Colloque International Jean Rouch 14 - 20 novembre 2009 Vers une connaissance Hors Texte Croiser les regards, partager les interrogations Texte de la communication Thème choisi Une anthropologie nouvelle, une anthropologie du vivant « Pour une anthropologie filmée des interactions sociales » Intervenant : Christian Lallier, ENS-LSH / LAU-CNRS L’anthropologie visuelle se définit bien souvent, au sein de sa discipline, par le choix de ses outils employés : comme si le simple fait d’utiliser une caméra déterminait une manière de pratiquer l’anthropologie, comme d’autres utilisent un stylo. En apparence, toute semble justifier ce rapport d’équivalence. Mais, l’analogie recouvre une confusion sur les conditions de production d’un savoir, selon que l’on utilise un caméra ou un stylo. L’AMBIGUÏTÉ DE LA CAMÉRA-STYLO En 1948, au début de la Nouvelle Vague, le réalisateur Alexandre Astruc avait lancé la célèbre expression de « caméra stylo », à travers son manifeste : Naissance d’une nouvelle avant-garde : la caméra stylo. Par l’association des termes « caméra » et « stylo », Alexandre Astruc reconnaissait au cinéaste un statut d’écrivain, désignant le cinéma comme un langage et non plus comme une « attraction foraine », un aimable « divertissement » ou comme un simple un procédé de captation. En fait, au-delà de l’effet saisissant de la formule, cette équivalence résulte d’une confusion entre l’outil et la pratique, au sens où l’usage du stylo suppose de maîtriser une écriture alors que la caméra n’implique pas un tel acquis. Dès lors, là où l’acte d’écrire [avec un stylo] relève d’un processus conceptuel et argumentatif, l’acte de filmer semble relever d’une simple opération technique et esthétique comme si la caméra était une machine à produire du sens, par l’effet « automatique » de son enregistrement. Mais, contrairement aux apparences, la caméra n’a pas la faculté d’auto-produire la mise en représentation d’une situation. Si le cadre de la caméra -comme n’importe quel cadre 1 qui délimite un espace scénique- semble désigner spontanément la situation comme un objet de représentation à interpréter, il résulte, tout d’abord, de la distance tenue entre filmant et filmé : de l’endroit -au sens, de « la place physique »- où se trouve la caméra pendant que ça filme. Que la caméra soit posée négligemment sur une table, calée sur l’épaule de l’opérateur, serrée dans ses mains… ou que nous enregistrions involontairement, alors que nous la transportons au bout du bras, l’image produite résulte de la relation que l’opérateur entretient avec le sujet filmé : la prise de vue traduit avant tout l’attention ou l’inattention du regard, elle rend compte -avant tout- de l’intérêt ou de l’indifférence que nous portons à la situation que nous enregistrons. En fait, la pratique ethnographique par l’observation filmée ne relève ni d’une écriture proprement dite, ni d’une simple technique de captation, mais d’une pratique sociale : d’une manière singulière de se tenir en face-à-face avec le sujet de notre représentation. Pour le dire autrement, « savoir filmer » n’implique pas de maîtriser une quelconque grammaire cinématographique mais de savoir être là, au sens d’établir et de maintenir une relation sociale avec les personnes filmées, afin de percevoir ce qui se joue, ce qui se produit symboliquement, dans la situation d’échanges observée. Cette faculté à percevoir ce qui se travaille dans une relation sociale suppose de porter son attention sur l’investissement des personnes dans leur action, de focaliser son intérêt sur ce qu’elles ont à perdre ou à gagner en agissant ainsi : dès lors, la valeur d’une séquence d’observation filmée ne relève pas d’un intérêt « a priori » de la situation vécue -selon qu’elle serait plus ou moins pro-filmique selon l’expression d’Etienne Souriau- ; la valeur d’une séquence filmée est le produit de l’intérêt que lui porte l’observateur-filmant. Le documentaire d’observation ne réside pas dans le simple transfert d’une situation vécue en une séquence à représenter, mais aussi et surtout dans ce que la situation observée fait à l’observateur. Ce qui est représenté fait sens par celui qui représente et désigne la situation comme un objet à interpréter. Nous rejoignons en cela Georges Devereux, lorsque celui-ci souligne l’importance du « contre-transfert » produit par l’observateur attentif à son sujet : « c’est le contre-transfert, plutôt que le transfert, qui constitue la donnée la plus cruciale de toute science du comportement, parce que l’information fournie par le transfert peut en général être également obtenue par d’autres moyens, tandis que ce n’est pas le cas pour celle que livre le contre-transfert »1. D’une certaine manière, toute représentation d’une situation dite réelle peut se reproduire aisément par la mise en scène, par une reconstitution. 