c’est pas un
problème pour moi…
- Oui, je me doute…
- Euh, ou bien de de d’avoir pris comme support justement leur retour de de leur faire parler du stage,
moi moi le cours…
- Et elle aurait voulu que vous preniez quoi comme support ?
- Oh bah, il faut partir directement sur le texte, sur les articles…
- Une approche littéraire…"
Gérard cible le décalage entre sa formation à l’IUFM et la réalité du terrain :
" Mes leçons étaient prêtes, mes activités étaient prêtes… Mais au bout de un mois et demi, je me suis
dit mais je suis en train de me planter littéralement, j’arriverai jamais à maintenir, ne serait-ce que
l’ordre, entre guillemets, dans ma classe, si je continue comme ça ». Et ça, à l’IUFM, on ne nous
l’apprend pas ! Donc, j’ai rangé mon grand classeur et (ce qu’il fait à présent) ça marche ! Ce qu’ils
attendent de moi, c’est que je les guide pour qu’ils avancent dans la construction de leur savoir. »
Anita nous raconte tout le travail qu’elle fait autrement, en expliquant sans relâche aux parents, mais
est très critique vis à vis de l’institution :
" On est seul, on est toujours seul dans sa classe, peu de formation au niveau de l’Education Nationale
et on a aucune réponse à ses problèmes au niveau de l’inspection. Bah, au niveau des difficultés des
élèves, au niveau de la gestion de l’hétérogénéité d’une classe, on a vraiment des réponses incroyables,
des réponses incroyables ! Par exemple pour des élèves très en difficulté au CE1/CE2, l’inspectrice m’a
répondu « mais Madame, ces élèves là n’ont rien à faire dans votre classe… » … Bon et quand on voit
que les inspecteurs nous augmentent de 0,5 point, on se demande pourquoi ils viennent, pas de
réponse, aucune reconnaissance… ça ne sert vraiment à rien…"
Mais ces enseignants, s'ils sont conscients des limites de l'institution pour laquelle il donne sans
compter, consciemment ou non, sont des militants de l'éducation comme l'explique très bien Hervé,
professeur des écoles qui pratique la pédagogie Freinet en maternelle, lorsqu'il dit qu’il " y a aussi un
militantisme dans cette pédagogie… " et que qu'il fait "ce métier parce que c’est un engagement militant…".
C’est également la conception de Thierry :
" ... je conçois mon travail comme un engagement quelque part, donc je me rattache un peu au courant
« école Freinet » ou des choses comme ça, [...] Freinet, c’ est pas seulement une série de recettes, c’est
toute une conception de la société, une conception sociale, politique, je conçois moi, mon travail,
comme ça... Si dans mon travail, je le prends parfois comme quelque chose dans laquelle je m’engage,
c’est parce que je crois à un certain nombre de choses, [...] Je n’ai peut-être pas tout compris, hein, mais
je pense que quelquefois, on a besoin aussi d’être quelque part révolutionnaire... "
172
Ainsi, même si les collègues interviewés ne perçoivent pas d’emblée leur engagement dans le
métier, leurs pratiques et leurs manières de faire et de voir l’école et ses acteurs en sont pour nous de
vrais exemples.
Tout en connaissant et reconnaissant les limites de leur volonté de changer, d’innover, les collègues
expriment au quotidien la passion de leur métier, c’est "toute leur vie", c’est un défi permanent. Ainsi
Lucie :
"Je dis « Oh ! Et bien ça, c’est amusant, c’est drôle, je suis sûr que ça va leur plaire ». C’est vrai qu’on a
un regard, même en vacances, je vais dire, on va aller dans un endroit, on voit une boutique, on est du
champ maternel, on dit « ça, c’est pas mal, je pourrais le refaire dans ma classe, aussi bien en travaux
manuels, ou « ce livre-là il est pas mal » donc c’est vrai qu’on a ce regard, et on est toujours à se
dire « ça, ça pourrait peut-être servir ». Quel que soit l’endroit j’ai ce regard et cette envie. On va
acheter une bricole, on va se dire : « ça, ça pourrait servir pour faire ça ». Ça fait partie de ma pratique
de classe qui est pas pendant le temps scolaire mais c’est tout ce qui est extra - scolaire, quoi. Mais je
vais dire que la famille aussi, je vais dire que mon mari qui n’est absolument pas enseignant, des fois il
me dit : « tiens ça, ça pourrait être bien pour ta classe » il va aussi me l’apporter. C’est vrai qu’après
c’est une dérive. Je crois que c’est parce qu’on a le métier dans les tripes et qu’on l’aime bien, quoi. Il y
a bien sûr le côté ennuyeux, parfois, qu’ils sont trop turbulents, trop énervants, parfois on laisserait
tomber. Ça je crois que c’est l’envie. Je crois que ça restera tout le temps, même, même le jour où je
serai à la retraite j’aurai encore ce réflexe d’avoir envie d’acheter des bouquins…"
Pour certains, leur métier, lorsqu’il s’agit de travailler avec des élèves en difficultés prend donc une
dimension particulière. Ces collègues s’engagent fortement pour et dans des pratiques de classe bien
précises qui deviennent ainsi chez ses enseignants une sorte de credo qui détermine le quotidien de
leur classe.
