L’Enseignement Philosophique Éditorial de novembre - décembre 2004 SUR UN PRÉTENDU DROIT À LA PHILOSOPHIE EN DÉMOCRATIE Le droit au savoir apparaît comme une revendication fondamentale des sociétés démocratiques. Mais il peut être compris de manières diverses : le démocrate libéral le pense sous les formes des garanties du libre accès aux informations et de la liberté d’enseigner, là ou le républicain fait un devoir à l’Etat de donner à tous la possibilité de l’accès à la connaissance par le biais des institutions scolaires et universitaires. Mais dans une société de l’information et de la communication, la place et les tâches du système scolaire ont perdu leur évidence ; les débats autour de la définition d’un socle commun des savoirs indispensables en témoignent. Comment le droit au savoir se détermine-t-il sous la forme du droit à tel ou tel savoir : les mathématiques, la littérature, les arts, l’histoire, l’économie, la gestion, la mécanique ? Et la philosophie dans tout cela ? Un moderne Persan arrivant en France pourrait avoir l’illusion de contempler une nation de philosophes. La philosophie y est présente dans les classes terminales des lycées, dans les classes préparatoires aux grandes écoles, dans les départements universitaires, dans des "universités populaires", des cafés, et l’on songe à étendre son enseignement aux lycées professionnels, aux classes de première L, en même temps que certains tentent de faire philosopher des enfants. Nul professeur de philosophie ne contestera l’idée que la philosophie est une discipline (méthode de pensée et pas seulement savoir) fondamentale pour la formation de l’homme et du citoyen et qu’une démocratie authentique devrait permettre à tous de s’y initier. La philosophie pour tous pourrait être un idéal régulateur de la démocratie. Mais serait-ce déchoir que de s’interroger sur les conditions empiriques de cette extension "anarchique" de l’enseignement philosophique ? Si, pour reprendre le jargon des publicitaires, la philosophie devient un "must", elle risque d’y perdre sa substance et ses exigences et les nouveaux apprentis pourraient n’être payés qu’en monnaie de singe. De plus, la politique des ministères récents tend plus à une réduction des horaires des disciplines qu’à leur extension ; et la philosophie n’y a pas échappé. La proposition d’introduire la philosophie en première L va au devant d’une demande de certains parents et élèves pour qui l’étalement de l’enseignement de la philosophie sur plusieurs années "dédramatiserait" la découverte de cette discipline. Serait-ce être corporatiste que d’être attentif aux conditions d’application de cette mesure ? Ce qui est en cause, ce ne sont pas seulement les conditions de travail des professeurs de philosophie, mais la possibilité, pour les élèves, de bénéficier d’un authentique enseignement philosophique. Le ministère songe-t-il à l’étalement de l’horaire actuel sur deux ans ? L’APPEP a toujours soutenu l’exigence d’un horaire conséquent pour pouvoir enseigner correctement la philosophie. Dès lors nous ne saurions accepter une diminution de l’horaire actuel de philosophie (8h) en T.L. Quel horaire pour la philosophie en première : 2h, 3h ? (1) Cet horaire sera-t-il pris sur une autre discipline ? Les professeurs de lettres dont l’enseignement a déjà été mis à mal ont toute raison de s’inquiéter. Quel programme et comment l’articuler avec celui de la classe terminale ? Ces questions ne manifestent pas une hostilité de principe, mais invitent à une vigilance. Que penser de l’idée d’un enseignement d’histoire des sciences et des techniques (le terme d’épistémologie, primitivement retenu, a disparu dans la dernière version du projet) ? L’esprit de cet enseignement peut être très différent selon qu’il est confié à des professeurs de -1- sciences, d’histoire ou de philosophie. Une telle mesure, bénéfique pour une approche réfléchie des sciences, exige une formation spécifique des professeurs - ce qui n’est pas toujours le cas, hélas, à l’heure actuelle. Les expériences - ou expérimentations - d’enseignement philosophique en lycées professionnels ont montré que les élèves des "bac pro", n’étant pas d’une essence différente des autres élèves, pouvaient accéder à une réflexion philosophique de grand intérêt. Mais le dossier consacré à cet enseignement par le CRDP de Créteil (2) montre bien que l’extrême diversité des filières et des situations des élèves, la spécificité de l’orientation en lycée professionnel et la répartition des enseignements contribuent à rendre difficile l’enseignement philosophique dans ces classes et exigent un engagement constant de la part des professeurs. Si les réussites de ces expériences demandent des conditions si particulières, on ne peut que recommander au ministère une extrême prudence devant tout projet de généralisation. Est-il bien pertinent et sage de vouloir enseigner la philosophie aux enfants (3) ? Faute d’une sérieuse réflexion sur la progression des apprentissages et sur la nature de la philosophie elle-même, il est à craindre qu’on fasse passer pour philosophie des exercices de langage et des discours moralisateurs. Ne serait-il pas plus urgent de donner une formation philosophique aux professeurs d’école, non pour qu’ils enseignent la philosophie aux enfants, mais pour qu’il puissent penser eux-mêmes les modalités et le sens de leur enseignement ? Les professeurs de philosophie se meuvent aisément dans l’a priori, mais il est nécessaire parfois de passer de l’analyse des conditions transcendantales à celle des conditions empiriques. On ne saurait penser un "droit à la philosophie" sans ses conditions d’effectivité. Prenons garde, pour parler comme les logiciens, que l’extension de l’enseignement philosophique ne s’accompagne d’une diminution de sa compréhension. Il ne s’agit pas de s’arc-bouter sur la "défense de l’acquis", mais de penser aux lieux et aux formes les plus pertinentes d’une extension de l’enseignement philosophique - pour les futurs juristes, médecins, ingénieurs ou techniciens dans les premiers cycles universitaires ou les grandes écoles, pour tous les enseignants dans les IUFM par exemple - c’est à cette condition que la philosophie pourra se maintenir comme une pédagogie de la liberté. Edouard Aujaleu Président de l’APPEP Le 20 décembre 2004 (1) La doctrine constante de l’APPEP est de demander pas moins de 4h pour un enseignement philosophique. (2) Philosopher en lycée professionnel, Les cahiers du CRDP de Créteil, n° 7, mai 2004 Voir aussi le rapport de Ch. Menasseyre, Expériences d’enseignement philosophique en lycées professionnels, juillet 2003. (3) Voir dans ce même numéro les textes de J.Y Château et F. Raffin. -2-