De l`expérience de la maladie aux relations médecins

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De
l’expérience de
la maladie aux
relations
médecinsmalades
Céline Lefève
Maître de conférences en
histoire et philosophie de la
médecine
Université Paris Diderot
Introduction
Un enseignement qui sensibilise à la
responsabilité médicale
Georges CANGUILHEM
« N’est-il pas surprenant que l’enseignement de la
médecine porte sur tout, sauf sur l’essence de l’activité
médicale, et qu’on puisse devenir médecin sans savoir ce
qu’est et ce que doit un médecin ? A la Faculté de
médecine, on peut apprendre la composition chimique
de la salive, on peut apprendre le cycle vital des amibes
intestinales de la blatte de cuisine, mais il y a des sujets sur
lesquels on est certain de ne recevoir jamais le moindre
enseignement : la psychologie du malade, la signification
vitale de la maladie, les devoirs du médecin dans ses
relations avec les malades (et pas seulement avec ses
confrères et avec le juge d’instruction), la
psychosociologie de la maladie et de la médecine. »
« Thérapeutique, expérimentation, responsabilité » (1959),
Etudes d’histoire et de philosophie des sciences,1968.
I. La relation médecin-malade
au cœur de la pratique
médicale :
›  1°
La nécessité de la relation médicale et
le statut d’art de la médecine
Le souci de l’individualité humaine requiert
la mise en œuvre d’une relation personnelle
entre le médecin et le malade.
G. CANGUILHEM, « Une pédagogie de
la guérison est-elle possible ? » (1978),
in Ecrits sur la médecine, Paris, Seuil,
2002, p. 93
« Le médecin qui se décide à guider le malade sur le
chemin difficile de la guérison « ne sera en état de le faire
que s’il a la profonde conviction qu’il ne s’agit pas, dans
le rapport médecin-patient, d’une situation basée
uniquement sur une connaissance du type de causalité,
mais qu’il s’agit d’un débat entre deux personnes dont
l’une veut aider l’autre à acquérir une structure aussi
conforme que possible à son essence. C’est par la mise
en relief du rapport personnel qui existe entre médecin et
patient que le point de vue médical moderne s’oppose
de la façon la plus nette à celui des médecins qui avaient
des habitudes de pensée propres aux sciences
physiques » (K. GOLDSTEIN, La Structure de l’organisme,
1934). »
La médecine scientifique qui s’est construite
au XIXe siècle, en dévalorisant la clinique, a
précisément occulté la subjectivité du
malade et, par conséquent, la nécessité de
la relation médicale.
« Le normal et le
pathologique sont
(…) déterminés (..)
par la quantité
d’énergie dont
dispose l’agent
organique pour
délimiter et
structurer ce champ
d’expériences et
d’entreprises qu’on
appelle son milieu. »
(Nouvelles réflexions concernant le
normal et le pathologique, dans Le
Normal et le pathologique, Paris, PUF,
1966, p. 215)
2. Restaurer une
normalité
strictement
individuelle
3. La clinique ou la
connaissance de la normalité
individuelle
« Mais, dira-t-on, où est la mesure de cette
quantité d’énergie ? Elle n’est pas à
chercher ailleurs que dans l’histoire de
chacun d’entre nous. Chacun de nous fixe
ses normes en choisissant ses modèles
d’exercice. La norme du coureur de fond
n’est pas celle du sprinter. »
« Chacun de nous change ses normes en
fonction de son âge et de ses normes antérieures.
La norme de l’ancien sprinter n’est plus sa norme
de champion. Il est normal, c’est-à-dire conforme
à la loi biologique du vieillissement, que la
réduction progressive des marges de sécurité
entraîne l’abaissement des seuils de résistance
aux agressions du milieu. Les normes d’un vieillard
auraient été tenues pour des déficiences chez le
même homme adulte. Cette reconnaissance de
la relativité individuelle et chronologique des
normes n’est pas scepticisme devant la
multiplicité mais tolérance de la variété. »
4. L’attention à la biographie du patient, à
son récit de la maladie et de la vie et à
l’interprétation qu’il en donne
« Mon médecin, c’est celui qui accepte,
ordinairement, de moi que je l’instruise sur ce
que, seul, je suis fondé à lui dire, à savoir ce
que mon corps m’annonce à moi-même par
des symptômes dont le sens ne m’est pas
clair. Mon médecin, c’est celui qui accepte
de moi que je voie en lui un exégète avant de
l’accepter comme réparateur. »
G. CANGUILHEM, « La santé : concept
vulgaire et question philosophique » (1988), in
Ecrits sur la médecine, Paris, Seuil, 2002, p. 65.
