RENCONTRE : Compensation et ingénierie écologique, le point de

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Mai 2014
RENCONTRE : Compensation et
ingénierie écologique, le point de
vue de Clive Jones
INTERVIEW INTEGRALE DE CLIVE JONES (BIODIV’2050 n°3 – Mai 2014)
Chercheur au Cary Institute of Ecosystem Studies (Millbrook, Etats-Unis), Clive Jones est reconnu en
tant que précurseur dans le domaine de l'ingénierie des écosystèmes et chef de file dans le domaine
de l'ingénierie écologique. Son travail met l'accent sur le concept d’organismes ingénieurs de
l’écosystème.
Comment définissez-vous l’ingénierie écologique ?
« Je définis l’ingénierie écologique dans son acception la plus générale : l’ingénierie écologique
cherche à utiliser les interactions écologiques (processus vivants) et abiotiques (processus non
vivants), afin d’augmenter ou de stabiliser le fonctionnement de la biodiversité et des écosystèmes.
En parallèle, elle prévient ou réduit les impacts négatifs des processus susceptibles de réduire ou de
déséquilibrer le fonctionnement de la biodiversité et des écosystèmes.
Au sens plus général, on peut concevoir l’ingénierie écologique comme une ingénierie
environnementale effectuée par l’Homme, qui cherche à utiliser ou à restaurer la dynamique entre
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le vivant et le non vivant au sein d’un système et à augmenter ou à stabiliser la biodiversité en
fonction de ce système. »
Quelle est votre vision de la compensation écologique ?
« Actuellement, la plupart des systèmes économiques traitent les biens et services fournis par la
nature comme des externalités. En général, on ne paie pas pour en bénéficier ou pour les administrer
(à l’exception des parcs naturels ou d’un bien vraiment important pour nous comme l’eau potable),
car nous les avons externalisés de nos systèmes économiques alors même que nous en dépendons
fortement. Cela n’aurait pas d’importance si nous ne détruisions pas cet environnement, mais
l’impact de l’homme est aujourd’hui trop important, c’est pourquoi nous devons le gérer. Pour cela,
l’approche économique suggère l’intégration des biens et services non marchands (provenant de la
nature) dans un cadre économique afin de les rendre compatibles avec le système existant. La
compensation écologique est donc une tentative de réintégrer ces biens et services dans le courant
dominant de l’économie.
Par exemple, dans le cas de l’assèchement d’une zone humide dans le but de construire des
habitations, une approche par la compensation écologique voudrait que cette zone humide soit
restaurée, remplacée ou recrée de manière comparable afin de compenser la perte de la zone
humide initiale. Pour formuler ce principe en termes économiques, il faut attribuer une valeur de
fonctionnement à cette zone humide qui servira de base économique pour déterminer le niveau de
compensation exigé de l’entrepreneur ou à verser à celui qui restaurera ou recréera cet
écosystème. »
Face à la complexité des écosystèmes et à la dynamique
inhérente à la biodiversité, comment, selon vous, la
recherche en ingénierie écologique peut-elle permettre
d’appréhender l’évolution des milieux ?
« Il convient de clarifier la différence entre écosystème et biodiversité. Selon la définition de Tansley1
(1935), les écosystèmes comprennent les interactions du vivant et du non vivant à un endroit donné,
1
Arthur George Tansley (1871/1955) était un botaniste britannique. Il est le créateur du
terme écosystème - in « The Use and Abuse of Vegetational Concepts and Terms », Ecology, Vol. 16, No.
3, Jul. 1935, pp. 284-307. Il fut l’un des fondateurs de la Société britannique d'écologie (British Ecological
Society).
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ce qui implique que la biodiversité est incluse dans la définition même d’un écosystème. Cela signifie
que lorsqu’un écologue se focalise sur un écosystème il travaille sur l’ensemble du système, alors
que ceux qui ne se soucient que de la biodiversité ne peuvent s’intéresser qu’au vivant. Depuis une
vingtaine d’années, la recherche sur la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes cherche à
réconcilier ces deux approches dans un cadre plus compréhensible, ce qui, finalement, rejoint la
définition d’un écosystème donnée par Tansley dès 1935. A mon sens, les différents concepts
s’imbriquent et la science est en passe de reconnaître que nous ne devons pas seulement prendre
en compte les interactions du vivant, mais les interactions du vivant et du non vivant, et c’est là que
les choses se compliquent.
En effet, étudier pourquoi la biodiversité évolue d’un endroit à un autre et à quoi attribuer ces
changements, en se focalisant sur certains paramètres, est relativement simple. Par exemple, si on
étudie le cycle des nutriments dans un écosystème sans se soucier des espèces impliquées, on peut
les mesurer. Mais envisager la problématique dans sa globalité complexifie l’analyse. Le défi est de
trouver une approche permettant de comprendre les différentes interactions dans leur globalité. »
L’ingénierie écologique est utilisée pour mettre en
œuvre la compensation écologique. Du fait de
l’incertitude liée aux connaissances écologiques, jusqu’à
quel point l’ingénierie écologique peut-elle, selon vous,
permettre la restauration des milieux ?
