Albert Camus - Lettres à un ami allemand (1)

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Ecrivains :
modes d’emploi
De Voltaire à bleuOrange
02/11/2012 – 17/02/2013
Fiche pédagogique
Albert CAMUS, Lettres à un ami allemand, éd. Marguerat, 1946
Conception : Maurane Genard et Roxanne Loos, dans le cadre du cours de Médiation muséale et patrimoniale
(prof. M.-E. Ricker et M.-C. Bruwier), UCL, 2011-2012.
Les caractéristiques techniques de l’œuvre
Genre littéraire : essai
(= ouvrage rassemblant des réflexions diverses ou traitant un sujet d’intérêt général
sans prétendre l’épuiser ni arriver à des conclusions fermes ou définitives).
Type de document : quatre lettres.
Procédé : lettre imaginaire.
Composition :
1e lettre : juillet 1943
2e lettre : décembre 1943
3e lettre : avril 1944
4e lettre : juillet 1944
Publiées dans le journal Combat, puis aux éditions Marguerat en
1946, ensuite aux éditions Gallimard en 1948.
Piste d’exploitation pédagogique
Pages : 80.
Voir p. 4. « Compétence 2 »
L’auteur
Biographie
Albert Camus voit le jour en 1913 en
Algérie dans une famille modeste d'origine
franço-espagnole.
Sa
vie
est
marquée
par
les
guerres mondiales et algérienne. Il naît à la
veille de la Première Guerre mondiale,
guerre au cours laquelle son père se fera
tuer (à la bataille de la Marne en 1914).
Aussi, grandira-t-il auprès de sa mère et sa
grand-mère dans un quartier populaire
d’Alger.
Ensuite, durant la Seconde Guerre, Albert Camus se
montre particulièrement engagé. Si cet engagement
ne date pas de la guerre, il en sera certainement
renforcé par l’expansion et l’occupation allemande.
Ainsi, à défaut d’avoir rejoint l’armée en 1939 en
raison de la tuberculose, maladie qui fragilisera sa
santé tout au long de sa vie, il participe à la
résistance française dans le groupe « Combat »
qui publie un
1
journal clandestin. Il poursuit par là son activité journalistique entreprise après ses études de
philosophie. Ses prises de position et ses articles lui confèrent le statut d'intellectuel majeur.
En 1942, il fait paraître L'Étranger, roman dont il dégage la signification philosophique dans
un essai, Le Mythe de Sisyphe. Les critiques applaudissent son œuvre, et sa renommée
grandit encore un peu plus.
Même après le conflit, Camus ne cesse de dénoncer certaines injustices, telles que les sauvageries de la justice sommaire d'après-guerre (à l'encontre des ex-collaborateurs) et les
dérives en temps de paix, argumentant par là que « nous faisons dans ces cas-là ce que
nous avons reproché aux Allemands de faire ». Ainsi, en 1951, il publie un essai, L'Homme
révolté, qui explique sa vision de la lutte sociale et politique, avant que la guerre d'Algérie ne
déchire Albert Camus, qui se retire silencieusement.
Princpales œuvres
L'Étranger (1942) Roman
Caligula, Pièce en 4 actes
La Peste (1947 ; Prix de la critique en 1948)
Les Justes (1949) Pièce en 5 actes
L'Homme révolté (1951) Essai
La Chute (1956)
Après l'éclatant succès de La Peste (1947),
il abandonne le journalisme pour se consacrer à son œuvre littéraire : romans, nouvelles, essais, pièces de théâtre. C’est ainsi qu’il obtient, en 1957, le prix Nobel de
littérature, « pour l'ensemble d'une œuvre
qui met en lumière, avec un sérieux pénétrant, les problèmes qui se posent de nos
jours à la conscience des hommes ».
Le 4 janvier 1960, Albert Camus, alors âgé de quarante-six ans, trouve la mort dans un accident de voiture. Il reste encore aujourd'hui l'écrivain de l'absurde, de la révolte, de l'humanisme.
Piste d’exploitation pédagogique
Voir p. 4. « Compétence 1 »
Philosophie de « l’absurde » et de la « révolte »
A partir d’un sentiment, celui de l’absence de Dieu
et de sens à la vie, Albert Camus élabore une
« philosophie » de l’absurde, selon laquelle il faut
prendre conscience de l’absurdité pour pouvoir la
dépasser et ainsi parvenir au bonheur, à la liberté.
