introduction - Les Cahiers du Numérique

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INTRODUCTION
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Ritualités numériques
PASCAL LARDELLIER
De prime abord, on pourrait considérer que tout oppose la sphère rituelle
et les nouveaux univers numériques, et qu’il y a là deux mondes
inconciliables. D’un côté, les traditions, le formalisme et l’ordre institué,
l’architecture symbolique et la théâtralité tous inhérents à la ritualité ; de
l’autre, une nébuleuse technologique hypermoderne et en perpétuelle
évolution, synonyme de mobilité et de nomadisme, sur fond de
connectivité accrue. De même, on discerne sans peine deux temporalités
aux antipodes, avec d’une part celle lente et cérémonieuse des rites, et de
l’autre l’instantanéité caractérisant les univers numériques.
Mais à y bien regarder, on peut relever entre la ritualité et les technologies
numériques d’information et de communication de nombreux points de
convergence, d’évidentes passerelles, et des « hybridations », aussi. Celles-ci
DOI:10.3166/LCN.9.3-4.9-14  2013 Lavoisier
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permettent de voir émerger depuis deux décennies1 environ des pratiques
sociales nouvelles, organisées par des « structures qui relient », encore, mais
différemment, pour reprendre la célèbre métaphore batesonienne.
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Une culture numérique a émergé dans les réseaux numériques avec ses
langages, ses codes et ses rythmes, qui se drapent de symbolique (c’est-àdire d’identité, d’appartenance) et qui à ce titre, possèdent leur part
assumée de ritualité. Et les dispositifs numériques, souvent immersifs
(MMORPG, chat…), permettent en quelque sorte d’entrer dans un autre
espace-temps, instaurant une parenthèse avec ses règles intrinsèques ; tout
comme la ritualité.
Les anthropologues nous ont appris que celle-ci propose ou impose une
parenthèse sociale fortement symbolique, elle instaure une autre
temporalité, exerce une action quasi magique sur les identités et les corps
(ou sur les représentations de ceux-ci), tout en scénarisant, esthétisant et
dramatisant tout à la fois ce qu’elle donne à vivre à ses acteurs ; or, tous ces
traits ou principes peuvent se retrouver, toutes choses égales par ailleurs,
dans certaines pratiques numériques, on y revient.
Plus spécifiquement, les réseaux sociaux et les sites de rencontres
produisent des relations qui se fondent sur une résille de nouveaux rites,
moins incidents qu’ils n’y paraissent. D’aveu d’internautes, la violence des
relations numérisées, quand elle s’exprime, provient précisément de
l’absence de rites. Et quand « la greffe prend » entre deux internautes, selon
les témoignages, c’est que la relation se ritualise, et exporte vers le Net des
rites de la vraie vie (Lardellier, 2012).
La ritualité, comme principe, et les rites, comme expressions concrètes de
la pensée symbolique, constituent l’un des objets de prédilection de
l’anthropologie. Que l’on repère des indices de ritualisation « en ligne »,
qu’on définisse même comme rituelles de nouvelles pratiques prenant pour
contextes et supports les dispositifs numériques, c’est une chose, mais pour
1. Deux décennies pour l’expansion de ces pratiques auprès du grand public,
correspondant à la généralisation de possibilité de connexions rapides, fiables et
stabilisées techniquement. Bien sûr, il ne saurait être question de se montrer
amnésique par rapport à des pratiques numériques antérieures, notamment aux
expérimentations liées à l’IRC (Internet Relay Chat), ou plus anciennement encore,
à l’essor dès les années 1980 des « relations télématiques » portées en France par le
Minitel.
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autant, cela intéresse-t-il l’anthropologie, ou celle-ci ne se destine-t-elle qu’à
des terrains incarnés, ancrés dans la « vraie réalité » ? On sait que
l’anthropologie a effectué, depuis quelques décennies, sa conversion à des
terrains contemporains urbains, quotidiens, revenue d’un exotisme qui se
raréfie. Marc Augé s’est fait le porte-voix de ce repli de l’anthropologie sur
notre monde à nous, proche et quotidien, alors que longtemps, cette
discipline s’attacha aux mondes des autres, tropicaux et lointains. Alors
considérer Internet comme un nouvel Eldorado exploratoire revenait pour
cette discipline à nouer une « alliance stratégique » lui garantissant des
débouchés, autant qu’un volume de nouvelles études à mener, de nouveaux
terrains à investir. Georges Balandier, dans Le Grand Système, ne
proposait-il pas dès 2001 « d’investir les univers virtuels avec les méthodes
et les concepts de l’anthropologie » ? C’est précisément ce à quoi le thème
de ce numéro des Cahiers du numérique a invité les chercheurs présents au
sommaire.