La clinique consiste certes dans l’interprétation
des symptômes et des troubles ressentis en
termes de pathologie objective, mais aussi en
termes de perte de liberté subjective. Le
clinicien fait correspondre à l’expérience
subjective du corps souffrant le savoir objectif
de l’organisme, mais cette objectivation n’a
de sens que si elle ne se coupe pas de la
compréhension de la subjectivité (des normes
de vie) du patient et du respect, le plus grand
possible, de son autonomie. Ceci est
particulièrement important dans le suivi de
maladies graves et longues et dans
l’accompagnement en fin de vie.
5° Changer de registre et se projeter en
situation de malade
« Nous voici parvenus au point où la rationalité
médicale s’accomplit dans la reconnaissance de sa
limite, entendue non pas comme l’échec d’une
ambition qui a donné tant de preuves de sa
légitimité mais comme l’obligation de changer de
registre. »
G. Canguilhem, « Puissance et limites de la
rationalité en médecine » (1978), Etudes d’histoire et
de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1995.
« Il faut s’avouer (…) qu’il ne peut y avoir
homogénéité et uniformité d’attention et
d’attitude envers la maladie et envers le
malade et que la prise en charge d’un
malade ne relève pas de la même
responsabilité que la lutte rationnelle contre
la maladie. »
Il faut constater
[...] l’oubli, pris en son sens freudien, du
pouvoir de dédoublement propre au
médecin qui lui permettrait de se projeter
lui-même en situation de malade,
l’objectivité de son savoir étant non pas
répudiée mais mise entre parenthèses.
Ibid., p. 409.
« Car il revient au médecin de se
représenter qu’il est un malade potentiel, et
qu’il n’est pas mieux assuré que ne le sont
ses malades de réussir, le cas échéant, à
substituer ses connaissances à son
angoisse. »
Conclusion : l’aptitude du médecin à
établir et à maintenir une relation de
confiance avec le malade ne saurait être
conçue comme un « supplément
d’âme », plus ou moins indispensable, à la
pratique médicale qui viendrait s’ajouter
de manière secondaire ou facultative à
des capacités scientifiques ou techniques
considérées comme primordiales. Cette
aptitude à créer la relation médecinmalade est au cœur de la pratique
médicale.
II. Les modèles des relations
médecins-malades : entre
obéir, consentir et s’accorder
›  « La
relation médecin-malade : entre
obéir, consentir et s’accorder » de A.
Brémond, J. Goffette, N. MoujmidFerdjaoui in MOUILLIE J. M., LEFEVE C.,
VISIER L. Médecine et sciences humaines.
Manuel pour les études médicales, Paris,
Belles Lettres, 2007, réédité en 2011.
1° Le modèle du médecin
décideur ou modèle
paternaliste
Pr. Louis Portes, Président de l’Ordre des Médecins, 1950 :
« Face au patient, inerte et passif, le médecin n’a en aucune manière le
sentiment d’avoir à faire à une être libre, à un égal, à un pair, qu’il puisse
instruire véritablement. Tout patient est et doit être pour lui comme un
enfant à apprivoiser, non certes à tromper — un enfant à consoler, non
pas à abuser — un enfant à sauver, ou simplement à guérir. »
« Je dirai donc que l’acte médical normal n’étant essentiellement qu’une
confiance [celle du patient] qui rejoint librement une conscience [celle
du médecin], le consentement « éclairé » du malade [...] n’est en fait
qu’une notion mythique que nous avons vainement cherché à dégager
des faits. Le patient, à aucun moment, ne ‘connaissant’ au sens strict du
terme, vraiment sa misère, ne peut vraiment ‘consentir’ à ce qui lui est
affirmé, ni à ce qui lui est proposé — si du moins nous donnons au mot
consentement sa signification habituelle d’acquiescement averti,
raisonné, lucide et libre. »
› 
2° Le modèle du patientdécideur ou de l’autonomie
du patient
Le modèle du patient décideur (appelé
aussi modèle informatif ) transpose à la
relation médicale le modèle du contrat de
prestation de service. L’acteur central en
est le patient-client, le médecin étant
assimilé à un prestataire qui est à son
service. Ce modèle entend donner au
patient une souveraineté pleine et entière
en matière de décision.