Cette conception marque le premier cycle de
l’œuvre de l’auteur du Mythe de Sisyphe, roman
paru en 1942 illustrant particulièrement cette
réflexion.
Ensuite, pour dépasser l’absurde, Albert Camus
développe le concept de la « révolte », comme
réaction et comme solution à l’absurdité, contre
laquelle il faut tenir tête, lutter, se révolter. La
révolte de l’homme absurde serait selon lui «
l’assurance d’un destin écrasant, moins la
résignation qui doit l’accompagner ».
Albert Camus met à profit son talent d'écrivain pour
diffuser sa philosophie en adaptant la forme au
sujet. Le roman symbolique et l'œuvre théâtrale sont utilisés comme moyens d'expression
pour les idées et les doutes. L'auteur se tourne vers un humanisme sceptique et lucide pour
lequel il convient avant tout d'être juste.
Le sujet et les thèmes abordés dans les Lettres
Résumé
Les Lettres sont écrites sous l’Occupation
à un ami allemand fictif avec lequel le
correspondant mène une sorte de discussion. Le lecteur ne connaît des convictions de l’interlocuteur que les propos que
son ami français lui fait tenir rétrospectivement, tel un dialogue de l’auteur des
lettres avec lui-même, dans lequel
l’Allemand sert en quelque sorte de repoussoir. En réalité, l’auteur a autrefois
partagé le même point de vue que
l’Allemand vis-à-vis de l’absurde, mais il
ne peut le suivre là où celui-ci se rallie à
l’idéologie et à la violence nazie.
Plusieurs thèmes sont présents dans ces quatre lettres. La résistance, la force de l’esprit, la
liberté au travers de témoignages historiques.
Il y a tout d’abord, le patriotisme ou l’amour
pour son pays, la France. C’est pourquoi, il est
important de s’engager, de lutter pour son
pays, par le biais de la résistance entre autres.
La deuxième lettre est une condamnation de
la force brute face à la puissance de
l’esprit. Les Français doivent faire appel à
leur morale, basée sur la dignité humaine,
pour contrer le mal.
La
troisième lettre évoque le courage. Albert Camus cherche à
redonner courage aux Français et tente de leur montrer
qu’il ne faut pas tomber dans les mêmes dérives que les
nazis et rester fidèle à leur capacité de discernement.
Quatrième de couverture
« ... Je ne déteste que les bourreaux. Tout
lecteur qui voudra bien lire les Lettres à un
ami allemand dans cette perspective, c'està-dire comme un document de la lutte
Enfin, la dernière lettre discourt de la liberté et de l’espoir
contre la violence, admettra que je puisse
croissant de délivrance qui anime le peuple français face
dire maintenant que je n'en renie pas un
à cette guerre qui dure depuis quatre ans.
seul mot. »
Albert Camus (1948)
Piste d’exploitation pédagogique
Voir p. 4 et 5 « Compétences 1 et 5 »
Le courant littéraire
Les Lettres à un ami allemand d’Albert Camus sont le
témoin de la littérature d’idée du XXe siècle tourmenté,
autrement dit, les écrits liés aux débats sociaux. Plus
encore, ces lettres s’inscrivent indiscutablement au sein
de la littérature engagée, caractérisant les années de
guerres (1940) jusqu’à la fin des années 1950 (à l’instar
d’autres auteurs tels que Jean-Paul Sartre).
Ces écrivains prennent publiquement position dans les
débats d’idées et ont une certaine reconnaissance par
leur statut, dit « d’intellectuel ». Mais plus encore que le
combat pour les idées, leur vocation est de servir
d’intermédiaire entre les valeurs et la société.
Ils privilégient les histoires porteuses d’une morale, souvent avec un jeu d’opposition entre
les personnages, comme c’est vraisemblablement le cas des Lettres à un ami allemand, où
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Albert Camus expose son point de vue antagoniste à celui qui est devenu l’adversaire allemand.
Mais si les auteurs s’engagent, c’est notamment en raison du choc de la Seconde Guerre
Mondiale et de ses atrocités. Un sentiment de culpabilité face aux horreurs des camps peut
effectivement pousser à l’engagement.