Il est toujours périlleux d’employer le mot de « révolution ». Mais ce qui
est sûr, c’est que les TIC et internet ont œuvré à l’émergence d’un nouveau
paradigme depuis une vingtaine d’années, impliquant la nature des
relations, les modalités de production du lien social, le statut du corps et de
l’identité. C’est ce dont Marc Augé, encore, prend acte en affirmant que
« traditionnellement, l’ethnologue étudiait les relations sociales dans un
groupe restreint en tenant compte de leur contexte géographique,
historique et politique. Or aujourd’hui le contexte est toujours planétaire.
Quant aux relations, elles changent de nature et de modalités avec le
développement des technologies de la communication, qui interviennent
simultanément dans la redéfinition du contexte et dans celle des relations
qui y prennent place » (Augé, 2013).
Cette interrogation de la ritualité telle qu’elle se manifeste dans la sphère
numérique est ambitieuse et salutaire, car il nous semble qu’il s’agit d’un
terrain et d’une branche des Internet studies bien moins balisés que la
mainstream sociologie des usages.
Le propos n’est pas d’induire que Google a réponse à tout, connaît tout et
référence tout ! Mais quel ne fut pas notre étonnement de découvrir que
(quasi-)rien ne « remontait », lorsqu’on tentait une recherche avec les
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locutions « ritualité numérique », et même « rite numérique »2. Ce
numéro, et l’appel à communication qui l’a précédé en ligne, auraient au
moins eu le mérite de combler cette lacune ! Puisse-t-il aussi avoir permis
aux chercheurs s’intéressant à ce thème d’avoir des réponses à quelques-uns
de leurs questionnements.
En tout cas, dans les faits, les choses n’attendent pas d’être nommées (ou
référencées par Google) pour exister. Car les nouvelles ritualités sont
légion, à regarder attentivement l’économie numérique, qui est en fait une
économie symbolique : l’acquisition puis l’utilisation des produits
technologiques dits « cultes », les rites d’interaction numérisés, les
phénomènes de don et contre-don à l’œuvre dans les réseaux en sont des
exemples éclatants (Lardellier, 2013). Plus largement, des rites de passage
dans les jeux en réseaux aux rites de la « vraie vie » trouvant des
prolongements ou des adaptations numériques jusqu’aux formes,
expressions et figures du sacré dans les TIC et sur internet, il y a là tout un
corpus de recherches à conduire, bien initiées pour certaines d’entre elles,
encore à impulser pour d’autres. Et toutes se situent au croisement de
l’anthropologie et de terrains, de pratiques ou d’objets ayant partie liée
avec le numérique.
Mais le « regard profond » auquel invite l’anthropologie n’est pas un
simple outil d’analyse agissant en surplomb, scrutant les dispositifs
numériques de manière neutre et inerte. Car en retour, de manière
dialectique, les cadres et les catégories de l’anthropologie sont
« travaillées » par les évolutions de ses objets et terrains traditionnels au
sein des univers virtuels. Il y a donc une logique win win dans les termes
de cette fertilisation croisée. Car l’anthropologie renouvelle ses terrains,
actualise ses objets, affine ses méthodologies et teste la robustesse de ses
concepts, prouvant par là même sa pertinence et la validité de son regard,
en se confrontant aux TIC et à internet.
Le pari de ce numéro consistait précisément à demander à des chercheurs
venant d’horizons disciplinaires différents de passer au crible de la grille de
lecture anthropologique et de regarder via le prisme rituel des pratiques
émergentes, se numérisant en surface, pour garder un substrat
profondément symbolique.
2. Rien, sauf, en abîme, l’appel à communications de ce numéro, une fois qu’il fut
mis en ligne.
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Comme nous le verrons au fil des pages de ce numéro, des concepts
anthropologiques (tel le mana) trouvent dans les jeux en réseau une
résonance et une pertinence particulières. Mais de même, plusieurs articles
traitent du corps, ce corps dont on a pu penser à courte-vue qu’il allait être
« zappé » par la prétendue virtualisation de nos relations, et qui est en fait
l’invité surprise de la postmodernité numérique. Le corps, qui a défaut
d’être présent in situ dans les réseaux et sur la Toile, l’est par les images, les
discours, les webcams et les prothèses technologiques qui l’augmentent et le
dupliquent à l’infini, alors que des mythes autour de son devenir-machine
réveillent des imaginaires anciens.
Mais ce sont les supports conceptuels et/ou objets les plus classiques de
l’anthropologie, à savoir les « techniques (ou les technologies) du corps »,
la mort, la production symbolique et le renforcement de liens
communautaires qui constituent le fil rouge des différents textes. Le
propos général tend à prouver l’incroyable efficacité de la notion van
genneppienne de « rites de passage », et plus largement, la pertinence de
cette lecture rituelle des dispositifs numériques.
Puissent les lecteurs cheminer heureusement dans ces pages, qui font
dialoguer des courants et des traditions de recherches que l’on pourrait
penser éloignés de prime abord, mais qui en fait prouvent ici leur
concordance, voire leur convergence. À ce titre, une synthèse est proposée
ici sur ce thème, en même temps que des perspectives sont ouvertes ;
premières pierres, donc, d’un chantier bien plus vaste, et en cours…
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