nous avons créé une épidémie de maladies sans symptômes

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ÉDITORIAL
Surdiagnostic
et surtraitement :
nous avons créé
une épidémie de maladies
sans symptômes
éditorial
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Iona Heath 1
Ancienne présidente
du Royal College
of General
Practitionners
(Royaume-Uni)
Mots clés : dépistage
systématique ;
facteurs de risque
[Mass screening; Risk
Factors]
Pourquoi est-il si facile de stigmatiser les méfaits
– la saignée par exemple – infligés par les médecins du passé et si difficile de voir ceux dont nous
sommes responsables ? De tout temps, des individus sans scrupule ont cherché à faire de l’argent avec la maladie. Aujourd’hui, peut-être plus
que jamais, ils sont activement aidés par notre
volonté de bien faire.
DOI : 10.1684/med.2014.1152
La peur du risque engendre
surdiagnostic et effets
iatrogènes
Considérons par exemple l’augmentation de prescription des médicaments antihypertenseurs et
des hypocholestérolémiants dans les pays les plus
riches du monde durant la dernière décennie : elle a
doublé pour les premiers, triplé pour les seconds,
dans les pays de l’OCDE. Ces taux de prescription
sont-ils en rapport avec leur coût et leur potentiel
d’effets adverses ?
Il y a plus de 10 ans, en 2003, l’European Society
of Cardiology (ESC) a suggéré d’identifier les patients à risque de maladie cardiaque ischémique
en dépistant la pression artérielle (au-dessus de
140/90, quel que soit l’âge) et le taux de cholestérol (au-dessus de 5 mmol/L) [1]. Il n’était pas
requis du clinicien qu’il débute le traitement à ces
taux, mais qu’il informe le patient que ces
1. Cet éditorial, dont la seconde partie sera publiée dans le prochain numéro
de Médecine, reprend, avec son autorisation, l’intervention de Iona Heath
lors du 3e colloque de Bobigny, les 25 et 26 avril derniers. Traduction-Adaptation et intertitres de JP Vallée, rédacteur en chef de Médecine.
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mesures signifiaient qu’il ou elle était à risque cardiovasculaire accru.
Linn Getz et ses collègues ont appliqué ces taux à
la population adulte entière du comté norvégien de
Nord-Trondelag [2]. La Nord-Trondelag Health Survey a collecté les mesures de pression artérielle et
de cholestérol des 62 000 adultes âgés de 20 à
79 ans en 1995-97. Selon les guidelines européens, la moitié de la population serait considérée
comme à risque dès l’âge de 24 ans, 90 % à
49 ans ; et plus de 76 % de la population adulte
seraient « à risque élevé ». Pourtant, l’espérance
de vie à la naissance était en Norvège de 81 ans, à
peu près comme en France, l’une des plus longues
depuis toujours. C’est invraisemblable : il n’est
simplement pas possible que les 3/4 d’une population ayant l’une des plus longues espérances de
vie de l’histoire soit à risque accru de mort prématurée ! La crainte est inhérente à chaque consultation de santé préventive qui suit ces lignes directrices ; la crainte elle-même jette une ombre sur la vie
et sape la santé ; elle génère massivement surdiagnostic et effets adverses iatrogènes.
Dire la vérité
L’écrivain John Berger semble identifier ce qui
importe vraiment dans la vie comme étant le fait
de dire la vérité dans toute relation humaine.
« La chose à savoir avec certitude, c’est si tu
mens ou si tu essaies de dire la vérité : tu ne
peux pas te permettre de confondre les deux »
[3]. Je crois de plus en plus que ce sont les deux
plus importantes choses dans chaque aspect de
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la vie humaine et certainement dans les soins de
santé, non deux aspects séparés, comme je le
pensais en commençant à réfléchir sur le sujet,
mais profondément indissociables. Commençons par essayer de dire la vérité : notre profession tente de le faire en se fondant sur la
science, et l’étude sérieuse des données scientifiques médicales est absolument essentielle
pour nous tous, mais ce n’est pas suffisant. Il y
a beaucoup plus dans la pratique de la médecine
que la science sur laquelle elle prétend être fondée. En essayant de dire la vérité, nous avons
besoin de connaître les inconvénients de la médecine scientifique à côté de ses avantages potentiels – sa prétention à la connaissance qui ne
résiste pas à l’examen, l’exclusion d’autres sources importantes de connaissances, et sa corruption insidieuse par des conflits d’intérêts et prendre les désirs pour des réalités.