Ainsi pour Hervé, enseigner est un "défi" une "vocation" qui représente "l’idéal du métier" :
" Parlez moi de vos élèves, comment vous les voyez ?
-J’ai du mal à parler des élèves en général, je vais tenir un discours que je tiens aux collègues qui
arrivent dans une école comme ça… il faut être attentif à tous les signaux que les élèves nous envoient,
il faut trouver la bonne façon de communiquer avec eux… finalement, par rapport à moi, si j’avais trop
de routine, je n’aurais pas supporté… les choses me motivent aussi malgré la difficulté, c’est un peu un
défi… les élèves, c’est des personnalités, les enfants sont différents… il faut se mettre à leur portée… et
ce que j’entends chez mes collègues, c’est ‘‘de toute façon, ils ne comprennent rien’’, donc (rires),
c’est… je sais pas, on ne peut pas se limiter à ça, il faut faire quelque chose, il faut que ça passe… »
Jeanne, de même, ne veut pas mettre de côté des élèves "délaissés" même si c’est difficile, elle aussi
relève le défi :
" Alors comment vous voyez les élèves et leurs milieux ?
Un milieu très difficile, et euh c’est vrai que dès le départ j’ai eu des problèmes avec certains élèves et
j’ai essayé et j’ai voulu comprendre, donc je me suis d’abord renseignée auprès d’autres collègues… Et
euh on m’a dit euh, te fais pas de soucis avec ces élèves, laisse les tomber de toutes façons euh on n’ a
jamais réussi avec lui donc euh, moi déjà, c’est vrai que je voyais le métier un peu bon je ne suis pas là
pour ça non plus mais si je commence à mettre mes élèves en difficultés de côté je vais réussir à rien…"
C’est aussi le point de vue de Gérard :
" Là, je travaille avec une 3ème d’insertion, … j’ai toujours été volontaire sur cette classe là et j’y suis
toujours.
- Pourquoi avez-vous été volontaire sur cette classe là ?
- Je pense que c’est encore une fois un défi… 3ème d’insertion, donc, quelque part, il faut ré- insérer, par
rapport à la scolarité. C’est automatiquement des élèves qui sont en difficultés scolaires et qui sont
quelquefois en difficultés sociales et en difficultés comportementales, c’est même pas « souvent »
(rires), c’est même quasiment que ça. Et voilà, donc, pour moi, au départ, c’est un défi, c’est un défi de
maîtriser ça. »
