De l’injustice alimentaire à la fracture nutritionnelle Éric BIRLOUEZ - Agronome consultant et enseignant en Histoire et Sociologie de l’Alimentation En France, la notion de « pauvres » ainsi que le nombre de personnes considérées comme telles sont loin de faire consensus. Les définitions de la pauvreté sont en effet nombreuses. A côté de la pauvreté monétaire existe une « pauvreté en conditions de vie ». Cette expression est employée par l’INSEE pour désigner le fait d'être victime d'un certain nombre de privations : absence de travail, d’un logement décent, de relations sociales, d’accès aux vacances ou à la culture… C’est pourquoi, en fonction de la définition que l’on retient, la proportion de pauvres dans la population française peut varier du simple au double, voire plus. La pauvreté monétaire : des indicateurs variés et dont la signification est relative La pauvreté monétaire est souvent appréhendée au travers de l’indicateur « seuil de pauvreté » (voir encadré Repères ci-dessous). Mais ce concept est extrêmement relatif. En effet, la situation des pauvres en France, et plus particulièrement ses conséquences sur les plans alimentaire et sanitaire, n’est en rien comparable à celle des individus les plus déshérités de la Sierra Leone ou du Cambodge. Dans notre pays, l’organisation des services sociaux et la multiplicité des associations caritatives permettent d’apporter des réponses aux situations d’urgence alimentaire. Cependant, même s’ils sont mieux lotis que leurs homologues d’Afrique sub-saharienne ou d’Asie, nos concitoyens pauvres aspirent légitimement à travailler, à se soigner, à disposer d’un logement décent et à … manger comme les autres habitants du territoire français. REPÈRES 8 millions de pauvres en France Une des définitions du seuil de pauvreté fixe celui-ci à 60 % du revenu médian (« médian » signifie que la moitié des ménages du pays considéré dispose de ressources inférieures à ce niveau de revenu). En France, en 2007, le seuil de pauvreté s’établissait à 908 euros par mois pour une personne seule, 1362 euros pour un couple sans enfants et 1907 euros pour un couple avec deux enfants de moins de 14 ans. Cette année-là, selon l’INSEE, plus de 8 millions de nos concitoyens vivaient sous le seuil de pauvreté, soit 13,4 % de la population totale. Ces chiffres confirment le renversement de tendance amorcé en 2005 : la pauvreté est repartie à la hausse après avoir connu une baisse entre le début des années 1970 et le milieu des années 1990, puis une stabilisation. Et les experts estiment que le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté a très probablement continué à croître en 2008 et 2009. L’aide alimentaire de plus en plus sollicitée Les effectifs de personnes ayant recours à l’aide alimentaire ne sont pas connus avec précision. On évalue à environ 2 millions le nombre de nos concitoyens qui bénéficient de colis alimentaires gratuits, de l’accès à une épicerie sociale ou encore de la fourniture de repas ou de collations servis dans des centres d’accueil ou dans la rue. Sur la campagne d’hiver 2008-2009, les Restos du Cœur ont ainsi accueilli 800 000 personnes. Les Banques alimentaires en ont aidé près de 700 000 sur l’année 2008, en distribuant l’équivalent de 160 millions de repas. Mais ces chiffres, déjà très élevés, ne tiennent pas compte des individus qui, pour des raisons diverses (isolement géographique et/ou social, volonté de préserver un minimum de dignité) demeurent en dehors des dispositifs et structures d’aide alimentaire. Dans la période récente, la hausse du prix des denrées alimentaires (en 2007) puis la survenue (à l’automne 2008) de la crise financière et économique mondiale ont frappé de plein fouet les plus démunis. Depuis deux ans, les associations d’aide alimentaire ne cessent de lancer des cris d’alarme. Le nombre des personnes qu’elles doivent soutenir connaît en effet une progression rapide. En 2008, les Banques alimentaires ont dû aider 100 000 personnes de plus que l’année précédente. Lors de l’hiver 2009, le nombre de personnes accueillies par les Restos du Cœur s’est accru de 12,5 % par rapport à la campagne 2008. L’augmentation a même atteint 20 % dans