1 Georges DEVEREUX, De l’angoisse à la méthode, Paris, Aubier, 1980, p.15. 2 En revanche, ce qu’éprouve celui qui représente la situation relève d’une circonstance d’engagement dont la traduction par l’enregistrement [en temps réel, devrait-on dire] est irrévocable. Or, c’est précisément par son engagement dans la situation sociale observée que l’observateur filmant pourra rendre compte de l’engagement des acteurs dans leur action et traduire ce qui se joue dans telle circonstance historiquement située. L’ethnographie filmée se distingue donc de l’ethnographie écrite par la radicalité de son rapport avec la situation étudiée : dans la mesure où ce que dit -ce que signifie- la séquence filmée procède de la relation sociale entre l’observateur-filmant et les personnes filmées. Ainsi, nous pouvons considérer que l’observation filmée s’apparente à une catégorie de l’enquête ethnographique que l’on désignera par observation filmante, au même titre que l’observation participante définit une certaine pratique du « terrain ». FILMER LE TRAVAIL DES RELATIONS SOCIALES L’observation filmante, telle que nous la définissons ici, consiste à rendre compte d’une circonstance réelle au sens où celle-ci se caractérise par l’irréductible unicité du temps de son action : par le sens unique de l’expérience, par l’irrémédiable irréversibilité de la temporalité. Selon cette perspective, il s’agit d’observer comment une personne agit et interagit -mais aussi, bricole et se débrouille- dans une circonstance dans laquelle elle est engagée : c’est-à-dire, où elle met en jeu (elle investit) une part d’elle-même. Une situation fictive peut se représenter plusieurs fois, à l’instar de la pièce de théâtre qui est rejouée chaque soir, mais la situation effective ne se produit qu’une seule fois, au sens où le comédien remet en jeu, à chaque représentation, son investissement [sa crédibilité] d’acteur. Ainsi, nous ne pouvons recommencer un geste ou un propos sans que ce ne soit une irrémédiable autre première fois, succédant définitivement à la précédente Dans L’irréversible et la nostalgie, Vladimir Jankélévitch note que « C’est justement cette grâce de la deuxième fois qui nous est refusée ; inflexiblement, rigoureusement refusée ». Il établit ainsi ce principe d’équivalence : « il n'y a pas de temporalité qui ne soit irréversible, et pas d'irréversibilité pure qui ne soit temporelle. La réciprocité est parfaite. La temporalité ne se conçoit qu'irréversible ». Lors d’une interaction, par exemple, si je m’égare dans mes propos, je ne pourrais me refaire qu’au prix d’une excuse auprès de mes interlocuteurs, autrement dit en opérant un rite d’interaction dont la production symbolique permettra de faire comme si je 3 pouvais recommencer « la première fois ». Il s’agira de recouvrir la dimension irrévocable de l’acte fautif par une sorte de fiction sociale permettant d’agir comme si « de rien n’était »… Rendre compte d’une relation sociale en tant qu’elle est une circonstance réelle consiste à décrire la moindre salutation comme un acte de parole irrévocable, en tant que ce travail des relations sociales modifie le monde. Nous rejoignons en cela l’approche phénoménologique de la notion de travail, telle qu’elle est définie -dans Le chercheur et le quotidien- par Alfred Schütz : « Les actions simplement mentales sont révocables. Mais le travail ne l’est pas. Mon travail a transformé le monde extérieur. Au mieux, je puis restituer la situation initiale par des mouvements contraires, mais je ne puis défaire ce que j’ai fait. Voilà pourquoi je suis responsable -d’un point de vue moral et légal- de mes actes