2. Sur quoi s'appuient ces formes d'engagement ?
173
2.1. L'importance de l'histoire scolaire
On a pu apercevoir précédemment le rôle du parcours de l’enseignant. La question est ainsi
apparue du lien entre les pratiques évoquées et l’histoire des personnes, c'est-à-dire la mise en
évidence, après avoir vu ce que faisaient ces collègues au quotidien, de ce sur quoi s’appuyaient leurs
pratiques. Au-delà du choix fait par l’individu de devenir enseignant, la forme d’engagement adoptée,
consciemment on non par certains professeurs, est parfois le reflet sinon le résultat d’un passé d’élève
marquant. En effet, le choix de devenir un enseignant s’occupant particulièrement d’élèves en
difficulté est souvent guidé par un vécu d’élève en difficulté. Des collègues se trouvent donc dans un
travail « de réparation ». Sylvie évoque ainsi un passé scolaire douloureux pour justifier son choix de
travailler en lycée professionnel :
" C’est pour moi un travail de réparation par rapport à ce que j’ai connu en tant que, en tant qu’élève,
hein. C'est-à-dire que, ça a débuté au CP parce que je suis gauchère, alors je suis gauchère et ce n’était
pas bien dans les années 63-64, je veux dire j’ai connu une forme de, bon, que je, que je perçois moi
parce que souvent, j’en discute avec les collègues qui me disent mais c’est ta perception, c’est peut être
pas la réalité, mais enfin l’important c’est ce qu’on perçoit quoi, ce qu’il reste. Donc moi j’ai senti déjà
une grande violence dans, déjà dans l’approche de l’écriture parce qu’on aurait voulu me contraindre de,
à écrire de la main droite : gauchère c’est gauche donc c’est pas bien, j’ai quand même réussi à rester
gauchère… Après c’est très, très rituel, il y a eu cet événement à l’école primaire, la sixième, et puis
après la troisième où un professeur de maths avait décidé que je ne serais jamais bonne en maths et que
j’étais limitée alors quand on ouvre un peu son livret scolaire quand on est adulte et qu’on voit, fin de
troisième : cette élève est limitée et ne pourra pas suivre un cycle long, là aussi ça fait un petit peu
mal aussi quand même… »
Ce passé n’est pas perçu uniquement comme celui d’un élève en échec mais aussi comme celui d’un
élève pour lequel le système scolaire « classique » ne convenait pas. On trouve plusieurs fois dans les
interviews l’évocation d’un parcours atypique pour expliquer la volonté affichée de travailler avec des
élèves en difficultés pour ne pas dire atypiques. Ainsi Hubert :
" Dans un premier temps, ma scolarité, on va dire, a été quand même assez atypique puisque justement
’ai fait partie de ces jeunes qui sont sortis de 5ème donc je suis parti 3 ans en CAP, CAP Chaudronnerie,
ensuite j’ai fait un brevet de technicien et un BTS et j’ai travaillé 3 ans en industrie. Puis ensuite, j’ai
travaillé 3 ans comme maître-auxiliaire au début en sciences physiques et mathématiques puis très vite
en technologie et j’ai passé le CAPET Techno en 94. Depuis une dizaine d’années, je m’intéresse aux
élèves en difficulté, en difficulté dans le système ordinaire, c’est à dire qu’ils ne sont pas à leur place,
qu’ils ne se sentent pas à l’aise dans les apprentissages qu’on leur propose, dans le rythme aussi et y’a,
pour eux, y’a beaucoup trop de difficultés et trop peu d’ouverture pour, euh, pour s’améliorer ou faire
des choses nouvelles."
De plus Hubert revendique ce côté hors normes : "tu sais, je suis un prof atypique et puis je m’occupe des
élèves en difficulté et s’il y a des problèmes je peux essayer de m’en occuper".
Gilles évoque aussi sa trajectoire ; élève en LP, il y est aujourd’hui enseignant, c’est sa fierté :
"... j’étais le seul à partir en lycée professionnel euh…ça c’est vrai que, je voyais bien qu’ils... bon c’est
vrai qu’il y avait cette image quand je suis parti de, ah le lycée professionnel et tous rigolaient un peu en
coin mais ah… Bon moi comme je dis maintenant ça m’arrange parce que quand je les revois, je les
revois de temps en temps ah bah tu fais quoi, et puis bon bah euh ils ont trouvés une place en temps que
magasinier, c’est peut être un boulot qui est super bien et puis maintenant je leur dis je suis enseignant
ah ouais tu es enseignant, ah ouais ouais et ça c’est un petit peu ma petite revanche parce que, même j’ai
des amis à mes parents qui, c’était pas méchant mais qui faisaient des petites remarques, ah bah il est en
lycée professionnel ah bah la petite pique…
Une autre forme d’engagement se trouve être le repérage de certaines difficultés d’élèves. On
retrouve également ici l’importance de l’histoire scolaire fonctionnant comme un « effet miroir », qui
met en jeu les problèmes rencontrés par le professeur. C’est le cas de Hubert qui insiste sur les lacunes
174
de ses élèves en ce qui concerne le passage de l’oral à l’écrit alors qu’il a rencontré ce souci pendant sa
scolarité et se trouve handicapé encore aujourd’hui pour la poursuite de sa formation professionnelle :
"- Je pense par exemple à des lacunes en enseignement pur, c’est à dire en français, j’ai des lacunes
pour l’écrit, à un moment ou à un autre, je vais le payer cash c’est à dire je vais être bloqué pour faire
certaines choses ou alors encore une fois repartir dans une formation. Bon, ce n’est pas si dramatique
que ça mais c’est quand même une lacune.