De plus, à la fin de la guerre, s’annonce une nouvelle ère, celle qui deviendra la guerre
froide, opposant les blocs et idéologies capitalistes aux communistes. Les écrivains vont se
« politiser » et ainsi prendre position. D’ailleurs, ce constat est d’autant plus vrai qu’à cette
époque, la littérature touche un public de plus en plus large, et peut par conséquent donner
envie de s’engager (fini la figure de l’engagement idéologique solitaire, critiqué, censuré,
sans l’appui de tout un public, sans le soutien d’une société)
Piste d’exploitation pédagogique
Voir p. 4. « Compétence 4 »
Pistes pour une exploitation pédagogique
Compétence 1 : Lire et écrire
(Comprendre la visée argumentative d’un texte polémique)
Se mettre dans la peau de l’écrivain, Albert Camus, et écrire une brève lettre imaginaire,
comme si elle était destinée à paraître dans la presse clandestine, pour dénoncer une injustice, pour défendre un combat, des idéaux, etc.
Compétence 2 : Lire et écrire
(Recherche documentaire et rédaction d’une synthèse)
Rédiger un « cartel » pour présenter une œuvre littéraire pour l’exposition, autrement dit une
fiche explicative d’une dizaine de lignes environ. Ex. pour les Lettres à un ami allemand.
Compétence 3 : parler et écouter
(Produire un exposé argumentatif)
Travailler à partir d’un support visuel (cf. annexe 1) : Dans quelle mesure les éléments
biographiques d’Albert Camus ont eu une influence sur son travail d’écriture ?
Compétence 4 : parler, écouter et écrire
(Prendre sa place dans une discussion)
En guise d’introduction au courant de la littérature engagée, faire un débat autour de
l’engagement des écrivains : Quelle résonnance y a-t-il entre les écrivains de l’époque
d’Albert Camus et les auteurs actuels ? A quel point pensez-vous que ces derniers doivent
s’engager ? Quel statut occupent-ils aujourd’hui dans la société ? Est-il différent de celui des
écrivains du XXe siècle ?
Exemple : la figure médiatique du philosophe Bernard Henri Levy et sa récente intervention
politique en Libye dans le contexte du Printemps arabe.
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Compétence 5 : lire
(Construire un réseau de signification)
Analyser l’extrait en annexe. Donner une appréciation et l’interpréter.
Exemples de questions :
- D’où viennent les personnages ? Où vont-ils et pourquoi ?
- Montrez que le prêtre représente un espoir pour l’enfant. Le dialogue confirme-t-il
cette espérance?
- Expliquez la signification de l’expression « la paix qui t’attend ».
- A qui s’applique le pronom « vous » (ligne 1) ?
- Quel est le rôle de l’auteur dans cet extrait ? De témoin, de juge ou d’acteur ?
Bibliographie indicative
60 ans de romans sur le nazisme : d'Albert Camus à Jonathan Littell, Paris, éd. Magazine
littéraire, 2007 (Collection Magazine littéraire, 467).
FITCH B.T. (dir.), Albert Camus, t. 12, La révolte en question, éd. Lettres modernes, Paris,
1985, (La revue des lettres modernes. 715-19)
GREGOIRE V., « L'Holocauste dans les écrits de Camus », The French review, n°5, vol. 80,
2007, p. 1070-1084.
LYOTARD D., Albert Camus contemporain, actes de colloque, Dunkerque, 10-11 mai 2007,
Les presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2009.
A propos des Lettres à un ami allemand, voir notamment : M. Weyembergh, « La tentation du "tout est permis". Camus entre "détour et retour" », p. 61-76.
THOORENS L., A la rencontre d’Albert Camus, éd. La sixaine, Bruxelles, s.d.
TOUMI A. B. (éd.) et G. BOUSQUET, « Albert Camus, précurseur (Méditerranée d’hier et
d’aujourd’hui) », Francophone cultures and literatures, vol. 55, 2009.
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Annexes
Annexe 1 - Film-documentaire
Film-documentaire : « Albert Camus. Une tragédie du bonheur (1913-1960) » de Jean
Daniel et Joël Calmettes, 1999, 52 min, Collection « Un siècle d’écrivains »
Il n'est pratiquement plus de pays où son œuvre n'ait été traduite, et les jeunes gens de
nombreux pays le considèrent non comme un maître à penser mais comme un modèle, dans
lequel ils reconnaissent leurs instincts, leurs préoccupations, leurs problèmes. Et en définitive, chez Camus, la recherche du bonheur est inséparable du tragique.
