Amour, culture et sociologie

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LES LIVRES ET LES IDÉES
Talk of Love. How Culture Matters.
par Ann Swidler
Amour, culture
et sociologie
TATJANA GLOBOKAR*
La culture ne serait pas, comme nous le disent
les sociologues traditionnels, un cadre collectif
pesant sur les comportements des individus, mais
plutôt une « trousse d’outils » où chacun puiserait des éléments pour déterminer et légitimer sa
conduite. A partir du discours d’Américains
moyens sur l’amour, une analyse originale – mais
qui n’échappe pas à quelques contradictions.
« C'est un livre sur l'amour, sur les
Américains et sur la culture » : ainsi
commence ce livre d’Ann Swidler,
professeur de sociologie à l'Université
de Californie à Berkeley1. Il s’agit, à travers les points de vue de Californiens
blancs de classe moyenne sur ce que
représente à leurs yeux l'amour,
d’examiner dans quelle mesure un
individu est déterminé par sa culture.
T
out d’abord (première partie
de l’ouvrage), qu’est-ce qu’une
culture ? Selon la définition traditionnelle, c’est un ensemble de symboles,
ou de façons de vivre, ou encore de
connaissances, partagés. Sociologues
et anthropologues s’efforcent de
décrire chacun de ces ensembles, en
les distinguant les uns des autres, en
opposant une culture à une autre.
Selon Clifford Geertz, par exemple,
personnage central de l'anthropologie
culturelle dont notre auteur discute
les thèses tout au long de son livre,
le sens se construit à l'intérieur d'un
« contexte » culturel, d'une communauté d'interprétation2.
Pour Ann Swidler, au contraire, les
éléments culturels ne prennent sens
que par l’usage qui en est fait dans des
situations de vie concrètes. Selon elle,
distinguer les cultures entre elles est
secondaire : il faut plutôt étudier les
usages qu’en font les acteurs dans différentes circonstances.Il s’agit,dit-elle,
« moins d’un immense cours d’eau dans
lequel nous sommes tous plongés, mais
bien plutôt d’un sac à malices, ou d’une
trousse d’outils disparates contenant des
instruments de formes variées, d’un maniement plus ou moins aisé, et qui ne
marchent que rarement » (p. 24). La
culture devient alors le répertoire des
« habiletés » (skills) que l'on possède
et que l’on utilise selon différentes
logiques, usant de l’une ou de l’autre
* Chercheur au CNRS (Centre de recherche en gestion, Ecole polytechnique).
selon les contextes dans lesquels elles
prennent sens.
Cette approche est illustrée par une
vaste étude de terrain effectuée en
1980-1981 en interviewant 88 personnes, hommes et femmes de 20 à
60 ans, mariés ou divorcés. Ce que
l'auteur veut comprendre, c’est le
mode d’utilisation de la culture et la
façon dont sa mise en pratique débouche sur des actions individuelles
à l'intérieur de structures sociales
diverses.
UN USAGE INÉGAL
DE LA CULTURE
U
ne première approche, analytique, consiste à examiner de
près les discours des interviewés sur
leur relation à l’amour (c’est l’objet de
la deuxième partie), et surtout les
éléments culturels qu’ils contiennent.
D’où une première distinction entre
deux catégories : ceux qui « utilisent
beaucoup de culture », et parlent de
leur liaison ou de leur mariage à
travers des images, des théories psychologiques, des expériences personnelles, des anecdotes, etc. ; et ceux qui
s'expriment par des formules plus
simples. Un premier tri se fait donc à
partir de l’usage plus ou moins actif
des ressources culturelles, et de la
capacité d'intégrer celles-ci dans
l’expérience personnelle.
Cette analyse permet à l'auteur de
classer les « capacités culturelles » en
1
Ann Swidler,
Talk of Love, How
culture matters,
Chicago & Londres,
The University
of Chicago Press,
2001, 300 pages.
2
Clifford Geertz,
The Interpretation
of Cultures,
Basic Books,
New York, 1973.
Sociétal
N° 37
3e
trimestre
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quatre catégories : 1. Les capacités
de penser et de ressentir qui font
adopter à chacun sa propre ligne
de conduite ; 2. Les « habiletés », les
styles et les habitudes qui permettent à l'individu de « s’en tirer »
avantageusement dans diverses circonstances ; 3. La culture qui marque
l'appartenance à un groupe ; 4. Les
idées et les images qui constituent
la vision du monde.
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LES POSTULATS DE
L’« AMOUR BOURGEOIS »
Le deuxième grand volet de l’analyse
(troisième partie) porte sur la manière
dont les choix culturels individuels
s'insèrent dans la structure sociale,
faite de codes, de contextes et
d’institutions. La démarche est délicate, puisqu’il s’agit de retrouver les
thèmes traditionnels de l’analyse
culturelle (le rapport aux institutions,
à la culture « collective »), sans souscrire aux théories traditionnelles avec
lesquelles l’auteur entend rompre.