- C‘est toi qui le dit ou on te l’a renvoyé ?
- C’est moi qui le dit mais euh, mon épouse me dit effectivement : « t’écris comme tu parles.» A l’oral,
y’a pas de souci mais par contre, à l’écrit, c’est pas la peine, il me faut une secrétaire. Donc là j’ai un
mémoire, je ne suis pas inquiet, les idées sont là mais pour les mettre à plat… Mais quand je vois ça en
fin de compte, les limites on se les crée soi-même. Mais c’est ce que je dis souvent aux élèves, il faut
oser, oser, avoir envie d’oser et je sais pas c’est comme ça, il faut se lancer, prendre un risque. "
Renaud, quant à lui, a d’assez mauvais souvenirs de sa scolarité : mal être, relation pénible avec les
instituteurs … :
"J’ai que des images négatives. J’ai du faire une maternelle. C’était des sièges en demi-lune, une table
ovale avec un … une sorte de revêtement jaune comme on faisait avant … des tables, c’est pas du
formica, mais des tables jaunes... On nous coinçait et on pouvait pas sortir. Puis y avait ce tas de pâte à
modeler marron informe. J’ai l’impression que de ça, que de ça, de la maternelle. Après le CP, je me
souviens des images avec des bols tout ça … J’accrochais pas à l’enseignante. Enfin c’était une
enseignante … C’était une école de village et j’ai eu deux enseignants. Et à partir du CE1 c’était un
enseignant qui avait eu mon père donc euh … il était près de la retraite. Il faisait encore les sévices
corporels enfin il tirait la joue tout ça, la règle schlaf ! (bruit de la règle sur les doigts)… Y avait une
estrade de bois je ne sais pas quelle hauteur, on montait avec les cahiers, le porte-plume et tout ça c’était
… Je comprends aussi y avait beaucoup d’élèves. Y avait CE1, CE2, CM1,CM2 et puis y avait les
grands du certificat d’étude. Là, les bons élèves qui écrivaient bien au tableau. J’étais nul en
orthographe, je suis toujours nul en orthographe. C’était la galère, la galère. Y avait qu’en histoiregéographie où je trouvais un peu à m’échapper dans les livres avec des images. Mais j’ai redoublé mon
CM1, après ça était un peu mieux j’ai appris la règle de trois, la preuve par trois. Après la sixième
c’était encore pire... »
… et il semble vouloir absolument créer une ambiance de travail agréable. Les enfants doivent être
heureux de venir à l’école :
" Un enfant qui est en échec, pas à cause de son QI c’est parce qu’il se sent mal à l’école. Il y a quelque
chose qui ne va pas à l’école ou alors à la maison. Donc, moi je m’attache à ce que l’enfant vienne à
l’école, qu’il soit heureux d’être en classe. Il ne peut pas prendre de la nourriture dans ma classe s’il n’a
pas faim, s’il n’est pas bien. Et pour moi c’est vital."
Cela est important aussi pour Jeanne qui prête beaucoup d'attention à ce ses élèves " aient vraiment aussi
le plaisir, le plaisir d’apprendre... »
Cela passe obligatoirement par l’instauration d’un climat qui permette aux élèves de s’épanouir, de
prendre et bien souvent de reprendre confiance en eux et d’apprendre. On retrouve cette volonté chez
de nombreux collègues qui font parfois clairement la relation avec d’autres points importants de leurs
pratiques à savoir la motivation des élèves et la gestion de l’hétérogénéité. La classe doit être un lieu
de vie agréable et un lieu de socialisation où les outils pédagogiques tels que le photo-langage, le
travail de groupe, le débat, les situations problèmes, le jeu de rôles …sont couramment utilisés :
" Hubert : Comment je travaille avec eux ? Comment je fais avec eux ? Alors, d’abord, j’avais lâché ça
quelque temps mais je reviens là-dessus : j’essaie de redonner de la vie à la classe, c'est-à-dire, on vient
parce que c’est plaisant, on vient, on va passer du temps agréable dans ce groupe, on va discuter, on va
faire des choses. Donc, ça peut être sur un problème technique, sur un objet technique, sur l’histoire
d’un objet, des choses comme ça, je me sers beaucoup du photolangage. Ou, à partir d’une question
posée, chacun répond et ensuite, on fait la synthèse. De plus en plus, je m’oriente vers cette façon de
travailler, en sous-groupes et on partage ce qu’on
sait déjà, soi, je suis en train de dire quoi si le
175
gamin au départ ne sait pas qu’il a de la valeur,il aura du mal à comprendre qu’il peut aller de l’avant.