Annexe 2 – Article du journal Le Soir sur BHL
A. LALLEMAND, « Par-delà les Libyens et le mal », Le Soir, 8/11/2011.
Mise en ligne : [http://archives.lesoir.be/par-dela-les-libyens-et-le-mal-bhl-%AB-un-individu_t20111108-01NDK5.html?query=BHL&firstHit=0&by=10&sort=datedesc&when=-1&queryor=
BHL&pos=6&all=180&nav=1]
Par-delà les Libyens et le mal
LALLEMAND, ALAIN
Page 13
Mardi 8 novembre 2011
Ni les penseurs ni les journalistes ne vont aimer le dernier ouvrage de
Bernard-Henri Lévy. Pourtant, en livrant les coulisses d’une guerre qu’il a
matériellement favorisée, l’homme se hisse – enfin – sur les épaules de
Malraux.
L’écrivain en action, pesant sur l’Histoire par ses actes avant de les transformer en livres,
voilà le modèle inédit qu’exprime La guerre sans l’aimer, dernière livraison d’un BHL qui ne
peut prétendre ici à l’épaisseur philosophique – l’action prime parfois sur la simple réflexion –
et dont les exploits libyens ne seront approuvés par aucun correspondant de guerre disposant d’une once de déontologie.
Et pourtant, quel livre ! Car l’homme nous revient de Libye avec une de ces histoires qui fondent l’Histoire, un récit qui donne un point de vue – donc un sens – au printemps libyen, et
qui risque bien, dans la sphère francophone et sous réserve de démentis ultérieurs, de tenir
lieu de document de première main, de vérité historique immédiate.
Parti trop tard pour couvrir une révolution égyptienne qui ne l’a pas attendu, BHL s’était
plongé en février 2010 dans l’insurrection libyenne au point d’en épouser la cause et de se
mettre à son service : il appelle Sarkozy, pousse le président à recevoir puis reconnaître le
CNT, convainc la France d’entrer en guerre et d’y impliquer ses alliés, conseille le président
intérimaire Jibril sur le nombre de forces spéciales qu’il faudrait demander au sol. BHL, encore lui, écrit les discours de Jibril, se mêle de stratégie insurrectionnelle, et finit même un
jour par devoir adresser la parole à un marchand d’armes s’inquiétant de savoir qui – de lui
BHL, de Sarkozy, ou des généraux libyens – aura à payer les livraisons d’armes qui alimentent la rébellion. Oui, cette guerre de Libye a été un peu celle de BHL, voilà qui est reconnu.
C’est cette plongée de huit mois hors de toute philosophie, dans les coulisses d’une diplomatie hasardeuse mais volontaire, celle qu’il a lui-même mise sur pied au nom de la dignité
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arabe, que nous plonge BHL. Il n’y a pas d’autres mots : c’est du Malraux flamboyant, celui
des brigades d’Espagne. Ses détracteurs évoqueront le Malraux moins glorieux des années
d’Indochine, celui qui révère l’action pour l’action, par-delà le bien et le mal. L’Histoire jugera.
Il reste aujourd’hui une révolution gagnée. Et ce livre-témoin.
BHL : « Un individu peut faire bouger l’Histoire »
ENTRETIEN
C’est votre livre le plus en prise dans l’action, dans l’Histoire : est-ce là le livre qui vous hantait depuis 1971, la rencontre avec Malraux ?
Ce qui s’est passé là en Libye est en effet l’aboutissement de beaucoup de choses que
j’avais esquissées depuis quarante ans. Et ce livre rend compte de cet aboutissement. Malrusien ? Le titre du livre est tiré d’une phrase de Malraux dans Les noyers de l’Altenburg, et
l’ombre de Malraux – en particulier de son engagement espagnol – court à travers les pages
du livre. C’est un livre dont la référence malrusienne est explicitement assumée.
Il y a d’autres références, Sartre sur son tonneau – lorsque vous descendez du camion sur
lequel vous avez harangué la foule de Benghazi –, Chateaubriand, seul « précédent d’un
écrivain français déclenchant une guerre ».
Où en est BHL de son Panthéon personnel ?
Je ne me situe pas. Pendant toute la période d’écriture, je lisais ceux que vous mentionnez :
j’ai relu les Mémoires d’outre-tombe pendant la guerre de Libye, de même que certains textes engagés de Sartre, et j’avais en tête l’histoire des écrivains qui se sont engagés physiquement dans la guerre d’Espagne. C’étaient là mes livres de chevet durant ces huit mois :
l’Hommage à la Catalogne de George Orwell, Pour qui sonne le glas d’Hemingway, puis ces
Mémoires d’outre-tombe ainsi que l’histoire de Chateaubriand, seul écrivain dans la littérature qui ait décidé d’une guerre.
