RAymonde moulin sociologue - Annie Cohen

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«
Raymonde Moulin
Portrait
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sociologue
En cinquante ans, la sociologue Raymonde Moulin a décrypté les mécanismes du marché de l’art
et jeté les bases d’un nouveau champ de recherche. Portrait d’une modeste
En combinant une pensée conceptuelle très charpentée et un sens
de l’anecdote, elle pointe des questions ayant vocation à se généraliser. « Ce qui l’intéresse, c’est un
système d’actions, d’interactions,
de transactions, de collusions, les
arrangements et les situations. Le
cœur de son affaire, c’est la qualité
ethnographique et la puissance
conceptuelle de son modèle, souligne le sociologue Pierre-Michel
Menger. Elle a su développer des
liens de confiance, au point de devenir presque une initiée. La force
de son analyse, c’est que les acteurs
se trouvaient objectivés sans avoir
l’impression d’avoir été trompés.
Il n’y avait pas cette tendance dénonciatrice propre souvent aux
sociologues. Elle a trouvé la bonne
distance, en donnant du sens sans
chercher un répertoire d’actions qui
mettrait tous ces acteurs sous la
même toise. »
Le mot-clé du travail de Raymonde
Moulin est sans doute l’empathie
pour son sujet, la lucidité dénuée
de cynisme qui lui a permis de
rencontrer des artistes majeurs,
notamment Jean Dubuffet, ou des
marchands comme Daniel Cordier
et Daniel-Henry Kahnweiler. « Pour
les collectionneurs, j’étais supposée
intelligente, car agrégée, pauvre
donc honnête, et ils ne risquaient
pas de me retrouver dans les dîners en ville, rappelle-t-elle avec
humour. Si les artistes avaient
l’impression que j’avais de l’estime
pour leur travail, ils étaient très
disponibles. Quand ils ont du mal
à s’en sortir, ils acceptent très bien
les sociologues et pourquoi pas les
économistes. Quand tout va bien, ils
veulent des philosophes. »
Raymonde Moulin. © Photo : Pierre Carlo.
« Raymonde Moulin a tou.
jours été une référence pour
l’étude des professions de l’art,
en combinant une connaissance
détaillée du sujet avec un sens
analytique permettant de rendre
cette information intelligible. Son
œuvre est, pour moi, un modèle
de travail sociologique concentré,
intelligent et informé sur le plan
théorique. Elle est clairement l’une
des plus grandes sociologues de la
seconde moitié du XXe siècle. » Ces
propos flatteurs ne viennent pas de
n’importe qui, mais d’un des plus
grands sociologues américains,
Howard Becker. Raymonde Moulin
vaut bien cette révérence car, en
cinquante ans, elle a inventé une
discipline : la sociologie du marché
de l’art.
Née en province d’un père receveur
des postes, Raymonde Moulin n’a
pas été prisonnière d’une trajec-
toire. Elle ne porte d’ailleurs les
stéréotypes ni de ses origines sociales ni de son statut de sociologue,
préférant l’élégance à la défroque
souvent triste et élimée de l’universitaire… Bien qu’elle ait rêvé de
philosophie, elle passe une licence
d’histoire, puis l’agrégation qui
comptait une composante d’histoire de l’art. « Cela me plaisait.
Le premier homme de ma vie a été
le David de Michel-Ange », sourit
l’intéressée. Même si son diplôme
d’études supérieures porte sur la
femme grecque au temps homérique, elle préférera le temps présent
à l’archéologie. Elle décide dès lors
d’étudier la condition de l’artiste,
« une idée de petite bourgeoise de
province naïvement romantique »,
ironise-t-elle. Le sujet séduit le sociologue Raymond Aron, qui lui
conseille d’étudier le marché de
l’art. Engagée au CNRS en 1957,
elle entame des recherches menant
dix ans plus tard à sa thèse : Le
Marché de la peinture en France. Au
moment où elle engage cet énorme
travail de fourmi, ce champ est
en jachère. Marx avait considéré
l’artiste comme un modèle se soustrayant à la division du travail. Et
l’art avait été négligé par les pères
fondateurs de la sociologie française. Émile Durkheim avait tout
juste laissé une place à l’esthétique
sociale. Pierre Bourdieu, lui, s’était
plus intéressé à la consommation
et à l’éducation qu’à la production.
Son discours était aussi fortement
emprunt de déterminisme social.
Or, Raymonde Moulin ne part pas
des propriétés sociales des individus, même si elle distingue une
base prolétarisée et un sommet
starifié. Elle ne prétend pas non
plus offrir un modèle général ni
un système de pensée.
Loin des querelles
de chapelle
Sa finesse psychologique, doublée
d’une grande humilité, lui a aussi
permis de survivre dans le monde
de la sociologie française, partagé
entre chapelles et grands prêtres,
cours et guerres de tranchée.
« Bourdieu avait une visée hégémonique sur la sociologie. Raymonde
avait la stratégie de ne pas en avoir.
Les stratégies les plus désintéressées
sont les plus payantes », remarque
le sociologue Alain Quemin. Pour
l’écrivaine Annie Cohen-Solal,
Raymonde est un « archétype qui
tombe entre les trous du système ».