J’essaie de redonner un peu de force à chacun à travers leurs connaissances. »
La notion de plaisir que les élèves doivent trouver dans la classe renvoie donc aussi au passé scolaire
des enseignants et oriente leurs pratiques. Il faut noter également que l’histoire scolaire de ces
enseignants n’est pas faite que d’échecs. Manon, par exemple, nous explique qu’en classe
préparatoire, comme elle ne comprenait pas, avait du mal à donner du sens, elle s’était mise à faire des
fiches pour s’aider. Aujourd'hui, elle « passe » la technique à ses élèves ; elle a d’ailleurs l’impression
de partir beaucoup de son expérience d’élève pour se construire sa professionnalité :
" J’ai l’impression de partir beaucoup de mon expérience d’élève ou de mes amis… Ou des élèves alors
c’est sûr qu’il y a eu un changement… Pas une génération mais bon… Et au niveau de leur âge il y a
peut-être des choses qui ont changé mais dans l’ensemble… J’ai essayé de me souvenir de ce qui me
sclérosait complètement chez certains profs et surtout de ne pas… Ne pas leur ressembler... "
2.2. Des rencontres marquantes
Pour bon nombre d’enseignants, leur scolarité a été une époque plus ou moins difficile et/ou
désagréable en raison des difficultés rencontrées mais cependant certains y ont trouver un facteur plus
positif pouvant aussi expliquer la forme de leur engagement et leur « manière d’être au métier ». De la
même manière, cette période a également été l’occasion pour certains de rencontrer des personnalités
marquantes qui ont bien souvent permis à nos collègues de progresser, de changer.
Gilles, a effectué une scolarité "chaotique " et a été orienté en LP où il a rencontré un enseignant de
menuiserie. Rencontre marquante puisqu’elle orientera son avenir :
" En plus j’ai trouvé un prof, c’est lui qui m’a fait vraiment le déclic… Le déclic pour enseigner quoi, je
m’entendais vraiment bien, ça c’était vraiment, je pense que c’est à partir d’ici que c’est parti, bon là
dès quelques mois je savais ce que je voulais faire, c’est prof en menuiserie quoi."
Ainsi, Gilles essaye de reproduire avec ses élèves ce qu’un de ses professeurs avait fait pour lui
auparavant et cela place la motivation au centre de ses pratiques .
"Bah comme, euh, comment dire moi je euh comment j’essayerais enfin si j’ai je pouvais faire un peu
comme mon prof à pu faire pour moi c'est-à-dire à vraiment les motiver … De leurs montrer que bah même
si aujourd’hui ils sont menuiserie bah c’est peut être pas ce qu’ils ont voulu, et euh bon bah après il faut
essayer de tirer le meilleur des choses…
-Même si après ils ne font pas bah j’essaye de les motivés, même un jour dans la vie ça leur servirais peut
être je ne sais pas si ils refont une maison bah ils auront quand même des petites notions de menuiseries et
ça peut leur servir, même si ils passent uniquement le BEP et après bah ils vont euh en maçonnerie en
mécanique, euh, moi déjà mon premier c’est essayer de les motiver de puis ensuite ceux qui sont motivés
bah c’est de leur transmettre le savoir le plus possible ..."
Ces rencontres importantes dans la construction de l’identité personnelle et professionnelle des
enseignants se font aussi à d’autres moments et particulièrement en début de carrière. Ainsi Renaud a
poursuivi son entrée dans le métier grâce à une rencontre professionnelle :
" On me laissait ma classe. Je ne savais même pas faire une polycopie. Personne ne m’avait expliqué. Je
ramais vraiment. Y a qu’une enseignante qui m’a dit, en plus elle était syndiquée, elle était directrice
très jeune tout ça «Qu’est-ce qui se passe ? T’as pas de formation et on te met … ». Alors elle prenait
pas son quart de décharge. Elle m’a dit « Va dans la classe au fond » et puis …Ces gens là on peut pas
les oublier parce que c’est grâce à eux qu’on a pu tenir et qu’on fait ce métier là."