A un moment, vous vous interrogez : « Suis-je encore dans mon rôle ? » Mais qu’est-ce que
votre rôle dans ce récit où vous n’êtes ni philosophe, ni reporter, ni littérateur ?
Il n’y a pas d’étiquette, c’est bien cela qui me trouble à plusieurs moments dans cette aventure, et je fais état très honnêtement de mon trouble et de mes doutes. Il est vrai que les circonstances, les hasards ont fait que je me suis retrouvé là à une bizarre croisée des chemins, à jouer un rôle qui n’était pas répertorié dans le grand théâtre littéraire tel que nous le
connaissons.
Même aux Etats-Unis, ce rôle de « BHL en Libye » est sans équivalent…
Je n’ai pas réfléchi mais probablement pas. Il fallait en effet une bizarre conjoncture, par définition unique, il fallait être à la fois assez proche – et assez loin – d’un président de la République, il fallait avoir le goût de l’aventure et de l’engagement physique, il fallait avoir la
confiance des dirigeants d’une insurrection dans un pays du Maghreb, il fallait avoir en tête
les références littéraires dont je vous ai parlé… Il fallait tout cela, probablement, pour que
cela puisse se passer : un concours – très improbable – de circonstances.
Vous livrez un récit très personnalisé : vous, Sarkozy, Jibril, Clinton, des individus qui façonnent une Histoire. Mais finissez tout de même par citer Tolstoï : en substance Napoléon n’est
que le pantin de l’Histoire. Alors, quelle est la leçon finale ? L’individu BHL a fait bouger
l’Histoire, ou c’est l’Histoire qui vous a fait bouger ?
C’est bien sûr l’Histoire qui m’a forcé à bouger, qui m’a déstabilisé, « intranquillisé », qui
s’est emparée de moi. Mais tout ce que raconte ce livre est que des individus peuvent faire
bouger les choses : le président de France – qui est devenue un pays de taille moyenne – a
réussi à entraîner la communauté internationale, et un écrivain sans mandat – qui ne représentait personne – a réussi à contribuer à faire bouger ce président et a parfois réussi à faire
bouger les dirigeants d’une insurrection arabe. S’il y a une leçon à tirer de cette histoire, c’est
que ceux qui disent que « tout est joué », qu’il n’y a rien à faire au niveau individuel, ceux-là
se trompent : un individu peut faire bouger les grandes structures immobiles de l’Histoire.
Face à la Libye, il est deux peurs auxquelles vous faites un sort : l’éclatement du pays et
l’islamisme post-révolutionnaire, que vous n’écartez pas mais dont vous dites qu’il ne pourra
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être contré que par ceux qui auront soutenu la rébellion. C’est toujours votre position : pas
de crainte sur l’éclatement ou sur l’islamisme ?
Des craintes, oui : le livre est traversé de craintes, et parfois vertigineuses. Il est des moments où je me demande si je ne me suis pas complètement fourvoyé, si je n’ai pas héroïsé
ce peuple. Bien sûr que j’ai constamment des doutes. Mais aujourd’hui, le plus probable est
que la Libye n’éclatera pas, et que l’islamisme radical – qui existe, je l’ai rencontré – sera
soluble dans la démocratie libyenne. Le pari que je fais, c’est que la seule façon d’aider les
vrais démocrates musulmans, d’aider ceux qui sont déjà en chemin vers la laïcité, c’est
d’être là et non pas de fermer la porte a priori. Être à leurs côtés et non pas les laisser aux
prises avec leur propre Histoire.
Question d’actualité : le double discours Libye-Syrie. Dans le livre, vous rejetez l’idée d’une
intervention en Syrie : il n’y aurait pas dans ce pays d’« espoir raisonnable de succès ». La
Syrie est peut-être une guerre juste mais pas opportune ?
Je ne dis pas « opportune ». Ce jour-là, je pensais qu’une intervention militaire aurait peu de
chance de succès. Aujourd’hui, je pense en tout cas qu’on ne peut pas détrôner Kadhafi,
s’être soucié des civils libyens et se laver les mains des civils syriens. Maintenant, comment
faire ? Je suis certain que ce n’est jamais le même scénario. La communauté internationale
doit trouver le moyen – nouveau, spécifique, différent – de réussir en Syrie ce qu’elle a réussi en Libye. Ce ne sera peut-être pas la même chose, peut-être pas une intervention aérienne ni même une intervention militaire du tout… Je ne sais pas. Il faut trouver.