Que nous apporte,de ce point de vue,
l’analyse des discours sur l’amour ?
Ce qui paraît important à Ann
Swidler – et ce qui, selon elle, l’oppose
aux analyses de Bourdieu –, c’est la
confiance que l’on peut accorder
aux individus sur leurs capacités à
construire des stratégies
personnelles d'action, Les mythes culturels
Pour la classe moyenne
sans être déterminés
américaine, le mariage
par des structures so- ne sont pas des
est la finalité de l'amour.
ciales. On constate, en sources de tension
Le rapport entre l'instipassant, combien il est avec la vie réelle :
tution et la culture est
parfois difficile pour les
étudié à partir du mothéoriciens des sciences ils aident au contraire
dèle de l'« amour
sociales de sortir de les individus dans
bourgeois », où l’auteur
la réflexion que leur leurs comportements.
discerne quatre postupropre environnement
lats : « l'amour, c’est
– ici, nord-américain, là,
le coup de foudre »
français – les amène à développer…
(« at first sight ») ; « on n’a qu’un seul
vrai amour dans sa vie »; « l'amour
Ayant distingué deux catégories
triomphe de tout »; et « un véritable
d’individus selon l’usage plus ou
amour rend heureux pour la vie ».
moins intense qu’ils font de la culture,
Ann Swidler introduit un nouveau
Ann Swidler montre comment ces
clivage entre deux types de situations
postulats mythiques fournissent des
de vie : la vie stabilisée, « rangée »,
cadres aux conduites concrètes. Le
(settled life) et la vie non stabilisée
premier, l’amour coup de foudre,
(unsettled life). Dans cette dernière
conduit à poser le choix du mariage
situation, l'individu met en œuvre une
en termes de « oui ou non ». Le
quantité importante d'éléments cultudeuxième (un seul amour) établit la
rels. Dans la situation stabilisée, au
« justesse » du choix du conjoint
contraire, se produit une « routinisa(« J’ai choisi celui qui m’était destiné »).
tion » des significations culturelles.
Le troisième permet de développer
des comportements – souvent
C’est aussi l’occasion, pour l’auteur,
« proches de l’héroïsme » – pour
de distinguer trois dimensions, trois
surmonter les épreuves de la vie en
« niveaux d’intensité » de la culture :
couple. Le quatrième aide à élaborer
elle peut revêtir un caractère idéolodes stratégies pour faire durer
gique et conférer une sentiment
l’amour. Pour l’auteur, les mythes
d’identification, de confiance en soi ;
culturels ne pèsent donc pas sur les
elle peut consister en une tradition,
comportements individuels, ils ne
un ensemble de convictions et de
les déterminent pas, ils ne sont pas
pratiques culturelles articulées ; elle
sources de tension avec la vie réelle :
peut, enfin, être simplement un sens
ils offrent, au contraire, une matrice
commun, supposé partagé par tous
d’outils aidant les individus dans leurs
dans la vie de tous les jours.
choix et leurs comportements.
A ce stade est introduite une nouvelle
grille d'analyse, distinguant « trois
idéologies différentes, mais typiquement
américaines : l'individualisme utilitariste
(et sa théorie de contrat), le christianisme
fondamentaliste (et sa théorie d'obéissance à l'autorité divine), et l' “ éthique
thérapeutique ” (et sa théorie de l’expression authentique de soi-même) »
(p. 146). Ces trois idéologies se combinent avec les postulats du mythe
de l’ « amour bourgeois », permettant
d’élargir la gamme des outils d’aide et
de légitimation des comportements.
Le livre, on le voit, foisonne en cadres
d’analyse, mais aussi en questions qui
restent ouvertes. L’auteur évoque par
exemple le thème de la légitimité :
cela implique qu’il existe, dans toute
communauté, des cadres culturels
communs qui aident les acteurs dans
leurs choix en définissant ceux qui
apparaissent légitimes. N’est-on pas
ramené ainsi aux « contextes d'interprétation », vivement contestés dans
la première partie du livre ?
Autre question théorique importante, celle de la cohérence. On a vu
que, selon Ann Swidler, l’individu, dans
une situation concrète, utilise en les
combinant, en les « bricolant », des
éléments culturels divers. On est
alors confronté à deux types de
cohérence : si la première est individuelle (la recherche par l’individu de
continuités qui donnent sens à sa
vie), il en existe une autre, une cohérence « de groupe », impliquant que,
confrontés aux mêmes contextes, les
individus agissent selon une même
culture.
Il reste que, par son approche originale, par les discussions qu'elle mène
en virtuose avec plusieurs dizaines
de théoriciens (anthropologues, sociologues), notamment pour évaluer
les liens entre la « profondeur » de
la culture et son pouvoir, Ann
Swidler ouvre de nouvelles voies de
recherche. l
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