une vingtaine de départements ruraux ou semi-ruraux ! Ces bénéficiaires de l’aide alimentaire constituent un public extrêmement diversifié qui ne se limite pas, loin s’en faut, aux seules personnes sans domicile fixe. On y trouve des mères de famille élevant seules leurs enfants, des ménages surendettés, des chômeurs, des gens du voyage, des « sans papiers », des réfugiés politiques et des demandeurs d’asile… Et aussi des retraités, des étudiants et des travailleurs pauvres. Ces derniers, souvent des salariés à temps partiel ou des travailleurs saisonniers, sont de plus en plus nombreux et représentent au moins 15 % des personnes accueillies dans les associations. Au total, dans 1 cas sur 3, l’aide alimentaire est aujourd’hui apportée à des personnes bien insérées dans la société mais qui disposent de revenus trop faibles pour se nourrir de façon adéquate, en quantité comme en qualité. Alimentation et état nutritionnel des personnes en situation de précarité Une étude de grande ampleur (étude ABENA) a été réalisée en 2004-2005 auprès de personnes ayant recours à l’aide alimentaire. La moitié d’entre elles déclarait « ne pas avoir assez à manger, souvent ou parfois ». Le complément de nourriture fourni par les structures sociales ou caritatives ne parvenait donc pas à assurer des apports alimentaires suffisants en quantité. Sur le plan qualitatif, la ration apparaissait fortement déséquilibrée, aggravant le risque de maladies cardio-vasculaires, de diabète, de cancers, d’obésité… (cf encadré ci-dessous). Si le surpoids et l’obésité touchent plus fortement les personnes démunies, il ne faut pas oublier que la maigreur pathologique se rencontre également au sein de ces populations défavorisées dont beaucoup de membres ne mangent pas tous les jours à leur faim (et pour qui le tabac joue parfois un rôle de « coupe-faim »). A ce tableau sanitaire sombre, il faut encore ajouter les problèmes de la sphère bucco-dentaire. L’insuffisance d’hygiène et de soins aboutit à des difficultés de mastication de certains aliments (crudités par exemple) ou à des sensations désagréables (douleurs en bouche occasionnées par les fruits acides), qui détournent les individus de ces aliments pourtant bénéfiques à la santé. L’étude ABENA a montré par ailleurs que les dépenses alimentaires des personnes enquêtées se situaient à un niveau très faible : en moyenne 2,60 euros par jour et par personne. Dans les ménages défavorisés, l’alimentation joue en effet le rôle d’une « variable d’ajustement » : le paiement des factures de loyer, gaz, électricité… passe avant toute autre dépense. Or, il y a quelques années, des chercheurs ont calculé que le budget alimentaire minimum qui permettrait de respecter l’ensemble des recommandations nutritionnelles des pouvoirs publics se situait aux alentours de 3,5 euros par jour. Aujourd’hui, les acteurs de terrain (diététiciennes, conseillères en économie sociale et familiale…) estiment que 5 euros par jour et par personne constituent le budget minimum pour avoir une alimentation équilibrée. Et cela à deux conditions : savoir choisir les « bons » aliments et faire la cuisine. Or ces exigences sont loin d’être toujours remplies. Ainsi, par exemple, l’absence de savoirfaire culinaire ou, tout simplement, le manque de place et d’équipements pour cuisiner contraint certaines personnes à se tourner vers les aliments « prêts à manger », souvent plus coûteux que le « fait maison ». ZOOM Une alimentation très déséquilibrée Les bénéficiaires de l’aide alimentaire interrogés lors de l’étude ABENA privilégient les féculents (pain, pâtes, pommes de terre, riz) : la moitié de l’échantillon consomme au moins trois fois par jour ces aliments rassasiants et bon marché. A contrario, un enquêté sur deux mange moins d’une fois par jour un aliment du groupe viande - poisson - œufs. Par ailleurs, moins d’1 sur 10 respecte la recommandation du PNNS (Plan National Nutrition Santé) de consommer quotidiennement trois produits laitiers. Surtout, 1,2 % seulement déclare mettre en pratique le conseil de manger « au moins 5 fruits et légumes par jour ». La situation est probablement encore plus inquiétante chez les personnes sans