V I E E T V I E I L L I S S E M E N T / V O L . 8 N O . 1 / 2 0 1 0 Réflexion éthique sur les biotechnologies GILLES VOYER, M.D., LL.M., M.A. (PHILOSOPHIE), doyen associé, directeur du Bureau de développement de l’éthique, Faculté de médecine et des sciences de la santé, Université de Sherbrooke. Introduction Asclépios fut élevé par Chiron, le plus sage des centaures, qui lui enseigna les secrets de la médecine. Asclépios développa de façon prodigieuse ses compétences médicales allant jusqu’à ramener les morts à la vie. Cette atteinte à l’ordre des choses irrita Zeus qui foudroya l’audacieux. La mythologie grecque est un bon point de départ à toute réflexion éthique. L’histoire d’Asclépios rappelle que, pour les Grecs, le plus grand des vices est la démesure. Vouloir aller au-delà de la mesure, au-delà de ce qui est raisonnable, au-delà ce qui est humain, voilà un crime que les dieux ne peuvent tolérer. La démesure est ce qu’il y a de plus illégitime. Pour éviter le vice de la démesure, les humains sont invités à développer en eux la vertu de prudence. Selon Aristote, la prudence est la vertu intellectuelle propre à celui qui a la responsabilité de gouverner dans le souci du bien commun. Ce n’est ni un savant ni un sage; c’est quelqu’un qui prend des décisions, quelqu’un qui s’implique. En grec, le mot politicos désigne l’« administrateur de la maison ou de la cité ». La prudence est donc la vertu que doit acquérir le politicos. Car la vertu est quelque chose qui s’acquiert; elle se développe par l’expérience, mot auquel il faut donner un sens large pour y inclure l’expérience de l’humanité. L’équivalent moderne de la vertu de prudence est le principe de responsabilité. C’est la raison pour laquelle je vais poursuivre ma réflexion en utilisant les propositions de Hans Jonas. Le principe de responsabilité Le principe de responsabilité est l’œuvre la plus connue de Jonas (1995). Elle a pour fondement la réhabilitation du concept de « fin » : « La nature manifeste au moins une fin déterminée à savoir la vie elle-même » (Jonas, 1995, p. 107). Jonas récuse donc l’idée que la vie puisse être le fruit d’un jeu de forces extérieures plus ou moins lié au hasard. La vie est la manifestation la plus évoluée de l’être. En découle l’idée que la nature doit déjà abriter cette fin en elle (Jonas, 1995, p. 104), ce qui va à l’encontre de la tradition cartésienne de séparation entre matière et esprit, séparation méthodologiquement nécessaire au progrès de la science. La philosophie de la nature de Jonas propose donc un mode d’intelligibilité du monde différent du mode cartésien. Le mode cartésien est le mode d’intelligibilité propre à la science où les ensembles complexes sont compris comme des sommes d’éléments simples. Le réductionnisme scientifique transforme la construction théorique en un processus de fragmentation. Le réel, ainsi conceptualisé, devient technologiquement manipulable. De là, l’extraordinaire développement de la technologie moderne. On peut même dire que le mode d’intelligibilité cartésien a produit un renversement de l’ordre des choses : le réel, c’est ce qui est techniquement manipulable; s’il est manipulable, c’est qu’il a été simplifié; en conséquence, ce qui est complexe ne peut être que la somme de ce qui est simplifié. Et ce mode d’intelligibilité est aussi valable pour le monde du vivant. La technique moderne est, en quelque sorte, la métaphysique de la science moderne. C’est surtout ce dernier point que récuse Jonas. Le réductionnisme scientifique ne doit pas devenir « la » compréhension du monde et surtout du vivant. La vie ne saurait être réduite à un ensemble d’éléments simples et donc potentiellement manipulables par la technologie. De plus, pour Jonas, l’homme n’est pas un vivant comme les autres. Il est en quelque sorte plus « périssable » parce qu’il possède les moyens de s’autodétruire. De là son énoncé éthique majeur : « Agis de façon telle que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » (Jonas, 1995, p. 31). Évitons donc que nos actions mettent en péril l’avenir de la vie humaine. RÉFLEXION ÉTHIQUE SUR LES BIOTECHNOLOGIES 19 V I E E T V I E I L L I S S E M E N T Agir de façon responsable, c’est de toujours garder une certaine crainte face aux interventions techniques sur le vivant. Cette éthique dépasse l’éthique envers le prochain; elle est de l’ordre de la politique publique. Par ce chemin, on retrouve, en quelque sorte, la vertu de prudence qui, pour Aristote, était la vertu propre au politicos, celui qui a le souci du bien de la cité et, par extension, de l’humanité et de son avenir. Les biotechnologies / V O L . 