« En raison de leur complexité, les écosystèmes sont très difficilement compréhensibles dans leur
globalité. Si les principes de l’écologie peuvent permettre de lever certaines incertitudes quant à la
trajectoire d’un écosystème, leur caractère imprévisible demeure. Il ne faut pas concevoir un
écosystème comme une machine sur lequel on pourrait remplacer des pièces afin qu’il fonctionne à
nouveau. Un écosystème comporte une multitude de composantes interagissant les unes avec les
autres. Il est influencé par des phénomènes extérieurs et sa capacité à s’y adapter, le faisant
perpétuellement évoluer. L’anticipation possible par l’ingénierie écologique est donc par essence
limitée. C’est sur ce point que l’économie et l’écologie entrent en contradiction : l’économie est en
quête de certitude.
Il n’est pas impossible de comprendre les écosystèmes, car au contraire, grâce à l’évolution des
connaissances en écologie, nous pouvons faire une assez bonne estimation de leurs trajectoires,
intervenir ou les modifier. Mais je pense que l’action de restauration ne fonctionne pas toujours, et
que lorsqu’elle fonctionne ce n’est pas toujours comme prévu. Ce n’est pas un problème lié à
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l’écosystème mais à notre défaut de compréhension de celui-ci. Par exemple, dans le cas de la
restauration d’une zone humide, plusieurs dynamiques observables apparaitront ou persisteront. Si
on peut affirmer qu’il y aura création d’un habitat et purification de l’eau, on ne peut pas prédire
dans quelle mesure et pour combien de temps. »
Quelle importance accordez-vous à la recherche en
ingénierie écologique ? La recherche est-elle une clé ?
« A la différence de la recherche fondamentale en écologie, la recherche en ingénierie écologique
exige une interaction dynamique entre la recherche et son application. L’incertitude intrinsèque à
l’évolution des écosystèmes nécessite la va et vient entre la théorie et la pratique, entre la recherche
fondamentale et son application. En effet, la recherche fondamentale permet d’appréhender
comment mettre en œuvre une connaissance pour faire fonctionner un système. La mise en pratique
permet, quant à elle, de constater le succès ou l’échec de cette mise en œuvre et donc détermine
les pistes de recherche à développer.
D’autre part, ce dialogue est nécessaire car les écosystèmes sont contingents et la connaissance en
écologie incomplète (et destinée à l’être toujours). Sans ce dialogue, il serait difficile de faire évoluer
les connaissances car on ne pourrait pas comprendre les limites de la restauration écologique et ainsi
la faire évoluer. C’est pourquoi, il est nécessaire, à mon sens, de créer un dialogue solide entre les
différentes partie-prenantes, scientifiques, gestionnaires, décideurs,… »
Comment les limites de l’ingénierie écologique
s’appliquent-elles à la compensation écologique ?
« L’un des problèmes, qui est fondamental, est le rattachement d’un élément à une valeur
monétaire, ce qui implique nécessairement un degré de certitude. Les transactions économiques
impliquent une certaine valeur connue, attribuée à certaines fonctions. C’est en partie une illusion
car en réalité, les systèmes économiques sont fondés sur le même mélange de principes, de
dynamiques incertaines et d’inertie historique. Les systèmes économiques sont aussi des systèmes
complexes et interdépendants. Lorsqu’une mesure compensatoire est mise en œuvre, on ne peut
pas prévoir exactement ce qui va se produire au niveau écologique. C’est un problème inhérent à
l’imprédictibilité des systèmes écologiques face à la croyance illusoire d’une prédictibilité
économique.
On ne peut pas non plus conserver les écosystèmes en l’état, dans un premier temps parce qu’à l’état
naturel ils ne demeurent pas inchangés et dans un second temps parce que nous avons une très
grande influence sur eux. En d’autres termes, on ne peut pas simplement ériger des barrières pour
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préserver la nature en espérant qu’elle ne changera pas et le retour en arrière n’est pas non plus une
solution. La nature n’a pas de valeur marchande, mais son intégration dans le système marchand
actuel n’est peut-être qu’un moyen de faire en sorte qu’elle soit prise en considération. C’est, selon
moi, ce qui explique l’avènement du principe de compensation écologique. Quelqu’un doit payer s’il
détruit la nature et nous devons payer quelqu’un s’il essaie de la restaurer. Dans un monde qui
évolue rapidement, je ne pense pas que nous ayons encore compris comment agir au mieux face à
cela.
Il y a donc, selon moi, la nécessité de faire évoluer nos conceptions aussi bien de la société que de
l’économie. Il faut changer d’état d’esprit, s’éloigner des présupposés de certitude et de prédictibilité
pour reconnaître l’incertitude. Une incertitude qui, aujourd’hui, est admise en écologie en ce qui
concerne les écosystèmes. »
102 rue Réaumur 75002 Paris
T. 01 76 21 75 00
F. 01 40 39 03 25
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