Le rapport au prochain dans le judaïsme : approche biblique

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 Collège des Bernardins, Séminaire sur l’Altérité
Département Judaïsme et Christianisme
Séance du 13 janvier 2011
Intervenant et compte rendu : Sophie NORDMANN
Sujet de la séance Le rapport au prochain dans le judaïsme : approche biblique, talmudique et philosophique Envisager l’approche philosophique de la question du rapport au prochain dans le judaïsme pose d’emblée problème : si certains penseurs ont pu développer une lecture « philosophique » des textes juifs, on oppose néanmoins souvent Athènes et Jérusalem. Or, il est un certain nombre de philosophes qui, à un moment donné de leur parcours de pensée, ont fait converger judaïsme et philosophie, ouvrant ainsi la voie d’une philosophie juive. Et c’est précisément la question du rapport au prochain qui a été le point focal de cette convergence. Sur cette question – qui renvoie plus largement à celle de l’altérité –certains philosophes se sont trouvés enfermés dans une impasse dont la tradition philosophique dont ils étaient issus ne leur permettait pas de sortir, et ont eu recours aux sources juives comme élément moteur de leur démarche philosophique, ouvrant ainsi des voies nouvelles. Parmi ces penseurs, je songe à E. Levinas qui, hors de toute référence au judaïsme, consacre ses premiers travaux à Husserl et à Heidegger, qui ne cessera jamais de se dire philosophe et plus précisément phénoménologue, et qui pourtant, confronté à la question du rapport au prochain, intégrera la référence aux sources juives comme référence majeure de ses écrits philosophiques. Je pense encore à Franz Rosenzweig (1886-­‐1929), qui entre en philosophie avec Hegel, à qui il consacre sa thèse de doctorat, et qui est si fortement imprégné du système hégélien et si loin de toute référence au judaïsme qu’il envisage de se convertir au christianisme, non pas dans un élan de foi mais dans une démarche rationnelle et philosophique visant à un accomplissement spirituel. Rosenzweig qui pourtant, tout à coup, renoncera à la conversion et replacera le judaïsme comme référence majeure de ses écrits philosophiques lorsqu’il s’agira précisément de penser la question 1 de l’ouverture à l’altérité. Cette ouverture à l’altérité, il l’envisagera sous des catégories religieuse : celles de création, de révélation et – lorsque cette altérité est celle du « rapport au prochain » -­‐ de rédemption. Enfin, au nombre de ces penseurs qui vont buter sur la question de l’ouverture à l’altérité et avoir recours au judaïsme pour sortir de l’impasse dans laquelle ils se trouvent enfermés, il faut encore compter celui à qui j’ai consacré cette présentation, Hermann Cohen (1842-­‐1918) On retrouve chez lui le même mouvement : si, par le judaïsme, Levinas sort de Heidegger, et Rosenzweig de Hegel, Cohen quant à lui, entre en philosophie par Kant, et c’est de Kant qu’il va sortir par la référence aux sources juives. Et c’est toujours la question du rapport au prochain qui constitue le « catalyseur » de cette « sortie » qui ouvre une voie philosophique inédite. Figure emblématique, paradigmatique de cette rencontre de la philosophie et des sources juives sur la question du rapport au prochain, H. Cohen, fondateur de l’Ecole « néokantienne » de Marbourg, se situe dans l’héritage kantien et consacre l’essentiel de sa carrière à l’enseignement de la philosophie à l’Université de Marbourg. Il maintient toujours sur deux plans radicalement distincts, d’un côté son attachement confessionnel au judaïsme1, et d’un autre côté son « système de la philosophie » largement inspiré de Kant et où la référence au judaïsme, et à la religion en général, est pour ainsi dire absente puisque les trois parties de ce système sont la logique, l’éthique et l’esthétique. Et puis, en 1912, coup de théâtre : Cohen prend sa retraite de l’Université de Marbourg, et part s’établir à Berlin où il va enseigner à l’Académie pour la science du judaïsme. Et ces deux ordres de préoccupations distincts, philosophie et judaïsme, convergent alors. Cette convergence donnera naissance au dernier grand ouvrage de Cohen, la Religion de la raison tirée des sources du judaïsme, publié à titre posthume en 1919, un an après sa mort. Dans cet ouvrage, Cohen est toujours philosophe, et pourtant la référence au judaïsme change de statut : elle devient le cœur même de l’entreprise philosophique. Pourquoi ? Parce que l’éthique philosophique bute sur un problème, sur une question, sur une expérience dont elle est incapable de rendre compte. Celle, précisément, de l’altérité. Celle qui fait que je m’adresse à celui qui me fait face en lui disant « tu ». L’éthique philosophique est incapable de comprendre que je m’adresse à mon prochain en lui disant « tu ». C’est l’expérience du « tu », du 1
Il reçoit une éducation juive, il fréquente même un temps le séminaire de Breslau avant de s’orienter vers de études de philosophie. Et il restera toujours attaché au judaïsme, auquel il consacre plusieurs articles, partiellement traduits en français : L’Ethique du judaïsme, PUF, 1994.