domicile fixe, population qui n’était pas incluse dans l’étude. Les résultats révèlent également une proportion de personnes obèses très élevée (36 % chez les femmes, soit trois fois plus que dans la population générale). L’anémie est présente chez un tiers des femmes de moins de 30 ans. Les teneurs en béta-carotène, folates (vitamine B9) et vitamine C sont souvent insuffisantes et des carences sévères existent parfois. Le scorbut, cette pathologie qui touchait autrefois les navigateurs dont l’alimentation était fortement déficitaire en vitamine C, a refait récemment sa réapparition au sein des populations défavorisées. L’aide Le coût d’une alimentation saine n’est pas la seule explication des déséquilibres nutritionnels observés Dans les populations les plus pauvres, la forte sous-consommation d’aliments reconnus « bons pour la santé » (fruits et légumes, produits laitiers, poisson…) est, pour partie, liée au coût de ces aliments, plus élevé que celui des féculents ou de certains produits transformés. Des recherches ont montré que les aliments les plus gras et les plus sucrés (aliments riches en calories mais pauvres en vitamines, minéraux et antioxydants) figuraient souvent parmi les moins chers (pizzas, friands, panés et autres chips « premier prix »). Mais le coût des aliments sains n’est pas la seule explication, ni même parfois la première, de l’alimentation insuffisante ou déséquilibrée des personnes en situation de précarité. Parmi celles-ci, beaucoup sont spontanément attirées par les aliments qui procurent la sensation de « ventre plein » (féculents), par les produits transformés et prêts à manger (plus simples et plus rapides à préparer, perçus comme plus modernes) ainsi que par les aliments gras et sucrés : ces derniers ont en effet une fonction de réconfort (apaisement de l’anxiété et du stress, compensation des frustrations et des manques affectifs). Mais l’alimentation déséquilibrée s’explique aussi par le poids des habitudes alimentaires et culinaires familiales et culturelles, par la méconnaissance du rôle des aliments dans l‘équilibre nutritionnel et la santé, par la faible sensibilité aux notions de prévention et de gestion de la santé. A ces freins peuvent s’ajouter l’absence de savoir-faire culinaire (ou, dans les familles migrantes, son inadaptation aux produits disponibles en France), la perte de repères (comme les horaires des repas), les difficultés d’organisation personnelle (par exemple pour prévoir les achats), le manque de temps et/ou de motivation pour cuisiner… Publié en janvier 2010, le « Baromètre Santé Nutrition 2008 » de l’INPES (Institut National de Prévention et d’Education pour la Santé) confirme le fait que les déséquilibres alimentaires observés dans les populations défavorisées ne sont pas déterminés exclusivement par les contraintes financières. Les chercheurs se sont, entre autres aspects, intéressés aux personnes en situation « d’insécurité alimentaire quantitative ». Cette expression désigne les enquêtés déclarant se sentir proches de la situation suivante : « Il vous arrive souvent ou parfois de ne pas manger à votre faim. » Or, les réponses formulées par ces personnes très démunies révèlent des comportements a priori paradoxaux dans un contexte où l’argent fait défaut. Ainsi, la consommation de boissons sucrées de type sodas est beaucoup plus fréquente chez les sujets en insécurité alimentaire quantitative que dans les autres groupes de population. De même, ces personnes qui déclarent ne pas manger toujours à leur faim fréquentent plus souvent les lieux de restauration rapide et consomment davantage de plats préparés. L’enquête montre par ailleurs qu’elles sont plus nombreuses à manger seules, à regarder la télévision en mangeant et à posséder moins de connaissances nutritionnelles (en revanche elles ont conscience, dans leur grande majorité, du fait que leur alimentation n’est pas équilibrée). Selon le « Baromètre Santé Nutrition », ces personnes en situation d’insécurité alimentaire quantitative représentaient en 2008, 2,5 % des adultes âgés de 25 à 75 ans. Aide alimentaire, insertion sociale et dignité… L'aide alimentaire totalement gratuite est une nécessité pour