et non de mes pensées ». La notion de travail traduit donc la mise en responsabilité de l’acteur social en tant qu’il est l’auteur d’un acte de parole. Filmer le travail des relations sociales consiste, par exemple, à rendre compte comment une personne travaille sa représentation de soi, tel que Goffman définit le « travail de la face » selon son expression de « face work » ; ou encore, comment il décrit l’indulgence, dont font preuve les interactants face à un écart à la règle en « travaillant » un compromis [un « working acceptance », en termes goffmaniens]. Afin de filmer ce qui se travaille dans une situation sociale, l’ethno-cinéaste doit se tenir au plus près des interactions. Non pas devant le champ social, mais inclus dedans, en tant en tant qu’observateur-filmant : c’est-à-dire comme « tiers-exclu », inclus dans la situation sociale observée. Celui qui filme se situe alors dans une situation de liminarité -ni dedans, ni dehors : inclus en tant qu’exclu. Il appartient en cela aux « gens du seuil » selon la belle expression de Victor W. Turner. Pour cela, l’observateur-filmant ne doit représenter ni une ressource, ni une menace pour l’activité en cours, de telle sorte que sa présence ne sera pas prise au sérieux par les participants, elle ne produira qu’un effet divertissant et des réactions marginales, comme en témoignent les clins d’oeils amusés ou les regards de côtés [les visées latérales] en direction de la caméra. En d’autres termes, la personne filmée peut agir comme si la caméra n’existait pas, dans la mesure où le filmant ne peut exister en tant qu’interlocuteur, qu’il ne peut intervenir dans son action. C’est un « petit ». De son côté, l’observateur-filmant sait bien que la présence de sa caméra est incongrue, mais quand même il agit comme si filmer cette situation qui n’est pas prévue d’être enregistrée allait de soi. Filmant et filmé construisent donc une relation sociale qui reposent sur une double dénégation, selon la formule du « je sais bien mais quand même », si bien que s’instaure -entre filmant et filmé- une immersion fictionnelle que l’on désignera sous le terme de « situation filmante ». Il s’agit d’un espace 4 intermédiaire, entre la situation filmique (lieu technique de l’activité de tournage) et la situation filmée (lieu de l’action représentée) : une « zone transitionnelle », un espace contigu entre deux circonstances d’engagement. « L’ESPACE POTENTIEL » DE LA SI TUATION FILMANTE La situation filmante est un espace de jeu où l’observateur-filmant vit la situation réelle observée comme une expérience culturelle, au sens où ce qu’il filme constitue autant « d’objets transitionnels » entre ce qu’il éprouve de la situation [son monde intérieur, en quelque sorte] et ce monde extérieur qu’il observe et auquel il ne peut prendre part. En cela, nous pouvons définir la situation filmante comme un « espace potentiel » au sens définit part le psychanalyste et pédiatre Donald W. Winnicott. Ce dernier qualifie, par ce terme, un état intermédiaire entre soi et l’autre, entre jeu et réalité. Il utilise cette notion pour désigner la situation de l’enfant qui découvre l’altérité en prenant conscience de la distinction entre lui et le corps de sa mère : « Cet espace potentiel se situe entre le domaine où il n’y a rien, sinon moi, et le domaine où il y des objets et des phénomènes qui échappent au contrôle omnipotent »2. Lorsque je suis en immersion dans le monde social que j’observe, je me situe dans cet « espace potentiel » définit par Winnicott : autrement dit, « entre le domaine où il n’y a rien, sinon moi (…) » [c’est-à-dire entre le monde auquel j’appartiens, mais dont je me détache jusqu’à y « perdre mes repères »-] et entre « le domaine où il y des objets et des phénomènes qui échappent au contrôle omnipotent », soit ma place marginale dans le monde que j’observe et qui reste en même temps hors de ma portée (par ma distance d’observateur, par exemple). Dans cet « espace potentiel », s’opère le processus de fabrication du documentaire : autrement dit, là où mes activités imaginaires d’ethno-cinéaste -ce que j’imagine être mon « terrain », mon ethnographie et mon film- se transforment en autant d’objets filmiques par le rapport entre filmant