2 rapport au prochain sur le mode de l’adresse à un « tu », qui est pour l’éthique incompréhensible. Et pourtant, sans cette expérience, l’éthique n’aurait pas lieu d’être. L’éthique philosophique, dont Cohen trouve la forme la plus accomplie dans la philosophie de Kant, prescrit en effet de voir en l’autre, en tout autre, un membre de l’humanité, en cela absolument égal à tous les autres et absolument digne d’être respecté comme tel. Envisager l’homme comme membre de l’humanité implique, par principe, de faire abstraction des situations et particularités qui distinguent les individus les uns des autres : aux yeux de l’éthique, peu importe si celui qui me fait face est riche ou pauvre, homme ou femme, vieillard ou enfant ; il est un membre de l’humanité, identique et en cela égal à tous les autres membres de l’humanité, et c’est là la seule chose qui compte. Ceci vaut tout autant pour le sujet de l’éthique : agir éthiquement, c’est agir en faisant abstraction de nos intérêts propres, c’est agir comme l’aurait fait n’importe qui d’autre à notre place (cf. la formulation de l’impératif catégorique par Kant, en référence à l’universalisation de la maxime de l’action). Ce n’est pas moi en tant qu’individu particulier qui agis, mais moi en tant que membre de l’humanité : ainsi, « l’éthique n’est tout simplement pas en mesure de comprendre ni de reconnaître l’homme autrement que sous l’espèce de l’humanité. Même en tant qu’individu, il ne saurait être autre chose que le représentant de l’humanité » (RR p 28).Mais alors il est éthiquement incompréhensible que je m’adresse à l’autre en lui disant « tu »2. Si j’étais un sujet éthique parfait, je ne dirais pas « tu » (ni « je ») : l’expérience du « je » et du « tu » est incompréhensible par l’éthique (au double sens du terme : elle ne peut ni l’entendre, ni l’englober dans son champ). Sauf qu’à ce compte, l’éthique elle-­‐même est impossible : l’éthique prescriptive n’aurait pas lieu d’être sans cette expérience qui lui échappe et dont elle n’est pas en mesure de rendre compte, l’expérience d’un « je » face à un « tu ». Car si je ne dois voir en l’autre, rien d’autre qu’un membre de l’humanité absolument égal à tous les autres, si peu importe que l’autre soit blanc ou noir, jeune ou vieux, homme ou femme, si je dois faire abstraction de tout cela, alors peu importe aussi qu’il soit pauvre ou orphelin, de cela aussi je dois faire abstraction. Voir en l’autre non pas un membre abstrait de l’humanité, mais justement un autre, un pauvre, un orphelin, un vieillard etc, c’est sortir de l’éthique. L’éthique ne peut pas admettre qu’on fasse la moindre différence entre les hommes : peu importe, à ses yeux, que cet homme qui me fait face soit noir ou blanc, jeune ou vieux, homme ou femme, je dois justement faire abstraction de tout cela. Mais alors, peu importe aussi qu’il soit riche ou pauvre, heureux ou souffrant : peu importe, 2
Cf. H. Cohen, Religion de la raison, tr. Fr. PUF 1990, p. 28.