Il y a tout au long du livre l’envie d’un film, « Libya Hora ! », à l’instar de « Bosna ! ». Le film
est-il en chantier ?
Oui, oui, vous le verrez. Toute cette aventure incroyable, ces scènes qui me stupéfient moimême, elles ont été filmées. Ces scènes, il est probable que je les sentais moi-même tellement hallucinantes que j’ai éprouvé le besoin de les fixer, sans avoir au départ le projet d’un
film : les scènes sur les lignes de front, les rapports avec les combattants, etc. La matière est
tellement riche, l’histoire tellement hors norme que j’ai convaincu un producteur de me suivre
dans cette aventure. Il sortira en avril ou peut-être en mai.
Bernard-Henri Lévy
A 63 ans, Bernard-Henri Lévy n’est plus le « nouveau philosophe » apparaissant à « Apostrophes » (1977). Auteur de près de quarante essais et bientôt d’un troisième film, on retrouve sa signature dans les colonnes de « Point » et de l’« Atlantic Magazine », mais également son paraphe au... conseil d’administration de Grasset et au Conseil de surveillance
d’Arte.
De la Bosnie à la libye
Le BHL 2011, version « baroudeur libyen », était déjà perceptible dans son engagement
bosniaque au milieu des années nonante, ce qui nous avait valu le film Bosna ! (1994) et le
livre Le Lys et la Cendre (1996). Mais il s’agissait de productions de type « reportage narratif
» qui n’étaient pas à niveau de la production internationale. Le livre Réflexions sur la Guerre,
le Mal et la fin de l’Histoire paru en 2002 montre que BHL persiste, tente d’imposer sa plume
dans ce même sillon, mais à nouveau sans grand succès. L’action le boude, il ne la trouve
pas sur le terrain, ce qui – en journalisme – est un péché. En 2003, son livre Qui a tué Daniel
Pearl ? confirme une vraie difficulté à séparer enquête et ressenti. Mais avec La guerre sans
l’aimer, BHL abandonne les prétentions philosophique et journalistique, il est sujet agissant
de l’Histoire : l’exercice d’un « journal » devient naturel et légitime.
B. H. LEVY, La guerre sans l’aimer. Journal d’un écrivain au cœur du printemps libyen,
2011.
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Annexe 3 – Extrait de la deuxième Lettre
Laissez-moi plutôt vous raconter ceci. D'une prison que je sais, un petit matin, [41] quelque
part en France, un camion conduit par des soldats en armes mène onze Français au cimetière où vous devez les fusiller. Sur ces onze, cinq ou six ont réellement fait quelque chose
pour cela : un tract, quelques rendez-vous, et plus que tout, le refus. Ceux-là sont immobiles
à l'intérieur du camion, habités par la peur, certes, mais si j'ose dire, par une peur banale,
celle qui étreint tout homme en face de l'inconnu, une peur dont le courage s'accommode.
Les autres n'ont rien fait. Et de se savoir mourir par erreur ou victimes d'une certaine indifférence, leur rend cette heure plus difficile. Parmi eux, un enfant de seize ans. Vous connaissez le visage de nos adolescents, je ne veux pas en parler. Celui-là est en proie à la peur, il
s'y abandonne sans honte. Ne prenez pas votre sourire méprisant, il claque des dents. Mais
vous avez mis près de lui un aumônier dont la tâche est de rendre moins pesante à ces
hommes [42] l'heure atroce où l'on attend. Je crois pouvoir dire que pour des hommes que
l'on va tuer, une conversation sur la vie future n'arrange rien. Il est trop difficile de croire que
la fosse commune ne termine pas tout : les prisonniers sont muets dans le camion. L'aumônier s'est retourné vers l'enfant, tassé dans son coin. Celui-ci le comprendra mieux. L'enfant
répond, se raccroche à cette voix, l'espoir revient. Dans la plus muette des horreurs, il suffit
parfois qu'un homme parle, peut-être va-t-il tout arranger. « Je n'ai rien fait », dit l'enfant.