et filmés. Les plans et séquences enregistrées sont chargés d’une production symbolique compilée, consignée, déposée dans des cassettes vidéo : « cassettes vierges » qui deviennent des « cassettes pleines »… selon les termes utilisés lors du tournage. Cette opération de transformation relève d’un acte performatif, dans la mesure où la relation sociale filmant-filmé repose sur une performance de l’observateur-filmant : une performance au sens théâtral du terme, tel que l’entend Richard Schechner. En effet, celui qui filme entre littéralement en scène dans la situation filmée, à travers un face-à-face singulier 2 Donald W. WINNICOTT, Jeu et réalité, L’espace potentiel, Paris, NRF, Editions Gallimard, 2000, p.139. 5 avec les personnes qu’il observe. Lors d’une séance d’observation filmée d’interactions sociales, celui qui filme met en représentation son propre engagement dans la représentation des personnes qui interagissent. C’est bien par l’expression de son engagement dans cet acte de représentation que les personnes filmées apprécient sa présence. Les filmés perçoivent le filmant à travers sa performance d’acteur, non pas d’acteur social puisqu’il ne peut participer aux échanges filmés, mais comme acteur de théâtre. C’est-à-dire, au sens où l’on parlera de la performance d’un acteur pour désigner la mise en représentation de l’engagement du comédien dans la représentation de son personnage. Filmer le réel, relève ainsi de cette capacité à se laisser représenter dans l’engagement irrévocable de son acte de représentation des « personnages » de son film documentaire. FILMER PAR LE VENTRE La production de cette performance ne se résume évidemment pas à une simple mise en scène de soi, mais se traduit par l’engagement physique -par l’activité corporelle- du filmant : au sens où le cinéaste transmet par son corps ce qu’il perçoit à la caméra. Autrement dit, la séquence filmée résulte de la traduction corporelle de ce que perçoit l’ethno-cinéaste : qu’il s’agisse d’un cadre fixe supposant de prendre la pose, d’un panoramique exigeant un mouvement du corps sur lui-même ou d’un travelling caméra-à-l’épaule. L’observateurfilmant doit donc parvenir à se concentrer sur sa respiration afin de ressentir physiquement, [organiquement, pourrait-on dire] la situation observée et de traduire, à la caméra, ce qu’il perçoit par des mouvements corporels. Autrement dit, le documentariste, caméra-à-l’épaule, vise avec ses yeux mais filme par le ventre. L’expression « filmer par le ventre » s’apparente au "regard charnel" de l’ethnologue sur son terrain, évoqué par François Laplantine. Selon cette perspective, l’observateur filmant « fait corps » avec la situation, en s’accordant avec le rythme des échanges : les mouvements de sa caméra épousant le flux des interactions. Il parviendra alors à une sensation de « synchronicité » avec ce qui se dit et ce qui se joue : un tel état de perception correspond à ce que décrivait Jean Rouch par son expression de « ciné-transe ». Dans ce cas, l’improvisation dont semble faire preuve l’observateur-filmant « n’est pas autre chose que l’harmonie d’un travelling exécuté en marchant, en parfaite adéquation avec les mouvements des hommes filmés » explique Rouch. C’est cet état bizarre de transformation de la personne du cinéaste que j’ai appelé, par analogie avec les phénomènes de possession, la ″ciné transe″ ». A propos de cette notion de « Ciné-transe », l’anthropologue-cinéaste David 6 MacDougall évoque ce sentiment d’être en phase comme dans un état de jouissance. « Nous devons en conclure, ajoute-t-il -dans son ouvrage « The corporeal image »-, que pour beaucoup de réalisateurs de film il y a un plaisir enthousiaste et même érotique dans le fait de filmer les autres ». Plus exactement, j’estimerai que l’état de félicité auquel on peut accéder se traduit par une sensation jubilatoire d’être en parfait accord avec le rythme de celui que l’on filme. En conclusion, la pratique ethnographique par l’observation filmée des échanges ne relève pas d’une écriture, mais d’un état de perception qui se traduit corporellement par l’image et le son, à travers la relation sociale singulière qui se joue dans le rapport entre filmant et filmés. Christian Lallier 7