Les gens se trouvent plus ou moins lésés quand
ils sont considérés comme objet et dépersonnalisés. En médecine, on y arrive par une combinaison toxique – sur une macro-échelle par l’utilitarisme de la santé publique au nom de la justice,
sur une micro-échelle par les impératifs de la
science biomédicale. Tout ce que nous avons
pour contrer ces méfaits est la force des relations
humaines et la capacité qu’elles ont à réaffirmer
la subjectivité de la personne individuelle.
Le normal et le pathologique...
Le principal moteur du sur diagnostic est l’industrie de la technologie médicale qui rend capable
les professionnels de santé d’investiguer de plus
en plus minutieusement et de mesurer et assigner des normes à un nombre croissant de paramètres biométriques. Ces normes sont presque
toujours distribuées le long d’un continuum,
l’anormalité étant corrélée avec des symptômes
et des souffrances qui peuvent être améliorés ou
même guéris par un traitement médical. Jusquelà, tout va bien... Le problème est qu’une nouvelle combinaison toxique, cette fois d’intérêt
particulier et de bonnes intentions, produit une
pression continue pour élargir le champ de l’anormal, déplaçant le point de démarcation plus loin
dans ce qui était considéré jusqu’alors comme
normal. Ceci est encouragé par la croyance enracinée dans de vieux adages tels que « mieux vaut
prévenir que guérir », dictons si intégrés dès le
plus jeune âge qu’ils ont une aura mythologique
de vérité, et que nous avons négligé l’impératif
de Karl Popper d’investiguer en quoi ils peuvent
être faux !
Dans notre enthousiasme, nous avons oublié un
document essentiel publié par l’OMS en anglais
en 1968 et en français en 1970 [4]. Dans ce livre,
Wilson et Jungner écrivaient : « l’idée centrale de
la détection et du traitement précoce de la maladie est essentiellement simple. Cependant, la
voie de la réussite, d’une part, conduisant à traiter
ceux dont la maladie n’était pas détectée auparavant, d’autre part, évitant de nuire à ceux qui n’ont
pas besoin de traitement, est loin d’être simple
bien qu’elle puisse apparaître parfois trompeusement facile ». Je pense qu’il a fallu toute ma carrière pour commencer à comprendre ce message. Sa vérité a été de plus en plus démontrée
durant les 4 décennies passées et pourtant, nous
tombons toujours dans les mêmes pièges. Il me
semble que nous en avons négligé les 10 principes, mais peut-être plus particulièrement les 7 et
9 (encadré 1). C’est le cas au Royaume-Uni du
dépistage mammographique et du diagnostic de
plus en plus précoce de la démence alors que ne
savons même pas identifier la petite proportion
de ceux qui ont un déficit cognitif léger qui progressera vers la démence et que nous ne disposons pas des moyens suffisants pour prendre en
charge ceux que nous avons déjà diagnostiqués,
à coup sûr les plus sévèrement affectés !
En poursuivant la « vérité » – supposée évidence indiscutable – que la prévention est meilleure que le soin, nous avons, pour la première
fois de notre histoire, séparé nos notions de
maladie de l’expérience humaine de la souffrance et avons créé une épidémie de maladies
sans symptômes, définies seulement par des
biométries aberrantes.
MÉDECINE novembre 2014 389
Encadré 1.
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Les 10 principes du dépistage
selon l'OMS [4]
1. Il faut que la maladie dont on recherche les cas constitue
une menace grave pour la santé publique.
2. Il faut qu’un traitement d’efficacité démontrée puisse
être administré aux sujets chez lesquels la maladie a été
décelée.