Patrick se souvient, lui aussi :
" j’ai eu un maître à l’école élémentaire, Monsieur X qui est devenu conseiller pédagogique, qui est en
retraite depuis très peu de temps, 3 années peu être, il m’a donné pas mal le goût du sport. On en faisait
176
chaque après midi je me souviens, c’était un simple match de foot ou une course euh, euh une course et
euh, ça m’a peut être donné le goût de l’effort donc euh, donc euh, voilà pour euh, parler un petit peu de
ce monsieur, en fait lorsque j’ai commencé à enseigner j’ai fait pratiquer pas mal de sport à mes élèves
et euh je pensais souvent à lui."
Le témoignage d'Isabelle, jeune professeur de Français, tant à montrer que ces rencontres qui peuvent
modifier l'ensemble des représentations, des pratiques peut se produire après l'entrée dans le métier
grâce aux collègues présent dans l'établissement.
" C’est vrai qu’en français on est très, très soudés, on travaille beaucoup ensemble on se voit pendant les
vacances pour pouvoir mettre en place des, des progressions donc j’apprends avec elles également bon
et puis parce qu’elles sont un petit plus âgées que moi et puis on peut échanger donc on apprend aussi à
ce moment là, toi comment tu abordes ta séquence, ah oui comme ça, en faisant de la lecture d’image
plus que d’oral ou enfin savant mélange… "
2.3. Des expériences pré-scolaires
L’engagement peut-être également perçu comme le résultat de l’enchevêtrement d’une histoire
scolaire et familiale. Gilles a ainsi choisi, au sortir de la classe de troisième, une filière professionnelle
en menuiserie puis il a fait le choix de travailler dans la menuiserie "grâce" à un enseignant. Mais sa
famille était ancrée dans ce métier : dans la famille de son père et de sa mère tout le monde est dans la
menuiserie.
Le parcours social joue également un rôle. On trouve ainsi, chez beaucoup d’enseignants, un
passé d’animateur. A l’extérieur et souvent avant de rentrer dans l’Education Nationale, ces
enseignants «engagés» ont une expérience importante quantitativement et qualitativement, de
l’animation extra-scolaire : BAFA, brevet d’éducateur sportif et activités en centre aéré, colonies de
vacances … Certains continuent même cette activité en dehors comme pour Patrick, entraîneur de
foot, le mercredi après-midi. Cette première expérience avec des enfants, parfois difficiles, a contribué
à influer sur le choix de leur profession comme pour Gilles :
" Donc j’ai fait aussi euh, une douzaine de centres de vacances euh, centre aéré, centre de vacances de
loisirs donc j’ai, donc j’avais ça et puis voilà ça, un boulot qui alliait les jeunes et puis le, le bois,
bon… "
Ce rapport avec les enfants est même identifié comme une qualité nécessaire, utile pour être professeur
pour avoir comme le dit Gilles : "le contact avec les jeunes" ou " savoir comment prendre les jeunes". Cette
expérience pré-scolaire semble importante. Il en est de même pour celle acquise au sein d’une
entreprise par les collègues qui ont connu un parcours professionnel avant d’intégrer l’Education
Nationale.