8 N O . 1 / 2 0 1 0 couleur de la peau, etc. Même celles qui auraient pour but l’amélioration de la mémoire ou de l’apprentissage me semblent inquiétantes (Kiuru et Crystal, 2008). Qu’en est-il de la question du prolongement de la durée de la vie humaine au-delà de ses limites actuelles? Imaginons que la durée de la vie humaine soit génétiquement déterminée et que les incapacités graves soient éliminées. Cela pourrait accroître notre longévité. Quelles en seraient les conséquences? Vivre plus longtemps avec une accumulation d’incapacités! En effet, les incapacités augmentent avec le grand âge et elles sont dues à une myriade de causes, qu’aucune myriade de modifications génétiques ne pourrait faire disparaître. Je ne vois donc aucun avantage à la manœuvre. Tout au contraire, elle m’apparaît totalement mal venue. Qu’en est-il des manipulations génétiques? Le texte de Baltes pose au fond la question suivante : est-il prudent de permettre à l’homme de modifier sa propre architecture biogénétique? Le principe de la responsabilité invite à ne pas laisser libre cours à tout ce qui est technologiquement faisable si la chose risque de rendre la vie humaine plus « périssable ». Il me semble que Pourquoi alors chercher à prolonger De toute façon, la biologie ne rend les manipulations génétiques sont la vie au-delà de ses limites compte que de 25 % des facteurs de cet ordre, car l’extraordinaire actuelles au moyen de qui affectent la longévité, 75 % complexité de l’infiniment petit manipulations génétiques? Le seul de ces facteurs relevant de la qui nous constitue nous rend désir de ceux qui ne sont pas prêts dimension socio-économique, extraordinairement vulnérables. à lâcher prise ne m’apparaît pas un c’est-à-dire de la pauvreté relative, Et croire que, lorsque nous aurons motif suffisant, ni le désir de ceux du niveau de scolarité, de la entièrement déchiffré les milliards qui ont peur de l’inconnu. satisfaction au travail, etc. Plus est de gènes qui constituent notre grand l’écart entre les riches et les architecture biogénétique, nous pauvres, plus la perte de longévité des pauvres est grande. pourrons sans risques les manipuler repose sur le préjugé Ceux qui ont complété douze années de scolarité vivront cartésien déjà mentionné : une chose complexe est la près de sept années de plus que les moins scolarisés. somme de ces éléments simples. Et le jour où nous Ceux qui s’épuisent dans des emplois ingrats et dépourvus pourrons techniquement manipuler ces gènes, nous de sécurité vivent moins longtemps (Hadler, 2004). serons confortés dans notre réductionnisme Toute cette complexité socioéconomique s’ajoute à la épistémologique et la prudence nous quittera. complexité de la biologie. Cela devrait nous inciter à questionner encore plus le préjugé cartésien de Mais cette sage crainte devrait-elle nous amener à simplification. Mais celui-ci a la vie dure, car il est proscrire « complètement » toute modification génétique? nécessaire au développement des technologies et aux Peut-être pas. Théoriquement du moins. Il pourrait se empires financiers qui en découlent. présenter des situations où le but soit louable. S’il advenait que l’on soit certain qu’une manipulation puisse faire disparaître une maladie grave, alors peut-être que cela serait acceptable. A contrario, des modifications qui auraient pour but l’amélioration de la performance et de l’apparence m’apparaissent blâmables parce qu’inutilement risquées. La prudence devrait nous inciter à nous abstenir de celles-ci. Sont de