3. Il faut disposer des moyens appropriés de diagnostic et
de traitement.
4. Il faut que la maladie soit décelable durant la phase de
latence ou au début de la phase clinique.
5. Il faut qu’il existe une épreuve ou un examen de dépistage efficace.
6. Il faut que l’épreuve utilisée soit acceptable pour la population.
7. Il faut bien connaître l’histoire naturelle de la maladie,
notamment son évolution de la phase de latence à la phase
symptomatique.
8. Il faut que le choix des sujets qui recevront un traitement
soit opéré selon des critères préétablis.
9. Il faut que le coût de la recherche des cas (y compris les
frais de diagnostic et de traitement des sujets reconnus malades) ne soit pas disproportionné par rapport au coût global
des soins médicaux.
10. Il faut assurer la continuité d’action dans la recherche
des cas et non la considérer comme une opération exécutée
« une fois pour toutes ».
Les illusions séductrices
du « progrès »
Jamais autant de ressources n’auront été consacrées au retour de ces chiffres à quelque fictif état
d’une « normalité » d’étiquette après exposition à
des traitements ayant des effets adverses significatifs. Pourtant, maintes et maintes fois, les
politiques se sont montrés incapables de résister
à l’attraction d’une rhétorique préventive ; parce
que, si ce n’est autre chose, celle-ci sert à distraire l’attention de l’échec des décideurs de faire
face à leurs propres responsabilités en matière de
santé à travers des mesures fiscales et législatives : promouvoir une plus grande équité socioéconomique, aider les familles vulnérables, instaurer des politiques telles qu’un prix minimum
pour l’alcool ou l’emballage neutre pour les cigarettes...
Élargir l’échelle « d’anormalité » étend clairement
les marchés pharmaceutiques et autres et par là
même les possibilités de maximiser les profits
commerciaux. Il invoque aussi le phénomène de
Will Rogers 2, appliqué pour la première fois à la
médecine par Alvan Feinstein et ses collègues en
1985 [5]. Le phénomène survient à chaque fois
que l’échelle d’une catégorie diagnostique
s’étend. Comme de plus en plus de gens considérés comme normaux auparavant se trouvent inclus dans une définition, par exemple celle de l’hypertension, ou du diabète, ou du cancer du sein,
les résultats s’améliorent : les taux d’AVC hypertensifs ou d’amputation du pied diabétique ou de
mortalité par cancer du sein semblent chuter.
Étendre les définitions de la maladie et abaisser
les seuils d’intervention préventive crée l’illusion
d’améliorer les résultats en population, alors qu’il
n’y a aucune différence pour ce qui concerne l’individu. Cliniciens, décideurs et politiciens ont
montré qu’il est très difficile de résister à ces illusions séductrices du progrès.
Liens d’intérêts : l’auteur déclare n’avoir aucun
lien d’intérêt en rapport avec l’article.
2. Will Rodgers (1879-1935) déclarait : « lorsque les Okies (natifs de l’Oklahoma) ont quitté l’Oklahoma pour s’établir en Californie, ils ont haussé le niveau intellectuel des deux états ».
Références :
1. Guidelines Committee. 2003 European Society of Hypertension – European Society of Cardiology guidelines for the management of arterial hypertension. J Hypertension.
2003;21:1011-53.
2. Getz L, Sigurdsson JA, Hetlevik I, Kirkengen AL, Romundstad S, Holmen J. Estimating the high risk group for cardiovascular disease in the Norwegian HUNT 2 population according
to the 2003 European guidelines: modelling study. BMJ. 2005;331:551-4.
3. Berger J. D’ici là. (Trad Française). Paris: l’Olivier; 2006.
4. Wilson JMG, Jungner G. Principes et pratique du dépistage des maladies. Genève: OMS; 1970.
5. Feinstein AR, Sosin DM, Wells CK. The Will Rodgers Phenomenon. Stage Migration and New Diagnostic Techniques as a Source of Misleading Statistics for Survival in Cancer.
NEJM. 1985;312:1604-8.
390 MÉDECINE novembre 2014
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