Sans jouer la fibre féministe, sans
étiquette politique, cette femme
modérée et centriste a réussi à
s’imposer comme secrétaire générale du Centre européen de sociologie historique fondé par Aron,
puis en 1984 comme première
présidente de la Société française
de sociologie. Elle a même dirigé
le département de sociologie de
Vincennes, l’une des universités
les plus ancrées à gauche.
« Son travail était inclassable dans
cette bataille de Yalta. Elle a été publiée par Bourdieu, mais elle n’en
portait pas le sceau, la marque de
fabrique, souligne Pierre-Michel
Menger. Elle était soucieuse d’une
bonne écologie du monde scientifique. Elle était vaccinée contre le
monopole, sans être pour autant
œcuménique. » En marge des
grands modèles, elle a structuré
une discipline, et su mener une
«
immense curiosité, une capacité à
lier la grande et la petite histoire. Si,
après, j’ai exposé Bernard Buffet ou
David Hamilton, je le dois à ce que
j’ai pu apprendre auprès d’elle. »
Plutôt que de chercher à faire école,
Raymonde a laissé s’épanouir des
individualités, parfois rivales. Sa
place est de fait paradoxale. « Elle
est à la fois mythique, et pas installée comme elle devrait l’être. Elle est
citée partout, tout le temps, mais
pas traduite en anglais », relève
Annie Cohen-Solal. Bien que, sous
l’impulsion de son mari Pierre
Carlo, elle ait conduit des séminaires aux États-Unis, sa voix n’y est
pas vraiment relayée.
Avant, la sociologie de l’art était une
discipline marginale, aujourd’hui elle est
la colonne autour de laquelle s’est articulée
la sociologie de la culture (Alain Quemin)
percée du côté des économistes.
Avec L’Artiste, l’institution et le marché, publié chez Flammarion en
1992, elle finit de border le champ
en analysant l’articulation cruciale
entre le marché et l’institution.
« L’héritage de Raymonde, c’est sa
façon particulière d’envisager la
sociologie de l’art. Le sociologue ne
doit pas aborder l’œuvre de façon
révérencieuse, mais comme un
fait social, de façon objectivante,
poursuit Alain Quemin. Avant, la
sociologie de l’art était une discipline marginale, aujourd’hui elle
est la colonne autour de laquelle
s’est articulée la sociologie de la
culture. »
Une autorité sur la place
Bien qu’elle ait bâti son église à
l’écart des grandes cathédrales,
Raymonde Moulin garde un certain complexe face aux philosophes en général, et aux normaliens
en particulier. Elle n’en sera pas
moins vénérée par des générations
d’étudiants. « Elle m’a apporté
une façon à la fois passionnante
et dépassionnée de regarder les
choses, rappelle le critique d’art
Éric Troncy. J’arrivais en parlant du
monochrome, et elle me disait que
les peintures de Montmartre se vendent mieux lorsqu’il y a des biches
dans un sous-bois. Elle avait une
RAYMONDE MOULIN EN DATES
1924 Naissance à Moulins (Allier).
1957 Intègre le CNRS.
1967 Publication du Marché de la peinture en France aux Éditions de Minuit.
technologies chez Flammarion, nouvelle édition dans la collection « Champs arts ».
1973 Les Architectes chez Calmann-Lévy.
1992 L’Artiste, l’institution et le marché chez Flammarion.
1995 De la valeur de l’art chez Flammarion.
2009 Le Marché de l’art. Mondialisation et nouvelles
Ses travaux font toutefois toujours autorité, et ses concepts tels
« le marchand dynamique » ou le
« tourbillon perpétuel », formalisés
de manière presque prémonitoire,
sont plus que jamais d’actualité.
« Son cadre analytique n’essaye
pas d’établir de grandes vérités
historiques, mais nous donne plutôt des clés pour comprendre les
changements qui arrivent. De fait,
sa contribution n’a pas seulement
été de dire que le marché de l’art en
France a fonctionné de telle façon à
un moment donné, mais de nous
donner les outils grâce auxquels on
comprend les changements perpétuels de ce monde, indique Howard
Becker. Son œuvre est intemporelle,
à l’inverse des grandes théories
qui proclament la fin de l’art, ou
d’autres phrases définitives dont la
pertinence s’épuise très vite. »
Bien qu’elle ait ralenti ses activités, Raymonde Moulin n’a jamais perdu pied avec l’actualité.
Certes, ses derniers livres relèvent
davantage de l’essai que du travail empirique de recherche. « Je
suis quelqu’un de velléitaire ou
perfectionniste, déclare-t-elle. J’ai
des lenteurs, je suis spécialiste du
différé, mais moins que je ne le dis.
C’est une coquetterie. Il faut que je
sois aiguillonnée, autrement je ne
bouge pas. » Ses amis aimeraient
la voir « bouger » autour de ses
archives inexploitées, notamment
de longs entretiens avec Jean
Dubuffet. Pierre-Michel Menger
souhaiterait l’entraîner dans un
livre autour de l’art brut, tandis
que la maison Flammarion l’a sollicité pour un livre d’entretiens. Car,
comme le dit Annie Cohen-Solal,
« Raymonde est un oracle ».
Roxana Azimi
LE JOURNAL DES ARTS nº339 / Du 21 janvier au 3 février 2011
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