les personnes les plus pauvres et pour répondre aux situations d'urgence. Mais lorsqu’elle est matériellement possible, la contribution financière, même très modique, devrait être privilégiée. (cf encadré ci-dessous) HOISIR ET PAYER POUR CONSERVER SA DIGNITE La philosophie des « épiceries sociales et solidaires » repose sur la participation financière des bénéficiaires (ils payent en moyenne 20 % du prix usuel des produits qu’ils achètent) ainsi que sur la possibilité de choisir eux-mêmes leurs aliments, en libre-service, au sein d’une gamme variée de produits. L’association de ces deux principes permet de sauvegarder la dignité des personnes et les aide à surmonter « la honte d’être là ». Demander de l'aide est en effet une démarche difficile, qui peut être ressentie comme une profonde humiliation, tout particulièrement lorsque cette demande porte sur l’alimentation. Elle atteste en effet de l’incapacité de la personne à se nourrir elle-même et à nourrir les siens, c’est-à-dire à satisfaire un des besoins humains les plus fondamentaux. En France, il existe environ 400 épiceries sociales et solidaires gérées par les communes ou des associations. Au-delà de la simple fourniture de produits alimentaires, elles constituent des lieux d'accueil, d'écoute et d'échanges. Certaines structures accompagnent leur aide alimentaire d’activités dont l’objectif est de favoriser, chez les bénéficiaires, l’adoption d’une alimentation saine. Parmi ces activités, la mise en place d’ateliers culinaires suivis de repas partagés produit des résultats particulièrement intéressants. Ces ateliers permettent aux participants d’apprendre à utiliser les produits des colis alimentaires ou de l’épicerie sociale de façon simple (sans besoin d’équipements sophistiqués), rapide, saine et économique. Ils leur redonnent l’envie de cuisiner, ce désir ayant été souvent effacé par les difficultés de la vie quotidienne ou la solitude. Par ailleurs, cet apprentissage par la « pratique » des principes de l’alimentation saine a, auprès de personnes ayant peu fréquenté l’école ou ne maîtrisant pas la langue française, un impact bien supérieur à celui des messages diffusés lors des actions d’information nutritionnelle. Il permet en outre de démontrer concrètement que le « fait maison » est souvent bien moins coûteux que l’achat d’aliments prêts à manger. Ces ateliers culinaires ont également des effets positifs en termes d’insertion sociale (à condition qu’ils ne soient pas ponctuels mais s’inscrivent dans la durée). En favorisant l’établissement de nouveaux liens sociaux, ils contribuent à réduire le risque d’isolement et d’ennui, d’auto-dévalorisation et de dépression (troubles qui incitent aux grignotages compulsifs d’aliments gras et sucrés). Sur un autre plan, cuisiner ensemble favorise non seulement l'acquisition d’un savoir-faire mais aussi la transmission aux autres participants de ses propres compétences alimentaires et culinaires. Cet enrichissement mutuel renforce l’estime de soi : fierté d’avoir « réussi quelque chose », d’offrir aux autres membres de l’atelier un plat qu’ils apprécient... Il contribue à redonner aux personnes en situation de précarité un statut plus valorisant : celui du parent qui prend soin de la santé et du bienêtre de ses proches. Parfois, les enfants participent aux ateliers culinaires aux côtés de leurs parents ou grands-parents. Cette association se prolonge « naturellement » dans le cadre domestique. Or, préparer ensemble le repas est une activité qui renforce les liens familiaux et qui favorise la transmission entre les générations des savoirs et savoir-faire alimentaires et culinaires, mais aussi de l’histoire familiale et des « racines » culturelles, des valeurs, des règles éducatives… Enfin, les ateliers culinaires favorisent la redécouverte du plaisir alimentaire, lequel comprend à la fois le plaisir sensoriel des aliments et le plaisir social du repas partagé. Cet aspect est d’autant plus important que la notion de plaisir est trop souvent absente du quotidien des personnes en grande difficulté économique et sociale. Eric BIRLOUEZ - Agronome et sociologue, enseignant en Histoire et Sociologie de l’Alimentation