C’est encore le cas de Gilles :
" Donc bon, bah, ça m’a permis, ça m’a aidé aussi beaucoup et euh, parallèlement bon j’avais toujours
ma petite idée d’être enseignant, et euh bah, j’avais demandé euh, enfin j’avais monté mon dossier pour
euh, à Epinal, pour un recrutement pour la licence et puis bah, j’ai été pris en fait mais bon, j’ai, je
pense que j’ai été pris grâce à mon expérience dans le privé professionnel… "
Ou de Gérard qui déclare :
" … Mon parcours industriel, professionnel, m’a permis… de découvrir un autre monde, de vivre un
autre monde. Bon, je suis super bricoleur, j’ai repris certainement toutes ces choses-là en regardant les
autres faire et on me fait encore appel maintenant pour me demander des dépannages, etc … Tous les
professeurs devraient pouvoir sortir du monde de l’enseignement… Voilà, bon, je vais prendre
l’exemple : le directeur de la SEGPA, Monsieur J…, il a travaillé à V, c’est un ancien industriel ! Moi,
je vois bien, ce gars là a des capacités à lier l’enseignement au monde industriel et c’est une force ça,
c’est une force, parce que les enfants, les élèves, qu’est ce qu’ils attendent ? Qu’on leur explique ce qui
va leur arriver plus tard et à quel moment ce qu’ils sont en train d’apprendre maintenant, ils en auront
177
besoin. Donc, quelque part, il faut que ce soit lié. [...] « Moi, j’ai travaillé en industrie : c’est que j’ai
appris des choses, c’est que j’ai d’autres cordes à mon arc que d’être enseignant en mathématiques, et
comme c’est des élèves qui vont faire des stages en entreprise, quand ils reviennent des stages, on a des
discussions. J’ai plein de choses à leur apprendre. »
Les expériences se croisent comme pour Gérard qui ajoute également à son expérience celle du milieu
associatif :
" La deuxième chose, c’est ma vie associative, c'est-à-dire le fait qu’à un moment donné, on m’ait
proposé, déjà dès le plus jeune âge, une responsabilité envers des gens qui étaient qui étaient plus jeunes
que moi et l’envie de leur apporter quelque chose et de les faire monter au plus haut niveau dans un club
de basket… »
2.4. Histoire de vie familiale
Un autre élément de cet « écheveau », (Peyronie, 2000) peut-être illustré par le nombre important
d’enseignants interviewés qui ont, dans leur famille ou dans leurs proches, des enseignants. C'est le
cas pour Juliette :
"- … et le moment où vous avez décidé d’enseigner…
- J’ai une maman qui est professeur d’anglais déjà… je pense que… pourtant, pendant de nombreuses
années, je me suis dit ‘‘jamais je ne serai prof’’, c’était le truc… je ne sais pas si c’est le fait d’avoir
quelqu’un de prof à la maison ? … moi, c’était le truc, non, je ne ferai jamais prof… tout, sauf ça… ça
ne m’intéressais pas… et petit à petit, je me suis rendue compte… peut-être par les études, je me suis
rendue compte que j’avais des facilités à parler en public, j’avais souvent un petit groupe autour de moi,
et puis j’aimais bien un petit peu être le chef du groupe… donc, c’est peut-être ça qui m’a poussé à voir
des qualités…
Ou encore pour Vanina :
« mes arrières grands- parents, ils étaient paysans et puis grâce à l’école, les enfants sont rentrés dans la
fonction publique : il y en a un qui était policier, enfin commissaire de police, un autre, professeur de
français, mon autre grand père, et mes grands-mères ne travaillaient pas. Mes parents se sont connus à
la faculté, mon père est à la retraite depuis cette année, il est prof de physique et maman est
institutrice et elle est à la retraite aussi depuis un moment parce qu’elle n’en pouvait plus, voilà. Alors
moi, de façon très originale, (rires), j’ai fait comme mon grand- père, voilà. »
Comme pour le choix du métier, on remarque que l’engagement est aussi fortement marqué par
l’éducation et l’attitude parentales.
C’est le cas de Manon qui reconnaît dans l'éducation parentale les valeurs qu'elle essaye donner à ses
élèves :
« ... Ah ah ma mère euh elle est toujours derrière moi elle a toujours été derrière moi euh en train de me
faire réciter mes leçons non non très bien, à ce niveau là… Peut être un peu trop mais bon comme j’ai
un caractère j’ai toujours voulu bien faire donc euh ça ne m’a pas posé de problèmes…Et même jusqu’à
l’année de CAPES mes parents étaient toujours derrière moi, à me dire, à m’encourager, à me dire que
le travail à l’école c’est important…
Ainsi, comme pour Sylvie, les valeurs familiales transmises sont toujours présentes :
« ...donc tout ça ça donne quoi bah ça donne en plus de ce désir d’être enseignant parce que c’était aussi
transmettre son savoir, il faut, c’est ce que mes parents nous avaient inculqués, il faut savoir pour
réussir ... »
Plusieurs de ses professeurs reconnaissent d'ailleurs l'apport de l'éducation parentale.