3° Le modèle de la révélation
des préférences
Le modèle de la révélation des préférences respecte à la fois la
psychologie des patients et leur autonomie. Face à une maladie,
il existe des patients qui se sentent en capacité de décider, et
d’autres qui, trop angoissés ou trop souffrants, sentent qu’ils n’en
sont pas capables : leur laisser le choix du mode de relation et
de décision, c’est s’adapter à leur situation psychologique. De
même, il est manifeste que ce choix respecte bien mieux leur
autonomie que la décision imposée par le médecin (modèle
paternaliste) ou que l’obligation pour le patient de décider y
compris de façon forcée (modèle du patient décideur). Le
modèle de la décision partagée donne au patient un choix
relationnel, ce qui, après tout, est tout à fait normal puisque le
mieux à même de décider en cette matière est clairement le
patient. Psychologiquement, on ne lui impose ni l’infantilisation, ni
l’anxiété et le poids de la décision.
Conclusion provisoire
›  Pour
le malade lui-même, connaître et
reconnaître sa propre normativité, ses propres
projets mais aussi ses contraintes et ses limites
est nécessaire, notamment dans la maladie
chronique, pour éviter d’être placé ou de se
placer soi-même soit dans une position
infantilisante où il ne décide pas de sa vie, soit
dans une position activiste où il se sent
responsable de sa santé – ce qui peut être
payé d’un prix physique et psychique élevé.
›  La
thérapeutique ne peut pas être obéissance du
soigné à la volonté du soignant – pour le patient,
une telle aliénation de sa volonté à celle
du(des)soignant(s) prolonge son aliénation initiale
à la pathologie.
›  La thérapeutique ne peut pas davantage être
injonction à l’autonomie entendue comme
autodétermination. Ceci consisterait, d’une part, à
nier l’expérience affective et fragilisante de la
maladie et à croire que le sujet peut se tenir luimême pour un objet (nouveau prolongement de
l’objectivation médicale du sujet) et cela
consisterait, d’autre part, à laisser le patient seul
prendre les décisions. La thérapeutique constitue
bien l’aide indispensable qui ne peut laisser le
patient dans la solitude de sa conscience et de ses
choix
P. Barrier : « Que le principe de normativité soit inhérent au
patient ne signifie pas que le patient choisisse sa norme
individuelle en fonction de son caprice, mais que la norme est
relative à la singularité de sa situation et de son environnement,
et qu’il est en mesure de découvrir, d’exprimer et d’assumer
cette singularité. Cette conception autonomique du soin
n’exonère certes pas le médecin de son fameux devoir de
bienfaisance mais le libère de sa part de volontarisme entendu
comme croyance en la possibilité de vouloir à la place de
l’autre. »
Cf. La Blessure et la force, PUF, 2010
Et Le Patient autonome, PUF, 2014, à paraître.
III. La logique du
soin ou
l’insuffisance des
modèles
Annemarie MOL
Bibliographie
› 
› 
› 
› 
› 
› 
FAIZANG S. , La relation médecins-malades : information et mensonge, Paris, PUF, 2006. Un
travail sociologique essentiel qui montre les malentendus qui existent entre médecins et
patients sur l’information donnée, attendue, comprise, etc. A la BU.
GRIMALDI A. , COSSERAT J. , La relation médecin-malade, Elsevier, 2004. Un ouvrage
synthétique et accessible.
C. LEFEVE, « Y a-t-il seulement de bons médecins ? La relation médecin-malade selon G.
Canguilhem », in C. CRIGNON, M. GAILLE (coord.), Qu’est-ce qu’un bon patient ? Qu’est-ce
qu’un bon médecin ? , Paris, Seli Arslan, 2010, p. 13-43.
C. LEFEVE, « Le droit à la mort peut-il être reconnu par la médecine ? A propos du dialogue
radiophonique « Le droit à la mort » (1975) entre G. Canguilhem et H. Péquignot », in Soin et
subjectivité, C. Lefève, C.- O. Doron, A. - C. Masquelet (dir.), Cahiers du Centre Georges
Canguilhem, PUF, 2011, p. 13-52.
C. LEFEVE, Devenir médecin, Paris, PUF, 2012.
Annemarie MOL, Ce que soigner veut dire. Repenser le libre choix du patient, Paris, Presses
des Mines, 2009.
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