Debut North.fm Page 3 Mercredi, 7. septembre 2005 3:23 15 DOUGLASS C. NORTH Prix Nobel d’économie Le processus du développement économique Présentation de Claude Ménard Traduit de l’anglais par Michel Le Séac’h © Éditions d’Organisation, 2005 ISBN : 2-7081-3397-7 Chapitre 13 + fin Page 213 Mercredi, 7. septembre 2005 4:06 16 13 © Éditions d’Organisation Où allons-nous ? Le développement économique sans précédent des quelques siècles écoulés, avec ses conséquences pour le progrès matériel et l’espérance de vie, a évidemment apporté aux humains un contexte et des perspectives de progrès continu. Il y a de bonnes raisons à cela. La croissance du stock de connaissances a produit des améliorations matérielles dont nos ancêtres n’auraient pas osé rêver. Le seuil de pauvreté tel qu’on le définit aux États-Unis (environ 18 000 dollars par an pour une famille de quatre personnes) aurait excédé, après application de déflateurs appropriés, le niveau de vie de la quasi-totalité des humains il y a plusieurs siècles. Comme on l’a dit, le critère du progrès se limite parfois à la croissance du stock de connaissances, et cette croissance ne semble pas présenter de rendements décroissants dans son application à la lutte contre la pénurie. Mais la présente étude s’attache aux institutions et à la manière dont les humains les ont créées pour remédier à l’incertitude. Or, là encore, nous avons réussi à créer des sociétés complexes composées d’institutions qui utilisent le stock de connaissances pour parvenir à des économies productives. Pourtant, si l’on explore la condition humaine dans le contexte plus large de la structure politicoéconomico-sociale d’ensemble, les résultats sont ambigus. Chapitre 13 + fin Page 214 Mercredi, 7. septembre 2005 4:06 16 214 Le chemin à parcourir Le raisonnement de ce livre a des implications pour la manière dont nous percevons l’avenir des êtres humains. Nous n’avons qu’une vision limitée de l’avenir et les perspectives futures des humains sont clairement incertaines. Pour comprendre le processus du changement économique, il faut considérer les énormes améliorations du bien-être économique mais aussi s’attaquer aux incertitudes profondes qui ont caractérisé cette évolution et qui nous attendent dans l’avenir. Dans ce dernier chapitre, je m’interroge sur ce que cela implique pour l’avenir de la condition humaine. J’explorerai successivement l’évolution des croyances, la nouveauté et l’adaptabilité des humains, la fragilité de l’adaptation institutionnelle et les limites de l’efficience adaptative. Les chapitres précédents auront sans doute montré que non seulement notre connaissance de nous-mêmes est très imparfaite, mais que la nature même de notre conscience est une arme à double tranchant. La conscience est la source et l’inspiration des merveilles de la créativité humaine, avec tout ce que cela implique comme aspects positifs de la condition humaine ; elle est aussi la source des superstitions, dogmes et religions qui (avec le conditionnement culturel qui les accompagne) ont produit l’Holocauste, des guerres interminables, des actes de cruauté et de terrorisme, aujourd’hui comme hier. Ce que nous avons appris sur la manière dont l’esprit et le cerveau interprètent l’environnement humain est-il suffisant pour comprendre les sources des croyances ? En savons-nous beaucoup sur la manière dont les croyances non rationnelles s’allient à certains attributs culturels pour produire telle ou telle attitude anti-sociale ? La « conscience de soi » des humains dans des environnements différents a produit l’énorme diversité des systèmes de croyances qui ont été dans le passé, sont dans le présent et demeureront dans l’avenir la source profonde essentielle du comportement humain. Mais nous en savons bien trop peu sur la manière dont ces systèmes de croyances évoluent et se répandent, et sur leurs conséquences pour les performances humaines. Étant donné le potentiel dévastateur des technologies militaires modernes, connaître ces conséquences est une condition de la survie humaine. © Éditions d’Organisation I Chapitre 13 + fin Page 215 Mercredi, 7. septembre 2005 4:06 16 Où allons-nous ? 215 II © Éditions d’Organisation C’est une thèse centrale de ce livre : du fait de la nature non ergodique de notre monde, nous avons du mal à faire face efficacement aux nouveautés incessantes que nous rencontrons dans notre marche vers des environnements humains toujours plus complexes et interdépendants. Ce problème a deux aspects : à quel point les membres d’une société ont-ils acquis l’adaptabilité nécessaire pour affronter des problèmes nouveaux ? Et à quel point les problèmes eux-mêmes sont-ils nouveaux ? Il se peut que certains membres d’une société distinguent la « vraie » nature d’un problème sans être en mesure de modifier l’institution. Il est nécessaire que ceux qui prennent les décisions politiques soient du même avis ; pourtant, il n’est pas évident que le politique tende à « installer » de telles personnes aux postes de décision. La manière dont l’esprit fonctionne est importante : si les psychologues évolutionnistes ont raison quand ils disent que la plus grande partie de notre comportement est génétiquement déterminée, à quel point les humains peuvent-ils s’adapter à la nouveauté ? Les problèmes affrontés par les humains aujourd’hui et demain n’ont pas grand-chose