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"...on se dit aussi parce que si on fait des parallèles par rapport à ce qu’on a vécu aussi c’est que le tissu
familial est fondamental dans le développement de la personne, c'est-à-dire que moi c’est parce que j’ai
eu des parents qui m’ont, qui ont mis des valeurs dans le savoirs que j’en étais convaincu, je pense que
ça aussi et que bah ces jeunes sont dans des familles où malheureusement il y a tellement de choses qui
font que ça ne va pas pour eux, euh, que il n’y a pas eu transmission… "
2.5. Le plaisir des enseignants
Dans l’ensemble, ce qui est subsiste après les entretiens et leur relecture, c’est l’impression du
plaisir vécu par ces collègues dans l’exercice du métier. Comme nous le voyions plus haut, ils veulent
rendre leurs élèves heureux et aussi vivre et travailler avec plaisir dans leurs établissements et c’est làdessus que nous voulons terminer, avec le témoignage de Patrick, par exemple :
"...donc euh, non j’aime bien ce que je fais euh je suis content de venir parce que j’estime avoir du
pouvoir, pouvoir sur pour agir (…) et puis je pense que j’ai tout simplement le profil pour travailler ici
euh donc je suis bien dans ma peau et voilà quoi... Donc, simplement et je prends plaisir à venir
travailler euh je j’enseigne avec bonheur j’espère que les enfants sont contents de venir à l’école donc là
c’est déjà mes objectifs prioritaires à savoir développer un un climat de confiance et puis euh former les
citoyens responsables mais c’est pas des mots hein c’est euh dans c’est une réalité qu’on vit au travers
la vie de la classe, la vie de l’école euh essayer de faire en sorte que les élèves apprennent la vie, la vie
telle qu’elle est c’est une société dans la société en fait l’école donc euh, donc euh voilà quoi c’est un
peu mon parcours euh un peu mon parcours... Et donc non par rapport au système euh, moi je ne suis
pas carriériste non plus donc euh pff, non je veux prendre mon pied je ne sais pas je suis bien là... "
Le plaisir réside pour de nombre d’entre eux, comme Manon, dans le fait de se soucier de la réussite
de leurs élèves et dans l'observation des progrès de ces derniers :
- Est-ce que vous avez l’impression parfois euh dans des situations où on peut être découragé …?
- On peut avec certains élèves on on ne peut rien faire.
- Je me suis dit souvent ça oui, oui, mais euh finalement avec Mathieu qui a eu quatorze, en début
d’année, pour moi non je ne pouvais rien faire avec lui et euh il y a eu des moments, des petits moments
de bonheur… C’est vrai qu’avec certains élèves on a plus souvent à faire à des moments de malheurs on
va dire ou bien de de désespoir on ne sait plus quoi faire avec euh mais il faut se rattacher aux moments
de bonheur… "
En bilan de nos rencontres et de notre travail d'analyse, il nous semble intéressant de dire que
l'engagement des enseignants, que ce soit du point de vue de la construction de leur identité
personnelle et professionnelle, de celui des pratiques de classe ou du regard qu'il porte sur leur métier,
et sur leurs élèves, nous apparaît comme la mise en oeuvre au quotidien d'un ensemble de valeurs. Ce
que nous avons entendu et lu peut être décrit comme un humanisme en action.
179
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183
184
ANNEXE
Liste des entretiens effectués
Enseignants du premier degré
-
ANITA, CE1
-
DANIEL, CM2
-
FIONA, professeur référent
-
HERVE, maternelle
-
LUCIE, maternelle
-
VINCENT, CE1
-
PATRICK, CM2
-
RENAUD, maternelle
Enseignants en collège
-
ALICE Lettres Col.
-
DIANE Lettres Col.
-
JEANNE Lettres Col.
-
LAETITIA Lettres Col.
-
ISABELLE Lettres Col.
-
MANON Lettres Col.
-
SARAH Lettres Col
-
BRUNO Maths Col.
-
CARL Maths Col.
-
GERARD Maths Col
-
MARTIN Maths Col.
-
FABIENNE Allemand Col.
-
THIERRY Lettres-Hist-géo Col.
-
MARTINE Hist-géo Col.
-
PIERRE Hist-géo Col.
-
HUBERT Techno Col.
-
BERNARD Techno Col.
Enseignants en lycée
-
CAROLINE Lettres LG
-
JULIETTE vente LP
-
GILDAS PLP2 Lettres-hist
-
GILLES Menuiserie LP
-
SYLVIE Anglais LP
-
PERRINE, Anglais, PLP
-
HELENE, Arts appliqués, PLP
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