« Oui, dit l'aumônier, mais ce n'est plus la question. Il faut te préparer à bien mourir. » « Ce
n'est pas possible qu'on ne me comprenne pas. » « Je suis ton ami, et, peut-être, je te comprends. Mais il est tard. Je serai près de toi et le Bon Dieu aussi. Tu verras, ce sera facile. »
L'enfant s'est détourné. L'aumônier parle de Dieu. Est-ce que l'enfant y croit ? Oui, il y croit.
Alors il sait que rien [43] n'a d'importance auprès de la paix qui l'attend. Mais c'est cette paix
qui fait peur à l'enfant. « Je suis ton ami », répète l'aumônier.
Les autres se taisent. Il faut penser à eux. L'aumônier se rapproche de leur masse silencieuse, tourne le dos pour un moment à l'enfant. Le camion roule doucement avec un petit
bruit de déglutition sur la route humide de rosée. Imaginez cette heure grise, l'odeur matinale
des hommes, la campagne que l'on devine sans la voir, à des bruits d'attelage, à un cri d'oi9
seau. L'enfant se blottit contre la bâche qui cède un peu. Il découvre un passage étroit entre
elle et la carrosserie. Il pourrait sauter, s'il voulait. L'autre a le dos tourné, et sur le devant,
les soldats sont attentifs à se reconnaître dans le matin sombre. Il ne réfléchit pas, il arrache
la bâche, se glisse dans l'ouverture, saute. On entend à peine sa chute, un bruit de pas précipités sur la route, puis [44] plus rien. Il est dans les terres qui étouffent le bruit de sa
course. Mais le claquement de la bâche, l'air humide et violent du matin qui fait irruption dans
le camion ont fait se détourner l'aumônier et les condamnés. Une seconde, le prêtre dévisage ces hommes qui le regardent en silence. Une seconde où l'homme de Dieu doit décider
s'il est avec les bourreaux ou avec les martyrs, selon sa vocation. Mais il a déjà frappé
contre la cloison qui le sépare de ses camarades. « Achtung ». L'alerte est donnée. Deux
soldats se jettent dans le camion et tiennent les prisonniers en respect. Deux autres sautent
à terre et courent à travers champs. L'aumônier, à quelques pas du camion, planté sur le
bitume, essaie de les suivre du regard à travers les brumes. Dans le camion, les hommes
écoutent seulement les bruits de cette chasse, les interjections étouffées, un coup de feu, le
silence, puis encore des voix de plus en plus proches, [45] un sourd piétinement enfin. L'enfant est ramené. Il n'a pas été touché, mais il s'est arrêté, cerné dans cette vapeur ennemie,
soudain sans courage, abandonné de lui-même. Il est porté plutôt que conduit par ses gardiens. On l'a battu un peu, mais pas beaucoup. Le plus important reste à faire. Il n'a pas un
regard pour l'aumônier ni pour personne. Le prêtre est monté près du chauffeur. Un soldat
armé l'a remplacé dans le camion. Jeté dans un des coins du véhicule, l'enfant ne pleure
pas. Il regarde entre la bâche et le plancher filer à nouveau la route où le jour se lève.
Annexe 4 – Pour aller plus loin : Essai
M. Onfray, L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, Flammarion, Paris,
2012 (Grandes biographies).
Albert Camus écrivait en 1953 dans ses Carnets : « Je
demande une seule chose, et je la demande humblement,
bien que je sache qu’elle est exorbitante : être lu avec
attention. » Pour lui rendre justice, croiser sa pensée et son
existence, saluer une vie philosophique exemplaire, j’ai
souhaité écrire ce livre après l’avoir lu avec attention.” (M.
Onfray)Pour mettre fin à une légende fabriquée de toutes
pièces par Sartre et les siens, celle d’un Camus « philosophe
pour classes terminales », d’un homme de gauche tiède, d’un
penseur des petits Blancs pendant la guerre d’Algérie, Michel
Onfray nous invite à la rencontre d’une œuvre et d’un destin
exceptionnels.Né à Alger, Albert Camus a appris la
philosophie en même temps qu’il découvrait un monde
auquel il est resté fidèle toute sa vie, celui des pauvres, des
humiliés, des victimes. Celui de son père, ouvrier agricole
mort à la guerre, celui de sa mère, femme de ménage morte
aux mots mais modèle de vertu méditerranéenne : droiture, courage, sens de l’honneur, modestie, dignité.La vie philosophique d’Albert Camus, qui fut hédoniste, libertaire, anarchiste,
anticolonialiste et viscéralement hostile à tous les totalitarismes, illustre de bout en bout cette
morale solaire.
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