en commun avec ceux d’un chasseur-cueilleur. Le degré de nouveauté est évidemment une déterminante essentielle de nos chances de réussite face aux problèmes. Nous parlons volontiers du changement technologique, d’internet et des manipulations génétiques comme de solutions à nos problèmes, sans songer aux problèmes nouveaux et sans précédent qui en résulteront du fait des altérations de l’environnement humain. Le monde interdépendant que nous sommes en train de créer requiert d’immenses changements sociétaux et soulève de vrais problèmes quant aux facultés d’adaptation des humains. III La chute des coûts d’information et la possibilité pour toutes les sociétés de connaître les performances des autres ont clairement accentué l’imitation et l’adaptabilité institutionnelles. Pourtant, l’écart entre pays développés et pays moins développés continue à s’élargir. L’analyse du changement présentée dans les chapitres précédents montre Chapitre 13 + fin Page 216 Mercredi, 7. septembre 2005 4:06 16 216 Le chemin à parcourir clairement que le rattrapage est un processus compliqué. Nous ignorons encore comment créer des régimes politiques qui mettront en place des règles économiques contenant les incitations voulues. Nous sommes encore loin de comprendre complètement quelle structure institutionnelle complexe, technologiquement interdépendante, améliorerait le fonctionnement des économies politiques. Les résultats décevants des efforts en faveur du développement économique en Afrique sub-saharienne et en Amérique latine donnent à penser qu’il nous reste un certain chemin à parcourir avant de pouvoir espérer améliorer les performances grâce aux institutions que nous créons. Et l’agitation du monde musulman (à la fois à l’intérieur de ce monde et à ses frontières) jette une ombre épaisse sur les perspectives de l’humanité. Les troubles de la Russie depuis le début des années 1990 témoignent hélas des difficultés de la construction d’un nouveau cadre institutionnel en état de marche. Le processus du changement lui-même est un facteur aggravant, car il peut rendre les solutions issues de l’expérience du passé impraticables dans des contextes nouveaux et sans précédent. Les économistes se cramponnent à un corpus théorique développé pour traiter les économies avancées du 19e siècle, dans lesquelles les problèmes étaient ceux de la répartition des ressources. Ils persistent à essayer de l’adapter aux problèmes fondamentaux du développement, alors que ce corpus est tout simplement inapte à traiter les questions soulevées dans la présente étude. Toutes les sociétés à travers l’histoire ont fini par décliner et disparaître. Certaines, comme Rome, ont duré plusieurs centaines d’années, d’autres, comme l’Union soviétique, moins d’un siècle. Mancur Olson affirme qu’en l’absence de révolutions périodiques, les groupes d’intérêt tendent à rigidifier les sociétés et à laminer les gains de productivité qui sont à l’origine de la croissance. La courte histoire de l’Union soviétique témoigne des écueils inhérents à un cadre institutionnel rigide. Ce que j’ai appelé efficience adaptative est une condition permanente dans laquelle la société modifie sans cesse ses institutions, ou en crée de nouvelles, au fur et à mesure que des problèmes se présen- © Éditions d’Organisation IV Chapitre 13 + fin Page 217 Mercredi, 7. septembre 2005 4:06 16 Où allons-nous ? 217 © Éditions d’Organisation tent. Cela implique concomitamment que le politique et l’économie essaient sans cesse de nouvelles formules face aux incertitudes omniprésentes et éliminent les adaptations institutionnelles incapables de résoudre les nouveaux problèmes. Hayek a fait de cette condition une partie centrale de son raisonnement sur la survie humaine. Elle a certainement caractérisé le développement sociétal des États-Unis au cours de ces derniers siècles, malgré toutes les taches de leur histoire. Il semble que cela provienne du développement d’un ensemble de contraintes institutionnelles informelles qui sont de puissantes protections contre un monopole rigide, quelle qu’en soit la forme. Mais elles sont le fait d’un hasard favorable plus que d’une intention ; et même si nous connaissions leur source, elles se sont formées sur une longue période et ne paraissent pas reproductibles délibérément ni en peu de temps. De plus, rien ne garantit que la structure institutionnelle souple, adaptativement efficiente, persistera dans le monde sans précédent et toujours plus complexe que nous sommes en train de créer. Le caractère général du déclin économique des civilisations du passé donne à penser que l’efficience adaptative pourrait avoir ses limites. L’élargissement du stock de connaissances aurait-il rendu obsolète cette histoire déprimante ? Les prédictions radieuses des cercles de pensée qui voient le salut dans la science et la technologie voudraient nous le faire croire ; mais les décisions des humains sont façonnées par un mélange complexe d’évolutions de la conscience dans le contexte d’expériences humaines diverses. Pour comprendre la condition humaine, il est essentiel de considérer l’intentionnalité des acteurs. Les économistes le savent bien, l’économie est une théorie du choix. Mais pour améliorer les perspectives de l’homme, il faut comprendre les sources de ses décisions. C’est une condition nécessaire pour la survie de l’humanité.