cet ordre, les manipulations qui viseraient à accroître la force musculaire, le poids, la taille, la croissance des poils, la 20 RÉFLEXION ÉTHIQUE SUR LES BIOTECHNOLOGIES Philosophie de l’homme Plaçons maintenant la question au plan de la philosophie de l’homme et du sens de la vie. Pourquoi voudrions-nous vivre plus longtemps? Pourquoi voudrions-nous repousser la survenue de notre mort au-delà des limites actuelles? Il me semble que cette question en pose une encore plus profonde. Au-delà de son substrat organique, qu’est-ce qu’une vie humaine? V I E E T V I E I L L I S S E À la différence d’une vie animale, la vie humaine est un processus d’épanouissement, processus qui voit naître progressivement notre identité profonde. Nous ne sommes pas nous-mêmes en naissant, nous le devenons, ou plus précisément, nous y advenons. Advenir à soimême, tel est, en quelque sorte, le but de nos vies. Schématiquement, ce but, toujours imparfaitement atteint, se déploie dans trois dimensions. La première dimension est celle du projet. Elle contient les idées de volonté, de but, de direction, de mouvement, d’esprit, d’un « aller vers ». Elle évoque la construction de sa vie, son déploiement, son épanouissement. La deuxième dimension est celle du partage. Elle contient les idées d’échange, de communication, de contact, de mise en commun, de participation, d’« être ensemble ». Elle évoque la relation avec autrui, avec la communauté, avec l’humanité. La troisième dimension est celle de l’identité. Elle contient les idées d’« être soi-même », d’être encore ce que l’on était, de pouvoir l’être encore dans l’avenir, d’être encore reconnaissable en tant que soi. Elle évoque l’unité de la personnalité, sa perpétuation, son expression. La question du prolongement de la vie devient alors celle-ci : vivre plus longtemps permettrait-il d’advenir davantage à soi-même? Vivre plus longtemps permettrait-il un meilleur déploiement des dimensions de projet, de partage et d’identité? Je soutiens que rien ne permet vraiment de l’affirmer. En fait, tout tend à plutôt l’infirmer, le très grand âge étant toujours très lié à beaucoup de limitations dans notre capacité de déploiement. Certains pourront soutenir que cette idée de déploiement est propre à l’Occident. Je crois au M E N T / V O L . 8 N O . 1 / 2 0 1 0 contraire qu’elle est très fortement universalisée, bien que la réalité en limite souvent la possibilité. Conclusion Pourquoi alors chercher à prolonger la vie au-delà de ses limites actuelles au moyen de manipulations génétiques? Le seul désir de ceux qui ne sont pas prêts à lâcher prise ne m’apparaît pas un motif suffisant, ni le désir de ceux qui ont peur de l’inconnu. Surtout si l’on considère que la poursuite de cet objectif justifierait la mobilisation de ressources considérables au profit de la technologie (et donc des empires financiers qui la supportent). Cette quête justifierait alors de négliger les efforts pour améliorer les conditions socioéconomiques. Réduire la pauvreté, accroître l’éducation, améliorer les conditions de travail sont des buts autrement plus importants. Ils relèvent d’un souci de lever les obstacles au déploiement, l’idée de déploiement étant à mon sens beaucoup plus humaine que l’idéologie de l’amélioration de la performance. « Le mieux est l’ennemi du bien », dit-on. En terminant, reprenons le mythe grec raconté par Baltes (ce numéro) : la déesse Eos obtint l’immortalité pour son amant Tithonos, mais celui-ci vieillit et perdit son aspect humain. Les Asclépios qui voudraient nous améliorer devraient se méfier de la colère de Zeus! RÉFÉRENCES Hadler, M. M. (2004). The last well person: How to stay well despite the health-care system. McGill-Queen’s University Press. Jonas, H. (1995). Le principe responsabilité. Paris : Les Éditions du Cerf. Kiuru, M. et Crystal, R. G. (2008). Progress and prospects: Gene therapy for performance and appearance enhancement. Gene Therapy, 15, 329-337. LA PETITE BOÎTE DES GRANDS NOMS Consultation et conception graphique www.spinprod.com RÉFLEXION ÉTHIQUE SUR LES BIOTECHNOLOGIES 21