3 de cela aussi je dois faire abstraction. Son éventuelle souffrance ne compte pas plus que la couleur de ses yeux ! Or, si l’on fait abstraction de la souffrance de l’autre, alors l’action éthique, celle qui vise à faire advenir l’égal respect de tous les membres de l’humanité sans exception, et qui prend pour Cohen en premier lieu la forme de l’action sociale contre la pauvreté, n’a plus lieu d’être. Autrement dit, si nous étions parfaitement conséquent avec ce que me demande l’éthique, si nous étions parfaitement éthiques, nous n’agirions pas éthiquement3, nous n’entrerions pas en relation avec mon prochain. Pour être effective, l’éthique ne peut pas en rester à elle-­‐même, car à partir d’elle-­‐même elle ne me donne pas accès à l’autre. Et c’est là qu’elle doit, pour Cohen, faire appel aux sources juives, qui deviennent alors un moteur de la pensée philosophique de Cohen4. Car les sources juives ouvrent quant à elles la voie d’une prise en compte de l’autre comme autre, comme « tu ». Si le judaïsme est en mesure d’ouvrir cette voie, c’est parce qu’il fonde le rapport au prochain autrement que sur l’abstraction des différences. C’est ce que montre Cohen en référence à une controverse talmudique qui oppose deux docteurs de la loi, Rabbi Akiba et Rabbi Ben Asai. Elle est relatée au 9e chapitre du Traité Nédarim du Talmud de Jérusalem. Cohen la rapporte dans la Religion de la raison : « Akiba déclare ‘Tu dois aimer l’autre (rea), il est comme toi. Voilà une notion de première grandeur dans la Torah’. Ben Asai dit : « Ce livre est le livre des générations de l’homme (Genèse V, 1). Voilà une notion plus grande que l’autre’. Que l’on médite le corollaire : ‘Le jour où Dieu créa l’homme, il l’a fait à la ressemblance de Dieu’. Quelle justification aura l’avantage ? La première qui met en avant l’identité entre les hommes ? Celle qui fait de l’homme un autre, donc un autrui ? Ou bien celle qui fait de l’homme l’image de Dieu, la créature de Dieu ? Manifestement, c’est Ben Asai qui a raison »5. On voit bien ici en quoi les deux positions sont paradigmatiques, en quoi elles représentent deux modalités du rapport au prochain, et pourquoi Cohen se range du côté de Ben Asai. Akiba fonde l’amour du prochain sur l’identité des hommes entre eux. Son argumentation est du même type que celle de l’approche philosophique de la question du rapport au prochain : l’autre 3
Le prochain serait pour nous, pour reprendre les mots de Cohen, tout au plus un Nebenmensch, mais certainement pas un
Mitmensch 4
5
Cf. H. Cohen, Religion de la raison, op. cit., p. 28 sq.
H. Cohen, Religion de la raison, op. cit., p. 170.
4 est un alter ego, il est comme moi un représentant de l’humanité, en cela je dois « l’aimer comme moi-­‐même » et le respecter en tant que tel. A quoi Ben Asai répond : cet autre qui me fait face est-­‐il un autre « exemplaire » de l’humanité ? Non, s’il est comme moi, ce n’est pas parce qu’il serait abstraitement identique à moi par-­‐delà nos différences, mais parce que nous sommes lui, moi et tous les autres sans exception créatures de Dieu, et fils d’Adam, Bnei Adam. Dès lors, nous pouvons bien être différents les uns des autres sans que cela ne remette en cause cette filiation commune : l’abstraction est alors évitée, puisque c’est avec leurs particularités individuelles que les hommes sont tous des descendants d’Adam et des créatures de Dieu. On peut alors voir en l’autre un frère tout en voyant aussi en lui un noir, un blanc, un riche, un pauvre, une veuve, un orphelin, un étranger, un indigent : la prise en compte des singularités n’est plus incompatible alors avec la reconnaissance d’une commune humanité placée sous le signe de la fraternité. Du même coup, le judaïsme est en mesure d’ouvrir la voie à l’action éthique concrète, celle qui n’en reste pas à l’Homme mais s’occupe des hommes, de tel homme qui me fait face et qui est pris dans telle situation particulière. Ainsi, comme le soulignera aussi Levinas dans Difficile liberté, dans la Bible il n’est pas tant question de l’humanité que du pauvre, de la veuve, de l’orphelin, de l’étranger etc. Les mesures sociales que l’on trouve dans la Torah ne prescrivent pas, à la manière de l’impératif catégorique, de respecter l’humanité en l’homme, mais indiquent, concrètement, comment agir face à cet autre qui se tient face à moi dans telle situation particulière de souffrance : « Nous atteignons là, écrit Cohen, le point limite où la religion fait son apparition, cette limite où elle éclaire l’horizon de l’homme grâce à la souffrance ». A titre d’exemple, Deutéronome 14, 19-­‐21 : « Lorsque tu feras la moisson de ton champ, si tu oublies une gerbe, ne reviens pas la chercher. Elle sera pour l’étranger, la veuve et l’orphelin (…). Lorsque tu gauleras ton olivier, tu n’iras rien rechercher ensuite. Ce qui restera sera pour l’étranger, l’orphelin et la veuve. Lorsque tu vendangeras ta vigne, tu n’iras rien grappiller ensuite. Ce qui restera sera pour l’étranger, la veuve et l’orphelin », etc. Le judaïsme offre donc, aux yeux de Cohen, une voie d’alternative à la tradition philosophique sur la question du rapport au prochain. En même temps, Cohen montre que cette question trouve dans le judaïsme son « lieu d’être » aussi bien historique que conceptuel. Le judaïsme apparaît alors comme le « point aveugle » de la tradition philosophique dont Cohen hérite : à la source même de l’éthique philosophique, dont Kant représente pour Cohen l’aboutissement, se trouvent les sources juives, comme un fonds oublié et occulté. 5 
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